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Classiques Garnier

Montaigne : une autorité émancipatrice

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2017 – 2, n° 66
    . varia
  • Auteur : Krier (Isabelle)
  • Résumé : Cet article montre que, dans le chapitre « De l’affection des pères aux enfants », Montaigne propose une satire sceptique de la domination familiale, en s’attaquant à la culture ancienne et majoritaire, qui se prolonge dans la philosophie morale et politique de la Renaissance. Une telle dénonciation est probablement liée à une expérience vécue de la domination. En contrepartie, Montaigne donne à penser une relation parentale à la fois structurante et libératrice.
  • Pages : 125 à 143
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406073444
  • ISBN : 978-2-406-07344-4
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07344-4.p.0125
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/10/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Montaigne :
une autorité émancipatrice

Lautorité dans la famille, entre parents et enfants ou les relations entre mari et femme, sont-elles condamnées à la domination ou peuvent-elles promouvoir lémancipation ? Comment lautorité parentale ou la relation conjugale peuvent-elles sincarner, si elles refusent une logique doppression et si elles optent pour lautonomie de chacun ? Quelles peuvent être les motivations profondes dune volonté de déconstruction de cette domination traditionnelle ? Quels rapports à lêtre, à lavoir, au temps, au désir sont engagés ici ? Est-il requis davoir souffert de la domination pour refuser sa répétition ?

Cet article a pour objet de se confronter à de tels questionnements à travers une lecture de Montaigne. Il sagira, en un premier temps, de montrer comment lauteur des Essais propose une satire sceptique de la domination familiale, en sattaquant à la culture ancienne et majoritaire qui, partant dAristote, se prolonge dans la philosophie morale et politique de la Renaissance, et plus particulièrement chez Bodin. En un second temps, il sera question du rapport entre une telle dénonciation et une expérience personnelle de la domination vécue par lauteur des Essais. Enfin, jexaminerai ce que, philosophiquement et subjectivement, Montaigne incarne comme figure dautorité et comment, en refusant de sériger en un quelconque modèle, il donne à penser une relation à lautre à la fois structurante et libératrice.

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Satire sceptique de la domination
dans la famille

Plusieurs remarques de Montaigne sur la famille sont rassemblées dans le chapitre 8 du livre II des Essais intitulé « De laffection des pères aux enfants ». Partant dune considération sur la bienveillance naturelle des parents pour leurs enfants, le texte se poursuit par une dénonciation virulente de la famille traditionnelle dans sa dérive despotique.

Dès le départ, le chapitre ii-8 sinscrit dans une confrontation avec Plutarque et Aristote1, en énonçant le lieu commun selon lequel, après linstinct de conservation, lamour des parents pour leurs enfants est la plus puissante des lois naturelles.

Sil y a quelque loi vraiment naturelle, cest-à-dire quelque instinct qui se voie universellement et perpétuellement empreint aux bêtes et en nous (ce qui nest pas sans controverse), je puis dire à mon avis, quaprès le soin que chaque animal a de sa conservation, et de fuir ce qui nuit, laffection que lengendrant porte à son engeance tient le second lieu en ce rang2.

Pour Aristote, dans lÉthique à Nicomaque, les géniteurs se caractériseraient non seulement par une tendresse illimitée, mais aussi par une capacité constante à subvenir aux besoins de leurs enfants, de manière désintéressée, sans attendre deux lexpression dune quelconque gratitude3. Selon Antoine Compagnon, dans Nous, Michel de Montaigne, le lien daffection naturel, qui rattacherait les parents à leurs descendants, 127constituerait une objection majeure au nominalisme et au scepticisme de Montaigne. La « logique » des Essais jusquici implacable, qui établit que non seulement lespèce humaine, mais lindividu nexiste pas, en ce quil se réduit à une multitude de sujets changeants et instables, achopperait sur la reconnaissance dau moins un universel : le lien de parenté4.

Il peut sembler, cependant, que lanalyse livrée par Montaigne de la relation parentale en II, 8 constitue moins une exception au scepticisme moderne quAntoine Compagnon ne le prétend. En effet, lécrivain fait demblée planer un doute sur laffection instinctive des géniteurs pour leur postérité. Dès lénoncé de la thèse classique sur lamour naturel des parents, il mentionne une réserve et indique la possibilité dune « controverse ». Léventualité dune mise en cause de ce lieu commun sous-entend le caractère incertain des tendances généralement admises comme innées et communes à tous les êtres vivants. Dans la famille, tout ne serait affaire que de mœurs et de pratiques singulières. Les prétendues lois naturelles de la conscience ne reflèteraient que des coutumes changeantes5.

La suite du chapitre ii, 8 apporte un démenti sérieux à la croyance à la bienveillance parentale. Dans « De laffection des pères aux enfants », Montaigne subvertit le modèle traditionnel de lautorité parentale. Il y décèle une logique de la domination, dans laquelle il ne voit aucune justification rationnelle. Si Montaigne ne fait pas explicitement référence à des auteurs précis, il ny a pas de doute quil les a bien à lesprit. Ainsi en est-il du philosophe et juriste Jean Bodin, auteur des Six livres de la République, qui est son strict contemporain.

