Situer Montaigne en psychanalyse
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2017 – 2, n° 66. varia - Author: Hutinet (Laurent)
- Pages: 145 to 164
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Situer Montaigne
en psychanalyse
L’abord psychanalytique de l’œuvre de Montaigne fait depuis des décennies partie de la critique qui l’explore. Plusieurs travaux – dont ceux de Mmes Charpentier, Garavini et Mathieu-Castellani1 –, ont exploré le travail de Montaigne en faisant appel à une approche psychanalytique, et le numéro des Montaignes Studies daté d’octobre 1997 y est consacré. Il semblait néanmoins nécessaire de clarifier la question, puisqu’aucun psychanalyste ne s’est penché de façon approfondie sur les Essais, bien qu’ils constituent une étape essentielle de l’histoire de la subjectivité moderne. Et alors que les démarches de ce type étaient essentiellement partielles, il apparaissait aussi utile de proposer un regard d’ensemble sur cette œuvre, y compris pour se tourner vers les psychanalystes, qui la connaissent le plus souvent très mal2.
Le premier obstacle à lever était celui d’un possible anachronisme de la démarche. La question ne pose pas de problème particulier dès lors que le parti-pris consiste à examiner la teneur du travail de Montaigne à partir de ses propres termes et de la compréhension très poussée qu’il en possède pour en tirer un certain nombre d’hypothèses. Par ailleurs, si Montaigne n’a pas d’inconscient au sens de Freud – car le concept d’inconscient freudien suppose l’efficace du discours de 146la science moderne3 –, il n’en reste pas moins qu’il est possible de situer son travail à l’aune du savoir que la psychanalyse propose et qui, sous son versant lacanien, se fonde sur la relation d’un sujet à sa parole ou à sa lettre. Plus encore, les analystes ont depuis longtemps reconnu aux artistes un primat absolu dans le savoir-faire avec la bizarrerie : le travail exceptionnel de Montaigne en la matière peut donc les instruire.
Affronter le symptôme
L’approche d’une œuvre peut être envisagée par la psychanalyse à l’aune du fantasme – point de vue de Freud –, ou à celle du symptôme, axe privilégié par Lacan. Or, si l’on doit à la suite de Fausta Garavini prendre au sérieux l’assertion de Montaigne selon laquelle il ne parle que de lui dans les Essais, quand bien même il semble parler d’autre chose – ce qui ressort de la logique du (ou des) fantasme(s)4 –, l’approche privilégiée dans le mémoire « Montaigne en psychanalyse » est surtout symptomatique, pour deux raisons. Tout d’abord, Montaigne connaît des souffrances morales, point établi en particulier par Françoise Charpentier5 et M. A. Screech6. À l’orée de son travail d’écriture, l’auteur se plaint d’une pensée qu’il maîtrise mal, et qui l’envahit, et de sombres troubles de l’humeur. Ce climat se trahit par l’ambiance morbide qui plane dans le livre I et par le fait que plusieurs chapitres sont consacrés à la mort dès la première édition. Mais le point à relever est que Montaigne réfère explicitement son idée d’écrire à son malaise :
C’est une humeur melancolique, et une humeur par consequent tres ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle il y a quelques années que je m’estoy jetté, qui m’a mis premierement en teste cette resverie de me mesler d’escrire. Et puis, me trouvant entierement 147despourveu et vuide de toute autre matiere, je me suis presenté moy-mesmes à moy, pour argument et pour subject. (II, 8, 385)7
Or, si l’ambition thérapeutique d’une écriture de soi semble aujourd’hui banale, M. laisse entendre ici qu’il est entré dans une écriture personnelle et singulière en raison d’une souffrance, et cette immense originalité n’a peut-être pas été assez soulignée. De plus, les appels à la santé sont très récurrents dans l’écriture des Essais, et la culture de l’auteur ne laisse aucun doute sur le fait que ces appels concernent à la fois la santé physique et morale8.
Ensuite, les Essais font eux-mêmes symptôme pour leurs lecteurs. Ce texte pose fondamentalement problème : il n’est possible de le classer dans aucun genre et il oppose à la critique une résistance durable qui témoigne de leur tenace valeur d’énigme.
Pour entrevoir ce qui se joue à cet égard dans les Essais, il faut en déplier le texte en un certain nombre de moments, ce qui n’est pas simple. Lacan pointe en effet que le texte d’un délire – l’assimilation des Essais à un délire n’aurait pas forcément déplu à Montaigne – ne peut être abordé qu’en gardant à l’esprit que « c’est toujours la même force structurante […] qui est à l’œuvre dans le délire, qu’on le considère dans une de ses parties ou dans sa totalité9. » Ceci étant, pour pouvoir exposer les ressorts de la force subjective à l’œuvre dans les Essais, les trois registres imaginaire, symbolique et réel dégagés par l’œuvre de Lacan à la suite de celle de Freud se révèlent mobilisables.
Ces trois registres propres à la relation du sujet au langage font l’objet d’une réélaboration constante au fil de l’œuvre de Lacan. À grands traits, l’imaginaire peut être décrit comme ce qui fait corps ou monde dans le discours, et qui peut faire l’objet d’une description ; cette dimension est aussi active chez de très nombreux animaux. Le registre symbolique est quant à lui fondamentalement lié à la loi et à l’interdit, dans leurs liens avec le désir : il peut ainsi être considéré comme l’aspect proprement 148humain du langage, pris sous l’angle de la parole. Le réel, enfin, est ce qui n’entre pas dans les catégories précédentes et contre lequel le sujet bute. Il est en ce sens l’impossible à dire que tente de cerner tout acte de discours, comme c’est le cas notamment dans le cadre de la cure analytique. Ces trois registres se révèlent mobilisables pour aborder l’œuvre de Montaigne, comme on le verra ci-dessous.
