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Classiques Garnier

Le champ des Essais

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2014 – 1, n° 59
    . varia
  • Auteur : Liaroutzos (Chantal)
  • Résumé : Les métaphores agricoles ne manquent pas dans les Essais, elles prolifèrent même dans certaines pages célèbres où l’esprit est comparé à ces « terres oisives » qu’il faut « assujettir […] pour notre service ». Ce registre est lié ici aux traités d’agriculture de l’époque. Il s’agit d’analyser l’écart entre le discours de Montaigne opposant la « nature » à son « artialisation », et l’apologie des techniques d’agriculture comparables à une « institution » de la nature, idée problématique dans l’éclairage des Essais.
  • Pages : 75 à 86
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812436772
  • ISBN : 978-2-8124-3677-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3677-2.p.0075
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Le champ des Essais

Comme la terre est la mère commune et nourrice du genre humain, et tout homme désireux de pouvoir y vivre commodément : de mesme, il semble que la Nature ait mis en nous une inclination à honorer et faire cas de lAgriculture, pour ce quelle nous apporte libéralement abondance de tout ce dont nous avons besoin pour notre nourriture et entretenement.

Ainsi débute Le Théâtre dAgriculture et mesnage des champs, dOlivier de Serres, livre presque contemporain des Essais puisquil a été publié en 16001. La confiance en une nature à la fois dispensatrice de bienfaits et modèle, une même volonté de se mettre à son écoute pour en tirer, peut être, une leçon de vie dont les troubles du temps rendent la recherche urgente, est probablement ce qui a pu autoriser la comparaison entre les deux ouvrages2. Pour lagronome comme pour lessayiste, cette recherche ne saurait séprouver que comme une pratique. Observer la nature, cest en faire lépreuve, car si elle est à la fois mère et éducatrice ; le rapport que lhomme entretient avec elle, comme tout rapport parent-enfant, risque dêtre conflictuel3. Cette confrontation vitale, dans laquelle

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lhomme engage à chaque instant son existence et son identité, est à la fois lobjet inlassablement interrogé de cette enquête que sont les Essais, et le moteur même qui limpulse. Aussi nest-il pas surprenant que la référence à lagriculture – même si elle ne tisse dans les Essais quun réseau de signes assez discret – soit pour Montaigne un des multiples moyens à la fois de mener cette enquête et den figurer les éléments. Lart – au sens de technique et dartifice, qui est le sens dominant au xvie siècle – est précisément cette confrontation de lhomme avec les éléments naturels. Mais si Olivier de Serres, comme les agronomes qui lont précédé, voit dans lagriculture lapplication dun projet divin, dont la nature se ferait lexpression (« comme si cest art et profession eust esté inserée en lesprit du premier homme, avec le spiracle et lumiere de vie, à fin que luy et ses successeurs fussent stimulés et enclins à cultiver la terre, pour mieux recognoistre la grandeur de Dieu », écrit Jean Liébault dans LAgriculture et Maison rustique), limage quen donne Montaigne est toute différente : il semble en effet quil ne puisse envisager cette confrontation que comme une rivalité.

Au point de départ et au centre de cette investigation, une interrogation sur la capacité de production de la nature indépendamment de toute intervention humaine. Que peut la nature pour lhomme, quand lhomme ne cherche pas à la soumettre ? Dans Les Essais comme dans Le Théâtre dAgriculture cest la même image – celle du terrain en friche – qui permet de répondre à cette question.

Et si tant est que ne puissiés sçavoir au vrai quel rapport faict, par communes années, la terre que désirés vous acquérir, recourés à ceste non-trompeuse adresse, qui est au seul regard des arbres de toutes sortes, sauvages et francs, qui vous serviront par leur grandeur et petitesse, beauté et laideur, abondance et rareté, à juger solidement de la fertilité et stérilité de la contrée (Théâtre dAgriculture, I, 1, p. 25).

Si lobservation du terrain sauvage est le meilleur moyen de connaître ce que Serres appelle « le naturel du sol », elle est aussi pour Montaigne le moyen dessayer son propre naturel : dans le chapitre « De loysiveté4 », il compare lexpérience que sont les Essais à la contemplation et à la « mise en rolle » des productions de son esprit, « terre oysive » dont il

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entreprend dinventorier les « herbes sauvages et inutiles ». La comparaison est à première vue dépréciative5. Montaigne se range dans un premier temps à lopinion commune : la terre non cultivée nest quun terrain vague, « le vague champ des imaginations ». Pour que lhomme en tire un bénéfice, ces « terres oysives » doivent être « assujetties et employées à certaines semences, pour notre service ».

