À propos de la traduction « erronée » de Plutarque par Amyot
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2016 – 1, n° 63. varia - Auteur : Schneikert (Élisabeth)
- Pages : 25 à 37
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
À propos de la traduction
« erronée » de Plutarque par Amyot
Après nous avoir relaté sa visite à la librairie du Vatican, Montaigne nous rend compte d’un dîner au cours duquel les convives, lettrés et érudits, discutent de la traduction de Plutarque en français. Jacques Amyot et Henri Estienne sont mis en lice. Il est possible que la visite de la librairie du Vatican ait ravivé le souvenir de ce dîner et en ait suscité l’écriture rétrospective. « Dînant un jour à Rome avec notre ambassadeur, où était Muret et autres savants, je me mis sur le propos de la traduction française de Plutarque1 », nous dit le diariste. La relation qui en est faite est datée du 13 ou 14 mars, mais l’événement a pu avoir lieu quelque temps auparavant, la notation « un jour » amenant une incertitude à ce propos.
Le passage est fort intéressant, car il met à l’épreuve d’une lecture savante et érudite, faite par des contemporains, la traduction d’Amyot, le champion des translateurs de Plutarque. Nous serons certes amené à nous demander ce que veut dire commettre une erreur de traduction, mais nous voudrions surtout mettre au jour comment cet épisode reflète quelle est l’exigence de l’auteur Montaigne et comment il lui permet en creux de réaffirmer et de réajuster sa propre poétique. Quel est le sens de l’erreur d’Amyot dans le parcours de Montaigne écrivain ? Pour ce faire, nous observerons une double position. Le regard portera sur le texte source, mais nous envisagerons avant tout la réception du texte traduit. Après avoir précisé les circonstances du dîner, nous reviendrons sur le lien entre Montaigne et Amyot, avant de nous interroger plus avant sur la tension générée entre « bien traduire » et « faillir ».
L’ambassadeur à Rome est alors encore M. d’Abain de la Rocheposay, la nomination de son successeur Paul de Foix n’intervenant qu’en avril2.
Il est vraisemblable que ce dîner est l’un des derniers auquel M. d’Abain participe avant son départ de Rome. Sans doute Montaigne lui a-t-il raconté sa visite de la librairie du Vatican, alors qu’il s’apprête à quitter Rome, puisqu’il regrette, contrairement à Montaigne, de n’avoir pu la visiter et surtout de n’avoir pas vu malgré son désir ardent le « Sénèque écrit à la main ». La familiarité des deux hommes est certaine, ils ont dû se rencontrer de nombreuses fois depuis l’arrivée de Montaigne à Rome, d’autant comme le note le secrétaire que ce « gentilhomme studieux » est « fort ami de longue main de M. de Montaigne3 ». De même, la Rocheposay et Muret se côtoient depuis quelques années, puisque l’ambassadeur a suivi dès 1576 ses leçons. Sa réputation d’érudit n’est d’ailleurs plus à faire4. Les liens entre Montaigne et Muret sont plus difficiles à établir ; le dîner n’est sans doute pas le seul moment où ils se sont vus. Jean-Eudes Girot nous dit prudemment que « nous connaissons si peu de choses qu’il est presque impossible de se prononcer5 ». Reste qu’ils s’intéressent aux mêmes sujets, lisent les mêmes livres, partagent certaines idées.
