Montaigne : une autorité émancipatrice
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2017 – 2, n° 66. varia - Author: Krier (Isabelle)
- Pages: 125 to 143
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Montaigne :
une autorité émancipatrice
L’autorité dans la famille, entre parents et enfants ou les relations entre mari et femme, sont-elles condamnées à la domination ou peuvent-elles promouvoir l’émancipation ? Comment l’autorité parentale ou la relation conjugale peuvent-elles s’incarner, si elles refusent une logique d’oppression et si elles optent pour l’autonomie de chacun ? Quelles peuvent être les motivations profondes d’une volonté de déconstruction de cette domination traditionnelle ? Quels rapports à l’être, à l’avoir, au temps, au désir sont engagés ici ? Est-il requis d’avoir souffert de la domination pour refuser sa répétition ?
Cet article a pour objet de se confronter à de tels questionnements à travers une lecture de Montaigne. Il s’agira, en un premier temps, de montrer comment l’auteur des Essais propose une satire sceptique de la domination familiale, en s’attaquant à la culture ancienne et majoritaire qui, partant d’Aristote, se prolonge dans la philosophie morale et politique de la Renaissance, et plus particulièrement chez Bodin. En un second temps, il sera question du rapport entre une telle dénonciation et une expérience personnelle de la domination vécue par l’auteur des Essais. Enfin, j’examinerai ce que, philosophiquement et subjectivement, Montaigne incarne comme figure d’autorité et comment, en refusant de s’ériger en un quelconque modèle, il donne à penser une relation à l’autre à la fois structurante et libératrice.
126Satire sceptique de la domination
dans la famille
Plusieurs remarques de Montaigne sur la famille sont rassemblées dans le chapitre 8 du livre II des Essais intitulé « De l’affection des pères aux enfants ». Partant d’une considération sur la bienveillance naturelle des parents pour leurs enfants, le texte se poursuit par une dénonciation virulente de la famille traditionnelle dans sa dérive despotique.
Dès le départ, le chapitre ii-8 s’inscrit dans une confrontation avec Plutarque et Aristote1, en énonçant le lieu commun selon lequel, après l’instinct de conservation, l’amour des parents pour leurs enfants est la plus puissante des lois naturelles.
S’il y a quelque loi vraiment naturelle, c’est-à-dire quelque instinct qui se voie universellement et perpétuellement empreint aux bêtes et en nous (ce qui n’est pas sans controverse), je puis dire à mon avis, qu’après le soin que chaque animal a de sa conservation, et de fuir ce qui nuit, l’affection que l’engendrant porte à son engeance tient le second lieu en ce rang2.
Pour Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, les géniteurs se caractériseraient non seulement par une tendresse illimitée, mais aussi par une capacité constante à subvenir aux besoins de leurs enfants, de manière désintéressée, sans attendre d’eux l’expression d’une quelconque gratitude3. Selon Antoine Compagnon, dans Nous, Michel de Montaigne, le lien d’affection naturel, qui rattacherait les parents à leurs descendants, 127constituerait une objection majeure au nominalisme et au scepticisme de Montaigne. La « logique » des Essais jusqu’ici implacable, qui établit que non seulement l’espèce humaine, mais l’individu n’existe pas, en ce qu’il se réduit à une multitude de sujets changeants et instables, achopperait sur la reconnaissance d’au moins un universel : le lien de parenté4.
Il peut sembler, cependant, que l’analyse livrée par Montaigne de la relation parentale en II, 8 constitue moins une exception au scepticisme moderne qu’Antoine Compagnon ne le prétend. En effet, l’écrivain fait d’emblée planer un doute sur l’affection instinctive des géniteurs pour leur postérité. Dès l’énoncé de la thèse classique sur l’amour naturel des parents, il mentionne une réserve et indique la possibilité d’une « controverse ». L’éventualité d’une mise en cause de ce lieu commun sous-entend le caractère incertain des tendances généralement admises comme innées et communes à tous les êtres vivants. Dans la famille, tout ne serait affaire que de mœurs et de pratiques singulières. Les prétendues lois naturelles de la conscience ne reflèteraient que des coutumes changeantes5.
La suite du chapitre ii, 8 apporte un démenti sérieux à la croyance à la bienveillance parentale. Dans « De l’affection des pères aux enfants », Montaigne subvertit le modèle traditionnel de l’autorité parentale. Il y décèle une logique de la domination, dans laquelle il ne voit aucune justification rationnelle. Si Montaigne ne fait pas explicitement référence à des auteurs précis, il n’y a pas de doute qu’il les a bien à l’esprit. Ainsi en est-il du philosophe et juriste Jean Bodin, auteur des Six livres de la République, qui est son strict contemporain.
Dans le prolongement d’Aristote, Bodin décrit la communauté politique comme une forme de macrocosme rassemblant plusieurs microcosmes ou familles. L’État représente, sur le plan de l’immanence, un reflet de la toute-puissance divine. Il obéit à une structure hiérarchique. 128La monarchie est la meilleure forme de gouvernement, parce qu’elle garantit l’autorité suprême du souverain. La famille forme une organisation hiérarchique similaire à celle de l’État. S’inspirant du monarque, le père de famille est tenu d’exercer une autorité absolue sur la maisonnée. À la suite d’Aristote, Bodin affirme que le paterfamilias doit régner sur sa femme et sur ses enfants comme un roi sur ses sujets. Bodin précise, certes, que l’époux n’est pas autorisé à « faire une esclave de sa femme ». Mais l’épouse doit, néanmoins, une obéissance inconditionnelle à son mari. Selon Bodin, le bon fonctionnement de la société et de l’ordre dans la famille a pour condition nécessaire la primauté d’un chef unique et la subordination des enfants et des femmes :
Depuis que le mariage est consommé, la femme est sous la puissance du mari. […]. Et la raison est, parce que le ménage ne souffre qu’un chef, qu’un maître, qu’un seigneur ; autrement, s’il y avait plusieurs chefs, les commandements seraient contraires, et la famille en trouble perpétuel6.