Dans le prolongement dAristote, Bodin décrit la communauté politique comme une forme de macrocosme rassemblant plusieurs microcosmes ou familles. LÉtat représente, sur le plan de limmanence, un reflet de la toute-puissance divine. Il obéit à une structure hiérarchique. 128La monarchie est la meilleure forme de gouvernement, parce quelle garantit lautorité suprême du souverain. La famille forme une organisation hiérarchique similaire à celle de lÉtat. Sinspirant du monarque, le père de famille est tenu dexercer une autorité absolue sur la maisonnée. À la suite dAristote, Bodin affirme que le paterfamilias doit régner sur sa femme et sur ses enfants comme un roi sur ses sujets. Bodin précise, certes, que lépoux nest pas autorisé à « faire une esclave de sa femme ». Mais lépouse doit, néanmoins, une obéissance inconditionnelle à son mari. Selon Bodin, le bon fonctionnement de la société et de lordre dans la famille a pour condition nécessaire la primauté dun chef unique et la subordination des enfants et des femmes :

Depuis que le mariage est consommé, la femme est sous la puissance du mari. []. Et la raison est, parce que le ménage ne souffre quun chef, quun maître, quun seigneur ; autrement, sil y avait plusieurs chefs, les commandements seraient contraires, et la famille en trouble perpétuel6

Montaigne estime quune telle puissance relève dune tyrannie. Sous lœil moqueur du satiriste, le pouvoir paternel perd la connotation morale quil revêtait et endosse une signification strictement matérielle. En II, 8, Montaigne examine attentivement les pratiques de lhéritage, afin danalyser la manière dont sexerce lautorité et dont sorganise léconomie privée : à savoir ladministration des biens et la circulation des rôles dans la maison entre parents et enfants ou maris et femmes. La question des sentiments est envisagée, dans le cadre dune intrication étroite avec des affaires juridiques, économiques et sociales.

Dans « De laffection des pères aux enfants », lemprise absolue du paterfamilias sur le foyer se trouve ravalée aux vices de la cupidité. Lensemble de lattitude du père despotique peut se résumer dans une volonté de tout garder pour soi et dans un refus de la dépense et du don. À lopposé de limage du chef de famille prudent et tempérant, véhiculée par la philosophie antique, Montaigne campe un autocrate avide essentiellement mu par un désir de sattribuer le privilège exclusif des responsabilités et des jouissances. Lattachement excessif à largent, le souci daccumuler les richesses et les honneurs, qui caractérisent cette 129figure, traduisent une crainte de lécoulement du temps et une peur du vieillissement. Les parents, qui éprouvent une jalousie à légard de larrivée de leurs enfants dans lâge adulte, interdisent à leur progéniture un partage des richesses et des charges. En remettant toujours à plus tard la transmission des biens et des affaires, qui reviennent pourtant à leurs descendants, ils entretiennent ceux-ci dans une dépendance illégitime et se donnent lillusion dune éternelle jeunesse.

Il semble que la jalousie que nous avons de les voir paraître et jouir du monde, quand nous sommes à même de le quitter, nous rende plus épargnants et restreints envers eux : Il nous fâche quils nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir7.

Parce que des qualités substantielles manquent au despote domestique et que la fermeté réelle lui fait défaut, celui-ci sappuie sur des artifices pour asseoir son autorité8. Montaigne insiste sur laspect pitoyable de ce père, qui ninspire le respect factice des siens, quen raison de la servitude matérielle, dans laquelle il les entretient. Pour faire admettre sa supériorité auprès de son clan, le patriarche naccapare pas seulement la fortune et les charges, il adopte aussi une attitude distante, froide et hautaine. Le mutisme apparaît comme une autre forme de rétention du pouvoir où toute circulation se voit empêchée.

Cest aussi injustice et folie de priver les enfants, qui sont en âge, de la familiarité des pères et vouloir maintenir en leur endroit une morgue austère et dédaigneuse, espérant par-là les tenir en crainte et obéissance. Car cest une farce très inutile, qui rend les pères ennuyeux aux enfants et, qui pis est, ridicules9.

Pour illustrer cette absence de communication, Montaigne raconte lhistoire du Maréchal de Monluc qui, ayant perdu son fils, se lamentait parce quil ne lui avait jamais manifesté son estime ou amour.

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Feu Monsieur le Maréchal de Monluc, ayant perdu son fils qui mourut en lÎle de Madère, brave gentilhomme à la vérité et de grande espérance, me faisait fort valoir, entre ses autres regrets, le déplaisir et crève-cœur quil sentait de ne sêtre jamais communiqué à lui [], et aussi de lui déclarer lextrême amitié quil lui portait, et le digne jugement quil faisait de sa vertu. [] « Je me suis [disait-il] contraint et gêné pour maintenir ce vain masque et y ai perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté quant et quant, quil ne me peut avoir portée autre que bien froide, nayant jamais reçu de moi que rudesse, ni senti quune façon tyrannique10.

La domination dans la famille nest pas genrée. Virulent à légard du patriarcat, Montaigne ne voit pas moins sévèrement le matriarcat. À qui voudrait faire une anthologie des propos acerbes de lauteur des Essais sur la cruauté des mères le chapitre ii, 8, fournirait une riche moisson. Mettant en cause le lieu commun sur linstinct maternel, Montaigne écrit que des mères ne restent attachées à leurs enfants que le temps où, nourrissons, ils ont encore avec elles un rapport fusionnel. Il évoque lindifférence et la froideur des mères, quand ces derniers grandissent, et souligne la violence des mères qui privent leur progéniture de tous biens en les réduisant à la misère et à limpuissance, du fait de leur accaparement du pouvoir. Linjustice, qui caractérise le paterfamilias de son vivant, se poursuit, après sa mort, dans le fait de constituer son épouse comme unique légataire à la place des enfants, quand ces derniers ont pourtant la maturité dy prétendre. Lauteur des Essais mentionne, pour illustrer ce comportement, lexemple dun homme mort nécessiteux et accablé de dettes à plus de cinquante ans, dont la mère jouissait de tous les biens par lordonnance du père jusque quatre-vingts ans.

Jai vu encore une autre sorte dindiscrétion en aucuns pères de mon temps : qui ne se contentent pas davoir privé pendant leur longue vie leurs enfants de la part quils devaient avoir naturellement en leurs fortunes, mais laissent encore après eux à leurs femmes cette même autorité sur tous leurs biens, et loi den disposer à leur fantaisie. Et ai connu tel Seigneur des premiers officiers de notre couronne, ayant par espérance de droit à venir plus de cinquante mille écus de rente, qui est mort nécessiteux et accablé de dettes, âgé de plus de cinquante ans, sa mère en son extrême décrépitude jouissant encore de tous ses biens par lordonnance du père, qui avait de sa part vécu près de quatre-vingts ans11.