Lorsque Montaigne le voit à Rome en 1580, Muret a largement eu le temps de constituer autour de lui un cercle de savants et d’érudits. Qui sont-ils ces savants auxquels Montaigne fait allusion sans les nommer ? La question est difficile, tant Rome était un carrefour d’érudits et un refuge pour les intellectuels. Peut-être Paul de Foix, déjà arrivé à Rome et qui succèdera à la Rocheposay comme ambassadeur. Les liens avec Montaigne sont anciens et serrés. Muret quant à lui le connaît depuis 1549 pour l’avoir rencontré à Toulouse et il est resté lié avec lui toute sa vie6. Peut-être le secrétaire de celui-ci, Arnaud d’Ossat, avec qui Montaigne correspond, peut-être Paul Vialard professeur de rhétorique à la Sapienza7, voire Maldonat qui se trouvait à Rome à cette époque, d’autres encore qu’une enquête plus poussée permettrait de circonscrire ? Soit Montaigne ne connaît pas avec sûreté le nom des convives, soit il les connaît mais choisit de mettre en lumière Muret, dont la gloire en Italie est alors à son comble8. Un autre homme est évoqué, « M. Mangot,
avocat de Paris, qui venait de partir de Rome ». C’est lui qui a fait remarquer à Muret l’erreur de traduction commise par Amyot dans la « Vie de Solon ». Il s’agit de Jacques Mangot. Il a étudié le grec avec Denys Lambin, qui appartient à l’entourage de Muret et qu’Amyot a lui aussi fréquenté chez le cardinal de Tournon. Il a également étudié la jurisprudence avec Cujas. Il appartient à l’élite des magistrats à double titre : intellectuellement par son appartenance à la République des lettres, socialement et politiquement par les hautes charges qu’il occupe au Palais9. Dans la lignée des Pibrac, Brisson, Faye d’Espeisses, il a montré son excellence oratoire dans le genre des « Remontrances d’ouverture10 ». Or le modèle à imiter est Plutarque11, qu’il a de toute évidence abondamment dû étudier. Ainsi, la discussion sur la traduction d’Amyot se déroule lors d’un dîner vraisemblablement convivial, entre lettrés, un dîner où les commensaux se connaissent, s’estiment et entretiennent des relations sinon amicales du moins courtoises. L’atmosphère semble celle d’un salon intellectuel.
Sans être polémique, la discussion est néanmoins précise et argumentée. Il ne faudrait pas se méprendre sur les positions de Muret et des autres convives. Il ne s’agit pas de remettre en cause le travail d’Amyot, mais d’évaluer la pertinence d’un passage et sans doute de modérer l’enthousiasme ou l’ardeur d’un Montaigne peut-être en train de s’enflammer. Car Muret reconnaît la grande valeur de la traduction d’Amyot, il l’admire et se dit très heureux d’avoir son estime12. Avant
même que soient publiées les Vies de Plutarque d’Amyot, les deux hommes s’étaient trouvés ensemble à Paris en 1551-155213, à une époque où Amyot avait déjà traduit plusieurs Vies, puis en 1561-1562, alors que Muret faisait partie de la suite d’Hyppolite d’Este, cardinal de Ferrare. Henri Estienne loue lui aussi Amyot et Georges de Selves d’avoir fait Plutarque français14. L’admiration de Montaigne pour Plutarque et pour Amyot est bien connue. Deux auteurs de l’Antiquité le retiennent particulièrement, Sénèque et Plutarque : « Je n’ay dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarque et Sénèque, où je puise comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse15. » Il voit d’ailleurs leurs manuscrits à la bibliothèque du Vatican. Montaigne accède au saint des saints : les coffres lui sont ouverts, il voit « notamment un Sénèque et les Opuscules de Plutarque ». De ce dernier, Montaigne dit qu’il « pense le connoistre jusques dans l’ame16 ». Les Essais révèlent bien évidemment des emprunts aux deux œuvres concernées par la discussion17.
Montaigne absorbe la langue d’Amyot. Il aime le naturel et la pureté de son langage, et la beauté poétique de sa prose. Or il ne lit pas couramment le grec. C’est une insuffisance qu’il reconnaît. Le texte aimé, le texte désiré, est en fait celui d’Amyot, non celui de Plutarque. Le traducteur est donc surinvesti d’un pouvoir énorme sur son lecteur, qui est contraint de lui accorder crédit. Dans cette discussion philologique, Montaigne ne combat pas à armes égales avec les autres convives. À la fin de la discussion, « recevant leur présupposition du sens propre de la langue », il accepte « de bonne foi leur conclusion ». Son appréhension et sa compréhension de Plutarque sont franco-françaises, quand les autres peuvent s’appuyer sur le texte grec, ce qui modifie considérablement la relation de l’auteur au lecteur et la pertinence de l’évaluation du texte lu.
Montaigne et les autres convives ne semblent pas avoir exactement la même idée de ce que bien traduire veut dire. Le traducteur est dans la position d’un truchement entre l’auteur et le lecteur. Il doit se plier à une triple exigence : respecter le texte source, le rendre compréhensible
malgré l’éloignement temporel et culturel, nourrir le plaisir du lecteur. Or Amyot en est exemplaire. « Jamais ne sont, chez Amyot, dissociés l’érudit et le vulgarisateur ; vont sans cesse de pair, dans son entreprise, les exigences rigoureuses du philologue et la séduisante sollicitude du traducteur courtois, désireux de plaire à ses lecteurs, qu’ils soient gens du peuple, gens de savoir ou gens de Cour18. » Le « savant translateur19 » définit sa position de traducteur dans la préface des Vies :
L’office d’un propre traducteur ne giste pas seulement à rendre fidèlement la sentence de son autheur, mais aussi à adombrer la forme du style et manière de parler d’iceluy, s’il ne veut commettre l’erreur que feroit le peintre qui aiant pris à pourtraire un homme au vif, le peindroit long là où il seroit court et gros là où il seroit gresle, encore qu’il le fist naifvement ressembler du visage.