Montaigne estime qu’une telle puissance relève d’une tyrannie. Sous l’œil moqueur du satiriste, le pouvoir paternel perd la connotation morale qu’il revêtait et endosse une signification strictement matérielle. En II, 8, Montaigne examine attentivement les pratiques de l’héritage, afin d’analyser la manière dont s’exerce l’autorité et dont s’organise l’économie privée : à savoir l’administration des biens et la circulation des rôles dans la maison entre parents et enfants ou maris et femmes. La question des sentiments est envisagée, dans le cadre d’une intrication étroite avec des affaires juridiques, économiques et sociales.
Dans « De l’affection des pères aux enfants », l’emprise absolue du paterfamilias sur le foyer se trouve ravalée aux vices de la cupidité. L’ensemble de l’attitude du père despotique peut se résumer dans une volonté de tout garder pour soi et dans un refus de la dépense et du don. À l’opposé de l’image du chef de famille prudent et tempérant, véhiculée par la philosophie antique, Montaigne campe un autocrate avide essentiellement mu par un désir de s’attribuer le privilège exclusif des responsabilités et des jouissances. L’attachement excessif à l’argent, le souci d’accumuler les richesses et les honneurs, qui caractérisent cette 129figure, traduisent une crainte de l’écoulement du temps et une peur du vieillissement. Les parents, qui éprouvent une jalousie à l’égard de l’arrivée de leurs enfants dans l’âge adulte, interdisent à leur progéniture un partage des richesses et des charges. En remettant toujours à plus tard la transmission des biens et des affaires, qui reviennent pourtant à leurs descendants, ils entretiennent ceux-ci dans une dépendance illégitime et se donnent l’illusion d’une éternelle jeunesse.
Il semble que la jalousie que nous avons de les voir paraître et jouir du monde, quand nous sommes à même de le quitter, nous rende plus épargnants et restreints envers eux : Il nous fâche qu’ils nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir7.
Parce que des qualités substantielles manquent au despote domestique et que la fermeté réelle lui fait défaut, celui-ci s’appuie sur des artifices pour asseoir son autorité8. Montaigne insiste sur l’aspect pitoyable de ce père, qui n’inspire le respect factice des siens, qu’en raison de la servitude matérielle, dans laquelle il les entretient. Pour faire admettre sa supériorité auprès de son clan, le patriarche n’accapare pas seulement la fortune et les charges, il adopte aussi une attitude distante, froide et hautaine. Le mutisme apparaît comme une autre forme de rétention du pouvoir où toute circulation se voit empêchée.
C’est aussi injustice et folie de priver les enfants, qui sont en âge, de la familiarité des pères et vouloir maintenir en leur endroit une morgue austère et dédaigneuse, espérant par-là les tenir en crainte et obéissance. Car c’est une farce très inutile, qui rend les pères ennuyeux aux enfants et, qui pis est, ridicules9.
Pour illustrer cette absence de communication, Montaigne raconte l’histoire du Maréchal de Monluc qui, ayant perdu son fils, se lamentait parce qu’il ne lui avait jamais manifesté son estime ou amour.
130Feu Monsieur le Maréchal de Monluc, ayant perdu son fils qui mourut en l’Île de Madère, brave gentilhomme à la vérité et de grande espérance, me faisait fort valoir, entre ses autres regrets, le déplaisir et crève-cœur qu’il sentait de ne s’être jamais communiqué à lui […], et aussi de lui déclarer l’extrême amitié qu’il lui portait, et le digne jugement qu’il faisait de sa vertu. […] « Je me suis [disait-il] contraint et gêné pour maintenir ce vain masque et y ai perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté quant et quant, qu’il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n’ayant jamais reçu de moi que rudesse, ni senti qu’une façon tyrannique10.
La domination dans la famille n’est pas genrée. Virulent à l’égard du patriarcat, Montaigne ne voit pas moins sévèrement le matriarcat. À qui voudrait faire une anthologie des propos acerbes de l’auteur des Essais sur la cruauté des mères le chapitre ii, 8, fournirait une riche moisson. Mettant en cause le lieu commun sur l’instinct maternel, Montaigne écrit que des mères ne restent attachées à leurs enfants que le temps où, nourrissons, ils ont encore avec elles un rapport fusionnel. Il évoque l’indifférence et la froideur des mères, quand ces derniers grandissent, et souligne la violence des mères qui privent leur progéniture de tous biens en les réduisant à la misère et à l’impuissance, du fait de leur accaparement du pouvoir. L’injustice, qui caractérise le paterfamilias de son vivant, se poursuit, après sa mort, dans le fait de constituer son épouse comme unique légataire à la place des enfants, quand ces derniers ont pourtant la maturité d’y prétendre. L’auteur des Essais mentionne, pour illustrer ce comportement, l’exemple d’un homme mort nécessiteux et accablé de dettes à plus de cinquante ans, dont la mère jouissait de tous les biens par l’ordonnance du père jusque quatre-vingts ans.
J’ai vu encore une autre sorte d’indiscrétion en aucuns pères de mon temps : qui ne se contentent pas d’avoir privé pendant leur longue vie leurs enfants de la part qu’ils devaient avoir naturellement en leurs fortunes, mais laissent encore après eux à leurs femmes cette même autorité sur tous leurs biens, et loi d’en disposer à leur fantaisie. Et ai connu tel Seigneur des premiers officiers de notre couronne, ayant par espérance de droit à venir plus de cinquante mille écus de rente, qui est mort nécessiteux et accablé de dettes, âgé de plus de cinquante ans, sa mère en son extrême décrépitude jouissant encore de tous ses biens par l’ordonnance du père, qui avait de sa part vécu près de quatre-vingts ans11.
131À la Renaissance, dans de nombreuses familles, l’avarice des géniteurs des deux sexes est l’une des causes majeures de la délinquance de la noblesse. L’habitude de rechercher par soi-même les moyens de subvenir aux besoins fondamentaux de l’existence, sans espoir d’aucun secours parental et en bravant la loi ou la morale, se change en cleptomanie, y compris lorsque la nécessité ne se fait plus sentir. Pour illustrer cette idée, Montaigne mentionne l’exemple de plusieurs gentilshommes de bonne naissance si accoutumés au vol qu’ils ne pouvaient se déprendre, même vieux et installés, d’une telle pratique.