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À la Renaissance, dans de nombreuses familles, lavarice des géniteurs des deux sexes est lune des causes majeures de la délinquance de la noblesse. Lhabitude de rechercher par soi-même les moyens de subvenir aux besoins fondamentaux de lexistence, sans espoir daucun secours parental et en bravant la loi ou la morale, se change en cleptomanie, y compris lorsque la nécessité ne se fait plus sentir. Pour illustrer cette idée, Montaigne mentionne lexemple de plusieurs gentilshommes de bonne naissance si accoutumés au vol quils ne pouvaient se déprendre, même vieux et installés, dune telle pratique.

On les jette au désespoir de chercher par quelque voie, pour injuste quelle soit, à pourvoir à leur besoin. [] Jen connais un bien apparenté, à qui par la prière dun sien frère, très honnête et brave gentilhomme, je parlai une fois pour cet effet. Il me répondit et confessa tout rondement quil avait été acheminé à cette ordure par la rigueur et avarice de son père, mais quà présent il y était si accoutumé quil ne sen pouvait garder12

Selon lauteur des Essais, lautorité despotique est à lorigine du désordre. La paranoïa, propre au patriarche ou à la matriarche tyranniques, incite moins au respect quà la rébellion. En II-8, Montaigne raille le « plus tempétueux maître de France ». Il se vante de l« exacte obéissance et révérence » quil reçoit dans son ménage, mais les membres de sa maison se moquent, plus ou moins ouvertement, de lui. Loppresseur sillusionne en pensant exercer une maîtrise totale sur son foyer. Dans lombre et en cachette, tous conspirent13. Selon un mot de Térence tiré des Adelphes : « Lui seul ignore tout ». Au final, Montaigne prononce en II, 8 une condamnation sans appel de lautorité despotique, qui, du fait de son injustice foncière, lui semble indigne de la fonction parentale.

Cest injustice de voir quun père vieil, cassé et demi-mort, jouisse seul, à un coin du foyer, des biens qui suffiraient à lavancement et entretien de plusieurs 132enfants, et quil les laisse cependant par faute de moyen perdre leurs meilleures années, sans se pousser au service public et connaissance des hommes14.

On ne saurait ignorer le déclin stupéfiant que constitue le passage du personnage du maître de maison, décrit par Aristote ou par Bodin (dont les traits principaux étaient la force physique et la virilité), à celui du vieillard décrépit dépeint ici. Lironie du philosophe pyrrhonien consiste à pervertir le mythe du père parfait, livré par Aristote à la tradition, et dans le prolongement duquel la conception du chef de famille propre à lhumanisme de la Renaissance sinscrit. En imaginant le paterfamilias sous la forme dun patriarche déliquescent, Montaigne semble signifier le caractère obsolète dun ordre ancien et commettre, à ce titre, une sorte de parricide.

Une « démangeaison du biographique »

Les commentateurs ont livré des interprétations diverses du chapitre « De laffection des enfants aux pères ». Certain-e-s ont opté pour une lecture dhistorien-ne, en confrontant les remarques de Montaigne à des actes notariaux et à des documents de famille rédigés à la même époque15. Dautres ont cédé à une « démangeaison du biographique » et ont consenti à faire parler les silences, pour donner un éclairage oblique du texte, en y décelant une blessure intime de lécrivain dans son rapport à sa parenté. Mon hypothèse est que le caractère philosophique de la critique de Montaigne nempêche nullement que soit prise en compte la dimension autobiographique du propos. Lauteur des Essais rationaliserait ici une expérience vécue, une souffrance intime de la domination, qui le conduirait à en refuser la répétition. Françoise Charpentier a souligné 133labsence, si lon ose dire, « éclatante » de référence de Montaigne à sa mère dans son livre. Elle a noté les mauvaises relations de lécrivain à Antoinette de Loupes, femme de Pierre Eyquem, conflits qui surgissent notamment à loccasion de la succession du père de Montaigne et dont deux séries de textes testamentaires portent la trace16. Premier épisode : les deux testaments de Pierre Eyquem. En 1561, Montaigne, fils aîné de la famille, a vingt-huit ans. Il est magistrat et toujours célibataire. Or, dans ce testament, cest sa femme Antoinette de Loupes que Pierre Eyquem institue héritière principale et co-exécutrice testamentaire17. Léviction de Montaigne, à qui ne revient aucune part du pouvoir ni des biens, traduit une forte méfiance, dont lauteur des Essais ne fera nulle part mention. Le second testament, écrit neuf mois avant la mort de Pierre Eyquem, le 22 septembre 1567, annule le premier et semble vouloir en réparer les injustices. Montaigne est institué cohéritier et cotuteur de ses jeunes frères. Il est marié depuis deux ans, ce qui a pu faire changer les décisions de Pierre Eyquem18. Second épisode : le testament dAntoinette de Loupes daté de 1597. Ce qui frappe dans ce texte notarial, outre les précautions agressives, que prend Antoinette de Loupes, pour que ses enfants ne réclament pas plus que leur part, cest lamertume (voire la haine), dont elle poursuit cinq ans après sa mort (1592) Michel, accusé davoir nonchalamment vécu, sur un domaine dont, elle et son mari, avait fait la prospérité, et que son fils aîné pourrait juste se vanter de ne pas avoir dilapidé19.

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Labsence de référence de Montaigne à sa mère, dans les Essais, contraste avec ladmiration manifestée à plusieurs reprises à légard de la figure paternelle. Dans « De linstitution des enfants », Montaigne fait léloge dun père humaniste, informé de la pédagogie moderne. Celui-ci lui a fait bénéficier dune éducation douce et libérale et a confié son instruction dès le plus jeune âge à un précepteur allemand lui enseignant la culture latine comme une langue vivante pratiquée ordinairement20. Cest à la demande de son père que Montaigne entreprend la traduction de la Théologie naturelle de Sebond, qui constitue son premier texte. Cest pour se divertir de létat de dépression grave suscité par la mort de ce parent aimé et de La Boétie quil se livre à lécriture des Essais.

