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Classiques Garnier

Jean-Yves Pouilloux, une vérité singulière

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2019 – 2, n° 70
    . Hommage à Jean-Yves Pouilloux et à André Tournon
  • Auteur : Terrasse (Jean-Marc)
  • Résumé : L’empreinte et la parole de Jean-Yves Pouilloux sont ici mises en évidence par un ancien Président de la SIAM, et natif d’Orthez, où le grand spécialiste de Montaigne anima pendant des années maintes manifestations littéraires et conviviales.
  • Pages : 31 à 36
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406101536
  • ISBN : 978-2-406-10153-6
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10153-6.p.0031
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 24/02/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Jean-Yves Pouilloux, Montaigne, conversation, amitié, passeur
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Jean-Yves Pouilloux,
une vérité singulière

Dans Adieu Montaigne (Fayard, 2015), Jean-Michel Delacomptée, se demande pourquoi notre époque, qui déserte les livres, se prend de passion pour Montaigne, que du reste, ajoute-t-il, on nenseigne plus en classe. Il donne 180 pages de très bonnes raisons qui sont une brillante analyse des Essais.

Par modestie il oublie les responsables de cet engouement contemporain : les passeurs. Jean-Yves Pouilloux était lun de ceux-là, convaincu, convaincant, passionné, habité. Pour les gens dOrthez sa petite ville du Béarn, il était Montaigne en personne.

Il sy était installé – plus précisément à Biron, un faubourg dOrthez, quand il a quitté Paris et Paris 7 pour enseigner à Pau. Il se destinait aux longues randonnées dans les Pyrénées. Une hanche cabossée ne la pas permis et il ne sen est jamais consolé. Cette hanche !

Les Orthéziens – dont je suis – ont eu la chance de pouvoir assister aux 52 cafés philosophiques quil a animés. Les premiers ont eu lieu à « la Cuisine à musée », un restaurant religieusement installé entre lÉglise gothique et le Musée du Protestantisme béarnais. Ensuite, la brasserie « OGarage » la accueilli. Comme son nom le suggère, cest un ancien garage de style Citroën années 50 transformé en club de sport. On peut y grignoter une assiette mixte fromage charcuterie de produits locaux, en buvant un verre de Jurançon. Aller de lun à lautre, du café-musée-temple-église au club-de-sport-brasserie-garage, cétait suivre ce cheminement qui montre que Montaigne est bien descendu dans la rue comme le dit Jean-Michel Delacomptée, ce qui plaisait à Jean-Yves même sil en mesurait les risques de malentendus.

Dans ces 52 rendez-vous, Jean-Yves a traité toutes sortes de thèmes, fait référence à toutes sortes décrivains et de philosophes ; chaque fois il concluait avec Montaigne. Le public, conquis, fidèle, souriait en 32connivence. Quelques-uns des derniers thèmes où il avait promené son érudition paisible : choisir (22 mai 17), le regret (23 octobre 17), lattente (18 décembre 17), lautre (29 janvier 18), vers la lumière une présentation du film homonyme de Naomi Kawase (1er février 18), la passion les passions (9 avril 18), croire (14 mai 18). Autant doccasions de traiter de cette « vérité singulière » pour reprendre le titre de son livre sur Montaigne, à savoir que « cest lincertitude quon retrouve au bout du chemin de pensée ».

Il sétait ensuite interrompu pour affronter lopération de la hanche (la seconde) dont les séquelles causeront son décès. À lautomne, plus ou moins bien remis, il était venu à mon invitation, à quelques encablures, au Château dOrion, parler de Montaigne sous lintitulé un penseur pour aujourdhui. Je me souviens de ce commentaire : « Montaigne présente une limite radicale qui interdit toute possibilité de pensée positive, y compris une pensée positive de soi. Elle exclut lhomme de lêtre par son inscription dans le temps ».

Il rappela ce passage célèbre de Montaigne : « je ne peints pas lestre, je peints le passage : non un passage daage en autre, ou comme dict le peuple, de sept ans en sept ans mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à lheure. ». À Dieu seul est réservée la permanence de lêtre, à lhomme est imparti le passage : seul est véritablement ce qui est éternel ; lhomme qui change sans cesse, na pas dêtre, mais des formes successives, diverses et discontinues.

Cette autocitation lui avait donné le thème de son dernier café philo lhumiliation, le 17 septembre, deux mois avant sa mort. Cette humiliation dêtre homme que Dieu nous inflige.

23/08/18

Cher Jean-Marc,

un grand merci pour cette fin de journée chaleureuse avec un public plus

nombreux que je ne mattendais, grâce à tes soins, à très vite (comme

dit un de nos amis),

J-Y

Le dernier mail quil ma adressé date du 1er octobre, à la suite dun texte de Yaël Pachet (fille de Pierre) que je lui avais fait suivre.