En parallèle, parce que toute autoanalyse suppose un lieu d’adresse incarnant le lieu de la vérité, il faut savoir à qui écrit Montaigne pour mettre en acte son désir inexpugnable de dire/écrire la vérité – pilier indispensable, selon Freud, à la conduite d’une analyse. Car son transfert est constant. Montaigne s’efforce sans cesse d’accéder à la vérité sur soi en renouvelant les conditions de la mise en œuvre de l’impératif delphique : alors que la tradition antique et chrétienne de l’examen de soi suppose la présence d’un maître ou d’un confesseur, Montaigne est apparemment seul.
Autre point d’importance : cette recherche est conduite en raison10, en se défaisant si nécessaire de la décence ordinaire – nécessité que Freud souligne également lorsqu’il s’agit de mener sa propre psychanalyse.
Enfin, un point crucial de la méthode de Montaigne consiste en ce que cette vérité est située : elle est celle produite au sein du dispositif architectural conçu par lui à cet effet – la tour – et porte de façon centrale sur la vie privée définie de la façon la plus rigoureuse : point que relèvent entre autres Masud Khan et Jean-Louis Chrétien11. La série d’oppositions binaires soulignée par Jean Starobinski12 (le mien/l’étranger, être/paraître, ici/ailleurs, intérieur/extérieur, etc.) gravite autour du couple public/privé et structure l’ambition de produire une vérité sur soi en ôtant en ce lieu précis les masques propres au théâtre de la vie sociale.
149L’impossible consolidation imaginaire
Après quelques années, Montaigne a centré son écriture sur lui-même. Or, il est impossible de se lancer dans un tel projet sans s’appuyer sur un savoir préalable. Pour mener à bien l’enquête sur l’objet qu’il va peu à peu formuler13, il est bien connu que Montaigne se réfère d’abord à la philosophie dogmatique, en particulier stoïcienne. Le lieu d’adresse de la vérité est alors le maître philosophique antique – en l’occasion Sénèque, que Montaigne goûte beaucoup. Cependant, Sénèque n’aurait jamais imaginé que la connaissance de soi puisse emprunter la logique de la peinture affirmée notamment dans l’adresse Au lecteur et dans l’extrait suivant :
Je vis un jour, à Barleduc, qu’on presentoit au Roy François second, pour la recommandation de la memoire de René, Roy de Sicile, un pourtraict qu’il avoit luy-mesmes fait de soy. Pourquoy n’est-il loisible de mesme à un chacun de se peindre de la plume, comme il se peignoit d’un creon ? (II, 17, 653)
Or Montaigne rencontre une difficulté fondamentale dans ce projet, ce dont il tire lui-même la conclusion après quelques années d’écriture :
Considérant la conduite de la besongne d’un peintre que j’ay, il m’a pris envie de l’ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance ; et, le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, n’ayant grace qu’en la varieté et estrangeté. Que sont-ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n’ayants ordre, suite ny proportion que fortuite ? […] Je vay bien jusques à ce second point avec mon peintre, mais je demeure court en l’autre et meilleure partie : car ma suffisance ne va pas si avant que d’oser entreprendre un tableau riche, poly et formé selon l’art. (I, 28, 183)
Ainsi, bien qu’il possède plusieurs tableaux qui le figurent et qu’il parvienne à décrire un certain nombre de ses traits, Montaigne s’affirme 150fondamentalement incapable de dresser par l’écrit un autoportrait cohérent. Cet échec doit être pris au sérieux : en effet, selon Lacan14, l’image qui permet l’unification du corps propre est construite et unifiée à partir de celle du semblable – notamment à partir de l’image perçue au miroir et nommée par l’Autre porteur de la parole (l’adulte). L’origine et la nature du moi sont ainsi imaginaires. Ce point nous arrête d’autant plus que le livre I est construit autour du livre absent du Discours de la servitude volontaire, auquel ont finalement été substitués les sonnets de La Boétie : il tourne ainsi autour de l’ami perdu. Le fait que le texte ci-dessus soit précisément situé dans le chapitre « De l’amitié » doit être relevé, car plusieurs textes y établissent une équivalence stricte entre lui et moi. Cette équivalence est à l’œuvre dans la sentence fameuse « Par ce que c’estoit luy ; par ce que c’estoit moy » (II, 28, 188), Montaigne précisant que « Le secret que j’ay juré ne deceller à nul autre, je le puis, sans parjure, communiquer à celuy qui n’est pas autre : c’est moy. » (II, 28, 191)
Un faisceau de textes laisse donc percevoir que l’image du corps fait défaillance chez Montaigne en l’absence du semblable aimé, ce que l’auteur a d’ailleurs exprimé dans l’édition de 1588 : « Luy seul jouissait de ma vraye image et l’emporta. C’est pourquoy je me déchiffre moy-même si curieusement15. » (III, 9) De plus, le corps est particulièrement présent dans l’arsenal métaphorique des Essais, mais évoqué sous la forme de fonctions, d’organes ou de membres, et non sous une forme unifiée, et Montaigne affirme qu’il ne parvient à approcher son portrait que par le truchement de fragments discordants : « Je n’ay rien à dire de moy, entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot. » (II, 1, 335)
Un autre indice crucial de l’inconsistance imaginaire de Montaigne est repérable au travers du récit de la chute de cheval, après laquelle Montaigne raconte avoir laissé glisser son corps et le revendique, ce qui fait écho à un épisode vécu par Joyce et souligné par Lacan :
Il s’est trouvé des camarades pour le ficeler à une barrière en fil de fer barbelé, et lui donner, à lui, James Joyce, une raclée. […] Après l’aventure, Joyce s’interroge que ce qui a fait que, passé la chose, il ne [leur] en voulait pas. Il 151s’exprime alors d’une façon très pertinente, […] il métaphorise son rapport à son corps. Il constate que toute l’affaire s’est évacuée, comme une pelure, dit-il. […] Chez Joyce, il n’y a que quelque chose qui ne demande qu’à s’en aller16.
