« Un vrai témoignage de l'humaine imbécillité » L'erreur et ses formes judiciaires
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2015 – 2, n° 62. varia - Auteur : Roussel (François)
- Pages : 119 à 135
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
« Un vrai témoignage
de l’humaine imbécillité »
L’erreur et ses formes judiciaires
Deux indications serviront à baliser les réflexions qui suivent :
1. L’intitulé fait écho, en symétrie inversée, à certaines analyses développées par Michel Foucault, notamment une série de conférences données au Brésil en 1973 et parues sous le titre : « La vérité et ses formes juridiques ». À vrai dire ces analyses ont été exposées, reprises, amplifiées ou resserrées tout au long des quinze années d’enseignement de M. Foucault au Collège de France, depuis les premiers cours publiés sous le titre Leçons sur la volonté de savoir, jusqu’aux derniers portant sur Le Courage de la vérité. Au delà des objets et thèmes divers qui ont marqué cet enseignement (prison, psychiatrie, biopolitique, gouvernement des vivants, souci de soi, exigences du « dire vrai »), on peut repérer et isoler un fil rouge qui témoigne d’une interrogation et d’une « problématisation » continue de M. Foucault concernant l’importance des « formes juridiques » dans un certain partage du vrai et du faux, que celui-ci relève du mensonge, de l’aveuglement ou de l’erreur dans son sens plus factuel.
À suivre ce fil, l’erreur, comme la vérité, ou plus exactement le rapport entre l’une et l’autre se détermine toujours dans des formes institutionnelles, dont celles de la justice1. L’intérêt d’un certain nombre d’analyses de Montaigne est précisément de se focaliser sur ces « formes » et de rendre davantage perceptible une dimension qui ne rabat pas trop vite les « erreurs
judiciaires » sur une faiblesse générale et congénitale de la raison humaine – bien que la formule citée en exergue : « un vrai témoignage de l’humaine imbécillité », semble y renvoyer sans autre forme de procès.
2. Par ailleurs, les remarques développées ici se situent dans le prolongement de réflexions antérieures diversement ponctuées : un petit livre naguère publié, Montaigne. Le magistrat sans juridiction, nourri par les analyses de Jean-Yves Pouilloux et d’André Tournon ; et un travail collectif mené avec des anthropologues, juristes, politistes, sociologues, afin d’examiner dans l’après-coup un certain nombre d’aspects de « l’affaire d’Outreau », cas marquant et saisissant d’erreur judiciaire contemporaine. Ce registre spécifique de l’erreur est évidemment familier et fait régulièrement l’objet de recueils de « cas » plus ou moins convenus et d’analyses d’inégal intérêt, certaines très fournies tel le livre récent de Dominique Ischaudé, L’Erreur judiciaire (PUF, 2010), qui fait justement de « l’affaire d’Outreau » un cas d’école longuement étudié, confrontant plus globalement les mérites et défauts respectifs des procédures « accusatoires » et « inquisitoires ».
Je vais prolonger et préciser ces réflexions, continuant à ruminer certains passages ou « matières » des Essais car bien qu’ils aient parfois été longuement « remâchés » dans des éclairages assez divers, c’est par ce biais qu’on peut en revenir à la manière dont Montaigne aborde et thématise ce régime spécifique de l’erreur. Il s’agit donc d’apporter quelques éléments de réponse aux questions suivantes : que peuvent apprendre sur l’erreur en général ses formes proprement judiciaires que scandent certains cas « mémorables » – même si, selon Montaigne, c’est de manière négative et à l’opposé d’une sagesse ou pratique jurisprudentielle dont le bien-fondé lui est toujours apparu douteux (« tout exemple cloche ») ? Ces erreurs sont-elles le prototype de toutes les formes d’erreur, comme l’envers inéluctable, voire impossible à amender, de la prétention de la raison humaine à établir une quelconque vérité ? Autrement dit, constituent-elles un témoignage, à la fois révélateur et particulièrement impitoyable, de sa « présomption » ordinaire ? Et de quelle présomption s’agit-il plus précisément ?
La forme générique de l’erreur judiciaire
Caractériser la forme générale des erreurs judiciaires, tel est bien le sens de la formule-titre placée ici en exergue. De fait, le passage du chapitre « De l’expérience » est on ne peut plus clair dès lors qu’on rétablit la phrase complète :
Considérez la forme de cette justice qui nous régit. C’est un vrai témoignage de l’humaine imbécillité : tant il y a de contradiction et d’erreur. Ce que nous trouvons faveur et rigueur en la justice, et y en trouvons tant, que je ne sais si l’entre deux s’y trouve si souvent, ce sont parties maladives, et membres injustes, du corps même et essence de la justice. Des paysans viennent de m’avertir en hâte, qu’ils ont laissé présentement en une forêt qui est à moi un homme meurtri de cent coups, qui respire encore, et qui leur a demandé de l’eau par pitié et du secours pour le soulever : Disent qu’ils n’ont osé l’approcher, et s’en sont fuis, de peur que les gens de la justice ne les y attrapassent, Et comme il se fait de ceux qu’on rencontre près d’un homme tué, ils n’eussent à rendre compte de cet accident, à leur totale ruine : N’ayant ni suffisance, ni argent, pour défendre leur innocence. Que leur eussé-je dit. Il est certain que cet office d’humanité les eût mis en peine (Essais, III, 13, p. 411/1070)2.