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1/10/18

Cher Jean-Marc,

un grand merci pour ce beau texte de Yaël, oui jadmirais et aimais 

Pierre, nous avons fait un long chemin ensemble, cest moi qui lavais 

fait venir dOrléans à Paris 7, pour nous aider dans notre désir de 

vivifier lenseignement. Il a tenu pendant des années un admirable 

« séminaire » avec Patrick Hochart, lieu un peu magique dintelligence et 

de liberté dont on peut retrouver des traces denregistrement.

La prothèse nest pas lopération la plus agréable qui soit.

Je vous souhaite un bel automne,

Jean-Yves

À Orion, lannée précédente, il était venu parler de son ami Georges Perec. Quelques années auparavant, je lui avais demandé un texte sur Perec pour Umberto Eco qui souhaitait quon parle de cet auteur au Louvre, dont il était linvité. Le texte commençait, bien-sûr, par un « je me souviens ». Aujourdhui, je me souviens que Jean-Yves avait su tout dire sur Perec sans rien dévoiler. Sur cette disparition du « e » qui disait la disparition dun « eux » familial. Je me souviens de quelques-unes de nos rencontres au cours des années. Square Gaston Baty à Montparnasse, il y a si longtemps, à deux pas de chez lui. Assis chez « Tarte Julie » nous discourions des demoiselles qui passent, la passante baudelairienne quil récitait, la rue assourdissante autour de lui et de la chanson de Brassens quil sifflotait un peu faux mais ces passantes-là étaient au pluriel ! Évidemment ! Il aimait regarder les femmes qui passent de cet œil, amoureux et innocent à la fois, comme une chanson douloureuse, traversée despoirs impossibles. Je me souviens de sa douleur à la mort de Marie Depussé, le 15 août 2017. Il avait photocopié un article sur elle et le distribuait pour se protéger den dire quelque chose. Ce jour-là, nous sommes allés à OGarage et il a raconté toute cette histoire de lantipsychiatrie, la Clinique de la Borde où il allait la rejoindre, son amour, Jean Oury le gourou et comme il avait pleuré, il y a dix ans quand elle avait publié son livre « les morts ne savent rien » sur sa famille. Et comme il pleurait en sen souvenant. Elle disait : « nous aimions passer nos jours avec les fous ». Je me suis souvenu des réunions de la SIAM à la bibliothèque de lArsenal et de lair navré quil avait en sortant, face à la sculpture dIpousteguy en hommage à Rimbaud, « lhomme aux semelles de plomb » avait-il ironisé, « cest bien une idée de Mitterrand ».

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Je me souviens du pâté en croûte proverbial de chez Manoux à Orthez quil dévorait debout sur le trottoir. Je me souviens de sa blague maintes fois répétée quand quelquun lappelait « maître » : sil vous plait, mettons un terme au maître ! Je me suis souvenu quil avait invité Colombe Schneck au salon du livre dOrthez et quau lieu de linterviewer, devant le public interloqué, il lui avait parlé de son oncle Pierre Pachet. Je me souviens de conversations littéraires qui parlaient toujours dautre chose que de littérature ; sur Nicolas Bouvier – il avait écrit un texte dans la revue Roman 20-50 qui lui était consacrée, puis repris ce texte dans son dernier livre Lart et la formule (Gallimard). Ce qui lamusait cest que la revue était sortie après le livre qui la corrigeait et quelle était devenue obsolète pour son texte. Il aimait que chez Bouvier la trivialité rende lérudition plus facile à supporter. Je me souviens de la gêne désabusée quil éprouvait en comprenant les malentendus que ses courtoisies à lancienne provoquaient : mais non, mesdames, ce ne sont que des gentillesses.

De nos conversations à bâtons rompus, ici et là, à Intermarché, caddy à la main – la tribu est arrivée, il faut bien nourrir tous ces jeunes gens affamés – il me reste des images : Rilke devant le rayon bio, Platon avec les spaghettis, Alexandre Hollan, peintre hongrois né en 1933 quil aimait et dont il vient dy avoir une rétrospective au Musée de Lodève quil aurait appréciée.

Jai fait un tour dans sa bibliothèque comme me lont permis ses garçons et la fille de Betty. Platon et Rilke, bien-sûr. Et le désordre structurel dune bibliothèque consumée, organisme vivant où ne sy retrouvait que son maître, où les visiteurs se sentent accablés. Aby Warburg a théorisé tout cela, et Paulhan et Queneau, il en parlait. Je reprends ce que jai noté sur place ce jour-là. Mon carnet :