Mais il est dans les Essais un autre exemple de terres sauvages. Le monde a donné, et donne peut-être encore à lhomme, pour peu quil sache le déchiffrer, un emblème du génie de la nature laissée à elle-même. Cest « par-delà » quil faut aller chercher une image de « cette liberté naturelle qui [] fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires » (I, xxxi, p. 210) – dans ce monde « encore enfant » qui vient de se révéler aux Européens, où la nature se donne à lire comme le livre originel :

[] cest une nation, diroy je à Platon, en laquelle il ny a aucune espece de trafique ; nulle cognoissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ny de superiorite politique ; nul usage de service, de richesse ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations quoysives ; nul respect de parenté que commun ; nuls vestemens ; nulle agriculture ; nul metal ; nul usage de vin ou de bled [] (ibid. p. 206-207).

On notera, parmi les activités considérées par les Européens comme civilisatrices, et dont les Indiens ont fort bien pu se passer jusque là, labsence de lagriculture. Même topos dans le chapitre Des coches : « Nostre monde vient den trouver un autre [] il ny a pas cinquante ans quil ne savoit ny lettres, ny poids, ny mesure, ny vestements, ny bleds, ny vignes … » (II, vi, p. 908)6. Les deux images emblématiques

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– celle du monde « par deça », dominée par lartifice, et celle du monde « par delà », qui vit dans le respect des « douces lois de la nature » –, sont placées lune à côté de lautre en situation de rivalité :

En ceux là [les fruits sauvages] sont vives et vigoureuses les vrayes, et plus utilles et naturelles proprietez, lesquelles nous avons abastardies en ceux-cy, et les avons seulement accommodées au plaisir de nostre goust corrompu. (C) Et si pourtant la saveur mesme et delicatese se trouve à nostre goût excellente, à lenvi des nostres, en divers fruits de ces contrees-là, sans culture.

(B) [] et veniunt ederae sponte sua melius,

Surgit et in solis formosior arbutus antris,

Et volucres nulla dulcius arte canunt (Properce, I, II, 10).

La conclusion est apparemment sans équivoque. Si la culture, art et artifice, ne fait quabâtardir la puissance créatrice de la nature, de laquelle lIndien a su au contraire se faire une alliée redoutée, ne faut-il pas la désavouer ?

Cette interrogation est au cœur de la réflexion de Montaigne sur lenfance. Lenfance – non pas seulement lenfance des nations, mais celle de tout homme, alors quil est encore proche de létat de nature – est ce moment théorique où lindividu peut subvenir à ses propres besoins sans recourir à dautre science que celle de son instinct :

Qui fait doute quun enfant, arrivé à la force de se nourrir, ne sçeust quester sa nourriture ? Et la terre en produit et luy en offre assez pour sa necessité, sans autre culture et artifice (II, xii, p. 457 A).

La connaissance de ce qui est bénéfique pour lhomme dans les productions de la nature – qui relève, en partie du moins, de lagriculture puisque dès lAntiquité les « agronomes » lincluent dans leurs manuels – ne ressortit pas à lart, ni même à une science expérimentale, mais purement à la nature :

Pourquoy disons nous que cest à lhomme science et connoissance bastie par art et par discours, de discerner les choses utiles à son vivre et au secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas ; de connoistre la force de la rubarbe et du

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polipode ? Et, quand nous voyons [les animaux en faire autant], pourquoy ne disons nous de mesmes que cest science et prudence ? (II, XII, p. 462-463 A).

On voit que le parallèle entre Olivier de Serres et Michel de Montaigne trouve très vite ses limites. La connaissance des phénomènes naturels, sur laquelle les agronomes antiques comme ceux de la Renaissance fondent la légitimité de leur « art », est contestée en tant que science ou que vertu. En un temps où les manuels dagriculture et les poèmes sur « les plaisirs des champs » célèbrent à lenvi les bienfaits matériels et moraux de la vie rurale7, Montaigne ne voit dans la « prudence », qualité maîtresse, selon ces ouvrages, du « père de famille », quun instinct partagé par lhomme avec les animaux8.