Le diagnostic est tranché et le réquisitoire sévère, appuyé sur une situation de la vie ordinaire – et par cela même d’autant plus révélatrice. Comme on le sait par ailleurs dès lors qu’on fréquente un peu longuement les Essais, « l’imbécillité » ou « débilité » intrinsèque des institutions judiciaires, leurs « partie maladives et membres injustes », tout cela suscite des développements fournis dans nombre de chapitres : lois forcément inadéquates appliquées dans une alternance instable entre accommodement partial (« faveur ») et rigidité intraitable (« rigueur ») ; puissance aveugle du droit coutumier quels que soient ses contenus très divers ; gloses interprétatives contradictoires multipliées à l’infini ; langue juridique incompréhensible ; vénalité des offices nourrissant un esprit de corps dommageable pour le bien public et pour celui des « juridiciés » ; barbarie judiciaire (torture, question, supplices) attestant une forme institutionnelle de cruauté.
Ce tableau clinique présente une série de maladies congénitales inhérentes à la justice instituée, source d’erreurs multiples, récurrentes et parfois tragiquement irrémédiables. Et le diagnostic se trouve ponctuellement étayé par l’évocation, allusive ou développée, de quelques « cas » plus ou moins célèbres et surtout contre-exemplaires aux yeux de Montaigne : ainsi le procès de Socrate dont la plaidoirie en défense est longuement reprise et réécrite dans « De la physionomie » ; ou encore celui de l’affaire « Martin Guerre » dont la postérité, largement nourrie et relayée jusqu’à aujourd’hui3, doit notamment aux quelques lignes que Montaigne lui consacre dans le chapitre « Des boiteux » – on y reviendra plus loin.
Dans le chapitre « De l’expérience », la suite du passage cité plus haut expose un double cas d’erreur judiciaire qui met en avant le caractère contraignant sinon impérieux des « formes » de la justice dans leurs effets parfois les plus incompréhensibles, les plus implacables et les plus irréparables :
Combien avons-nous découvert d’innocents avoir été punis : je dis sans la coulpe des juges : et combien en y a-il eu que nous n’avons pas découvert ? Ceci est advenu de mon temps : certains sont condamnés à la mort pour un homicide : l’arrêt sinon prononcé, au moins conclu et arrêté. Sur ce point, les juges sont avertis par les officiers d’une cour subalterne, voisine : qu’ils tiennent quelques prisonniers, lesquels avouent disertement cet homicide, et apportent à tout ce fait une lumière indubitable. On délibère si pourtant on doit interrompre et différer l’exécution de l’arrêt donné contre les premiers. On considère la nouvelleté de l’exemple : et sa conséquence, pour accrocher [suspendre] les jugements : que la condamnation est juridiquement passée : les juges privés de repentance. Somme, ces pauvres diables sont consacrés aux formules de la justice. Philippus, ou quelque autre, pourvut à un pareil inconvénient, en cette manière. Il avait condamné en grosses amendes, un homme envers un autre, par un jugement résolu : La vérité se découvrant quelque temps après, il se trouva qu’il avait iniquement jugé : D’un côté était la raison de la cause, de l’autre côté la raison des formes judiciaires. Il satisfit aucunement [quelque peu] à toutes les deux, laissant en son état la sentence, et récompensant de sa bourse l’intérêt du condamné : Mais il avait affaire à un accident réparable : les miens furent pendus irréparablement (Essais, III, 13, p. 412/1070-1071).
Le passage se conclut par un ajout manuscrit ultérieur : « Combien ai-je vu de condamnations plus crimineuses que le crime » (la première mouture de l’ajout, raturée, disait : « … de sentences pires que le crime »). Dans son redoublement appuyé, cette formulation généralise jusqu’à l’hyperbole la dimension la plus scandaleuse de ce type d’erreur judiciaire puisque sa reconnaissance, avant le « prononcé » de l’arrêt, n’entraîne en rien sa rectification pourtant rendue possible mais finalement refusée au nom du respect inconditionnel des « formules de la justice ». Par son incise conclusive soigneusement réécrite, Montaigne insiste sur cette dimension d’un crime judiciaire redoublé : l’erreur est ici une faute criminelle d’autant moins excusable et acceptable qu’elle se pare des « formes » de la légitimation juridique et qu’elle ne vise qu’à les conforter, au mépris de la vérité la plus factuelle qui se voit purement et simplement déniée. Puisque tout appel de la décision judiciaire est ainsi barré au nom d’une « raison » jugée supérieure qui n’en est alors que plus coupable, le constat de Montaigne est lui-même sans appel : que des innocents se voient sacrifiés (« consacrés ») aux « formules de la justice » témoigne crûment et cruellement de l’incapacité congénitale de celle-ci à se corriger et à faire amende honorable.
Après le rappel de ce tableau clinique bien connu et documenté, on pourrait s’attarder sur d’autres cas d’erreur judiciaire reconnus après coup, sinon corrigibles. Et le procès de Socrate en serait ici une forme presque archétypique, quoique malgré tout atypique dans la mesure où les chefs d’accusation retenus par le tribunal et contestés par l’accusé impliquent une dimension « théologico-politique » plus explicite et plus complexe dans ses attendus. Car la question de l’innocence de Socrate, eu égard aux accusations lancées contre lui, n’est qu’un aspect d’une question beaucoup plus vaste liant les rapports de chacun à la Cité et aussi à soi-même4. La réécriture par Montaigne du plaidoyer socratique contient nombre d’éléments pertinents dès lors qu’on s’interroge sur certaines dimensions de l’erreur judiciaire, du moins si l’on accepte d’étendre le registre de celle-ci au lieu d’estimer que ce serait réduire le procès de Socrate à une dimension trop prosaïque ou univoque. Mais outre que ces développements de Montaigne ont fait l’objet de très nombreuses analyses récemment renouvelées, il paraît ici plus éclairant de
se focaliser sur deux « cas perplexes » et autrement atypiques : celui du procès « Martin Guerre » (à propos duquel les études et commentaires fouillés ne dissuadent pas d’y revenir par d’autres biais), et celui d’un étrange « conte » rapporté par Montaigne à la fin du chapitre « De la conscience », moins volontiers sollicité.