Pareillement, l’épisode du récit de la chute de cheval, très commenté à juste titre par la critique, exhibe la capacité, voire le désir de Montaigne de se détacher de soi en tant qu’objet, y compris en tant qu’objet de la connaissance : il n’est donc pas un hasard que ce texte soit dans l’ordre de lecture des Essais le premier dans lequel l’auteur mentionne longuement un épisode vécu personnellement. Le fait que l’événement soit passé de plusieurs années à la date de la rédaction renforce d’ailleurs sa valeur structurelle : Montaigne se sert de ce récit pour donner forme à un désir jusqu’alors mal formulé.
Et comme chez Joyce, tout laisse entendre chez Montaigne que la structure subjective est marquée par un imaginaire qui ne consiste guère et qui est tout prêt à lâcher prise de son nœud avec les autres registres du langage, et ce récit le souligne. Il y a donc tout lieu de penser que la relation avec l’ami ait assuré une suppléance essentielle pour Montaigne, et que la mort du père, après celle de l’ami, ait eu de quoi le désemparer profondément – ce désarroi allant bien au-delà d’un deuil normal, que Montaigne juge impossible.
Le constat de la déficience imaginaire de Montaigne est essentiel, car elle explique probablement la survenance de ses troubles : la remise en cause des suppléances cruciales pour la tenue des sujets non structurés par la loi du père (et nous verrons que tel est le cas de notre auteur) peut en effet provoquer un vif affolement de la pensée – et peut aussi, en cas de mauvaise rencontre, déclencher une psychose.
Une fuite dans les réseaux du symbolique
L’échec rencontré dans la tentative de peinture de soi amène Montaigne à explorer les autres conditions de la vérité d’une parole déposée en lettre, dès lors qu’il lui est impossible de décrire son objet. Du fait de 152son excroissance, le livre II est centré sur l’Apologie de Raymond Sebond. Or Montaigne y déploie une recherche qui articule étroitement la possibilité de connaissance de soi à celle d’une anthropologie dégagée des autorités, projet qui s’affirme progressivement dans l’ensemble des Essais. Montaigne poursuit en effet son mouvement vers la vérité sur soi, sur autrui et sur l’« homme en general » (II, 10, 416) en traversant une aporie qui repousse les savoirs. Et le garant de la vérité évolue. Au-delà de sa première adresse aux philosophes dogmatiques, Montaigne utilise la rencontre avec l’œuvre de Sextus Empiricus pour volatiliser la prétention du maître à dire la vérité, quitte à traverser un long moment d’aporie dans l’Apologie. Face à ce défi, la solution est simple. Comme chez Descartes, la référence ultime du vrai est transférée à Dieu, ceci en abandonnant expressément la philosophie dogmatique. Et au fil des pages, Montaigne érige un Dieu supposé tout savoir auquel les Essais sont adressés à la fin de l’avis Au lecteur à travers la formule « A Dieu donq » (Au lecteur, p. 3).
Lacan observe d’ailleurs en évoquant un ouvrage portant sur la jeunesse de Gide que celui-ci « savait faire de Dieu l’usage qui convient. […] Jean Delay n’évoque pas ici en vain Montaigne et son mode d’adresse à un autre à venir, de ce privé où il renonce à discerner ce qui sera pour cet autre ce signifiant17. » Tout en espérant l’advenue de son « suffisant lecteur » (I, 24, 127), Montaigne adresse in fine son texte au plus intégral sujet supposé savoir qui puisse être conçu, puisque « La cognoissance des causes appartient seulement à celuy qui a la conduite des choses, non à nous qui n’en avons que la souffrance. » (III, 11, 1026) Mais à la différence de Descartes, Montaigne refuse toute communication possible avec le savoir divin : « rien du nostre ne se peut assortir ou raporter, en quelque façon que ce soit, à la nature divine. » (II, 12, 523)
Corrélativement, Montaigne pousse le nominalisme à son terme, et jusqu’à son échec. Si Guillaume d’Ockham peut soutenir la référence du signe à la chose singulière au gré de l’intuition qui permet au sujet de la connaître jusqu’à son être18, Montaigne vide « le nom » de cette référence à la chose, puisque « Nous n’avons aucune communication à l’estre. » (II, 12, 601) Ce qui était un signe glisse de la sorte vers le statut d’un signifiant libre d’attaches : Montaigne appelle alors à trouver une solution pour dire le vrai sans référence, ni au philosophe, ni à l’Autre divin, ni à la chose.