Comme le Sauvage, lenfant témoigne de laptitude de la nature à subvenir aux besoins de lhumanité, sans que lart ait à intervenir. Aussi, lorsque Montaigne recourt à lagriculture comme métaphore de léducation, les connotations qui sattachent à cette image sont plutôt négatives. Selon le topos fréquemment développé par les humanistes, l« institution des enfants » est comparée au travail de la terre – mais Montaigne détourne la leçon habituelle de cette comparaison :

(C) Tout ainsi quen lagriculture les façons qui vont avant le planter sont certaines et aysées, et le planter mesme ; mais depuis que ce qui est planté vient à prendre vie, à leslever il y a une grande variété de façons et difficulté : pareillement aux hommes, il y a peu dindustrie à les planter ; mais, depuis quils sont naiz, on se charge dun soing divers, plein dembesoignement et de crainte, à les dresser et nourrir. [] (A) Si est-il difficile de forcer les propensions naturelles… (I, xxvi, p. 149).

Première remarque : alors que les manuels dagriculture connaissent une grande vogue dans la seconde moitié du xvie siècle, et particulièrement dans le milieu des hobereaux qui est le sien, Montaigne les

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ignore. Les références aux techniques agricoles sont inexistantes dans Les Essais, et lorsque Montaigne veut être un peu plus précis, comme dans le passage que lon vient de citer, il ne se soucie guère dêtre en accord avec les spécialistes. Contrairement à ce quil avance en effet, les conseils prodigués par les manuels des agronomes latins ou de ceux ses contemporains insistent sur la nécessité de préparer longuement la terre avant les semailles. Cest dire que Montaigne tient en peu destime la science des agronomes9. Mais, surtout, il trouve dans la comparaison entre culture de la terre et culture de lesprit une nouvelle occasion de stigmatiser aussi bien la doxa que lidéal humaniste : lagriculture, pas plus que le savoir, ne sont indispensables à la survie matérielle et morale de lêtre humain. Bien loin de répondre à une vocation naturelle de lhomme, comme le répète une littérature encyclopédique en pleine expansion, elles ne font que léloigner du legs originel – elles labâtardissent. Dans le même chapitre (De LInstitution des enfants), Montaigne se réfère à sa propre expérience pour conforter cette mise en question. Il déplore que son père nai pu, dans son éducation, [] « recueill[ir] aucun fruits respondans à une si exquise culture », et il incrimine son propre esprit :

champ sterile et incommode ; car, quoy que jeusse la santé ferme et entiere, et quant et quant un naturel doux et traitable, jestois parmy cela si poisant, mol et endormi, quon ne me pouvoit arracher de loisiveté, non pas pour me faire jouer (I, xxvi, p. 174 A).

La métaphore du « champ sterile et incommode » rejoint celle des « terres oysives » rencontrée au chapitre viii ; mais le rapprochement entre ces deux extraits montre aussi toute lambivalence de la métaphore

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des Essais comme « mise en rôle » des productions naturelles de ce terrain quest lesprit de lauteur : « Comme nous voyons des terres oysives, si elles sont grasses et fertilles, foisonner en cent mille sortes dherbes sauvages et inutiles… » « Sterile et incommode » au regard de léducateur, qui veut « recueillir les fruits » de sa culture, ce champ sauvage, pour celui qui ne se soucie pas de lutilité publique – ce « profit du lecteur » auquel dans sa préface Montaigne dit ne pas songer – est dune inépuisable richesse.

Cette condamnation de lagriculture pourrait bien, si lon en croit lauteur, trouver son origine dans son propre « naturel » :

Je suis né et nourry aux champs et parmy le labourage ; jay des affaires et du mesnage en main [] Or je ne sçay conter ny à get ny à plume ; la pluspart de nos monnoyes, je ne les connoy pas ; ny ne scay la difference de lun grain à lautrre, ny en la terre, ny au grenier, si elle nest par trop apparente, ny à peine celle dentre les choux et les laictues de mon jardin. Je nentends pas seulement les noms des premiers outils du mesnage, ny des plus grossiers principes de lagriculture, que les enfants sçavent (II, xvii, p. 652 A).