D’où vient l’erreur et comment procède-t-elle, si elle ne réside pas toujours dans une fausse accusation, ou dans une factualité supposée ultérieurement démentie, qui « légitimaient » le jugement prononcé et exécuté ? Quelles autres situations suscitent une relance de la perplexité, obligeant à considérer des éléments plus retors dans les procédures de justice ? De quelles formes maladives plus singulières de la présomption humaine cela témoigne-t-il alors ? On va successivement examiner ces deux cas de figure évoqués dans les Essais afin d’esquisser quelques éléments de réponse plus ajustés.
Une perplexité maintenue
L’affaire « Martin Guerre », célèbre cas d’imposture qui continue à stimuler l’imaginaire contemporain, renvoie au nom de l’un de ses protagonistes, enfui du domicile conjugal durant de longues années avant qu’il ne réapparaisse d’étrange manière (fortuite ou non) au cours d’un procès où il se retrouva confronté à celui qui fut finalement jugé coupable et mis à mort comme ayant usurpé son identité. En dépit de toutes les différence de contenu, de complexité, d’enjeux et de portée symbolique, on peut percevoir dans les Essais un point de contact entre l’évocation du procès de Socrate et celui de l’affaire Martin Guerre. Selon le récit que Platon fait de son procès, on retient souvent ce moment où Socrate, ayant à se prononcer sur sa peine après avoir été jugé coupable, suggère ironiquement à ses juges de le condamner à être nourri aux frais de la Cité. Montaigne retranscrit ainsi le propos socratique :
Si je m’en vais mourir et vous laisse en vie, les dieux seuls voient à qui de vous ou de moi, il en ira mieux. Par quoi, pour mon regard vous en ordonnerez comme il vous plaira. Mais selon ma façon de conseiller les choses justes et utiles, je dis bien que, pour votre conscience vous ferez mieux de m’élargir, si
vous ne voyez plus avant que moi en ma cause. Et jugeant selon mes actions passées et publiques et privées, selon mes intentions et selon le profit que tirent tous les jours de ma conversation tant de [nos] citoyens et jeunes et vieux, et le fruit que je vous fais à tous, vous ne pouvez dûment vous décharger envers mon mérite qu’en ordonnant que je sois nourri, attendu ma pauvreté, au Prytanée aux dépens publics, ce que souvent je vous ai vu à moindre raison octroyer à d’autres (Essais, III, 12, p. 386-387/1053).
L’oreille peut être sensible à une formulation que Montaigne, restituant cette adresse provocante de Socrate à ses juges, n’emploie vraisemblablement pas de manière fortuite : « Mais, selon ma façon de conseiller les choses justes et utiles, je dis bien que, pour votre conscience, vous ferez mieux de m’élargir si vous ne voyez plus avant que moi en ma cause ». Ne pas voir clairement en une cause : c’est bien ce qui relève pour Montaigne des « cas perplexes » évoqués dans un autre chapitre des Essais et impliquant de suspendre le jugement – on sait que ce ne fut pas le cas du procès de Socrate. Or dans le chapitre « Des boiteux », on trouve une formule très similaire à propos de l’évocation du procès « Martin Guerre » :
Je vis en mon enfance, un procès que Corras conseiller de Toulouse fit imprimer, d’un accident étrange : de deux hommes qui se présentaient l’un pour l’autre. Il me souvient (et ne me souvient aussi d’autre chose) qu’il me sembla avoir rendu l’imposture de celui qu’il jugea coupable si merveilleuse et excédant de si loin notre connaissance, et la sienne, qui était juge, que je trouvai beaucoup de hardiesse en l’arrêt qui l’avait condamné à être pendu. Recevons quelque forme d’arrêt qui die. La cour n’y entend rien : Plus librement et ingénument que ne firent les Aréopagites, lesquels, se trouvant pressés d’une cause, qu’ils ne pouvaient développer, ordonnèrent que les parties en viendraient à cent ans (Essais, III, 11, p. 354-355/1030).
En résumant cavalièrement les éléments marquants de cette affaire d’identité usurpée sur laquelle il maintient d’ailleurs l’incertitude (« deux hommes qui se présentaient l’un pour l’autre »), Montaigne veut d’abord insister sur les attendus qui présidèrent à la condamnation et à l’exécution de celui qui fut finalement reconnu coupable d’imposture car identifié comme Arnaud du Tilh. Et s’il trouva « beaucoup de hardiesse en l’arrêt qui l’avait condamné à être pendu », c’est que certains aspects de ce procès, rapporté et longuement annoté et commenté par le juge Jean de Coras dans son Arrêt mémorable, laissent la porte ouverte à diverses raisons de perplexité qui ne se réduisent pas à la seule difficulté d’établir les faits.