Et dans l’épître dédicatoire à Henri II de sa traduction, il dit vouloir « rendre fidèlement ce que l’auteur a voulu dire que non pas à orner ou polir le langage ». En cela, Amyot suit les préceptes d’Étienne Dolet : il est nécessaire que le traducteur entende parfaitement le sens et la matière de l’auteur qu’il traduit, donc qu’il ait une connaissance parfaite des deux langues. Le texte est primordial. Pour autant il ne saurait être question de s’asservir au mot à mot. On notera que les principes de la traduction sont parallèles à ceux du précepteur à propos de l’élève tels que Montaigne les prône : « qu’il ne luy demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance20. » La hiérarchie des propositions peut être modifiée pour répondre à un souci de clarté ; toujours selon les préceptes de Dolet, Amyot dégage la succession chronologique ou logique des différents faits.
C’est que la traduction est destinée à ceux qui ne lisent pas le grec, mais désirent une traduction qui puisse se comprendre sans le texte. La réception du texte et la prise en compte du lecteur mènent le bal. La traduction est en fait un texte non pas qui se surajoute au texte grec et dont elle serait un avatar plus ou moins réussi, mais elle est un autre texte21. Après la traduction d’Amyot, on ne lit d’ailleurs pratiquement
plus Plutarque dans le texte grec, ni même dans les versions latines, pourtant accessibles aux esprits du temps et fort nombreuses22. Cette puissante prise en compte du lecteur, génératrice d’une altérité textuelle radicale, est remarquable à plusieurs niveaux. Amyot écrit pour être compris, il a une passion de la clarté et de la netteté. Il commente et explique dès qu’il redoute une hésitation du lecteur. En cela, il se place dans la tradition des premiers humanistes. Laurent de Premierfait, dit aussi Laurent Campanus, au début de sa traduction du De senectute, explique : « Ce qui me semble trop brief ou trop obscur, je le alongiray en exposant par mots et par sentence23. » Ainsi le lecteur non helléniste du xvie siècle ne savait peut-être pas qu’une phalange était chez les Lacédémoniens une troupe de piquiers armés, mais Amyot, plutôt qu’une note de bas de page, met une glose dans son texte24.
Amyot s’attache en outre au plaisir du lecteur. Parmi les préceptes les plus importants de Dolet se trouve l’observation des nombres oratoires, l’harmonie et l’équilibre de l’ensemble, qui nécessitent que les détails soient subordonnés au tout25. Chez Amyot les redoublements visent ainsi à satisfaire au désir d’ampleur, d’harmonie et de rythme, auquel s’ajoute le souci d’insistance et de persuasion26.
Le choix des mots et la qualité du langage participent à la fois de la compréhension et du plaisir du lecteur. Dolet invite à ne pas se laisser envoûter par la richesse, la finesse, la variété de la langue originelle et à suivre le langage commun. Quant à Montaigne, il loue Amyot « pour la naïveté et pureté du langage, en quoy il surpasse tous les autres27 ». Ce qu’il aime, c’est sa langue « spontanée » et « simple », telle « en la bouche que sur le papier ». Mais lorsque Jacques Peletier du Mans dit que le traducteur doit « garder la propriété et le naïf de la langue en laquelle il translate28 », les mots ont-ils le même sens29 ? Celui-ci se place du point de vue de la langue source, quand Montaigne adopte le point de vue du lecteur. Or c’est la préoccupation majeure d’Amyot. Les
révisions de 1559 des Vies visent à rendre la pensée de Plutarque avec plus de clarté et d’exactitude. Amyot supprime des tours vieillis et des termes archaïques, de même que des latinismes et des italianismes30. La langue qui fera revivre les Vies est drue, jeune, contrairement au grec de Plutarque, qui appartient à la période alexandrine31. Si Montaigne lisait Plutarque dans le texte grec, aurait-il la même admiration, le même enthousiasme ?