Montaigne cependant affirme ne pas faire gloire de cette ignorance. Il admire les capacités dont son père a fait preuve dans la gestion de son domaine – celles là mêmes dont il constitue la liste dans le passage ci-dessus en recopiant, pour lédition de 1588, toutes les rubriques des manuels dagriculture de son temps10.

[] Ceux qui, en moyant dire mon insuffisance aux occupations du mesnage, vont me soufflant aux oreilles que cest desdain, et que je laisse de sçavoir les instrumens du labourage, ses saisons, son ordre, comme on faict mes vins, comme on ente, et de sçavoir le nom et la forme des herbes et des fruicts et lapprest des viandes de quoy je vis, (C) le nom et le pris des estoffes de quoy je mabille, pour avoir à cueur quelque plus (B) haute science, ils me font mourir. Cela cest sottise et plustost bestise que gloire (III, ix, p. 952).

La protestation est ambiguë. Montaigne fait profession de ne dédaigner aucun aspect de la vie matérielle. Connaître les techniques de lagriculture est une bonne chose – mais que Montaigne considère quant à lui comme un mal nécessaire. Il y a plus. Quelques passages

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des Essais donnent une image positive non pas de lagriculture comme technique mais, de façon plus générale, du travail des champs et de la relation de lhomme à ce travail.

Ainsi lexemple de Dioclétien, qui renonça à la couronne « pour se retirer au plaisir dune vie privée » :

[] la necessité des affaires publiques requerant quil revient en prendre la charge, il repondit à ceux qui len prioient : Vous nentreprendriez pas de me persuader cela, si vous aviez veu le bel ordre des arbres que jay moymesme planté chez moy, et les beaux melons que jy ay semez (I, xlii, p. 267 B).

On notera que la satisfaction que Dioclétien oppose à la gloire est dordre purement esthétique : elle est de contempler le « bel ordre des arbres » et « les beaux melons11 ». Et, de fait, le jardinage est lactivité agricole que Montaigne considère comme la moins « servile », sans doute parce que, lorsquelle est pratiquée par un riche propriétaire, elle ne vise pas la production, mais un plaisir que nous qualifierions aujourdhui, précisément, d« artistique ».

Il nest donc pas surprenant que Montaigne fasse léloge du jardin à nos yeux le plus improductif, celui du « Roi du Mexique » « où tous les arbres, les fruicts et toutes les herbes, selon lordre et grandeur quils ont en un jardin, estoyent excellemment formez en or… » (II, VI, p. 909B). Lart suscite ladmiration quand il veut rivaliser avec la nature à la fois en la désignant pour modèle et en faisant lostentation maximale de son artificialité. Cest pourquoi, comme en témoignent les descriptions qui jalonnent la partie italienne du Journal de voyage, les jardins les plus admirables sont précisément ceux qui témoignent visiblement de la lutte entre lart et la nature12. Le Jardin de Cuzco, jardin au second degré en quelque sorte, atteste plus quun « vrai » jardin la grandeur dune civilisation, parce que les fruits quil produit ne sont pas consommables.

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Aussi, sil y a une leçon à tirer du spectacle de cette lutte quest le travail de la terre, ce doit être, paradoxalement, celle de la gratuité. La sophistication de ces jardins quadmire Montaigne est le produit dune dépense qui na dautre fin quexhiber une « espouvantable magnificence ». Là réside le suprême détachement.

Il en va de même pour le savoir. Si Montaigne développe à plaisir la peinture de lEden cannibale, monde sans culture et sans arts, ce nest par pour proposer un modèle quil sait de toutes manières condamné par lhistoire, mais bien pour faire honte aux sauvages de « par deça », ces Européens abatardis comme les fruits quils produisent. Aussi, « linstitution » des enfants ne saurait viser un retour à létat naturel. Lhomme ne peut renoncer à la libido sciendi, telle est linjonction paradoxale de la nature : « Il nest desir plus naturel que le desir de connoissance » (III, xiii, p. 1065B). Du moins ne doit-il pas viser laccumulation. Le savoir, tout comme lor des jardins de Cuzco, est une richesse qui na dautre fin quelle-même. En cela réside la véritable noblesse, la vraie grandeur : un « enfant de maison » recherchera les lettres « non pour le gain [] mais pour sen enrichir et parer au-dedans » (I, xxvi, p. 150 A).