En premier lieu, même si c’est peut-être un élément moins déterminant que d’autres, se trouve l’hésitation très longtemps maintenue sur l’identité réelle des protagonistes, voire l’hypothèse d’un double mensonge que Montaigne envisage de manière générale un peu plus loin concernant le peu de créance à accorder à certains témoignages ou raisons alléguées, en toute invraisemblance de cause : « Combien trouvé-je plus naturel, et plus vraisemblable que deux hommes mentent : que je ne fais qu’un homme en douze heures, passe quant et [comme/avec] les vents, d’orient en occident » (Essais, III, 11, p. 357/1032). Ensuite et surtout, même si cela reste en filigrane dans l’évocation du procès Martin Guerre alors que le thème est immédiatement et longuement développé dans la suite du chapitre, se trouve la suspicion de sorcellerie qui ne fut pas retenue comme chef d’accusation mais dont Jean de Coras, avec d’autres, fait assez longuement état comme éventuel moyen ou expédient susceptible de rendre compte d’une usurpation d’identité si longtemps crédible pour les proches et les familiers (à commencer par la femme de Martin Guerre, Bertrande de Rols), et susceptible également de rendre compte de l’aplomb résolu et efficace de l’accusé, plus convaincant et crédible dans ses propos que son « double », lors de leur confrontation au cours du procès.
La conclusion incidente de Montaigne à propos de ce cas : « Recevons quelque forme d’arrêt qui die. La cour n’y entend rien », élargie à d’autres risques d’erreur judiciaire, soutient ironiquement la possibilité pour la justice de reconnaître et assumer son ignorance, autrement dit son impuissance à statuer en toute rigueur – ce qui ne fut pas non plus l’issue du procès Martin Guerre. Un « arrêt » qui suspend « l’arrêt » : sous une forme provocante voire logiquement paradoxale, c’est inciter à assumer la perplexité du cas et en tirer les conséquences, fût-ce contre le principe même des formes juridiques qui imposent la nécessité d’un jugement. Voilà qui renvoie à une autre formulation plus large, et de tonalité incontestablement sceptique : « nous autres qui privons notre jugement du droit de faire des arrêts… » (Essais, III, 8, p. 204). Or ce n’est évidemment pas là une sagesse de juge, du moins dans l’attente qui est inévitablement liée à l’exercice d’une telle fonction.
Montaigne en est le premier conscient ; à la « hardiesse » de ce jugement de Jean de Coras qui lui paraît excéder de loin toute connaissance assurée, répond la sienne qui l’autorise à tenir des propos plus « hardis » :
Mais en plusieurs choses de pareille qualité, surpassant notre connaissance, je suis d’avis, que nous soutenons [suspendions] notre jugement, aussi bien à rejeter, qu’à recevoir. Il s’engendre beaucoup d’abus au monde : ou pour le dire plus hardiment, tous les abus du monde s’engendrent, de ce qu’on nous apprend à craindre de faire profession de notre ignorance : et que nous sommes tenus d’accepter, tout ce que nous ne pouvons réfuter (Essais, III, 11, p. 353-354/1029-1030).
En indiquant quelques pages plus loin qu’il n’est pas juge (et bien qu’il omette de rappeler qu’il a été magistrat), cette hardiesse est à nouveau revendiquée par Montaigne comme n’entrainant aucune autre conséquence que réflexive :
Ce que je dis : comme celui qui n’est, ni juge, ni conseiller des rois : ni ne s’en estime de bien loin digne […] C’est par manière de devis que je parle de tout, et de rien par manière d’avis […] Je ne serai pas si hardi à parler, s’il m’appartenait d’en être cru : Et fut, ce que je répondis à un grand, qui se plaignais de l’âpreté et contention de mes enhortements. Vous êtes bandé et préparé d’une part, je vous propose l’autre, de tout le soin que je puis, pour éclaircir votre jugement, non pour l’obliger (Essais, III, 11, p. 358-359/4651033).
Comme l’a fort bien explicité naguère Nicola Panichi5, l’ensemble du chapitre « Des boiteux » porte bien son titre, non en raison de l’allusion sexuelle à quoi il renvoie explicitement vers la fin, mais parce qu’il thématise très précisément la « boiterie » de la raison qui « va toujours, et torte [tordue], et boiteuse, et déhanchée, et avec le mensonge comme avec la vérité ». C’est bien sur ce thème que le chapitre « Des boiteux » offre une ample variation : « Je rêvassais présentement, comme je fais souvent, sur ce, combien l’humaine raison est un instrument libre et vague. Je vois ordinairement, que les hommes aux faits qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison qu’à en chercher la vérité. Ils laissent là les choses, et s’amusent à traiter les causes » (Essais, III, 11, p. 348/1026). Et l’on peut rattacher les quelques lignes consacrées au procès Martin Guerre à cette analyse beaucoup plus ample qui les précède et les met ainsi en perspective : ce que Montaigne suggère de biais dans les reproches adressés à Jean de Coras, c’est de tomber dans la confusion plus générale de ces esprits qui
recherchent les « raisons » et les « causes », en négligeant de s’attacher aux choses : « Plaisants causeurs » comme le ponctue ironiquement l’ajout manuscrit6.