Reste que deux passages sont incriminés dans le Journal, qui font l’objet d’une lecture précise et mettent en défaut le « bien traduire » d’Amyot. Le premier se trouve dans la « Vie de Solon » ; selon Amyot, Solon se « vantait […] d’avoir ôté les bornes qui faisaient les séparations des héritages ». Le Journal reprend de façon très exacte la traduction d’Amyot, telle qu’on la lit dans l’édition Vascosan de 1565, qui est celle que Montaigne avait sans doute dans sa bibliothèque. La traduction d’Amyot est évaluée en regard de celle d’Henri Estienne, en latin, publiée à Genève en 1572. Le second passage incriminé se trouve tout à la fin du « Traité de la nourriture des enfants », que Montaigne possédait dans l’édition Vascosan de 1572. Amyot traduit : « Or de pouvoir observer toutes les règles et préceptes ensemble, que nous avons cy-dessus declarez, à l’adventure est-ce chose qui se peut plustost souhaitter que conseiller32. » Montaigne, ou l’un des convives, reprend quasi mot à mot ces traductions. La matière est parfaitement connue.
Mais avant d’examiner de plus près en quoi Amyot a « failli », il convient de mener l’enquête sur le texte grec des Vies à partir duquel chacun se prononce. La traduction de Plutarque par Amyot a été un travail de très longue haleine, sur lequel Amyot n’a cessé de revenir. Les ressources dont dispose Amyot sont variées : manuscrits de toutes provenances, éditions diverses, recueils de variae lectiones, commentaires sur d’autres œuvres, conjectures personnelles33, mais René Sturel parvient à la conclusion que la question de savoir sur quels manuscrits Amyot
s’est appuyé aux diverses époques de son travail reste ouverte et qu’il est « impossible d’arriver à quelque précision34 ». La question de savoir sur quel texte grec Amyot s’appuie reste donc nébuleuse. Qu’en est-il pour Muret ? Nous savons qu’il possédait une édition aldine de 1519 des Vies, établie par Bembo. Quant à Henri Estienne, selon R. Sturel35, le Parisinus 1676 serait l’une des principales sources de son édition de 1572, mais ses séjours en Italie lui ont permis, comme à Amyot, de récolter un abondant matériau textuel. Il bénéficiait également des collections privées que lui ouvraient ses amitiés humanistes. Dès 1559, le mécénat d’Ulrich Fugger lui permet d’accéder à des manuscrits de première importance et de s’assurer la collaboration de Henry Scrimger, le bibliothécaire de Fugger36. Finalement, pour Estienne et Amyot, nous n’avons aucune certitude définitive sur le texte source.
Nous pouvons faire la même remarque à propos des Moralia37. Il convient cependant de noter qu’Amyot n’a vraisemblablement pas eu accès à l’édition d’Estienne des Moralia parue en 157238. Amyot a travaillé sur l’impression bâloise de Froben de 1542, où sont apportées des corrections à l’édition Alde de 1509, annotée par Turnèbe et comportant des remarques de Muret. Les annotations marginales d’autres érudits sont également prises en compte, celles de Giannotti ou encore de Donato Polo39. Il avait aussi pu consulter tous les manuscrits de valeur dont disposent les philologues modernes40. Il disposait en fait de cinq sources : les manuscrits41, les éditions grecques, les recueils philologiques
contemporains, les traductions latines, autant de sources communes à Estienne et à Muret, auxquelles s’ajoutent ses conjectures personnelles42.
La comparaison de différentes éditions du xvie siècle des Vies montre en fait que le passage incriminé ne pose pas de problème philologique particulier. L’édition Alde de 1519, établie par Bembo, porte la même leçon que l’édition de Simon Grynaeus chez Bebel, qui date de 1533 ; le texte de l’édition Estienne de 1572 est semblable à celui de Wilhelm Xylander et Hermann Cruser publié à Francfort. Cela n’a rien d’étonnant, car les trois hommes ont abondamment collaboré. Ainsi, l’on pourrait penser de prime abord que le différend sur la traduction repose sur une difficulté du texte grec, mais ce n’est pas le cas.