Il se pourrait que la relation au père soit plus ambivalente que Montaigne ne le dit pourtant. Dans le chapitre 14 du livre I des Essais intitulé « Que le goût des biens et des maux semporte au-delà de nous… », Montaigne évoque les « trois conditions » successives quil a vécues par rapport à largent. La première dure à peu près jusquà ses trente-cinq ans : cest le moment de la mort de Pierre Eyquem. Il navait « dautres moyens que fortuits, et dépendant de lordonnance et secours dautrui, sans état certain21 ». Cest contraint, par le désir paternel et la nécessité matérielle, quil embrasse la carrière de magistrat. Cest sans enthousiasme aussi, et tardivement, quil consent à se marier pour répondre à la demande parentale. Cest par devoir filial, enfin, quil fréquente les grands de la cour, comme Henri III et Henri de Navarre, afin dennoblir le titre de ses ancêtres. Dans « De la ressemblance des enfants aux pères » (II, 37), Montaigne livre une réflexion étonnante sur son héritage filial, en sadonnant à la contemplation fascinée du sperme porteur de sa destinée psychobiologique. De son père, Montaigne reconnaît, non sans ironie, avoir principalement hérité de la maladie de la pierre, qui la fait souffrir une grande partie de sa vie, et dune antipathie à légard des médecins22. Sil exprime une certaine admiration pour Pierre Eyquem qui sest entièrement consacré à la cause politique et à ladministration de la propriété familiale, il avoue, cependant, que faute den avoir eu assez tôt la charge, il lui en manque lattrait et les compétences.

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Mon père aimait à bâtir Montaigne, où il était né. Et en toute cette police daffaires domestiques, jaime à me servir de son exemple et de ses règles, et y attacherai mes successeurs autant que je pourrai : Si je pouvais mieux pour lui, je le ferais. [] Ce que je me suis mêlé dachever quelque vieux pan de mur, et de ranger quelque pièce de bâtiment mal dolé, ça été certes plus regardant à son intention quà mon contentement. [] Car quant à mon application particulière, ni ce plaisir de bâtir, quon dit être si attrayant, ni la chasse, ni les jardins, ni ces autres plaisirs de la vie retirée, ne me peuvent beaucoup amuser23.

Les activités que lauteur des Essais élève au plus haut rang, la lecture et lécriture, sont probablement de celles que Pierre Eyquem jugeait assez futiles, en comparaison des fonctions publiques et économiques. En II, 8, cédant peut-être au dénigrement paternel, au moins symbolique, Montaigne initie sa réflexion sur la famille par un long développement sur la « sotte entreprise » quil a eu décrire pour se distraire dune « humeur mélancolique ». Il fait part à Madame dEstissac du projet de son livre, quil qualifie lui-même de « dessein farouche et extravaguant ».

Cest une humeur mélancolique, et une humeur par conséquent très ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle il y a quelques années que je métais jeté, qui ma mis premièrement en tête cette rêverie de me mêler décrire. [] Or madame, ayant à my portraire au vif, jen eusse oublié un trait dimportance, si je ny eusse représenté lhonneur que jai toujours rendu à vos mérites. Et lai voulu dire signamment à la tête de ce chapitre, dautant que parmi vos autres bonnes qualités, celle de lamitié que vous avez montrée à vos enfants tient lun des premiers rangs24.

La prise en compte du rapport complexe de Montaigne à sa parenté invite à considérer la dédicace à Madame dEstissac, trop souvent négligée. Comme on peut le remarquer, Madame dEstissac réunit les qualités intellectuelles de lectrice attentive et celles morales et affectives de mère bienveillante. Faut-il aller jusquà voir en Mme DEstissac une sorte de substitut maternel25 ? La question mérite dêtre posée. Les critiques ont régulièrement noté lallure assez surprenante du texte. Initialement dédié à une femme : Madame dEstissac, dont lécrivain loue lamour 136parental, « De laffection des pères aux enfants » passe subrepticement des mauvaises relations entre parents à la guerre des sexes. Soulignant létrangeté du titre de II, 8 : « De laffection des PÈRES aux enfants » et de lhommage initial rendu à Mme Louise dEstissac, ces commentateurs ont généralement oublié que le rôle de cette femme était juridiquement paternel. Veuve, elle avait un fils, âgé de deux ans à la mort de son époux, et dut âprement plaider pour sauvegarder ses droits à lhéritage paternel, afin de préserver le patrimoine de son fils26. Cette précision permet de nuancer les représentations péjoratives précédemment énoncées. Elle relativise limage négative de la relation des parents aux enfants, qui ne saurait être univoque. La dédicace à Mme dEstissac confirme le titre du chapitre, quand une analyse de son contenu semblait, provisoirement, le démentir. Il sagit bien en II, 8 de déterminer les conditions et les effets dune bonne tutelle et la nocivité dune tutelle tyrannique, indépendamment dune considération des appartenances sexuées. À la prétendue universalité du lien de filiation, Montaigne oppose des solidarités effectives rendues conformes aux conceptions défendues dans lÉthique à Nicomaque et dont Mme dEstissac fournit le modèle.

Montaigne, père et époux

On mesure ce que Montaigne détruit. Reste à évaluer ce quil construit. Dans « De laffection des pères aux enfants », Montaigne, conjointement à la subversion des patriarcats et matriarcats, dit la manière dont il souhaiterait ou imaginerait être père et époux. Son discours est beaucoup plus cohérent et philosophiquement fondé quil naime à le déclarer. Pour en comprendre la portée, il importe de le rattacher au scepticisme moderne si particulier des Essais.