On les jette au désespoir de chercher par quelque voie, pour injuste qu’elle soit, à pourvoir à leur besoin. […] J’en connais un bien apparenté, à qui par la prière d’un sien frère, très honnête et brave gentilhomme, je parlai une fois pour cet effet. Il me répondit et confessa tout rondement qu’il avait été acheminé à cette ordure par la rigueur et avarice de son père, mais qu’à présent il y était si accoutumé qu’il ne s’en pouvait garder12.
Selon l’auteur des Essais, l’autorité despotique est à l’origine du désordre. La paranoïa, propre au patriarche ou à la matriarche tyranniques, incite moins au respect qu’à la rébellion. En II-8, Montaigne raille le « plus tempétueux maître de France ». Il se vante de l’« exacte obéissance et révérence » qu’il reçoit dans son ménage, mais les membres de sa maison se moquent, plus ou moins ouvertement, de lui. L’oppresseur s’illusionne en pensant exercer une maîtrise totale sur son foyer. Dans l’ombre et en cachette, tous conspirent13. Selon un mot de Térence tiré des Adelphes : « Lui seul ignore tout ». Au final, Montaigne prononce en II, 8 une condamnation sans appel de l’autorité despotique, qui, du fait de son injustice foncière, lui semble indigne de la fonction parentale.
C’est injustice de voir qu’un père vieil, cassé et demi-mort, jouisse seul, à un coin du foyer, des biens qui suffiraient à l’avancement et entretien de plusieurs 132enfants, et qu’il les laisse cependant par faute de moyen perdre leurs meilleures années, sans se pousser au service public et connaissance des hommes14.
On ne saurait ignorer le déclin stupéfiant que constitue le passage du personnage du maître de maison, décrit par Aristote ou par Bodin (dont les traits principaux étaient la force physique et la virilité), à celui du vieillard décrépit dépeint ici. L’ironie du philosophe pyrrhonien consiste à pervertir le mythe du père parfait, livré par Aristote à la tradition, et dans le prolongement duquel la conception du chef de famille propre à l’humanisme de la Renaissance s’inscrit. En imaginant le paterfamilias sous la forme d’un patriarche déliquescent, Montaigne semble signifier le caractère obsolète d’un ordre ancien et commettre, à ce titre, une sorte de parricide.
Une « démangeaison du biographique »
Les commentateurs ont livré des interprétations diverses du chapitre « De l’affection des enfants aux pères ». Certain-e-s ont opté pour une lecture d’historien-ne, en confrontant les remarques de Montaigne à des actes notariaux et à des documents de famille rédigés à la même époque15. D’autres ont cédé à une « démangeaison du biographique » et ont consenti à faire parler les silences, pour donner un éclairage oblique du texte, en y décelant une blessure intime de l’écrivain dans son rapport à sa parenté. Mon hypothèse est que le caractère philosophique de la critique de Montaigne n’empêche nullement que soit prise en compte la dimension autobiographique du propos. L’auteur des Essais rationaliserait ici une expérience vécue, une souffrance intime de la domination, qui le conduirait à en refuser la répétition. Françoise Charpentier a souligné 133l’absence, si l’on ose dire, « éclatante » de référence de Montaigne à sa mère dans son livre. Elle a noté les mauvaises relations de l’écrivain à Antoinette de Loupes, femme de Pierre Eyquem, conflits qui surgissent notamment à l’occasion de la succession du père de Montaigne et dont deux séries de textes testamentaires portent la trace16. Premier épisode : les deux testaments de Pierre Eyquem. En 1561, Montaigne, fils aîné de la famille, a vingt-huit ans. Il est magistrat et toujours célibataire. Or, dans ce testament, c’est sa femme Antoinette de Loupes que Pierre Eyquem institue héritière principale et co-exécutrice testamentaire17. L’éviction de Montaigne, à qui ne revient aucune part du pouvoir ni des biens, traduit une forte méfiance, dont l’auteur des Essais ne fera nulle part mention. Le second testament, écrit neuf mois avant la mort de Pierre Eyquem, le 22 septembre 1567, annule le premier et semble vouloir en réparer les injustices. Montaigne est institué cohéritier et cotuteur de ses jeunes frères. Il est marié depuis deux ans, ce qui a pu faire changer les décisions de Pierre Eyquem18. Second épisode : le testament d’Antoinette de Loupes daté de 1597. Ce qui frappe dans ce texte notarial, outre les précautions agressives, que prend Antoinette de Loupes, pour que ses enfants ne réclament pas plus que leur part, c’est l’amertume (voire la haine), dont elle poursuit cinq ans après sa mort (1592) Michel, accusé d’avoir nonchalamment vécu, sur un domaine dont, elle et son mari, avait fait la prospérité, et que son fils aîné pourrait juste se vanter de ne pas avoir dilapidé19.
134L’absence de référence de Montaigne à sa mère, dans les Essais, contraste avec l’admiration manifestée à plusieurs reprises à l’égard de la figure paternelle. Dans « De l’institution des enfants », Montaigne fait l’éloge d’un père humaniste, informé de la pédagogie moderne. Celui-ci lui a fait bénéficier d’une éducation douce et libérale et a confié son instruction dès le plus jeune âge à un précepteur allemand lui enseignant la culture latine comme une langue vivante pratiquée ordinairement20. C’est à la demande de son père que Montaigne entreprend la traduction de la Théologie naturelle de Sebond, qui constitue son premier texte. C’est pour se divertir de l’état de dépression grave suscité par la mort de ce parent aimé et de La Boétie qu’il se livre à l’écriture des Essais.