Voyons le texte grec du passage de la « Vie de Solon » : Ὅρους ἀνεῖλε πολλαχῆ πεπηγότας·πρόσθεν δὲ δουλεύουσα, νῦν ἐλευθέρα43. La phrase apparaît dans un contexte où il est question de l’abolition des dettes : Solon en effet « décréta que les dettes existantes devaient être remises, et que nul désormais n’aurait le droit de prêter de l’argent en prenant pour gage la personne du débiteur44 ». Amyot a parfaitement cerné l’action de Solon, sur laquelle il revient dans la confrontation de Solon et de Publicola, de sorte que la traduction du mot ὅρος qu’il donne, « les bornes qui faisaient les séparations des héritages » est surprenante et inexplicable. Une enquête sur les différentes occurrences du mot chez Plutarque et les traductions qu’en donne Amyot permettrait peut-être d’obtenir une explication. Reste que la traduction proposée ne s’inscrit aucunement dans la trame textuelle et ne fait pas sens. Ce d’autant moins que la suite de la traduction évoque bien le fait que les terres cessent d’être engagées et que leurs propriétaires endettés cessent d’être esclaves. Le terme désigne en fait une stèle portant une inscription d’hypothèque, sens qui est attesté chez plusieurs auteurs45. Les propriétaires qui avaient engagé pour dettes leurs terres ou leurs maisons étaient en effet obligés de mettre des écriteaux qui indiquaient pour quelles sommes les biens étaient engagés. Le latin d’Henri Estienne de fait « s’est approché plus près du vrai » : « gloriatur etiam in his agris se ante pignori nexi fixos passim
terminos removisse46. » Le terme grec ὅρος est rendu par trois mots latins, terminus qui désigne la borne, nexum qui désigne l’assujettissement pour dette, pignus qui signifie le gage. Si Estienne a mieux rendu le sens qu’Amyot, l’on comprend aussi pourquoi Muret, ou un des autres convives, parle d’approximation. Le sens est rendu par approche successive, chaque mot latin ne reprenant qu’une partie du mot grec.
Force est donc de constater qu’Amyot « a failli », qu’il s’est trompé et a commis un contresens. La traduction ne relève dans le cas du mot ὅρος ni du « vrai », ni du « vraisemblable » et le lecteur qu’est Montaigne lui « donne » effectivement « trop ».
L’examen du second passage incriminé issu de « La nourriture des enfants » amène à une conclusion différente :
Τὸ μὲν οὖν πάσας τὰς προειρημένας συμπεριλαβεῖν εὐχῆς ἴσως ἢ παραινέσεως ἔργον ἐστί ; Or de pouvoir observer toutes les regles et les preceptes ensemble, que nous avons cy-dessus declarez, à l’adventure est-ce chose qui se peult plustost souhaiter que conseiller (Amyot)47.
Amyot traduit mot à mot les termes qui sont repris par Muret, εὐχῆς ἴσως ἢ παραινέσεως ἔργον ἐστί. Il rend compte du balancement du texte grec entre εὐχῆ et παραινέσις, entre le vœu et l’exhortation ou sa forme atténuée qu’est le conseil. Suivre tous les préceptes éducatifs énoncés ne va pas de soi. Ils relèvent d’un horizon désiré, mais leur réalisation est difficile, au point qu’on ne peut exhorter les parents à les suivre. Ce serait une exigence vaine. Le texte grec ne comporte pas d’idée d’espoir ; la correction de Muret, « cela est plus désirable qu’espérable », entre d’ailleurs en contradiction avec la fin de la phrase. Plutarque conclut en effet que chercher à suivre ces préceptes, même en partie, est réalisable pour la nature humaine48. Mais l’expression de Muret, en elle-même, a du sens. Elle est vraisemblable. L’on comprend pourquoi Montaigne peut se ranger à son avis.
Ainsi, le second passage ne comprend pas d’erreur d’Amyot, mais elle est commise par celui qui corrige, ce qui n’est pas dénué d’intérêt, puisque cela montre que la justesse sur le texte s’installe au croisement d’un processus de déchiffrement et d’un acte de lecture.
On note dans le passage deux occurrences du verbe « faillir ». Dans le premier cas, Montaigne parle de la traduction d’Amyot en général. Il « a failli le vrai sens de Plutarque », c’est-à-dire qu’il est passé à côté, il l’a gauchi ; l’exactitude du sens qui relève ici de la stricte équivalence lexicale prend un chemin de traverse, de sorte que le vrai devient vraisemblable. Ainsi, « la vraisemblance pallie de façon satisfaisante le défaut de vérité49 ». La traduction ne tient pas de la reproduction mais du reflet, qui reste pourtant porteur d’une certaine vérité. Celle-ci se trouve dans le maintien du tissu du texte, dans sa jointure, le sens substitué « s’entre-tenant bien aux choses suivantes et précédentes50 ». L’idéal du lecteur qu’est Montaigne rejette le discontinu. Sa critique s’exerce donc au niveau d’une totalité ou d’un ensemble. Le mérite d’Amyot est d’avoir su maintenir la cohésion et la cohérence du propos. Même s’il gauchit le texte, une part de vrai perdure, qui serait alors pertinente au niveau d’une macro-lecture.