Reconnaissant, dans le prolongement du pyrrhonisme ancien, limpermanence de toutes choses (« Tout bouge »), ainsi que linstabilité et versatilité du monde social et interpersonnel, Montaigne consent à accompagner le mouvement. Selon le pyrrhonien moderne, il est vain 137despérer gouverner ce qui procède finalement de la décision du sort. On ne saurait espérer régir la communauté publique et la maisonnée. Elles représentent des domaines où sagencent les actions dune multitude dindividus et où se trament leurs machinations. Elles se situent à linterférence de linstabilité du monde, qui rend imprévisible lévénement extérieur, et de linconstance humaine qui augmente lirrationalité des conduites27. Qualifiant de vaine toute tentative de maîtrise, Montaigne reconnaît le caractère illusoire de la domination comme contrôle total et comme surveillance : « Si les autres me trompent, au moins ne me trompais-je pas moi-même à mestimer de men garder28 ».

Le bon sens, selon Montaigne, doit inviter au lâcher-prise et la domination est un mauvais calcul. Dénonçant la dérive autoritaire du pouvoir, le pyrrhonisme moderne ouvre, en contrepartie, sur une éthique de la générosité et sur une économie de la transmission, qui valorise lalternance et le partage des biens et des responsabilités. Une relation est clairement établie entre la reconnaissance de limpermanence de toutes choses et lacceptation du délestage. Selon lauteur des Essais, les grands hommes sont ceux qui ont su déléguer et se retirer dans loisiveté au moment opportun. En II, 8, Montaigne loue le geste magnanime de lempereur Charles Quint qui se démit de ses activités en faveur de son fils, lorsquil eut limpression que la force commençait à lui manquer.

La plus belle des actions de lempereur Charles cinquième fut celle-là, à limitation daucuns anciens de son calibre, davoir su reconnaître que la raison nous commande assez de nous dépouiller quand nos robes nous chargent et empêchent, et de nous coucher quand les jambes nous faillent. Il résigna ses moyens, grandeurs et puissance à son fils, lorsquil sentit défaillir en soi la fermeté et la force pour conduire les affaires avec la gloire quil y avait acquise29.

Simaginant père lui-même, il exprime le souhait de laisser à ses enfants la responsabilité des affaires domestiques et de se limiter à un 138rôle daccompagnement et de conseils. Contre laccaparement des biens et une occupation envahissante des lieux, il envisage de saménager un coin, en retrait de la demeure familiale, où il puisse tranquillement passer ses vieux jours auprès des siens, sans trop les importuner et en se donnant le loisir de participer, parfois, à leur fête.

Je leur laisserais, moi qui suis à même de jouer ce rôle, la jouissance de ma maison et de mes biens, mais avec liberté de men repentir, sils men donnaient occasion. Je leur en laisserai lusage, parce quil ne me serait plus commode []. Ayant toujours jugé que ce doit être un grand contentement à un père vieil, de mettre lui-même ses enfants en train du gouvernement de ses affaires, et de pouvoir pendant sa vie régler leurs manières de se comporter. [] Si je ne vivais parmi eux (comme je ne pourrais sans offenser leur assemblée par le chagrin de mon âge, et la sujétion de mes maladies, et sans contraindre aussi et forcer les règles et façon de vivre que jaurais lors) je voudrais au moins vivre près deux en un quartier de ma maison, non pas le plus en parade, mais le plus en commodité30

Ce partage des responsabilités et des biens nest pas sexué. Dans « De la vanité » (III, 9), Montaigne reconnaît que la plus grande qualité dune femme mariée nest pas la fidélité, comme il était courant de ladmettre à la Renaissance, dans le prolongement du christianisme, mais la vertu économique. Il avoue céder lintégralité du gouvernement de sa maison à son épouse, quand il sen absente, pour ses voyages ou missions diplomatiques31.

Lenjeu nest, certes, pas seulement de justice ni daltruisme. Montaigne ne sillusionne pas sur ce point. Il sagit surtout dune attitude hédoniste, qui se donne pour premier but le souci de soi et la recherche dune joie de vivre. Labnégation à la cause politique et limplication dans la vie économique constituent des servitudes. Les tourments occasionnés par la vie familiale, quoique de portée plus restreinte, ne sont pas moins lourds que les problèmes soulevés par le gouvernement dun État. Ces activités entravent semblablement le bonheur et la sérénité du sage, lâme étant plus occupée des affaires extérieures que delle-même.

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Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changées. Il ny a guère moins de tourment au gouvernement dune famille que dun État entier : Où que lâme soit empêchée, elle y est toute. Et pour être les occupations domestiques moins importantes, elles nen sont pas moins importunes. Davantage, pour nous être défaits de la Cour et du marché, nous ne sommes pas défaits des principaux tourments de notre vie32.

On objectera, à ce titre, que le problème de la distribution du pouvoir dans la famille est plutôt déplacé, dans les Essais, que surmonté. Si Montaigne, à titre de père ou dépoux, consent à déléguer les charges ou à transmettre les biens matériels, cest principalement parce que, dans le fond, il les estime inessentiels. On pourra craindre de voir ici un transfert daliénation plutôt quun appel à la libération. La réserve est réelle. Il convient toutefois de lexaminer avec circonspection. Là encore, la question du temps et de lacceptation des âges de la vie mérite dêtre prise en considération. Montaigne, en sa maturité, a accompli sa tâche, avec la distance requise certes, mais il sest mis, quand il le fallait, au service de lÉtat et des siens. Il a endossé les responsabilités quon lui avait confiées, même sil reconnaît avoir toujours préservé une attitude distante. De là la célèbre formule : « Le Maire et Montaigne ont toujours été deux, dune séparation bien claire33 ». Vieux, il pense quil est de son devoir et de sa lucidité de céder la place : « Je suis de cet avis, que la plus honorable vacation est de servir au public et être utile à beaucoup. [] Pour mon regard, je men dépars. Partie par conscience []. Partie par poltronnerie : Je me contente de jouir le monde34 ». 

On reconnaîtra toutefois, en tel geste de convocation à la responsabilité, une dimension émancipatrice. La transmission des charges est indissociable dune élévation de lautre, femme et enfants, à lautonomie. Elle suppose que ces derniers soient reconnus dans leur capacité de 140gouvernement deux-mêmes et des choses. Elle implique ladmission dune prudence et dune capacité de jugement qui leur était rarement conférée dans la culture classique35.