153En parallèle et de façon cohérente, l’expérience de juriste de Montaigne produit une théorisation de l’être en société qui implique finalement une théorie du sujet totalement renouvelée. Tout d’abord, Montaigne assimile l’opinion à la décision des magistrats, qui interprètent les lois pour acter ce qui est vraisemblable au regard de leurs critères, ce qui permet une mise en ordre pratique du monde par le jugement :
Comme nul evenement et nulle forme ressemble entierement à une autre, aussi ne differe nulle de l’autre entierement. Ingenieux meslange de nature. […] Toutes choses se tiennent par quelque similitude, tout exemple cloche, et la relation qui se tire de l’experience est tousjours defaillante et imparfaicte ; on joinct toutesfois les comparaisons par quelque coin. Ainsi servent les loix, et s’assortissent ainsin à chacun de nos affaires, par quelque interpretation destournée, contrainte et biaise. (II, 13, 1077)
De façon congruente, lorsque Montaigne met en exergue la nécessité impérieuse de la loi en tant que fondement indispensable de la vie sociale, il institue un relativisme radical entre les lois propres aux différents groupes humains :
Y a il opinion si bizarre (je laisse à part la grossiere imposture des religions […]) […] qu’elle n’aye planté et estably par loix és regions que bon luy a semblé ? […] J’estime qu’il ne tombe en l’imagination humaine aucune fantasie si forcenée, qui ne rencontre l’exemple de quelque usage public, et par consequent que nostre discours n’estaie et ne fonde. (I, 23, 111) [nous soulignons]
Mais il rompt surtout avec toute origine divine de celles-ci :
Or les loix se maintiennent en credit, non par ce qu’elles sont justes, mais par ce qu’elles sont loix. C’est le fondement mystique de leur authorité ; elles n’en ont poinct d’autre. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faictes par des sots, plus souvent par des gens qui, en haine d’equalité, ont faute d’equité, mais tousjours par des hommes. (III, 13, 1072) [nous soulignons]
Cette anthropologie universalisante19 concerne la psychanalyse, car elle est parfaitement cohérente avec la figure paternelle telle qu’elle se trouve par ailleurs dans les Essais. Si le livre I est le livre de l’ami, le livre II est en quelque sorte celui du père, ne serait-ce que parce que la Théologie naturelle de Raymond Sebond a été traduite par 154Montaigne à la demande de Pierre Eyquem. En outre, deux chapitres y sont explicitement consacrés à la paternité ; mais il est flagrant qu’il n’y est jamais question du père en tant que transmetteur de l’interdit de la loi. Montaigne ne conçoit jamais le père, y compris le sien, comme porteur de l’instance symbolique – et par conséquent de la castration –, bien qu’il connaisse l’existence de cette instance qu’il qualifie précisément d’imposture sous les dehors de la fonction ordonnatrice de la religion. Ce caractère de non-dupe de la loi est riche de clairvoyance, mais complique grandement l’insertion du sujet dans l’ordre symbolique, ainsi que son rapport à la foi : car si Montaigne souligne le rôle indispensable de cette dernière, il ne croit pas en la loi du père20. On ne s’étonnera donc pas que Montaigne n’apparaisse guère castré, et par conséquent non sujet à la culpabilité – ce qui ne l’empêche en rien de répondre intégralement de ses actes.
De plus, et en toute logique, si l’on se souvient avec Lacan que « C’est en tant que le Nom-du-Père est aussi le Père du Nom que tout se soutient21 », on relève avec Antoine Compagnon22 l’immense embarras de Montaigne à l’endroit de la nomination : celui-ci affirme en effet : « je n’ay point de nom qui soit assez mien » (II, 16, 626), après avoir déjà étalé sa perplexité sur cette question dans le chapitre « Des noms ».
La grand-route paternelle, y compris sous l’espèce du magistère de l’Église, est donc impraticable pour le désir de Montaigne, qui refuse, par choix, toute autorité. Ce qui lui permet de saisir parfaitement de quelle façon la disparition du rôle traditionnel de l’Église catholique en tant qu’autorité ultime engendre une situation dans laquelle plus personne n’est garant, en dernier ressort, de la vérité pour tous :
Luther a laissé autant de divisions et d’altercations sur le doubte de ses opinions, et plus, qu’il n’en esmeut sur les escritures sainctes. Nostre contestation est verbale. Je demande que c’est que nature, volupté, cercle, et substitution. La question est de parolles, et se paye de mesme. Une pierre c’est un corps. Mais qui presseroit : Et corps qu’est-ce ? – Substance, – Et substance quoy ? ainsi de suitte, acculeroit en fin le respondant au bout de son calepin. On eschange 155un mot pour un autre mot, et souvent plus incogneu. Je sçay mieux que c’est qu’homme que je ne sçay que c’est animal, ou mortel, ou raisonnable. […] nous ne faisons que nous entregloser. (III, 13, 1069)
Parachevant l’humanisme, Montaigne perçoit que résulte de la disparition de toute vérité garantie par l’autorité une situation dans laquelle les vérités dogmatiques chutent sous la forme de simples savoirs ineptes à dire la condition du sujet moderne – et particulièrement la sienne. Dès lors, le régime du savoir entre en crise : c’est ce mouvement qui provoque la célèbre maxime « Que sais-je ? ». Car Montaigne n’affirme pas que l’on ne puisse rien savoir : bien au contraire, il exhibe le savoir issu de cette condition nouvelle précisément en se sauvant du savoir.
Lacan permet de saisir ce mouvement situé en un moment crucial du travail de Montaigne, mentionné alors qu’il établit en 1964 la réduction logique de l’Autre – ensemble structuré de tous les signifiants d’un sujet donné – à un ensemble de deux signifiants {S1, S2}, ce qui réinterprète la théorie saussurienne du caractère différentiel de la chaîne des signifiants. Du point de vue logique, l’isolement d’un signifiant (S1) produit en effet une opposition avec l’ensemble de tous les autres signifiants, désigné par la lettre S2. Or la relation entre ces deux signifiants est dissymétrique. Si S1 représente directement le sujet (sous l’espèce du nom propre, par exemple), il pétrifie aussi son être dans cette pure existence de signifiant ; pour que la signification puisse émerger, il faut qu’un deuxième signifiant (S2) apparaisse au champ de l’Autre, produisant de la sorte un sens, donc un savoir. Mais il fait par là même disparaître l’être du sujet, qui réside dans son signifiant-maître (S1) : c’est le mouvement que Lacan nomme l’aphanisis. Il salue élogieusement Montaigne pour l’avoir incarné :
Le scepticisme n’est pas la mise en doute, successive et énumérable, de toutes les opinions, de toutes les voies où a tenté de se glisser le savoir. C’est la tenue de cette position subjective – on ne peut rien savoir. […] Je voudrais vous montrer que Montaigne est vraiment celui qui s’est centré, non pas autour d’un scepticisme, mais autour du moment vivant de l’aphanisis du sujet. Et c’est là qu’il est fécond, qu’il est guide éternel, qui dépasse tout ce qu’il a pu représenter du moment à définir d’un tournant historique. Mais ce n’est point là le scepticisme23.