Il faudrait quun étudiant fasse son diplôme sur Jean-Yves, quelle chance ce serait pour lui : photos, notes, livres annotés, feuilles, journaux intimes, agendas… une plongée dans une vie de papier. Ici un livre ne se lit pas mais se consulte. Ce fatras rend son bâtisseur encore plus mort. Ce mot, fatras, renvoie à Jacques Prévert que J-Y naimait pas. Les rayons trop hauts dont on ne consulte plus les livres parce quon est vieux ou quon na plus le courage ou lénergie de grimper sur lescabeau bancal, les livres à portée de main, ceux quon na pas encore rangés et qui sentassent horizontalement sur le bureau, par terre, les derniers arrivés, achetés, reçus ou les derniers sortis, celui quon ne retrouve plus à sa place officielle parce que ça fait trois fois 35quon le cherche, quon a fini par le trouver et quon la reperdu en le posant nimporte où, interrompu juste au moment de le consulter. Ici. À droite du bureau, sous la main, usée jusquà la poussière, les œuvres complètes de Platon dans la version bilingue des Belles Lettres, cest la dixième édition, elle est de 1967, est-ce un cadeau de son père au jeune normalien ? Je prends le Phédon traduit par Léon Robin. Page 38 : « Lorsque sont ensemble âme et corps, à ce dernier la nature assigne servitude et obéissance ; à la première commandement et maîtrise. Sous ce nouveau rapport des deux, quel est, à ton sens, celui qui ressemble à ce qui est divin, et celui qui ressemble à ce qui est mortel ? » Jean-Yves a souligné maîtrise ainsi que le mot grec écrit en face. Il note : causes ? Avec ce point dinterrogation qui questionne la traduction.

Éclectisme écrasant de ses centres dintérêt, du récent Album Breton en Pléiade, édité par Robert Kopp, jusquaux collections reliées de lIllustration, en passant par des piles de poésie ; LIntégrale des Haïkus de Basho (Points bilingues) ; des ouvrages nombreux sur le Bouddhisme, comme Lumières bouddhiques de Marco Pallis (Fayard) et un autre, Les voix de léveil, compilation de textes réalisée par lui-même et Marie-Françoise Marein (LHarmattan) qui montre son appétence réelle pour le sujet. Dans certains livres, toutes les pages ont des signets, lun marque un texte sur Pierre Pachet dont Jean-Yves se sentait si proche. Un recueil de Claude Mouchard (2007, éd. Laurence Tepper) intitulé Qui si je criais … ? début dun vers de Rilke ainsi continué : « … mentendrait donc dans les ordres des anges ? » (Élégie 1, 1912). Les traductions de Rilke, un de nos sujets de conversations à lIntermarché entre deux rayons. Wer, wenn ich schriee, hörte mich denn aus der Engel Ordnungen ? Le livre de Mouchard est une succession de commentaires poétiques sur « des œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXème siècle ». Il est annoté à chaque page. Posé sur le siège, il y a le sac de livres que Jean-Yves avait avec lui à Cambo-les-Bains, les dernières semaines avant dêtre transporté durgence à Paris. Julian Barnes, Jérôme Ferrari, Kamel Daoud, J. M. Coetzee – il disait toujours John Maxwell Coetzee. Jean-Yves a souligné une phrase citée par Julian Barnes en exergue de La seule histoire : « Roman : une petite histoire, généralement damour » Samuel Johnson (1755). Dans le sac il y a aussi le grand livre dAllan Bloom traduit par Pierre Manent et réédité aux Belles lettres, lAmour et lAmitié (Love and Friendship) ; il en parlait depuis longtemps, il lavait lu en anglais, pendant ses séjours universitaires aux États-Unis, ce plaidoyer pour un retour aux relations 36entre les individus, telles que les grandes œuvres antiques et classiques nous en ont donné le modèle.

Enfouis sous cette masse de mots, les albums vinyl de Bob Dylan, coffret dune génération curieusement nobélisée.

Il y a aussi Matière première de Raphaël Enthoven (1975-) qui considère Jean-Yves comme son maître : il était venu pour lui au Salon du livre dOrthez. Il y raconte quil a fait écouter à Lucien Jerphagnon (1921-2011) un enregistrement de Vladimir Jankélévitch (1903-1985). Maîtres et disciples, toute une chaine dont Jean-Yves (1941-2018) est un maillon. Un signet indique ce passage.

Son dernier livre, lArt et la formule, publié en 2016 dans la collection lInfini chez Gallimard et prix de la Critique 2017 de lAcadémie française, est un recueil de textes sur divers artistes ou auteurs quil a aimés et commentés. Il y cite Proust pour en définir lobjectif : « Ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain na pas, dans le sens courant à linventer puisquil existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche dun écrivain sont ceux dun traducteur ».

Écrivain, Jean-Yves Pouilloux ne sétait pas beaucoup accordé de lêtre, ne sarrachant que rarement de ses références et de son savoir, trouvant son propre talent insuffisant. Pourtant, le dernier texte de ce dernier livre, intitulé sans titre, dialogue avec un frêne dont la douceur timide devant la montagne bleutée larrête, donne le regret quil ne se soit pas permis plus de littérature. « Dans la clarté opalescente de la nuit dété, un arbre inscrit en moi palpite faiblement, à peine perceptible, et je sens que cest lui quil me faudrait entendre, trace déposée dans le cheminement du jour, qui est la vérité de mon regard et que je ne connais pas ».

Merci ami pour ces mots.

Jean-Marc Terrasse