Il se pourrait que la relation au père soit plus ambivalente que Montaigne ne le dit pourtant. Dans le chapitre 14 du livre I des Essais intitulé « Que le goût des biens et des maux s’emporte au-delà de nous… », Montaigne évoque les « trois conditions » successives qu’il a vécues par rapport à l’argent. La première dure à peu près jusqu’à ses trente-cinq ans : c’est le moment de la mort de Pierre Eyquem. Il n’avait « d’autres moyens que fortuits, et dépendant de l’ordonnance et secours d’autrui, sans état certain21 ». C’est contraint, par le désir paternel et la nécessité matérielle, qu’il embrasse la carrière de magistrat. C’est sans enthousiasme aussi, et tardivement, qu’il consent à se marier pour répondre à la demande parentale. C’est par devoir filial, enfin, qu’il fréquente les grands de la cour, comme Henri III et Henri de Navarre, afin d’ennoblir le titre de ses ancêtres. Dans « De la ressemblance des enfants aux pères » (II, 37), Montaigne livre une réflexion étonnante sur son héritage filial, en s’adonnant à la contemplation fascinée du sperme porteur de sa destinée psychobiologique. De son père, Montaigne reconnaît, non sans ironie, avoir principalement hérité de la maladie de la pierre, qui l’a fait souffrir une grande partie de sa vie, et d’une antipathie à l’égard des médecins22. S’il exprime une certaine admiration pour Pierre Eyquem qui s’est entièrement consacré à la cause politique et à l’administration de la propriété familiale, il avoue, cependant, que faute d’en avoir eu assez tôt la charge, il lui en manque l’attrait et les compétences.
135Mon père aimait à bâtir Montaigne, où il était né. Et en toute cette police d’affaires domestiques, j’aime à me servir de son exemple et de ses règles, et y attacherai mes successeurs autant que je pourrai : Si je pouvais mieux pour lui, je le ferais. […] Ce que je me suis mêlé d’achever quelque vieux pan de mur, et de ranger quelque pièce de bâtiment mal dolé, ç’a été certes plus regardant à son intention qu’à mon contentement. […] Car quant à mon application particulière, ni ce plaisir de bâtir, qu’on dit être si attrayant, ni la chasse, ni les jardins, ni ces autres plaisirs de la vie retirée, ne me peuvent beaucoup amuser23.
Les activités que l’auteur des Essais élève au plus haut rang, la lecture et l’écriture, sont probablement de celles que Pierre Eyquem jugeait assez futiles, en comparaison des fonctions publiques et économiques. En II, 8, cédant peut-être au dénigrement paternel, au moins symbolique, Montaigne initie sa réflexion sur la famille par un long développement sur la « sotte entreprise » qu’il a eu d’écrire pour se distraire d’une « humeur mélancolique ». Il fait part à Madame d’Estissac du projet de son livre, qu’il qualifie lui-même de « dessein farouche et extravaguant ».
C’est une humeur mélancolique, et une humeur par conséquent très ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle il y a quelques années que je m’étais jeté, qui m’a mis premièrement en tête cette rêverie de me mêler d’écrire. […] Or madame, ayant à m’y portraire au vif, j’en eusse oublié un trait d’importance, si je n’y eusse représenté l’honneur que j’ai toujours rendu à vos mérites. Et l’ai voulu dire signamment à la tête de ce chapitre, d’autant que parmi vos autres bonnes qualités, celle de l’amitié que vous avez montrée à vos enfants tient l’un des premiers rangs24.
La prise en compte du rapport complexe de Montaigne à sa parenté invite à considérer la dédicace à Madame d’Estissac, trop souvent négligée. Comme on peut le remarquer, Madame d’Estissac réunit les qualités intellectuelles de lectrice attentive et celles morales et affectives de mère bienveillante. Faut-il aller jusqu’à voir en Mme D’Estissac une sorte de substitut maternel25 ? La question mérite d’être posée. Les critiques ont régulièrement noté l’allure assez surprenante du texte. Initialement dédié à une femme : Madame d’Estissac, dont l’écrivain loue l’amour 136parental, « De l’affection des pères aux enfants » passe subrepticement des mauvaises relations entre parents à la guerre des sexes. Soulignant l’étrangeté du titre de II, 8 : « De l’affection des PÈRES aux enfants » et de l’hommage initial rendu à Mme Louise d’Estissac, ces commentateurs ont généralement oublié que le rôle de cette femme était juridiquement paternel. Veuve, elle avait un fils, âgé de deux ans à la mort de son époux, et dut âprement plaider pour sauvegarder ses droits à l’héritage paternel, afin de préserver le patrimoine de son fils26. Cette précision permet de nuancer les représentations péjoratives précédemment énoncées. Elle relativise l’image négative de la relation des parents aux enfants, qui ne saurait être univoque. La dédicace à Mme d’Estissac confirme le titre du chapitre, quand une analyse de son contenu semblait, provisoirement, le démentir. Il s’agit bien en II, 8 de déterminer les conditions et les effets d’une bonne tutelle et la nocivité d’une tutelle tyrannique, indépendamment d’une considération des appartenances sexuées. À la prétendue universalité du lien de filiation, Montaigne oppose des solidarités effectives rendues conformes aux conceptions défendues dans l’Éthique à Nicomaque et dont Mme d’Estissac fournit le modèle.
Montaigne, père et époux
On mesure ce que Montaigne détruit. Reste à évaluer ce qu’il construit. Dans « De l’affection des pères aux enfants », Montaigne, conjointement à la subversion des patriarcats et matriarcats, dit la manière dont il souhaiterait ou imaginerait être père et époux. Son discours est beaucoup plus cohérent et philosophiquement fondé qu’il n’aime à le déclarer. Pour en comprendre la portée, il importe de le rattacher au scepticisme moderne si particulier des Essais.
Reconnaissant, dans le prolongement du pyrrhonisme ancien, l’impermanence de toutes choses (« Tout bouge »), ainsi que l’instabilité et versatilité du monde social et interpersonnel, Montaigne consent à accompagner le mouvement. Selon le pyrrhonien moderne, il est vain 137d’espérer gouverner ce qui procède finalement de la décision du sort. On ne saurait espérer régir la communauté publique et la maisonnée. Elles représentent des domaines où s’agencent les actions d’une multitude d’individus et où se trament leurs machinations. Elles se situent à l’interférence de l’instabilité du monde, qui rend imprévisible l’événement extérieur, et de l’inconstance humaine qui augmente l’irrationalité des conduites27. Qualifiant de vaine toute tentative de maîtrise, Montaigne reconnaît le caractère illusoire de la domination comme contrôle total et comme surveillance : « Si les autres me trompent, au moins ne me trompais-je pas moi-même à m’estimer de m’en garder28 ».