Dans la seconde occurrence, « faillir » est employé sans complément et concerne le passage précisément étudié : Amyot a commis une erreur, il a fait une faute de traduction, ce que Montaigne reconnaît sans appel. L’attention scrupuleuse au texte grec et la connaissance des réalités historiques athéniennes permettent la correction. Le traducteur est à la fois un linguiste et un savant. Ainsi la micro-lecture du passage et la culture permettent l’émergence d’une signification plus juste. C’est donc à la fois le regard très précis, l’attention portée à la plus petite cellule de la phrase, le mot, et la connaissance vaste qui permettent d’ajuster le sens. Il ne s’agit pas comme chez Estienne d’un travail d’approximation, mais d’un réglage, rendu possible par un changement de point de vue sur le texte. L’on remarquera néanmoins que la traduction juste s’assortit d’un commentaire explicatif sur le rôle des marques d’hypothèque et d’une reformulation du mot « borne » par « limite », c’est-à-dire une reformulation de l’erreur. Ainsi, l’émergence du sens vrai relève tout
autant de la modification du regard porté sur le texte, la loupe se rapprochant, que de l’éloignement du texte lui-même pour en appeler à la réalité socioculturelle, mais il relève aussi de la reformulation de l’erreur, ce qui permet de mieux en comprendre la portée : « ce serait en effet faire les terres non libres, mais communes ». La double formulation de l’erreur renforce l’efficacité de la correction, la vérité du texte s’installe dans la tension entre faux sens et vrai sens.
Pour le second passage incriminé, la critique est moins argumentée et plus impressionniste. Le point de vue mis en avant est celui de la réception : le lecteur attend « un sens clair et aisé », un sens évident, immédiat, alors qu’Amyot donne un sens « mol et étrange ». On remarquera d’abord que le couple d’adjectifs critiques n’est pas symétrique. Comment comprendre « mol » ? Dans les Essais, l’adjectif est employé aussi bien avec une connotation positive qu’avec une connotation péjorative. Il exprime la souplesse, l’absence de rudesse, comme la lâcheté, l’absence de résistance ou de vigueur51. Dans « Sur des vers de Virgile », l’éloquence « molle » est opposée à l’éloquence « nerveuse et solide […] qui ne plaict pas tant comme elle remplit et ravit52 ». Ainsi ce qui manquerait à la traduction d’Amyot serait l’énergie ; le translateur produirait précisément le défaut que Montaigne trouve à la langue française, « qui languit soubs vous et fleschit ». Le sens n’est pas suffisamment précis ni ferme. Par conséquent il est « étrange » : le texte reste étranger. Or l’entreprise générale d’Amyot procède à l’inverse, puisque son travail de transposition vise justement à réduire l’altérité, à nier la fracture temporelle avec le texte source. Paradoxalement, ce qu’il fait dans ce passage des Moralia correspond à ce qu’il ne fait habituellement pas, tandis que les attentes non satisfaites signalées par ses critiques correspondent à ce qu’il fait habituellement.
Ainsi, ce passage du Journal est tout à fait singulier, puisqu’il prend en défaut le « savant translateur », qui a toute l’admiration de Montaigne sur des points qui font précisément la qualité exceptionnelle de sa traduction. Montaigne reconnaît l’erreur d’Amyot au nom de la vérité
philologique. La reconnaissance de l’erreur repose sur l’examen philologique du texte, sur la justesse portée dans le passage incriminé par l’étude des mots eux-mêmes, non par l’organisation de la phrase. Or dans « Sur des vers de Virgile », de la poésie de Lucrèce, ce sont les mots que Montaigne « rumine53 ». Il est un lecteur gourmand, avec du « nez » et du « goût », pour qui lire est une expérience esthétique et sensorielle. Ainsi, la façon d’aborder l’erreur dans le texte d’Amyot illustre également la manière de Montaigne. Par cet épisode romain, par cette expérience philologique, se voit définie et ajustée en creux la propre poétique de l’essayiste. Enfin, le dîner des savants est aussi une mise en pratique de la relation pédagogique, où Montaigne prescrit au précepteur pour son élève « qu’il lui face tout passer par l’estamine et ne loge rien en sa teste par simple authorité et à crédit54 ». « Passer par l’estamine » tient ici de l’activité de déchiffrement et de l’expérience de lecture, où les enjeux sont tout à la fois intellectuels, esthétiques, émotionnels et créateurs55.