Cette économie de la transmission ne peut être comprise et justifiée que si lon considère quelle part dune confiance et dune amitié de Montaigne pour les siens. Retournant la formule attribuée à Caligula par Suétone36, lauteur des Essais avoue préférer entretenir lamour et lamitié que la crainte37.

Selon lui, le fondement de lautorité parentale nest pas la domination ou la terreur. Il réside dans laffection et lexemplarité de la douceur des mœurs :

Un père est bien misérable qui ne tient laffection de ses enfants, que par le besoin quils ont de son secours, si cela se doit nommer affection. Il faut se rendre respectable par sa vertu, et par sa qualité et aimable par sa bonté et douceur de mœurs38.

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À lopposé dune éducation rigoriste et coercitive qui nincite quà lhypocrisie et à la soumission feinte, lauteur des Essais prône une tolérance et un libéralisme qui encouragent la droiture dâme dans la transparence et la loyauté39. Lamour parental et conjugal suppose indulgence et acceptation de lautre comme sujet autonome dans sa différence et dans son désir avec tous ses risques.

Une juste relation familiale repose sur une communication pleine et franche radicalement opposée au mutisme de lautorité tyrannique.

Il nest aucune si douce consolation en la perte de nos amis, que celle que nous apporte la certitude de navoir rien oublié à leur dire, et davoir eu avec eux une parfaite et entière communication. Je mouvre aux miens tant que je puis, et leur signifie très volontiers létat de ma volonté et de mon jugement envers eux, comme envers un chacun. Je me hâte de me faire connaître, et de me présenter : car je ne veux pas quon sy trompe, que ce soit en bien ou en mal40.

En II, 8, Montaigne prône le courage de la vérité sur soi. Cette éthique de la sincérité dans la faillibilité parcourt lintégralité de son livre. Elle en fait loriginalité et la modernité, par une écriture inhabituelle de soi41. On ne saurait nier, toutefois, lhéritage antique dune telle pratique, socratique bien sûr, mais cynique surtout. À plusieurs reprises, dans les Essais, Montaigne avoue son admiration pour les cyniques, penseurs critiques du pouvoir, ayant renoncé à toute propriété et à toute fausse gloire, pourfendeurs de lhypocrisie et des conventions sociales. Il loue leur militance fervente pour lindépendance et pour la franchise, jusquau scandale. Il considère leur retour à la vie animale, dans son dépouillement et dans sa dureté, comme lexpression dune morale des plus élevées, privilégiant lêtre au paraître. Mais il savoue, comme à regret, plus mou et plus délicat. Laffinité de Montaigne avec la parrêsia cynique mérite 142dêtre approfondie. On retiendra principalement ici, faute de temps, en quoi la parrêsia est susceptible dincarner une figure émancipatrice de lautorité, dont Montaigne sapproche. Dans son dernier cours au Collège de France intitulé Le Courage de la vérité (1984), Michel Foucault a livré une fort belle analyse de la parrêsia cynique. Soucieux de vérité sur soi, le parrêsiaque ne prétend à aucune emprise sur autrui, mais il se présente, cependant, comme un maître de vie, du fait de sa capacité à risquer et à incarner, jusque dans son existence, un discours, où le vrai lemporte sur toute autre valeur, y compris celle de la persuasion. La parrêsia cynique comporte des conséquences sociales et politiques indéniables. Établissant la primauté du souci de soi sur toute autre ambition, elle constitue une antithèse capitale à la domination ou à la soumission à des normes et charges fausses qui nous détournent de nous. Avec lauthenticité, elle promeut lindocilité et linservitude chez ses disciples. En assumant la mise en danger de soi par une communication entière aux siens, dans ses plus « secrètes ordures », selon son expression, Montaigne, père et époux, se présente bien comme une figure forte, dont le dessein principal est de promouvoir lhonnêteté et lindépendance auprès des siens.

Pour conclure, je dirai quune fois encore Montaigne saisit la lectrice ou le lecteur par lindépendance de son jugement. La satire virulente de la domination dans la famille, quil propose, constitue un moment rare dans lhistoire de la philosophie occidentale. Pour élaborer cette critique, lauteur des Essais sappuie sur une observation fine des mœurs et des pratiques juridiques de son temps, à laquelle il mêle, sans hiérarchie, sa connaissance précise des classiques. Il se pourrait, toutefois, que ce renversement du paradigme traditionnel de lautorité despotique ne soit pas indépendant dune souffrance personnellement vécue de la domination. La subjectivité de Montaigne ouvre, en contrepartie, à une conception radicalement originale, qui restaure la santé et la vitalité des relations familiales, sur fond de pathologie historique, culturelle et tout simplement humaine. Elle répare et revêt, à titre thérapeutique, une vraie dimension philosophique. De la lecture de Montaigne, il est permis de conclure que la domination nest quune forme détraquée et irrationnelle de lautorité parentale, à bien des égards destructive delle-même, du fait des désordres quelle engendre. La générosité et le libéralisme dans la famille ne constituent pas seulement des valeurs éthiques. Ils sont aussi des choix plus conformes au bon sens. Du fait de leur caractère 143affirmatif, on pourrait penser que les propos de Montaigne sur lautorité dans la famille ne conservent, en définitive, pas grand-chose de sceptique. Lauteur des Essais dit bien ici ce que la responsabilité parentale ne doit pas et doit être. Il condamne vigoureusement un pouvoir tyrannique enfermant lautre dans une relation de crainte, de dépendance et dhypocrisie. Il prône un pouvoir joyeux et émancipateur, dont il pose clairement les fonctions. Ces dernières résideraient dans la sécurité nourricière et économique et lencouragement à lautonomie et à lestime franche de soi par laffection. Il importe cependant de reconnaître que de telles fonctions ne sont jamais attachées à une essence stable du sujet et encore moins à une prétendue nature des hommes ou des femmes. Elles sont exclusivement juridiques et historiques, symboliques, mobiles et susceptibles dêtre assumées de manière complètement égale par lun ou lautre sexe.