Si lhomme civilisé ne peut retourner à létat de naturelle innocence et inscience qui fut celui de lIndien, du moins peut-il, en faisant de lacquisition du savoir un geste entièrement gratuit, approcher du détachement par lequel le laboureur rejoint le bon sauvage, et le lettré occidental un empereur du Mexique. Car il y a peut-être plus de ressemblance quon pense entre lInca et le laboureur périgourdin, qui donne lui aussi limage dune dépense inutile. Dépense non des biens matériels, mais de la vie elle-même :

A quoi faire nous allons nous gendarmant par ces efforts de la science ? Regardons à terre les pauvres gens que nous y voyons espandus, la tête penchante apres leur besongne, qui ne sçavvant ni Aristote ny Caton, ny exemple ny precepte : de ceux là tire nature tous les jours des effects de constance et de patience, plus purs, plus roides [] Celuy là qui fouyt mon jardin, il a ce matin enterré son pere ou son fils (III, xii, p. 1041 B).

Même détachement chez le cannibale :

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(A) Comparés la vie dun homme asservy à de telles imaginations à celle dun laboureur se laissant aller apres son appetit naturel, mesurant les choses au seul sentiment present, sans science et sans pronostique, qui na du mal que lorsquil la… [] (C) Ce quon nous dict de ceux du Bresil, quils ne mourroient que de vieillesse, [] je lattribue plutost à la tranquillité et serenité de leur âme (II, xii, p. 491).

Mais lhomme tient « naturellement » à ce quil a acquis, par lui-même ou par legs. Comment atteindre ce détachement, lorsquon se sent lié à la terre et aux biens légués par les ancêtres ? Car tel est bien le cas de Montaigne, qui craint, citant Virgile13, de voir ravagé son domaine :

Impius haec tam culta novalia miles haberet ! (« Un barbare soldat semparera donc de ces terres si bien cultivées ! »)

Quel remede ? Cest le lieu de ma naissance, et de la plus part de mes ancestres : ils y ont mis leur affection et leur nom (III, ix, p. 970 B).

Lhabitude, sans doute, permet de saccoutumer à ces alarmes. Mais Montaigne semble rechercher un plus sûr exercice de désintéressement. Or il est une ascèse qui permet, sans renoncer à ces attaches, de prendre ses distances avec la terre paternelle : cest le voyage. Tout le chapitre ix du livre III développe ce thème : voyager, cest se sentir plus proche de ce que lon quitte sans être prisonnier de ses attaches : « De Romme en hors, je tiens et regente ma maison et les commoditez que jy ay laissé : je voy croistre mes murailles, mes arbres et mes rentes… » (III, ix, p. 976B).

Le voyageur soppose à lagriculteur comme le nomade au sédentaire, et pourtant cest en séloignant de sa terre que le propriétaire terrien quest Montaigne est le mieux à même de voir pousser ses arbres, retrouvant la disponibilité desprit du laboureur « sans science et sans pronostique, qui na du mal que lorsquil la » (II, xii, p. 491).

De même pour ce qui est du rapport à la connaissance, cette autre forme daccumulation. Il est en effet une entreprise indissociable du voyage, qui enseigne le détachement à légard du savoir accumulé au fil dune existence riche de connaissances. Cest lessai, écriture voyageuse, qui va « de la plume comme des pieds », dialoguant au hasard des rencontres avec les auteurs qui ont croisé le chemin de lessayiste,

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les congédiant pour les retrouver – ou non – un peu plus loin. Une écriture qui, comme le voyage, na pas dautre but quelle-même, scandaleusement désintéressée : « Il devrait y avoir quelque coërction des loix contre les escrivains ineptes et inutiles, comme il y en a contre les vagabons et fainéants » (III, ix, p. 946B).

Ce que Montaigne a pressenti bien avant les agronomes de lère moderne, cest que le rapport à la terre a irrémédiablement changé. Si, comme lavait déjà compris Rabelais, le temps nest plus de « conquêter les royaumes », il est aussi passé de vivre de la chasse et de la cueillette, comme le cannibale, ou de sabrutir au labour, fût-ce dun enviable abrutissement. Lartifice, fruit du savoir et de la technique, a irrémédiablement altéré la relation de lhomme à son « séjour ». Le seul moyen de conquérir la terre sans violence, sans vouloir la soumettre, cest de la parcourir.