Le cas d’imposture de l’affaire « Martin Guerre » continue à mobiliser l’imaginaire contemporain ; on en trouve notamment un écho, intéressant à plusieurs titres, dans le récent livre de Gérard Genette, Apostille, qui comporte un article « Erreur ». Mais c’est dans l’article « Numérique » que se trouve évoquée cette affaire, à l’occasion d’une analyse de la différence philosophique entre « identité numérique », autrement dit une dénotation singulière (qui suis-je ?), et « identité spécifique », autrement dit une somme de qualités éventuellement partagées avec d’autres (que suis-je ?). Bien que G. Genette déplore la disparition progressive de cette distinction conceptuelle du fait de « l’ère du tout-numérique » qui ramène une telle « identité » à une série de traces, il en maintient la pertinence et l’explique de la manière suivante, interprétant un peu autrement, et par un autre tour d’ironie, la portée de l’usurpation d’identité dans l’affaire Martin Guerre :
Don Quichotte ne dit pas « Je sais ce que je suis » mais, à la fois plus orgueilleux et plus modeste, « Je sais qui je suis ». C’est peut-être encore trop dire. Le faux Martin Guerre sait fort bien qui il est, et donc qui il n’est pas, mais la sage Bertrande, qui s’en doute un peu, préfère ignorer cette usurpation numérique pour s’attacher à ses qualités spécifiques. Le drame est que la justice (la société) ne l’entend pas de cette oreille et condamne l’imposteur à mort, et l’épouse « trompée » (en un sens inhabituel) à retourner à son vrai et peu aimable mari. Comme philosophe, Leibniz s’intéressera plus tard à cette troublante affaire, au titre, justement, du problème de l’identité numérique (et) des « indiscernables » (Apostille, p. 230).
Rappelant dans la foulée les doutes de Montaigne à l’égard du verdict, et sa proposition d’une justice capable de reconnaître son incapacité à
statuer, ce passage d’Apostille propose de l’affaire Martin Guerre une compréhension plus ironique, détachée de son issue tragique, en suggérant une sorte de « tromperie » partagée entre les protagonistes de l’histoire – quoique finalement impossible à faire avaliser par les règles sociales, et de toute façon rendue intenable du fait de la revendication de la même « identité numérique » par deux individus corporellement distincts. Par ce biais, G. Genette fait alors le lien avec le questionnement incessant de Montaigne sur sa propre identité :
Son propre principe d’identité numérique, ou d’individuation, revenait à un « Michel de Montaigne » tautologique et sujet à caution […], et son identité spécifique à un « Que suis-je ? » sans réponse décisive puisqu’il ne savait pas trop, par exemple, combien de filles (légitimes s’entend : des autres nul n’est comptable) il avait engendré ; « maire de Bordeaux » n’était qu’une fonction transitoire et précaire, et « auteur des Essais » une sorte de convention éditoriale, car « Je suis moi-même la matière de mon livre » signifie surtout : « C’est mon livre qui m’écrit, et qui, si peu que ce soit, en sait plus sur moi que moi » (Apostille, p. 231).
Il est de fait parfaitement justifié d’inscrire l’évocation du procès Martin Guerre dans une réflexion qui ne peut manquer de relancer, pour Montaigne tout particulièrement, le caractère trouble de toute identité, à commencer par la sienne ; et d’autres analyses contemporaines y ont également fait écho7. Mais il faut laisser courir ce fil pour renouer plus directement avec les formes judiciaires de l’erreur, comme y incite l’examen d’un autre cas de figure tout aussi atypique, quoique sur un autre plan. Le court article « Erreur » du livre de G. Genette comporte une indication qui permet d’ouvrir sur ce dernier moment de l’analyse (texte 7) :
Pavese écrit quelque part : « Toute erreur est initiale ». J’hésite entre deux interprétations : l’optimiste, selon laquelle on ne se tromperait qu’au début (de quoi ?), et la réaliste, selon laquelle chaque fois qu’on se trompe, fût-ce loin du début, voire près de la fin, on inaugure un nouveau train d’erreurs, dont chacune est « initiale » pour toutes les suivantes. Pour Flaubert, l’ineptie consiste à conclure, mais c’est oublier qu’elle peut aussi consister (selon Pavese, donc) à commencer et (selon moi) à continuer. La vie est sans doute une longue erreur, mais Nietzsche précisait « sans la musique ». Si c’est comme ça, va tutto bene (Apostille, p. 117).
Abandonnant à regret la veine ironique du propos (et du livre dans son ensemble), j’en retiens seulement cette judicieuse suggestion d’une « erreur initiale », au sens de ce qui va initier un processus, une sorte d’erreur « fatale », littéralement parlant. Car c’est bien de cela dont il est question dans l’étrange « conte » rapporté par Montaigne à la fin du chapitre « De la conscience » (Essais, II, 5), incitant à considérer de plus près une tout autre forme d’erreur qu’on pourrait nommer « l’erreur d’une vérité ».