Isabelle Krier

Université François Rabelais
de Tours

1 Voir Plutarque, Œuvres morales, trad. Jean Defrades, Jean Hani, et Robert Klaerr, Paris, Les Belles Lettres, 1985, 493 b et Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Jean Tricot, Paris, Vrin, 1983, IX, VII, 456-457.

2 Lédition de référence pour cet article est Montaigne, Essais, éd. André Tournon en trois volumes, Paris, Imprimerie nationale, 1998-2003. Voir pour la citation Montaigne, Essais, II, 8, p. 91. Souligné par moi. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, éd. citée, L. VIII, chap. 2, p. 382 : « … laffection est, semble-t-il, un sentiment naturel du père pour sa progéniture et de celle-ci pour le père, non seulement chez lhomme mais encore chez les oiseaux et la plupart des animaux ; les individus de même race ressentent aussi une amitié mutuelle, principalement dans lespèce humaine ».

3 Montaigne, Essais, II, 8, p. 91 : « Joint cette autre considération aristotélique : que celui qui bien-fait à quelquun laime mieux quil nen est aimé et celui à qui il est dû aime mieux que celui qui doit ». Aristote, Éthique à Nicomaque, L. VIII, chap. 8, p. 401-402 ; L. VIII, chap. 14, p. 418-419 et LIX, chap. 7, p. 451-455.

4 Ibid., p. 171.

5 Montaigne, Essais, II, 12, p. 398-400 : « Il est croyable quil y a des lois naturelles, comme il se voit aux autres créatures ; mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine singérant par tout de maîtriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et inconstance ». Sur le relativisme des lois qui règlent la famille, voir le chapitre « De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue », Montaigne, Essais, I, 23, p. 204. Montaigne y établit quil ny a que des coutumes que notre conscience confond avec des lois naturelles en raison de lhabitude quelle a de les suivre et quil est des contrées où la mort est fêtée, les enfants tués et les pères trépassés mangés.

6 Bodin, Les Six livres de la République, éd. Christiane Frémont, Marie-Dominique Couzinet, Henri Rochais, Paris, Fayard, coll. « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1984 et Aristote, Politique, trad. J. Tricot, Vrin, 1995, I, 13, 1260a 20.

7 Montaigne, Essais, II, 8, p. 93.

8 Ibid., p. 95 : « Et si on me répond ce que fit un jour un Seigneur de bon entendement, quil faisait épargne des richesses, non pour en tirer autre fruit et usage que pour se faire honorer et rechercher aux siens, et que lâge lui ayant ôté toutes autres forces, cétait le seul remède qui lui restait pour se maintenir en autorité en sa famille, et pour éviter quil ne vînt à mépris et dédain à tout le monde. [] Cela est quelque chose mais cest la médecine à un mal duquel on devait éviter la naissance ».

9 Ibid., p. 102.

10 Ibid., p. 106.

11 Montaigne, Essais, II, 8, p. 107.

12 Ibid., p. 93-94.

13 Ibid., p. 102-103 : « Jen ai vu quelquun, duquel la jeunesse avait été très impérieuse, quand cest venu sur lâge, quoiquil le passa sainement ce qui se peut, il frappe, il mord, il jure, le plus tempestatif maître de France. Il se ronge de soin et de vigilance, tout cela nest quun batelage [comédie] auquel la famille même conspire ». Voir aussi ibid., p. 103 « Cependant quil [le maître de maison] se contente de lépargne et chicheté de sa table, tout est débauche en divers réduits de sa maison, en jeu, et en dépense, et en lentretien des comptes de sa vaine colère et pourvoyance. Chacun est sentinelle contre lui ».

14 Montaigne, Essais, II, 8, p. 93.

15 Voir Françoise Charpentier, « Labsente des Essais : quelques questions autour de lEssai II-8 “De laffection des pères aux enfants” », BSAM, 6e série, no 17-18, janvier-juin 1984, p. 7-16. Nathalie Zemon Davis dans « A Renaissance text to the historians eye : the gifts of Montaigne », JMRS, 15, 1985, p. 47-56, analyse le chapitre ii-8 dans une optique plus historique. Linterprétation que livre Lawrence Kritzmann de « De laffection des pères aux enfants » est aussi audacieuse et éclairante. Voir « Montaignes family romance », dans The rhetoric of sexuality and the Literature of the French Renaissance, Cambridge, New-york, Cambridge University Press, 1990, p. 73-92.

16 Françoise Charpentier, « Labsente des Essais : quelques questions autour de lEssai II-8 “De laffection des pères aux enfants” », art. cité, p. 8.

17 Voir un extrait de ce testament dans Françoise Charpentier, « Labsente des Essais : quelques questions autour de lEssai II-8 “De laffection des pères aux enfants” », art. cité : « Quelle soit dame usufruitesse, vivant en viduité, de tous et chacun de mes biens, en les gouvernant comme un bon père de famille, et entretenant et pourvoyant nos enfants et filles [] selon la portée de nos biens ». On peut sinterroger sur ce glissement de rôle familial et sexuel dAntoinette de Loupes qui devient « père de famille », dans les termes du texte juridique au moins.

18 Ce nouveau testament est toutefois accompagné dun acte additionnel qui précise avec minutie la situation dAntoinette de Loupes, au cas où elle demeurerait à Montaigne, précisions qui témoignent des tensions dans les relations de Montaigne à sa mère. Dans ce texte additionnel, lindépendance et les droits dAntoinette de Loupes sont strictement définis : sa liberté daller et venues au château, la disposition du potager, ses droits dentrée. Il précise : « Ladite clause ne se pouvoir étendre à autre surintendance et maîtrise que honoraire et maternelle », énoncé de notaire qui se retrouve presque dans ses termes en II, 8.

19 Voir sur ce point Courteault, « La mère de Montaigne », Mélange Laumonier, Paris, 1935 et Donald Frame, Montaigne. A Biography, New York, Prentice-Hall, 1965.