Élisabeth Schneikert
Université de Strasbourg
1 Journal, éd. F. Garavini, Paris, Folio-Gallimard, 1983, p. 214.
2 Il est reçu en audience par le pape le 12 mai 1581, il en fait le compte rendu dans une lettre du 15 mai à Henri III.
3 Journal, p. 192.
4 J. E. Girot, Marc-Antoine Muret. Des Isles fortunées au rivage romain, Genève, Droz, p. 244.
5 Ibid., p. 256-258.
6 Ibid., p. 568.
7 Il fait partie des Français que Montaigne fréquente à Rome, voir Journal, p. 229.
8 Au retour de son voyage, Montaigne note dans le chapitre « De l’institution des enfants » : « Marc Antoine Muret, que la France et l’Italie reconnoist pour le meilleur orateur du temps », I, 26, 174, éd. P. Villey, Paris, PUF, 1988. Muret est traité en égal par Dorat, Lambin, Turnèbe, Douaren et les deux Scaliger (M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Genève, Droz, 1980, p. 169).
9 Cette élite constitue selon les propos de M. Fumaroli, « pour ainsi dire la colonne vertébrale de l’humanisme français » (op. cit., p. 432).
10 Antoine de Laval, à propos de la rhétorique institutionnelle du Palais du début du xviie siècle, affirme : « Les feux sieurs de Pybrac, Brisson, Mangot, d’Epesses (pour ne parler des vivants) ont élevé bien hautement l’éloquence françoise, et se sont rendus si recommandables à la postérité qu’il sera bien difficile de les suivre », Desseins des professions nobles et publiques contenans plusieurs traitez divers et rares et …l’Histoire de la maison de Bourbon, Paris, Vve Langellier, 1612, in 4o, p. 97 vo, cité par M. Fumaroli, op. cit., p. 466.
11 Ibid., p. 444.
12 Lettre de Muret à Frédéric Morel du 21 novembre 1583 (BNF Dupuy 16 ; Édition : Nohlac, « Lettres inédites de Muret », VIII) : « Sermones de me tui cum Amioto Antissiodorensium episcopo habiti magnae mihi laetitiae fuerunt. Incredibile enim est, quanti illum faciam : et quantopere ab eo amari cupiam. Itaque peto at te, quantum me amas, ut omni ratione coneris me apud eum in quam maxima gratia ponere. » Cité par J. E. Girot, op. cit., p. 494. Xylander et Cruserius font aussi l’éloge d’Amyot, voir R. Sturel, Jacques Amyot. Traducteur des Vies parallèles de Plutarque, Genève, Slatkine, 1974, p. 262.
13 Ibid., p. 477.
14 L. Clément, Henri Estienne et son œuvre française, Genève, Slatkine, 1967, p. 202.
15 Essais, II, 4, 364.
16 Essais, II, 31, 716.
17 Voir en particulier I. Konstantinovic, Montaigne et Plutarque, Genève, Droz, 1980.
18 R. Aulotte, Fortunes de Jacques Amyot, Actes du colloque international (Melun 18-20 avril 1985) présentés par M. Balard, Paris, Nizet, 1986, p. 184.
19 J. Du Bellay, La Deffense et illustration de la langue françoyse, Genève, Droz, 2007, I, 10.
20 Essais, I, 26, 151.
21 Pour F. Rigolot, l’approximation verbale entre dans toute tentative de dire vrai, L’Erreur de la Renaissance, Paris, Champion, 2002, p. 282.
22 R. Aulotte, op. cit., p. 187.
23 Cité par R. Sturel, op. cit., p. 208.
24 R. Aulotte, op. cit., p. 186.
25 E. Cary, Les grands traducteurs français, Genève, Georg, 1963.
26 R. Sturel, op. cit., p. 245.
27 Essais, II, 4, 363.
28 Art poétique, livre I, chap. vi, 1555.
29 Voir aussi Du Bellay, Défense et illustration, op. cit.
30 R. Sturel, op. cit., p. 598.
31 Donc dans l’évaluation de la traduction, il est nécessaire de prendre en compte un triple éloignement : Plutarque / Amyot-Montaigne ; Plutarque / lecteur contemporain ; Amyot-Montaigne / lecteur contemporain ; à ce propos voir la réflexion de F. Frazier, « “Vérité” des textes anciens et narratologie moderne », La vérité, colloque de l’I.U.F., études réunies et présentées par O. Guerrier, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013, p. 181-196.