L’erreur d’une vérité
Le chapitre « De la conscience » est en général étudié ou invoqué, en lien avec d’autres chapitres des Essais (II, 11 ; II, 27), parce qu’il identifie et critique assez classiquement, quoique avec une particulière acuité, les causes d’erreur produites par les procédures judiciairement codifiées de torture capables de faire avouer des crimes imaginaires et de masquer des crimes réels :
C’est une dangereuse invention que celle des géhennes, et semble que ce soit plutôt un essai de patience que de vérité. Et celui qui les peut souffrir cache la vérité, et celui qui ne les peut souffrir. Car pourquoi la douleur me fera-t-elle plutôt confesser ce qui en est, qu’elle me forcera de dire ce qui n’est pas ? Et au rebours, si celui qui n’a pas fait, de quoi on l’accuse, est assez patient pour supporter ces tourments, pourquoi ne le sera pas celui qui l’a fait, un si beau guerdon [cadeau ou récompense] que la vie lui étant proposé ? Je pense que le fondement de cette invention, est appuyé sur la considération de l’effort de la conscience. Car au coupable il semble qu’elle aide à la torture pour lui faire confesser sa faute, et qu’elle l’affaiblisse : et de l’autre part, qu’elle fortifie l’innocent contre la torture. Pour dire vrai, c’est un moyen plein d’incertitude et de danger. Que ne dirait-on, que ne ne ferait-on, pour fuir à si grièves douleurs. Etiam innocentes cogit mentiri dolor8. D’où il advient que celui que le juge a géhenné pour ne le faire mourir innocent, il le fasse mourir et innocent et géhenné. Mille et mille en ont chargé leur tête de fausses confessions […]9 Mais tant y a, que c’est dit-on le moins mal que l’humaine faiblesse ait pu inventer. Bien inhumainement pourtant et bien inutilement, à mon
avis. Plusieurs nations moins barbares en cela que la grecque et la romaine qui les en appellent estiment horrible et cruel de tourmenter et dérompre un homme de la faute duquel vous êtes encore en doute. Que peut-il mais de votre ignorance ? Etes-vous pas injustes, qui, pour ne le tuer sans occasion lui faites pis que le tuer ? Qu’il soit ainsi : Voyez combien de fois il aime mieux mourir sans raison que de passer par cette information [enquête] plus pénible que le supplice : et qui souvent, par son âpreté, devance le supplice, et l’exécute » (Essais, II, 5, p. 62/368-369).
Dans ce passage qui a été fortement retravaillé par Montaigne après 1580 et surtout dans les ajouts manuscrits après 158810, se trouve condensé un certain nombre de traits essentiels et en premier lieu, comme dans d’autres chapitres des Essais, la critique de la pratique judiciaire de la torture instituée de longue date dans les tribunaux ecclésiastiques et transposée progressivement dans les procédures du droit criminel commun11. Cette analyse détaillée constitue un exemple significatif de ce qu’est pour Montaigne le travail de l’essai comme « exercice du jugement » : aller plus loin qu’un simple doute sur la fiabilité des « preuves » par aveux extorqués selon une violence codifiée, telle celle de la « géhenne ». Et on y entend aussi, relativement à cette question de l’interprétation des témoignages, des preuves et des aveux, la même structure argumentative et critique que dans le chapitre « Des boiteux » à propos de l’invocation de sorcellerie dans certains procès, fût-ce à titre d’élément périphérique et hypothétique comme dans l’affaire « Martin Guerre ». La torture est, de facto, ce qui vient arrêter la production des signes de la conscience et extorquer l’expression d’une parole qui ne possède plus aucune teneur fiable de vérité, multipliant à l’inverse les causes d’erreur dans la mesure où la recherche de culpabilité importe davantage que la reconnaissance d’une innocence12.
La reprise par Montaigne de cette critique ancienne l’inscrit donc dans une analyse plus ample, attentive à la cohérence redoutable des « formes » de la procédure judiciaire. Car la véritable « justification » de la torture, telle qu’il la dégage pour mieux la rejeter, est bien de se situer dans un registre de culpabilité préalable qui articule alors de manière continue la pratique codifiée de la « question » à celle des supplices comme châtiment qui suivra le jugement effectif (ainsi Arnaud du Tilh aurait dû être écartelé). L’arrière-plan théologique de cette présomption de culpabilité est probablement assez commun pour les lecteurs du temps des Essais, sinon pour les magistrats dont l’approche est ordinairement plus prosaïque : juger, c’est en un sens anticiper sur une culpabilité structurelle qui pourrait renvoyer à celle du péché originel13.
C’est bien une structure de cet ordre qui éclaire l’élément le plus significatif et le plus singulier du « conte » rapporté par Montaigne à la fin du chapitre, dans un ajout manuscrit :
Je ne sais d’où je tiens ce conte, mais il rapporte exactement la conscience de notre justice. Une femme de village accusait devant un général d’armée, grand justicier, un soldat pour avoir arraché à ses petits enfants ce peu de bouillie qui lui restait à les sustenter, cette armée ayant ravagé tous les villages à l’environ. De preuve, il n’y en avait point. Le général après avoir sommé la femme de regarder bien à ce qu’elle disait, d’autant qu’elle serait coupable de son accusation si elle mentait, et elle persistant, il fit ouvrir le ventre au soldat pour s’éclaircir de la vérité du fait. Et la femme se trouva avoir raison. Condamnation instructive (Essais, II, 5, p. 62-63/368-369).
Dans ce court passage et dans le laconisme de la formule finale, Montaigne construit une curieuse figure en miroir appliquée précisément à l’institution judiciaire : se faire le « témoin de soi », et un témoin à charge plutôt qu’à décharge. L’un des intérêts de ce « conte » rapporté est de confronter la source d’erreur produite par la torture judiciaire avec un cas particulier qui ne s’y ramène pas, qui en est même en première analyse le démenti puisqu’il établit une vérité factuelle indiscutable,
mais qui relance néanmoins la perplexité concernant une autre sorte d’erreur rapportée à sa forme judiciaire.