Le bon sens, selon Montaigne, doit inviter au lâcher-prise et la domination est un mauvais calcul. Dénonçant la dérive autoritaire du pouvoir, le pyrrhonisme moderne ouvre, en contrepartie, sur une éthique de la générosité et sur une économie de la transmission, qui valorise l’alternance et le partage des biens et des responsabilités. Une relation est clairement établie entre la reconnaissance de l’impermanence de toutes choses et l’acceptation du délestage. Selon l’auteur des Essais, les grands hommes sont ceux qui ont su déléguer et se retirer dans l’oisiveté au moment opportun. En II, 8, Montaigne loue le geste magnanime de l’empereur Charles Quint qui se démit de ses activités en faveur de son fils, lorsqu’il eut l’impression que la force commençait à lui manquer.
La plus belle des actions de l’empereur Charles cinquième fut celle-là, à l’imitation d’aucuns anciens de son calibre, d’avoir su reconnaître que la raison nous commande assez de nous dépouiller quand nos robes nous chargent et empêchent, et de nous coucher quand les jambes nous faillent. Il résigna ses moyens, grandeurs et puissance à son fils, lorsqu’il sentit défaillir en soi la fermeté et la force pour conduire les affaires avec la gloire qu’il y avait acquise29.
S’imaginant père lui-même, il exprime le souhait de laisser à ses enfants la responsabilité des affaires domestiques et de se limiter à un 138rôle d’accompagnement et de conseils. Contre l’accaparement des biens et une occupation envahissante des lieux, il envisage de s’aménager un coin, en retrait de la demeure familiale, où il puisse tranquillement passer ses vieux jours auprès des siens, sans trop les importuner et en se donnant le loisir de participer, parfois, à leur fête.
Je leur laisserais, moi qui suis à même de jouer ce rôle, la jouissance de ma maison et de mes biens, mais avec liberté de m’en repentir, s’ils m’en donnaient occasion. Je leur en laisserai l’usage, parce qu’il ne me serait plus commode […]. Ayant toujours jugé que ce doit être un grand contentement à un père vieil, de mettre lui-même ses enfants en train du gouvernement de ses affaires, et de pouvoir pendant sa vie régler leurs manières de se comporter. […] Si je ne vivais parmi eux (comme je ne pourrais sans offenser leur assemblée par le chagrin de mon âge, et la sujétion de mes maladies, et sans contraindre aussi et forcer les règles et façon de vivre que j’aurais lors) je voudrais au moins vivre près d’eux en un quartier de ma maison, non pas le plus en parade, mais le plus en commodité30.
Ce partage des responsabilités et des biens n’est pas sexué. Dans « De la vanité » (III, 9), Montaigne reconnaît que la plus grande qualité d’une femme mariée n’est pas la fidélité, comme il était courant de l’admettre à la Renaissance, dans le prolongement du christianisme, mais la vertu économique. Il avoue céder l’intégralité du gouvernement de sa maison à son épouse, quand il s’en absente, pour ses voyages ou missions diplomatiques31.
L’enjeu n’est, certes, pas seulement de justice ni d’altruisme. Montaigne ne s’illusionne pas sur ce point. Il s’agit surtout d’une attitude hédoniste, qui se donne pour premier but le souci de soi et la recherche d’une joie de vivre. L’abnégation à la cause politique et l’implication dans la vie économique constituent des servitudes. Les tourments occasionnés par la vie familiale, quoique de portée plus restreinte, ne sont pas moins lourds que les problèmes soulevés par le gouvernement d’un État. Ces activités entravent semblablement le bonheur et la sérénité du sage, l’âme étant plus occupée des affaires extérieures que d’elle-même.
139Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changées. Il n’y a guère moins de tourment au gouvernement d’une famille que d’un État entier : Où que l’âme soit empêchée, elle y est toute. Et pour être les occupations domestiques moins importantes, elles n’en sont pas moins importunes. D’avantage, pour nous être défaits de la Cour et du marché, nous ne sommes pas défaits des principaux tourments de notre vie32.
On objectera, à ce titre, que le problème de la distribution du pouvoir dans la famille est plutôt déplacé, dans les Essais, que surmonté. Si Montaigne, à titre de père ou d’époux, consent à déléguer les charges ou à transmettre les biens matériels, c’est principalement parce que, dans le fond, il les estime inessentiels. On pourra craindre de voir ici un transfert d’aliénation plutôt qu’un appel à la libération. La réserve est réelle. Il convient toutefois de l’examiner avec circonspection. Là encore, la question du temps et de l’acceptation des âges de la vie mérite d’être prise en considération. Montaigne, en sa maturité, a accompli sa tâche, avec la distance requise certes, mais il s’est mis, quand il le fallait, au service de l’État et des siens. Il a endossé les responsabilités qu’on lui avait confiées, même s’il reconnaît avoir toujours préservé une attitude distante. De là la célèbre formule : « Le Maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire33 ». Vieux, il pense qu’il est de son devoir et de sa lucidité de céder la place : « Je suis de cet avis, que la plus honorable vacation est de servir au public et être utile à beaucoup. […] Pour mon regard, je m’en dépars. Partie par conscience […]. Partie par poltronnerie : Je me contente de jouir le monde34 ».
On reconnaîtra toutefois, en tel geste de convocation à la responsabilité, une dimension émancipatrice. La transmission des charges est indissociable d’une élévation de l’autre, femme et enfants, à l’autonomie. Elle suppose que ces derniers soient reconnus dans leur capacité de 140gouvernement d’eux-mêmes et des choses. Elle implique l’admission d’une prudence et d’une capacité de jugement qui leur était rarement conférée dans la culture classique35.
Cette économie de la transmission ne peut être comprise et justifiée que si l’on considère qu’elle part d’une confiance et d’une amitié de Montaigne pour les siens. Retournant la formule attribuée à Caligula par Suétone36, l’auteur des Essais avoue préférer entretenir l’amour et l’amitié que la crainte37.