32 Vascosan, 1572.
33 R. Sturel, op. cit., p. 161.
34 Ibid., p. 280.
35 Ibid., p. 284.
36 La France des humanistes, Henri II Estienne, éditeur et écrivain, J. Kecskemeti, B. Boudou, H. Cazes, dir. J. Céard, Brepols, 2003, p. xvi-xvii. Redresseur de torts, H. Estienne s’en prend aux traducteurs, Érasme, Valla, Johann II Herwagen, Joachim Camerarius, et s’arroge le rôle de champion des auteurs grecs, ibid. p. xxxiii.
37 Avant Amyot, d’autres traducteurs s’étaient attelés à la traduction de L’Éducation des enfants, par ex. Jean Collin en 1538. Voir R. Aulotte, Amyot et Plutarque. La tradition des Moralia au xvie siècle, Genève, Droz, 1965, p. 115.
38 Ibid.
39 Ibid., p. 179.
40 En 1567, Amyot est maître de la librairie à Fontainebleau ; il succède à Pierre de Montdoré, Mellin de St-Gelais et Budé (R. Aulotte, op. cit., p. 169). Il a eu accès aussi à la splendide bibliothèque de la reine-mère, constituée de la collection de Pierre Strozzi, tué au siège de Thionville. Elle contenait 618 ms grecs et 127 ms latins. Voir H. Omont, Catalogue des ms grecs de la bibliothèque de Fontainebleau sous François 1er et Henri II, Paris, 1889.
41 Ulrich Fugger a légué à l’électeur Frédéric IV sa bibliothèque, dont le ms grec Palatinus 153 copié au xiie-xiiie siècles. Il est possible que ce ms soit celui demandé à Scrimger par Bernardin Bochetel, évêque de Rennes en faveur d’Amyot (R. Aulotte, op. cit., p. 174).
42 Ibid., p. 166.
43 « Partout il enleva les bornes enfoncées. La terre autrefois serve est libre maintenant. » (traduction A. M. Ozanam, Paris, Quarto Gallimard, 2001).
44 Ibid.
45 Ex Démosthène, 791, 6 ; 876, 9 ; etc.
46 Plutarchi Chaeronensis quae extant opera, cum latina interpretatione, Genève, 1572. Il se glorifie d’avoir enlevé dans ces champs d’abord les bornes d’assujettissement pour hypothèque fixées de tous côtés. Nous traduisons.
47 Donc le fait d’embrasser toutes les recommandations dites auparavant est peut-être le résultat d’un souhait ou d’une exhortation. Nous traduisons.
48 τὸ δὲ τὰς πλείους ζηλῶσαι καὶ αὐτὸ μὲν εὐμοιρίας δεόμενόν ἐστι καὶ πολλῆς ἐπιμελείας, ἀνυστὸν δ´ οὖν ἀνθρωπίνῃ φύσει καθέστηκεν. Cependant rechercher avec ardeur la plupart d’entre elles demande en soi une bonne conformation et beaucoup de soin, mais est réalisable pour la nature humaine. Nous traduisons.
49 C. Couturas, « Une pratique de transfert dans les Essais de Montaigne : les Vies parallèles de Plutarque », Camenae 3, nov. 2007.
50 Journal, p. 215.
51 On trouve par exemple : « parole molle ou rabaissée », c’est-à-dire lâche, I, 31, 210 ; Alcibiade, conscient de sa beauté, a le parler « mol et gras », c’est-à-dire doucereux, II, 17, 633, ce qui correspond à une caractéristique féminine ; les femmes se font arracher des dents « pour en former la voix plus molle et plus grasse », I, 14, 59.
52 Essais, III, 5, 873.
53 Essais, III, 5, 872.
54 Essais, I, 26, 151.
55 Le circuit de la vérité mériterait lui aussi d’être étudié de près. Muret en effet corrige la traduction à partir de la remarque de Jacques Mangot et est redevable des annotations d’autres savants qui l’ont précédé. Amyot se réfère à d’autres écrivains grecs et partage son savoir avec Fulvio Orsini, qui partage avec Niccolo Maggiorano, évêque de Molfetta (Voir R. Aulotte, op. cit., p. 179-187). Ainsi la correction de l’erreur relève-t-elle de l’échange et du cheminement.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06087-1
- EAN : 9782406060871
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06087-1.p.0025
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/08/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français