Le récit est à lire, à mon sens, dans l’éclairage du jugement de Salomon dont il offre une étrange variante : il possède apparemment la même structure édifiante révélatrice de vérité par une parole littéralement « tranchante » ; mais il « instruit » d’une tout autre manière, moins rassurante quant à sa sagesse. Dans le jugement de Salomon, la vérité finalement produite est initiée sous la forme d’une boucle rétroactive : celle d’une parole performative qui escompte de manière retorse (« plaider le faux pour obtenir le vrai ») un effet d’identification véridique. La sagesse de Salomon intègre de fait la tromperie ou le mensonge à un double titre : le premier jugement de fausse équité meurtrière (couper l’enfant en deux) ; la parole de la femme qui renonce à son exigence maternelle et qu’il faudra réinterpréter dans un second jugement pour lui donner sa juste signification en la désignant ou en la reconnaissant comme la « vraie » mère. Et cette reconnaissance reste prise dans l’équivoque d’une vérité qui n’existe de fait que dans la parole qui l’institue.
Dans le conte cruel rapporté par Montaigne, les deux moments du jugement de Salomon sont confondus en un seul geste ; et c’est bien ce qui le rend saisissant, à tous les sens du terme : l’enquête (« instruction ») est dans le même temps l’effectuation du jugement : il faut ouvrir le corps du soldat accusé, ce qui tranche du même coup le point de savoir s’il est coupable ou non. En ce sens, la sagacité du général-justicier serait comme l’ombre de la sagesse de Salomon dont il ramasserait en un moment unique les différents temps, produisant ainsi une forme judiciaire de vérité : « Et la femme se trouva avoir raison ». Mais restitué dans le mouvement d’ensemble du chapitre, la portée du conte est finalement tout autre : s’il comporte une valeur édifiante, c’est bien celle qui porte sur la « conscience de notre justice », comme le dit la formule qui l’introduit. Mais c’est alors une édification négative si l’on entend bien la chute laconique de Montaigne : « Condamnation instructive ». Cette dernière expression joue évidemment sur l’équivoque de l’adjectif et du substantif : de fait, il s’agit bien de tirer une leçon « instructive » de cette « instruction » judiciaire singulière ; et cette leçon n’a rien de rassurant14.
Les deux formules qui encadrent ce conte cruel viennent de fait en indiquer précisément le sens et la portée, retournant une procédure judiciaire contre elle-même : « la conscience de la justice », qui se manifeste ici dans la coïncidence ou plutôt la fusion de la procédure d’enquête et celle de la condamnation exécutée, témoigne en effet à charge et non à décharge, en dépit de l’absence d’erreur factuelle. Cette étrange et déstabilisante leçon semble en effet la plus plausible, si on relie la chute laconique du chapitre à son début : « Tant est merveilleux l’effort de la conscience : elle nous fait trahir, accuser, et combattre nous mêmes, et à faute de témoin étranger, elle nous produit, contre nous » (Essais, II, 5, p. 59/366). Dans le « conte » dont Montaigne dit avoir oublié la provenance mais dont il a parfaitement retenu et exploité la structure singulière et singulièrement « édifiante », ce qu’il en retire est une figure de la justice comme témoin produit contre soi-même – bien qu’il faille le ressort de ce bref récit pour lui en faire prendre conscience – et nous avec elle15.
Est ainsi mise en évidence une structure paradoxale de vérité, une vérité « par défaut » si l’on peut dire, à tous les sens du terme puisque sa procédure d’obtention vient démentir le scrupule requis de son établissement, confondant littéralement les moments de sa recherche et ses effets escomptés en termes judiciaires. Effet de saisissement donc, dans lequel l’erreur « fatale » ne réside pas dans la vérification factuelle d’un état des choses, une preuve qui resterait incertaine, mais dans une certaine forme initialement défectueuse du jugement qui barre littéralement l’alternative de l’innocence ou de la culpabilité. Cette « défection » du jugement nous ramène alors inéluctablement sinon irrémédiablement aux manifestations ordinaires de la présomption humaine, particulièrement intensifiée dans les formes de la justice instituée et de sa trop ordinaire présomption de culpabilité.
Cette étrange et paradoxale variation sur le jugement de Salomon n’est évidemment pas le dernier mot des Essais qui en concluraient
à une condamnation sans appel de toute justice instituée, une sorte d’errance structurelle finalement analogue à celle du péché originel auquel Montaigne ne renvoie de fait que pour en critiquer les effets de légitimation d’une cruauté judiciaire souvent « plus crimineuse que le crime ». C’est bien davantage le rappel de la fragilité et surtout de la redoutable présomption des procédures judiciaires qui prétendent instituer les garanties d’une production de vérité alors même qu’elles accroissent les sources et les formes d’erreur, et se montrent souvent incapables de le reconnaître, sinon de le corriger. Lorsque il y a coïncidence entre jugement et vérité, le conte rapporté dans « De la conscience » suggère qu’elle est parfois, sinon le plus souvent, accidentelle ou fortuite plutôt que délibérée et maîtrisée. Et ceci s’accorde avec la compréhension plus large par Montaigne des actions humaines comme relevant de la « fortune » plus que de la réalisation préméditée d’une volonté illusoirement maîtresse de ses effets16.
François Roussel
Paris
1 Sur les formes d’institution de la vérité, outre les travaux de Michel Foucault, cf. les analyses plus resserrées d’Étienne Balibar dans Lieux et noms de la vérité, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 1994.
2 Les citations des Essais renvoient à l’édition Folio-Gallimard (volumes I, II et III, 2009), suivie de la pagination de l’édition Villey-Saulnier (PUF, collection « Quadrige », rééd. 2005).