20 Montaigne, Essais, I, 26, p. 295-296.

21 Montaigne, « Que le goût des biens et des maux semporte au-delà de nous », Essais, I, 14, p. 128-129.

22 Montaigne, « De la ressemblance des enfants aux pères », Essais, II, 37, p. 679-680.

23 Montaigne, « De la vanité », Essais, III, 9, p. 257-258.

24 Montaigne, Essais, II, 8, p. 89-90.

25 Françoise Charpentier, « Labsente des Essais : Quelques questions autour de lessai II, 8, “De laffection des pères aux enfants“ », art. cité.

26 Voir sur Madame dEstissac de la Béraudière le Dictionnaire de Montaigne, 2e édit., sous la direction de Philippe Desan, Paris, H. Champion, 2007, p. 210.

27 Les guerres civiles qui prouvent la fragilité de la paix dans lÉtat et qui instaurent un climat dinsécurité jusque dans lespace, normalement préservé, de la demeure privée ne sont quune forme particulière du mobilisme universel, voir Montaigne, Essais, III, 9, p. 287 : « Les guerres civiles ont cela de pire que les autres guerres, de nous mettre chacun en échauguette en sa propre maison []. Cest grande extrémité dêtre pressé jusque dans son ménage et repos domestique. Le lieu où je me tiens est toujours le premier et le dernier à la batterie de nos troubles, et où la paix na jamais son visage entier ».

28 Montaigne, « De laffection des pères aux enfants », Essais, II, 8, p. 105.

29 Ibid., p. 98-99.

30 Ibid., p. 100-101.

31 Sur la vertu économique des femmes Montaigne, Essais, « De la vanité », III, 9, p. 293. Jai analysé plus précisément la satire du patriarcat et la position de lauteur des Essais sur la gynécocratie dans Montaigne et le genre instable, Paris, Classiques Garnier, 2015 et « Examen sceptique de la gynécocratie », BSAM, no 46, 2007, p. 67-84.

32 Montaigne, Essais, I, 39, p. 389.

33 Montaigne, Essais, III, 10, p. 347. Voir aussi ibid., p. 345 : « Si quelquefois on ma poussé au maniement daffaires étrangères, jai promis de les prendre en main, non pas au poumon et au foie, de men charger, non de les incorporer, de men soigner, oui, de men passionner, nullement []. Jai assez à faire à disposer et ranger la presse domestique que jai dans mes entrailles et dans mes veines, sans y loger et me fouler dune presse étrangère. Et suis assez intéressé de mes affaires essentiels, propres et naturels, sans en convier dautres forains ». Il importe, selon lauteur des Essais, de ne pas faire « de létranger le propre », de ne pas confondre la chemise avec la peau.

34 Montaigne, Essais, III, 9, p. 259. Voir aussi ibid. : « Socrate dit que les jeunes se doivent faire instruire. [] Les vieils se retirer de toute occupation civile et militaire ».

35 Selon Aristote, la prudence, qualité par excellence de la personne à laquelle revient le commandement, nest pas présente chez tous les êtres humains de manière égale. La prudence est indissociable du jugement. Dans la Politique, il établit que seuls les hommes sont estimés maîtres de leur jugement. Les esclaves manquent de discernement du fait de leur statut ; les enfants détiennent un jugement imparfait mais perfectible (dans le cas des garçons) ; les femmes possèdent un jugement défectueux et changeant en raison de leur absence de fermeté et de leur imperfection naturelle, voir Politique, éd. citée, I, 13, 1260 a 20. À la suite dAristote, Bodin reconnaît que la vertu de prudence caractérise la personne à qui revient le commandement dans la famille et dans lÉtat. En admettant une capacité féminine moindre au jugement et à la tempérance, il justifie la suprématie masculine. Selon Bodin, la légitimité dune subordination des femmes à lordre politique, puis domestique, réside dans lopposition âme/corps, raison/passion qui renvoie à la distinction masculin/féminin. De même que lâme doit contrôler le corps, le mari doit diriger son épouse. Cest parce que les femmes sont victimes des passions et de linconstance du désir quil importe de les soumettre pour maintenir lordre : « Car le commandement quil [Dieu] avait donné auparavant au mari par-dessus la femme, porte double sens, et double commandement : lun, qui est littéral, de la puissance maritale, et lautre moral, qui est de lâme sur le corps, de la raison sur la cupidité, que lÉcriture sainte appelle quasi toujours femme » (Les Six Livres de la République, éd. citée, I, 3, p. 52). Pour la citation, voir André Tiraqueau, Paraphrase aux lois municipales et coutumes du Comté et pays de Poitou de nouveau réformées, Poitiers, Éditions de Marnif et Les Bouchets frères, 1565.

36 Voir Suétone, Vie de Caligula, XXX.

37 Montaigne, Essais, II, 8, p. 102 : « Quand je pourrais me faire craindre, jaimerais encore mieux me faire aimer. Il y a tant de sortes de défauts en la vieillesse, tant dimpuissance, elle est si propre au mépris, que le meilleur acquêt quelle puisse faire, cest laffection et amour des siens : le commandement et la crainte ce ne sont plus ses armes ». Voir aussi III, 9, p. 286.

38 Montaigne, Essais, II, 8, p. 95.

39 Ibid., p. 96 : « Jaccuse toute violence en léducation dune âme tendre, quon dresse pour lhonneur et la liberté. Il y a je ne sais quoi de servile en la rigueur, et en la contrainte : et tiens que ce qui ne se peut faire par la raison, et par sagesse, et adresse, ne se fait jamais par la force. On ma ainsi élevé. [] jeusse aimé à leur (aux enfants) grossir leur cœur de noblesse et dindépendance ».

40 Ibid., p. 106-107.

41 Voir « Au lecteur », où Montaigne se présente comme lunique matière de son ouvrage, quil livre « nu », dans sa « façon simple, naturelle et ordinaire », « sans contention et artifice », en exposant ses défauts « au vif », sans nulle considération de gloire, dans un but strictement familial, amical et privé.