Selon lui, le fondement de l’autorité parentale n’est pas la domination ou la terreur. Il réside dans l’affection et l’exemplarité de la douceur des mœurs :
Un père est bien misérable qui ne tient l’affection de ses enfants, que par le besoin qu’ils ont de son secours, si cela se doit nommer affection. Il faut se rendre respectable par sa vertu, et par sa qualité et aimable par sa bonté et douceur de mœurs38.
141À l’opposé d’une éducation rigoriste et coercitive qui n’incite qu’à l’hypocrisie et à la soumission feinte, l’auteur des Essais prône une tolérance et un libéralisme qui encouragent la droiture d’âme dans la transparence et la loyauté39. L’amour parental et conjugal suppose indulgence et acceptation de l’autre comme sujet autonome dans sa différence et dans son désir avec tous ses risques.
Une juste relation familiale repose sur une communication pleine et franche radicalement opposée au mutisme de l’autorité tyrannique.
Il n’est aucune si douce consolation en la perte de nos amis, que celle que nous apporte la certitude de n’avoir rien oublié à leur dire, et d’avoir eu avec eux une parfaite et entière communication. Je m’ouvre aux miens tant que je puis, et leur signifie très volontiers l’état de ma volonté et de mon jugement envers eux, comme envers un chacun. Je me hâte de me faire connaître, et de me présenter : car je ne veux pas qu’on s’y trompe, que ce soit en bien ou en mal40.
En II, 8, Montaigne prône le courage de la vérité sur soi. Cette éthique de la sincérité dans la faillibilité parcourt l’intégralité de son livre. Elle en fait l’originalité et la modernité, par une écriture inhabituelle de soi41. On ne saurait nier, toutefois, l’héritage antique d’une telle pratique, socratique bien sûr, mais cynique surtout. À plusieurs reprises, dans les Essais, Montaigne avoue son admiration pour les cyniques, penseurs critiques du pouvoir, ayant renoncé à toute propriété et à toute fausse gloire, pourfendeurs de l’hypocrisie et des conventions sociales. Il loue leur militance fervente pour l’indépendance et pour la franchise, jusqu’au scandale. Il considère leur retour à la vie animale, dans son dépouillement et dans sa dureté, comme l’expression d’une morale des plus élevées, privilégiant l’être au paraître. Mais il s’avoue, comme à regret, plus mou et plus délicat. L’affinité de Montaigne avec la parrêsia cynique mérite 142d’être approfondie. On retiendra principalement ici, faute de temps, en quoi la parrêsia est susceptible d’incarner une figure émancipatrice de l’autorité, dont Montaigne s’approche. Dans son dernier cours au Collège de France intitulé Le Courage de la vérité (1984), Michel Foucault a livré une fort belle analyse de la parrêsia cynique. Soucieux de vérité sur soi, le parrêsiaque ne prétend à aucune emprise sur autrui, mais il se présente, cependant, comme un maître de vie, du fait de sa capacité à risquer et à incarner, jusque dans son existence, un discours, où le vrai l’emporte sur toute autre valeur, y compris celle de la persuasion. La parrêsia cynique comporte des conséquences sociales et politiques indéniables. Établissant la primauté du souci de soi sur toute autre ambition, elle constitue une antithèse capitale à la domination ou à la soumission à des normes et charges fausses qui nous détournent de nous. Avec l’authenticité, elle promeut l’indocilité et l’inservitude chez ses disciples. En assumant la mise en danger de soi par une communication entière aux siens, dans ses plus « secrètes ordures », selon son expression, Montaigne, père et époux, se présente bien comme une figure forte, dont le dessein principal est de promouvoir l’honnêteté et l’indépendance auprès des siens.
Pour conclure, je dirai qu’une fois encore Montaigne saisit la lectrice ou le lecteur par l’indépendance de son jugement. La satire virulente de la domination dans la famille, qu’il propose, constitue un moment rare dans l’histoire de la philosophie occidentale. Pour élaborer cette critique, l’auteur des Essais s’appuie sur une observation fine des mœurs et des pratiques juridiques de son temps, à laquelle il mêle, sans hiérarchie, sa connaissance précise des classiques. Il se pourrait, toutefois, que ce renversement du paradigme traditionnel de l’autorité despotique ne soit pas indépendant d’une souffrance personnellement vécue de la domination. La subjectivité de Montaigne ouvre, en contrepartie, à une conception radicalement originale, qui restaure la santé et la vitalité des relations familiales, sur fond de pathologie historique, culturelle et tout simplement humaine. Elle répare et revêt, à titre thérapeutique, une vraie dimension philosophique. De la lecture de Montaigne, il est permis de conclure que la domination n’est qu’une forme détraquée et irrationnelle de l’autorité parentale, à bien des égards destructive d’elle-même, du fait des désordres qu’elle engendre. La générosité et le libéralisme dans la famille ne constituent pas seulement des valeurs éthiques. Ils sont aussi des choix plus conformes au bon sens. Du fait de leur caractère 143affirmatif, on pourrait penser que les propos de Montaigne sur l’autorité dans la famille ne conservent, en définitive, pas grand-chose de sceptique. L’auteur des Essais dit bien ici ce que la responsabilité parentale ne doit pas et doit être. Il condamne vigoureusement un pouvoir tyrannique enfermant l’autre dans une relation de crainte, de dépendance et d’hypocrisie. Il prône un pouvoir joyeux et émancipateur, dont il pose clairement les fonctions. Ces dernières résideraient dans la sécurité nourricière et économique et l’encouragement à l’autonomie et à l’estime franche de soi par l’affection. Il importe cependant de reconnaître que de telles fonctions ne sont jamais attachées à une essence stable du sujet et encore moins à une prétendue nature des hommes ou des femmes. Elles sont exclusivement juridiques et historiques, symboliques, mobiles et susceptibles d’être assumées de manière complètement égale par l’un ou l’autre sexe.
Isabelle Krier
Université François Rabelais
de Tours
1 Voir Plutarque, Œuvres morales, trad. Jean Defrades, Jean Hani, et Robert Klaerr, Paris, Les Belles Lettres, 1985, 493 b et Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Jean Tricot, Paris, Vrin, 1983, IX, VII, 456-457.