156Et de fait, déçu par l’inanité du discours du maître à dire le vrai, Montaigne ne supporte, en aucune sorte, aucun savoir. L’utilisation de ce qui est devenu une simple collection de thèses peut produire des effets de sens partiels, mais fait disparaître le sujet, que Montaigne met en lumière dans sa blancheur et son dénuement. Aussi notre auteur assume-t-il le savoir issu de cette position dans laquelle la seule solution consiste, au moins provisoirement, dans une infinie métonymie S2-S2-S2… Montaigne centre désormais son travail sur la dimension d’une subjectivité dont il montre et assume le caractère fondamentalement mobile, évanescent, insaisissable, tout en étant constant dans son désir de vérité :
Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage : non un passage d’aage en autre, ou, comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. […] C’est un contrerolle de divers et muables accidens et d’imaginations irresolues et, quand il y eschet, contraires : soit que je sois autre moy-mesme, soit que je saisisse les subjects par autres circonstances et considerations. Tant y a que je me contredits bien à l’adventure, mais la verité, comme disoit Demades, je ne la contredy point. (III, 2, 805)
Le discours de jouissance,
à la rencontre du réel
Cette position est-elle durablement tenable ? Au sortir du livre II, la situation face à la vérité reste instable, et, pour ainsi dire, héroïque. Mais Montaigne finira par dessiner une solution élégante à son aporie en combinant à son adresse à Dieu celle qui se tourne de plus en plus vers un personnage central – Socrate –, auquel il prête le type de savoir qui sied à sa demande de vérité. Lacan souligne le rôle pérenne joué par le personnage agalmatique à travers toute l’histoire de la philosophie : dans Le Banquet de Platon en particulier, Socrate est supposé savoir et incarne l’objet a, cause du désir, caché selon Alcibiade sous sa physionomie digne de l’apparence d’un silène24. En remodelant la figure socratique pour répondre à sa demande, Montaigne déplace cette fois pour de bon le lieu de la vérité. En effet, le Socrate qu’il construit ne sait 157rien, sinon parler comme tout le monde, ce qui incarne la capacité de dire le vrai sans savoir préalable. L’affaire est cruciale : contrairement à la philosophie dogmatique et scolastique, la vérité quitte l’énoncé et se déplace vers l’énonciation, donc vers l’assomption propre du locuteur. C’est la thèse du chapitre « De la conférence » :
Or nous sommes nais à quester la verité ; il appartient de la posseder à une plus grande puissance. Elle n’est pas, comme disoit Democritus, cachée dans les fons des abismes, mais plustost eslevée en hauteur infinie en la cognoissance divine. Le monde n’est qu’une escole d’inquisition. Ce n’est pas à qui mettra dedans, mais à qui faira les plus belles courses. Autant peut faire le sot celuy qui dict vray, que celuy qui dict faux : car nous sommes sur la maniere, non sur la matiere du dire. Mon humeur est de regarder autant à la forme qu’à la substance. (III, 8, 928)
On notera que Montaigne ne se centre plus sur ce qui est dit, mais sur le dire. La vérité de l’assertion n’est plus garantie par l’autorité – le savoir divin étant, lui, inaccessible –, mais par le sujet lui-même. On ne peut plus dire la vérité, mais l’on peut dire vrai en connaissance de cause : « Il n’y a que vous qui sçache si vous estes lache et cruel, ou loyal et devotieux ; les autres ne vous voyent poinct, ils vous devinent par conjectures incertaines. » (III, 2, 808)
Qui plus est, la vérité propre au sujet de l’énonciation, et non celle de l’énoncé, ne peut être dite toute : « Joint qu’à l’adventure ay-je quelque obligation particuliere à ne dire qu’à demy, à dire confusément, à dire discordamment. » (III, 9, 996) Et comme l’a montré Gisèle Mathieu-Castellani25, elle chemine ainsi de conserve avec le mensonge26. Aussi Montaigne en vient-il après un trajet de longues années d’écriture à assumer intégralement son énonciation déposée en lettre dans les Essais, et à garantir le respect de celle-ci jusqu’à l’assomption du non-sens. Il déplace ainsi la vérité du S2 vers le S1, puisqu’il conserve sciemment dans son texte des énoncés dont il reconnaît avoir perdu la signification : « J’aurai eslancé quelque subtilité en escrivant. […] je l’ay si bien perdue que je ne sçay ce que j’ay voulu dire : et l’a l’estranger descouverte par fois avant moy. » (I, 10, 40)
Mais le sens n’est plus la question : désormais, les Essais jouent pour Montaigne le rôle d’un vaste ensemble de S1 qu’il reconnaît aptes à le 158représenter directement par délégation. Il n’y a donc pas lieu de se surprendre de son retour au primat de la poésie, qu’il a particulièrement goûtée durant ses jeunes années et auquel il rapporte tous les genres lettrés :
Le poete, dict Platon, assis sur le trepied des Muses, verse de furie tout ce qui luy vient en la bouche, comme la gargouïlle d’une fontaine, sans le ruminer et poiser, et luy eschappe des choses de diverse couleur, de contraire substance et d’un cours rompu. Luy mesmes est tout poetique, et la vieille theologie poesie, disent les sçavants, et la premiere philosophie. C’est l’originel langage des Dieux. (III, 9, 995) [nous soulignons]
Tout d’abord, comme l’a pointé Roman Jacobson27, la fonction poétique n’a pas de soi la teneur d’un message, ce qui lui confère une absence de sens. Mais la substitution des Essais au poème qu’il n’écrit pas autorise aussi Montaigne à cerner le plus intime de son réel : le rapport à l’objet de sa propre jouissance et à son maniement par le choix du désir. Le livre III exhibe en plein la valence d’objet des Essais, dont Montaigne s’est désormais séparé grâce à la publication de 1580. Outre le fait que Montaigne passe dans ce livre en revue toutes les formes de l’objet a – orale, anale28, scopique et vocale –, le vocabulaire de la jouissance et de la volupté y prédomine, à tel point que la devise conclusive des Essais y a recours : « C’est une absolue perfection, et comme divine, de scavoyr jouyr loiallement de son estre. » (III, 13, 1115) À ce titre, le chapitre « Sur des vers de Virgile » apparaît comme le cœur du paradigme porté par l’ouvrage29. Montaigne va même jusqu’à saisir l’indifférence de la jouissance aux principes du bien et du mal, en des termes auxquels Freud n’aurait rien eu à redire :
Nostre estre est simenté de qualitez maladives ; l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le desespoir, logent en nous d’une si naturelle possession que l’image s’en reconnoist aussi aux bestes ; voire et la cruauté, vice si desnaturé : car, au milieu de la compassion, nous sentons au dedans je 159ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne à voir souffrir autruy ; et les enfans le sentent ;
Suave, mari magno, turbantibus aequora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.