3 Outre La Sentence mémorable de Léonardo Sciascia qui reprend le récit de l’affaire en la confrontant à un cas similaire au xxe siècle, il y a évidemment le livre de l’historienne Natalie Zemon Davis, Le Retour de Martin Guerre, suscitant le film qui en a été nourri. Et on trouve une relance des question d’identité posés par ce procès dans le récent essai de Claude Arnaud traitant des formes d’imposture : Qui dit je en nous ?
4 Sur ce sujet, cf. le volume collectif Le Socratisme de Montaigne, Paris, Classiques-Garnier, 2010, notamment les textes de L. A. Dorion, O. Guerrier et F. Roussel.
5 Cf. Les Liens à renouer, Paris, Champion, 2008, p. 293-313.
6 On pourrait évidemment interroger, à propos des risques d’erreur, l’équivalence faite ici par Montaigne entre « raisons » et « causes », nous qui sommes plutôt habitués à distinguer ces registres en ramenant les causes d’erreur à des processus objectivables (illusions perceptives, anticipation du jugement cognitif), et les « raisons » de se tromper ou d’être trompé à des facteurs plus subjectifs, intentionnels ou plus obscurs. Si Montaigne ne fait pas ici ce distingo, c’est que « causes » et « raisons » sont prises dans les formes juridiques et que la notion même de « cause » pourrait être rapportée, jusque dans son sens « physique » devenu le plus usuel, à sa provenance juridique, autrement dit à la construction d’une relation entre deux termes qui peut aussi mobiliser des « fictions ».
7 Cf. le livre déjà cité de Claude Arnaud.
8 « La douleur force à mentir même les innocents ».
9 Une remarque similaire sur les aveux imaginaires se trouve dans « Des boiteux » et dans le passage de « De l’expérience » analysé plus haut.
10 Sur cet aspect cf. André Tournon, Route par ailleurs, Paris, Champion, 2006, ainsi que la note détaillée accompagnant le chapitre dans son édition des Essais (Imprimerie nationale, volume II, p. 732-733).
11 Ainsi les procédures systématisées dans l’ordonnance de Villers-Cotterêt en 1539 : celle-ci ne se contente pas d’instaurer le français comme langue administrative ; elle entérine et organise le secret de la procédure dont l’héritage se fait sentir jusqu’à aujourd’hui. Sur cet héritage complexe confronté à l’institution ultérieure du jury et à la publicité du procès, cf. notamment les remarques de Denis Salas, « L’affaire d’Outreau ou le miroir d’une époque », Le Débat, no 143, janvier-février 2007.
12 C’est ce que notait également G. Genette à propos d’éventuelles confusions judiciaire entre « identité numérique » et « identité spécifique » : « En justice, ces cas peuvent être fâcheux, où la “qualité” spécifique est invoquée contre un accusé au point de déterminer une erreur sur l’identité numérique. Le “raisonnement” des familles des victimes est à peu près : le crime est si monstrueux que l’accusé ne peut être que coupable […] et ses protestations que scandaleuses » (Apostille, p. 228-229).
13 C’est un élément qu’on retrouve dans les constructions romanesques de Dostoievski, logique de la rédemption comprise. Sur cet aspect, cf. notamment Brigitte Berns, Dostoïevski. Dire la faute, Paris, Michalon, coll. « Le bien commun », 2004.
14 Je me sépare ici du rapide éclaircissement proposé en note dans l’édition Folio (note b, p. 63), qui semble rabattre la formule de Montaigne sur un sens purement constatif : « la condamnation fit office d’instruction », alors que son laconisme : « Condamnation instructive », ouvre justement sur une tout autre perplexité en sollicitant l’équivoque de l’adjectif.
15 La source de Montaigne pour ce « conte », Henri Estienne dans son Apologie pour Hérodote, renvoyait à une autre source, Froissart, et en donnait l’interprétation suivante : « Il est vraisemblable qu’il regardait à épouvanter les autres par cet exemple ». Cette formulation renverrait plutôt au début du chapitre « De l’art de conférer » : « C’est un usage de notre justice, d’en condamner aucuns, pour l’avertissement des autres […] On ne corrige pas celui qu’on pend, on corrige les autres par lui » (Essais, III, 8, p. 201).
16 Sur ce point précis d’une volonté qui s’échappe à soi alors même qu’elle croit en sa toute-puissance, on peut renvoyer au chapitre « De la force de l’imagination » (Essais, I, 21, p. 249-250), qui inverse le registre plutôt tragique des critiques de la justice instituée en inventant une dérisoire et grotesque parodie de procès. Il s’agit d’un passage où le « membre », c’est à dire le sexe masculin, est mis en accusation comme élément incontrôlable et désobéissant, échappant à la maîtrise supposée de la volonté. Par un procédé classique de renversement de l’accusation en contre-accusation, c’est la volonté elle-même qui est finalement mise au banc des accusés par l’avocat chargé de plaider en faveur de son improbable client. Cette parodie de procès imaginaire, inépuisable exercice d’école pour acquérir le sens de la « chicane » (l’éloquence judiciaire), conduit de manière plus « métaphysique » à renvoyer la volonté à sa coupable présomption d’un pouvoir tout-puissant sur elle-même ; c’est un constat que les Essais réitèrent en de nombreuses autres occasions, et souvent dans un mélange tragi-comique.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-05748-2
- EAN : 9782406057482
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05748-2.p.0119
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/04/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français