2 L’édition de référence pour cet article est Montaigne, Essais, éd. André Tournon en trois volumes, Paris, Imprimerie nationale, 1998-2003. Voir pour la citation Montaigne, Essais, II, 8, p. 91. Souligné par moi. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, éd. citée, L. VIII, chap. 2, p. 382 : « … l’affection est, semble-t-il, un sentiment naturel du père pour sa progéniture et de celle-ci pour le père, non seulement chez l’homme mais encore chez les oiseaux et la plupart des animaux ; les individus de même race ressentent aussi une amitié mutuelle, principalement dans l’espèce humaine ».
3 Montaigne, Essais, II, 8, p. 91 : « Joint cette autre considération aristotélique : que celui qui bien-fait à quelqu’un l’aime mieux qu’il n’en est aimé et celui à qui il est dû aime mieux que celui qui doit ». Aristote, Éthique à Nicomaque, L. VIII, chap. 8, p. 401-402 ; L. VIII, chap. 14, p. 418-419 et LIX, chap. 7, p. 451-455.
4 Ibid., p. 171.
5 Montaigne, Essais, II, 12, p. 398-400 : « Il est croyable qu’il y a des lois naturelles, comme il se voit aux autres créatures ; mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s’ingérant par tout de maîtriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et inconstance ». Sur le relativisme des lois qui règlent la famille, voir le chapitre « De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue », Montaigne, Essais, I, 23, p. 204. Montaigne y établit qu’il n’y a que des coutumes que notre conscience confond avec des lois naturelles en raison de l’habitude qu’elle a de les suivre et qu’il est des contrées où la mort est fêtée, les enfants tués et les pères trépassés mangés.
6 Bodin, Les Six livres de la République, éd. Christiane Frémont, Marie-Dominique Couzinet, Henri Rochais, Paris, Fayard, coll. « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1984 et Aristote, Politique, trad. J. Tricot, Vrin, 1995, I, 13, 1260a 20.
7 Montaigne, Essais, II, 8, p. 93.
8 Ibid., p. 95 : « Et si on me répond ce que fit un jour un Seigneur de bon entendement, qu’il faisait épargne des richesses, non pour en tirer autre fruit et usage que pour se faire honorer et rechercher aux siens, et que l’âge lui ayant ôté toutes autres forces, c’était le seul remède qui lui restait pour se maintenir en autorité en sa famille, et pour éviter qu’il ne vînt à mépris et dédain à tout le monde. […] Cela est quelque chose mais c’est la médecine à un mal duquel on devait éviter la naissance ».
9 Ibid., p. 102.
10 Ibid., p. 106.
11 Montaigne, Essais, II, 8, p. 107.
12 Ibid., p. 93-94.
13 Ibid., p. 102-103 : « J’en ai vu quelqu’un, duquel la jeunesse avait été très impérieuse, quand c’est venu sur l’âge, quoiqu’il le passa sainement ce qui se peut, il frappe, il mord, il jure, le plus tempestatif maître de France. Il se ronge de soin et de vigilance, tout cela n’est qu’un batelage [comédie] auquel la famille même conspire ». Voir aussi ibid., p. 103 « Cependant qu’il [le maître de maison] se contente de l’épargne et chicheté de sa table, tout est débauche en divers réduits de sa maison, en jeu, et en dépense, et en l’entretien des comptes de sa vaine colère et pourvoyance. Chacun est sentinelle contre lui ».
14 Montaigne, Essais, II, 8, p. 93.
15 Voir Françoise Charpentier, « L’absente des Essais : quelques questions autour de l’Essai II-8 “De l’affection des pères aux enfants” », BSAM, 6e série, no 17-18, janvier-juin 1984, p. 7-16. Nathalie Zemon Davis dans « A Renaissance text to the historian’s eye : the gifts of Montaigne », JMRS, 15, 1985, p. 47-56, analyse le chapitre ii-8 dans une optique plus historique. L’interprétation que livre Lawrence Kritzmann de « De l’affection des pères aux enfants » est aussi audacieuse et éclairante. Voir « Montaigne’s family romance », dans The rhetoric of sexuality and the Literature of the French Renaissance, Cambridge, New-york, Cambridge University Press, 1990, p. 73-92.
16 Françoise Charpentier, « L’absente des Essais : quelques questions autour de l’Essai II-8 “De l’affection des pères aux enfants” », art. cité, p. 8.
17 Voir un extrait de ce testament dans Françoise Charpentier, « L’absente des Essais : quelques questions autour de l’Essai II-8 “De l’affection des pères aux enfants” », art. cité : « Qu’elle soit dame usufruitesse, vivant en viduité, de tous et chacun de mes biens, en les gouvernant comme un bon père de famille, et entretenant et pourvoyant nos enfants et filles […] selon la portée de nos biens ». On peut s’interroger sur ce glissement de rôle familial et sexuel d’Antoinette de Loupes qui devient « père de famille », dans les termes du texte juridique au moins.
18 Ce nouveau testament est toutefois accompagné d’un acte additionnel qui précise avec minutie la situation d’Antoinette de Loupes, au cas où elle demeurerait à Montaigne, précisions qui témoignent des tensions dans les relations de Montaigne à sa mère. Dans ce texte additionnel, l’indépendance et les droits d’Antoinette de Loupes sont strictement définis : sa liberté d’aller et venues au château, la disposition du potager, ses droits d’entrée. Il précise : « Ladite clause ne se pouvoir étendre à autre surintendance et maîtrise que honoraire et maternelle », énoncé de notaire qui se retrouve presque dans ses termes en II, 8.
19 Voir sur ce point Courteault, « La mère de Montaigne », Mélange Laumonier, Paris, 1935 et Donald Frame, Montaigne. A Biography, New York, Prentice-Hall, 1965.