Desquelles qualitez qui osteroit les semences en l’homme, destruiroit les fondamentalles conditions de nostre vie. (III, 1, 791) [nous soulignons]
Ce propos est d’autant plus remarquable que le fait de placer jouissance et passion au cœur de l’être ne se présente en rien comme une défaite de la raison. Si le Montaigne de l’entrée en écriture est confronté à une jouissance désagréable qui s’exprime par son symptôme – ce qu’il analyse en notant dans le chapitre « Que philosopher, c’est apprendre à mourir » le fruit que le mélancolique tire de son humeur –, le chapitre « Du repentir » expose la doctrine montaignienne selon laquelle le sujet opte pour le désir du fait de sa volonté : il ne saurait dès lors être considéré comme une faute. Et lorsqu’il affirme « Je donne grande authorité à mes desirs et propensions » (III, 13, 1086), Montaigne ne témoigne en rien d’un laisser-aller, mais bien d’un choix.
Il n’y a dès lors plus de limite à l’assomption du désir de monstration, qui trahit la primauté du registre scopique chez Montaigne : le livre III nous gratifie non seulement de son regret concernant la taille de son sexe, mais aussi de sa façon de manger, de boire, de déféquer, de lire, de faire l’amour, etc. Ainsi, « C’est indecence, outre ce qu’il nuit à la santé, voire et au plaisir, de manger gouluement, comme je fais : je mors souvent ma langue, par fois mes doits, de hastiveté » (III, 13, 1015) : nous sommes ici très loin de l’influence des philosophes – y compris d’Épicure –, qui mettent systématiquement en avant l’impératif de la mesure. Car la jouissance se distingue précisément du plaisir par le fait qu’elle résulte d’un excès30.
160La solution Montaigne
Ce texte a présenté de façon successive les moments du traitement des registres imaginaire, symbolique et réel par l’auteur des Essais. La réalité est tout autre. Montaigne entremêle sans cesse ces registres dans l’écrit qu’il trace et revoit régulièrement, et la meilleure métaphore de la forme de son travail pourrait être celle d’une tresse textuelle : pour qui est familier des Essais, les dimensions de l’identification imaginaire et de ses ratés, de la déconnexion du savoir du maître et du désir de vérité, comme celle de l’entour de la jouissance par l’écriture, sont bien présentes dès le départ. Dès la première ligne, la lettre de l’auteur associe étroitement ses tentatives pour aborder les problèmes auxquels il se confronte – et dont le traitement conjoint force à vrai dire l’admiration.
Par ailleurs, le nom d’auteur procure à Montaigne la même solution supplétive à l’absence de nouage de l’imaginaire qu’à Joyce, en lui garantissant une réparation. Ce type de solution nommée par Lacan par « le sinthome31 » se marque en particulier dans le fait que Montaigne abandonne au fil des éditions des Essais tout titre nobiliaire pour affirmer le nom d’auteur « Michel de Montaigne », et au travers de la demande extraordinaire exprimée dans les notes adressées à l’éditeur sur l’exemplaire de Bordeaux : « Mettez mon nom tout du long sur chaque face Essais de michel de Montaigne liv. I » : ce nom-là joue désormais un rôle fondamental pour la tenue subjective de notre aventurier.
Ce fait est d’autant plus sûr que plusieurs indices nous montrent les fruits thérapeutiques tirés du parcours d’autoanalyse. Tout d’abord, le changement de la relation à l’argent, analysé très justement par Michel Butor32 : Montaigne est passé outre sa contention anale face à la dépense 161et peut après la publication des Essais se libérer d’un trait obsessionnel qui l’indisposait. En outre, Montaigne cesse de se plaindre des manifestations de son imagination et fait montre d’un humour à toute épreuve. Il finit aussi par proposer une interprétation du désir énigmatique de son père à son endroit : selon Montaigne, Pierre Eyquem l’aurait plongé très tôt dans la langue latine pour voir s’il pourrait ainsi, en somme, « arriver à la grandeur d’ame et de cognoissance des anciens Grecs et Romains. » (I, 26, 173)
L’autre point est plus structural : alors que le premier Montaigne entend ôter les masques du théâtre de la vie sociale pour atteindre à la vérité, celui du chapitre De la vanité revendique le semblant pour lui-même et l’exhibe de façon comique sous l’espèce de la bulle inutile qui le fait citoyen d’honneur de Rome. Ce magnifique trait d’esprit démontre une réconciliation spectaculaire avec l’essence de la représentation. Car alors que le dispositif représentatif est solidement établi dans l’Europe du xvie siècle à la fois par la peinture et par le théâtre, le sujet Montaigne sait désormais qu’il peut s’en jouer, mais non s’en déprendre. Car il n’est rien d’autre que représentation :
N’estant bourgeois d’aucune ville, je suis bien aise de l’estre de la plus noble qui fut et qui sera onques. Si les autres se regardoient attentivement, comme je fay, ils se trouveroient, comme je fay, pleins d’inanité et de fadaise. De m’en deffaire, je ne puis sans me deffaire moy-mesmes. Nous en sommes tous confits, tant les uns que les autres ; mais ceux qui le sentent en ont un peu meilleur compte, encore ne sçay-je. (III, 9, 1000) [nous soulignons]
Cette revendication triomphale du semblant est fondamentale : elle ressort de l’enseignement ultime de Montaigne, qui, désormais, sait y faire avec la représentation pour elle-même – geste fatal pour le nominalisme occamien, qui suppose la référence à la chose et non sa signification, voire sa signifiance, par ce que Montaigne appelle « le nom ». En effet, « Il y a le nom et la chose : le nom, c’est une voix qui remerque et signifie la chose. » (II, 16, 618)
Pour la psychanalyse, le point crucial du travail de Montaigne réside dans sa relation à la représentation et au dépassement qu’il propose du paradigme établi à la Renaissance par les peintres qui ont mis au point à partir de Brunelleschi la perspective moderne que théorisera notamment Alberti.