20 Montaigne, Essais, I, 26, p. 295-296.
21 Montaigne, « Que le goût des biens et des maux s’emporte au-delà de nous », Essais, I, 14, p. 128-129.
22 Montaigne, « De la ressemblance des enfants aux pères », Essais, II, 37, p. 679-680.
23 Montaigne, « De la vanité », Essais, III, 9, p. 257-258.
24 Montaigne, Essais, II, 8, p. 89-90.
25 Françoise Charpentier, « L’absente des Essais : Quelques questions autour de l’essai II, 8, “De l’affection des pères aux enfants“ », art. cité.
26 Voir sur Madame d’Estissac de la Béraudière le Dictionnaire de Montaigne, 2e édit., sous la direction de Philippe Desan, Paris, H. Champion, 2007, p. 210.
27 Les guerres civiles qui prouvent la fragilité de la paix dans l’État et qui instaurent un climat d’insécurité jusque dans l’espace, normalement préservé, de la demeure privée ne sont qu’une forme particulière du mobilisme universel, voir Montaigne, Essais, III, 9, p. 287 : « Les guerres civiles ont cela de pire que les autres guerres, de nous mettre chacun en échauguette en sa propre maison […]. C’est grande extrémité d’être pressé jusque dans son ménage et repos domestique. Le lieu où je me tiens est toujours le premier et le dernier à la batterie de nos troubles, et où la paix n’a jamais son visage entier ».
28 Montaigne, « De l’affection des pères aux enfants », Essais, II, 8, p. 105.
29 Ibid., p. 98-99.
30 Ibid., p. 100-101.
31 Sur la vertu économique des femmes Montaigne, Essais, « De la vanité », III, 9, p. 293. J’ai analysé plus précisément la satire du patriarcat et la position de l’auteur des Essais sur la gynécocratie dans Montaigne et le genre instable, Paris, Classiques Garnier, 2015 et « Examen sceptique de la gynécocratie », BSAM, no 46, 2007, p. 67-84.
32 Montaigne, Essais, I, 39, p. 389.
33 Montaigne, Essais, III, 10, p. 347. Voir aussi ibid., p. 345 : « Si quelquefois on m’a poussé au maniement d’affaires étrangères, j’ai promis de les prendre en main, non pas au poumon et au foie, de m’en charger, non de les incorporer, de m’en soigner, oui, de m’en passionner, nullement […]. J’ai assez à faire à disposer et ranger la presse domestique que j’ai dans mes entrailles et dans mes veines, sans y loger et me fouler d’une presse étrangère. Et suis assez intéressé de mes affaires essentiels, propres et naturels, sans en convier d’autres forains ». Il importe, selon l’auteur des Essais, de ne pas faire « de l’étranger le propre », de ne pas confondre la chemise avec la peau.
34 Montaigne, Essais, III, 9, p. 259. Voir aussi ibid. : « Socrate dit que les jeunes se doivent faire instruire. […] Les vieils se retirer de toute occupation civile et militaire ».
35 Selon Aristote, la prudence, qualité par excellence de la personne à laquelle revient le commandement, n’est pas présente chez tous les êtres humains de manière égale. La prudence est indissociable du jugement. Dans la Politique, il établit que seuls les hommes sont estimés maîtres de leur jugement. Les esclaves manquent de discernement du fait de leur statut ; les enfants détiennent un jugement imparfait mais perfectible (dans le cas des garçons) ; les femmes possèdent un jugement défectueux et changeant en raison de leur absence de fermeté et de leur imperfection naturelle, voir Politique, éd. citée, I, 13, 1260 a 20. À la suite d’Aristote, Bodin reconnaît que la vertu de prudence caractérise la personne à qui revient le commandement dans la famille et dans l’État. En admettant une capacité féminine moindre au jugement et à la tempérance, il justifie la suprématie masculine. Selon Bodin, la légitimité d’une subordination des femmes à l’ordre politique, puis domestique, réside dans l’opposition âme/corps, raison/passion qui renvoie à la distinction masculin/féminin. De même que l’âme doit contrôler le corps, le mari doit diriger son épouse. C’est parce que les femmes sont victimes des passions et de l’inconstance du désir qu’il importe de les soumettre pour maintenir l’ordre : « Car le commandement qu’il [Dieu] avait donné auparavant au mari par-dessus la femme, porte double sens, et double commandement : l’un, qui est littéral, de la puissance maritale, et l’autre moral, qui est de l’âme sur le corps, de la raison sur la cupidité, que l’Écriture sainte appelle quasi toujours femme » (Les Six Livres de la République, éd. citée, I, 3, p. 52). Pour la citation, voir André Tiraqueau, Paraphrase aux lois municipales et coutumes du Comté et pays de Poitou de nouveau réformées, Poitiers, Éditions de Marnif et Les Bouchets frères, 1565.
36 Voir Suétone, Vie de Caligula, XXX.
37 Montaigne, Essais, II, 8, p. 102 : « Quand je pourrais me faire craindre, j’aimerais encore mieux me faire aimer. Il y a tant de sortes de défauts en la vieillesse, tant d’impuissance, elle est si propre au mépris, que le meilleur acquêt qu’elle puisse faire, c’est l’affection et amour des siens : le commandement et la crainte ce ne sont plus ses armes ». Voir aussi III, 9, p. 286.
38 Montaigne, Essais, II, 8, p. 95.
39 Ibid., p. 96 : « J’accuse toute violence en l’éducation d’une âme tendre, qu’on dresse pour l’honneur et la liberté. Il y a je ne sais quoi de servile en la rigueur, et en la contrainte : et tiens que ce qui ne se peut faire par la raison, et par sagesse, et adresse, ne se fait jamais par la force. On m’a ainsi élevé. […] j’eusse aimé à leur (aux enfants) grossir leur cœur de noblesse et d’indépendance ».
40 Ibid., p. 106-107.
41 Voir « Au lecteur », où Montaigne se présente comme l’unique matière de son ouvrage, qu’il livre « nu », dans sa « façon simple, naturelle et ordinaire », « sans contention et artifice », en exposant ses défauts « au vif », sans nulle considération de gloire, dans un but strictement familial, amical et privé.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-07344-4
- EAN: 9782406073444
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07344-4.p.0125
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-27-2017
- Periodicity: Biannual
- Language: French