162Montaigne emploie ainsi couramment le verbe « représenter » en relation étroite avec le terme de « fantaisie ». Ce dernier provient en effet du terme phantasia employé notamment par les stoïciens, dont Montaigne connaît les thèses, pour ce que nous nommons « représentation33 ». De plus, la traduction latine de La Poétique d’Aristote par Valla, en 1499, suscite un regain du débat sur débat sur les liens entre théâtre, peinture et mimésis à partir des années 1540, époque à laquelle l’association étroite entre représentation et mimésis devient courante34.
Montaigne use très couramment des métaphores de la peinture et du théâtre – topoi de la Renaissance – en ce qui concerne l’acte de la représentation et le travail à l’œuvre dans les Essais. Ainsi, « Vous et un compagnon estes assez suffisant theatre l’un à l’autre, ou vous à vous-mesmes. » (I, 39, 247) [nous soulignons]
Or ce « vous à vous-mesmes » est révolutionnaire. Sur ce point, le déplacement à l’œuvre dans les Essais peut apparaître insensible, mais il est capital. Le paradigme renaissant de la représentation consiste en effet à apposer entre le sujet et la chose représentée un écran sur lequel vient se peindre une figure imitant la chose, qui, par elle-même, est hors de portée : Montaigne souscrit pleinement à ce dernier point. Si la chose est inaccessible, la représentation en saisit néanmoins une part, la seule accessible pour le sujet. Duns Scot avait préfiguré ce mouvement en rassemblant sous le terme de representatio les notions d’image, de concept et de signe verbal, unifiant en parallèle la catégorie de l’être désormais voué à être représenté dans ses multiples manifestations35.
Montaigne renverse le paradigme des peintres lorsqu’il met en place le dispositif de la tour, car l’objet à représenter ne se trouve plus au-delà de la fenêtre que vient combler l’écran de la représentation, mais à l’intérieur. Il ne s’agit dès lors plus de représenter la chose, hors de portée, mais de se représenter en tant que chose : le sujet-objet dont il est question est ainsi à représenter du dehors. La trouvaille de Montaigne, 163qui boucle ainsi son autoanalyse, s’exprime dans deux textes essentiels qui ont fort justement trait à la poésie :
Horace ne se contente point d’une superficielle expression, elle le trahiroit. Il voit plus cler et plus outre dans la chose ; son esprit crochette et furette tout le magasin des mots et des figures pour se représenter. […] Plutarque dit qu’il veid le langage latin par les choses ; icy de mesme : le sens esclaire et produict les parolles ; non plus de vent, ains de chair et d’os. Elles signifient plus qu’elles ne disent. (III, 5, 873) [nous soulignons]
Nous voyons donc qu’il revient aux mots de signifier le monde, ce qui ne se résume pas au fait de proposer des signes qui le rendraient lisible, en vertu de la logique de la référence. Au gré de ce pas de côté qui débouche finalement sur une pure signifiance, Montaigne prête à Horace la faculté de se représenter, non pas par lui-même – car c’est impossible –, mais par l’invention signifiante de la poésie. Dès lors, la chose, réputée inaccessible par Montaigne, peut être dite par le choix effectué dans « le magasin des mots et des figures ». Le secret de la capacité du sujet à se représenter suppose ainsi le truchement de signifiants dont la référence à la chose – fusse-t-elle le sujet lui-même, et non pas le moi – le cède à sa représentation. Ce que Montaigne théorise dans le chapitre paradigmatique Sur des vers de Virgile, où cette représentation excède la chose même :
Mais de ce que je m’y entends, les forces et valeur de ce Dieu se trouvent plus vives et plus animées en la peinture de la poesie qu’en leur propre essence,
Et versus digitos habet.
Elle represente je ne sçay quel air plus amoureux que l’amour mesme. Venus n’est pas si belle toute nue, et vive, et haletante, comme elle est icy chez Virgile :
Dixerat, et niveis hinc atque hinc diva lacertis
Cunctantem amplexu molli fovet. Ille repente
Accepit solitam flammam, notusque medullas
Intravit calor, et labefacta per ossa cucurrit,
Non secus atque olim tonitru cum rupta corusco
Ignea rima micans percurrit lumine nimbos.
Ea verba loquutus,
Optatos dedit amplexus, placidumque petivit
Conjugis infusus gremio per membra soporem. (III, 5, 849)
164Montaigne énonce finalement en une sentence célèbre la teneur du désir découvert lors de la rédaction des Essais, et qui assure le terme logique de son entreprise : « Est-ce pas ainsi que je parle par tout ? me represente-je pas vivement ? suffit ! J’ay faict ce que j’ay voulu : tout le monde me reconnoit en mon livre, et mon livre en moy. » (III, 5, 875)
Laurent Hutinet
1 Voir l’entrée « Psychanalyse » du Dictionnaire de Michel de Montaigne, dir. P. Desan, Paris, Honoré Champion, 2007.
2 Cet article vise à partager les principaux points du mémoire de master « Montaigne en psychanalyse », que j’ai soutenu en septembre 2015 à l’université Paris VIII-Vincennes. Ce travail est parti de la comparaison entre l’autoanalyse menée par Freud au tournant du xxe siècle et la démarche de Montaigne dans les Essais. Le mémoire visait aussi à situer de façon globale la place de Montaigne dans le champ freudien et lacanien et à proposer, ce faisant, des hypothèses à la critique. J’en propose ici un très bref aperçu : je me tiens donc à la disposition des lecteurs pour leur apporter toutes les précisions qu’ils jugeraient nécessaires, en particulier en ce qui concerne les concepts psychanalytiques mobilisés.
3 Voir J. Lacan, « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 855-877.
4 Voir F. Garavini, Monstres et chimères, Paris, Honoré Champion, 1993, p. 9-35.
5 F. Charpentier, « La passion de la tristesse », Montaigne Studies, IX, 1997, p. 35-50.
6 M. A Screech, Montaigne et la mélancolie, Paris, PUF, 1992.
7 Toutes les citations des Essais proviennent du site Internet The Montaigne Project, www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/montaigne, fondé sur l’édition Villey-Saulnier, Paris, PUF, 1965, à laquelle la pagination indiquée entre parenthèses se réfère pour chaque citation. Le moteur de recherche de ce site permet aussi de retrouver instantanément les textes cités ici.
8 Cf. S. Solmi, La santé de Montaigne, Allia, 1993.
9 J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, « Les psychoses », Paris, Seuil, 1981, p. 28.
10 Montaigne apparaît d’ailleurs parfaitement compatible avec Lacan lorsqu’il définit celle-ci : « J’appelle tousjours raison cette apparence de discours que chacun forge en soy. » (II, 12, 565) Il l’est plus encore lorsqu’il définit l’homme en tant que sujet parlant : « Nous ne sommes hommes, et ne tenons les uns aux autres que par la parole. » (I, 9, 36)
11 Voir M. Khan, « Montaigne, Rousseau, Freud », Le Soi caché, Paris, Gallimard, p. 138-139 et Jean-Louis Chrétien, L’Espace intérieur, Paris, Minuit, 2014, p. 98-99.
12 Voir J. Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1982, p. 36.
13 Il ne saurait être question chez Montaigne d’un moi au sens de Freud. Le soi découpé par les limites de la tour fait l’objet de l’enquête, mais il n’est aucunement un moi synthétique : Lacan salue du reste Montaigne pour cette découverte, voir Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 179. En outre, le concept de moi n’existe pas à l’époque de Montaigne, V. Carraud ayant éclairci les conditions de son émergence à partir de Descartes dans l’Invention du moi, Paris, PUF, 2010.
14 Voir J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris, Seuil, 1966.
15 Ce texte sera biffé sur l’exemplaire de Bordeaux, alors que Montaigne aura dépassé de loin le registre imaginaire.
16 J. Lacan, le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 148-149.
17 J. Lacan, « Jeunesse de Gide », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 744.
18 Voir P. Alféri, Guillaume d’Ockham le singulier, Paris, Minuit, 1989, p. 152-156.
19 C. Lévi-Strauss a salué ce geste fondateur notamment dans « Histoire de Lynx », Œuvres, Paris, Gallimard, 2009, p. 1447 et 1451.
20 Ce point est cohérent avec le chapitre « Des prières » : à travers le Notre père, Montaigne s’y adresse à une instance tenue à l’écart du discours humain. Sa position vis-à-vis du père symbolique par excellence est donc parfaitement située.
21 J. Lacan, Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 22.
22 A. Compagnon, Nous, Michel de Montaigne, Paris, Seuil, 1980.
23 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, coll. « Points », 1973, p. 249.
24 Voir J. Lacan, le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 16 et 51.
25 G. Mathieu-Castellani, Montaigne ou la vérité du mensonge, Genève, Droz, 2000.
26 Voir S. Freud, « La négation », Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 135-140.
27 Voir R. Jacobson, « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, p. 209-248.
28 Voir G. Mathieu-Castellani, « Coprographies », Montaigne. L’écriture de l’essai, Paris, PUF, 1988, p. 198-220.
29 Le chapitre « De trois commerces » joue aussi un rôle théorique important en mettant sur le même plan différentes modalités du jouir référées à des objets multiples : l’ami avec qui parler, les femmes, les livres.
30 Voir Aristote, Les Politiques, I, 9, GF-Flammarion, 1990, p. 119 et S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 41-115.
31 Voir J. Lacan, « Le sinthome », Le Séminaire, livre XXIII, Paris, Seuil, 2005, p. 91-102. Le terme « le sinthome » est une ancienne orthographe de notre mot « symptôme » et souligne d’une certaine façon le rôle synthétique de la solution a posteriori que permet d’apporter l’édification d’une œuvre à une déficience subjective – en l’occurrence, l’absence de nouage de l’imaginaire avec le symbolique et le réel chez Joyce. La création de cette œuvre connue d’autrui est résumée par le nom d’auteur, qui outrepasse alors la fonction du patronyme.
32 Voir M. Butor, Essais sur les Essais, Paris, Gallimard, 1968, p. 155-159.
33 Voir O. Guerrier, « Montaigne, les tours de la “fantaisie” », Camanae, n o8, 2010 (revue en ligne sur Internet).
34 Voir É. Hénin, Ut pictura theatrum, Genève, Droz, 2003, p. 13-20. Montaigne témoigne lui-même de la valeur d’imitation de la représentation lorsqu’il affirme : « Ung bon mariage, s’il en est, refuse la compaignie et conditions de l’amour. Il tache à representer celles de l’amitié. » (III, 5, 851)
35 Voir O. Boulnois, Être et représentation, Paris, PUF, 1999.
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- ISBN: 978-2-406-07344-4
- EAN: 9782406073444
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07344-4.p.0145
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-27-2017
- Periodicity: Biannual
- Language: French