À lhéritier dun domaine et dune culture quil ne saurait renier sans renoncer à être ce quil est, le voyage, épreuve de vie et épreuve décriture, enseigne à retrouver la voie de la nature. Contrairement aux nobles provinciaux ou aux riches bourgeois que lidéologie du temps et la recherche dun profit stable persuadent que vivre sur leurs terres et les exploiter eux-mêmes, cest se regénérer, Montaigne ne croit pas aux vertus de lagriculture du moment que lon nest pas poussé à la pratiquer par la nécessité – comme les laboureurs qui nont dautre choix que celui de rester attachés à la glèbe, ou par penchant naturel, comme Pierre Eyquem14.

Écriture de lerrance, expérience du détachement, la pratique de lessai est pour Montaigne – et pour ceux de ses lecteurs qui se reconnaissent en lui – le moyen dexpérimenter lart comme possibilité dadéquation de lactivité humaine à la nature15. Faisant par elle lapprentissage

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toujours recommencé de la dépossession, le propriétaire de la terre de Montaigne, le lettré familier des auteurs grecs et latins peut atteindre à la grandeur de lhomme originel dont quelques êtres permettent de figurer le fantasme : lenfant, le cannibale, le travailleur de la terre suffisamment proche delle pour y reconnaître sa véritable origine, son être plutôt que son avoir, et en faire de son vivant sa dernière demeure : « Et un manoeuvre des miens à tout ses mains et ses pieds attira sur soy la terre en mourant : estoit ce pas sabrier pour sendormir plus à son aise ? » (III, xii, p. 1049 B).

Chantal Liaroutzos

Université Paris 7

1 Lédition utilisée ici est celle de 1804-1805, reproduite par Hubert Nyssen (Arles, Actes Sud, 1996).

2 Voir par exemple la préface dHubert Nyssen à son édition du Théâtre. Il est vrai que les termes par lesquels Olivier de Serres justifie son propos résonnent de manière très montaignienne : « Durant ce misérable temps-là, à quoi eussé-je pu mieux employer mon esprit, quà rechercher ce qui est de mon humeur. Soit donques que la paix nous donnast quelque relasche ; soit que la guerre, par diverses recheutes, mimposast la nécessité de garder la maison [] jai treuvé un singulier contentement [] en la lecture des livres de lAgriculture ; à laquelle jai de surcroist adjousté le jugement de ma propre expérience. Je dirai donques librement, quayant souvent et soigneusement leu les livres dAgriculture, tant anciens que modernes, et par expérience observé quelques choses qui ne lont encores esté, [] il ma semblé estre de mon devoir, de les communiquer au public, pour contribuer [] au vivre des hommes. Cest ce qui ma faict escrire. Je ne proteste pas que mes amis my ayent poulsé contre ma volonté, ni quà heures perdues jy aye travaillé : mais je di, que gayement jai tasché de représenter ceste belle science le mieux que jai peu ; y employant tout mon loisir » (p. 13).

3 On consultera sur ce point larticle de Danièle Duport, « La “science” dOlivier de Serres et la connaisance du “naturel” », R.H.R., no 50, juin 2000, p. 85-95.

4 I, vii, 32-33. Les références sont celles de lédition Villey.

5 Gisèle Mathieu-Castellani donne de ce chapitre – et particulièrement de la métaphore agricole – une analyse décisive dans Montaigne. Lécriture de lessai (Paris, PUF, 1988, « lécriture de la folie », p. 25-43).

6 Lauteur des Essais semble penser que lagriculture, loin de sinscrire, comme le pense Olivier de Serres, dans le projet de la nature elle-même, constitue un « abâtardissement » des dons quelle a prodigués. Dans une telle perspective, travailler la terre cest déjà faire violence aux éléments naturels. Lapparente redondance « nulle agriculture [] nul usage de vin ou de bled », mettant laccent sur ces deux productions à fort pouvoir symbolique pour un occidental, marque le caractère extrême de cette négation de la culture : il est possible de vivre, et même de bien vivre, comme la aussi montré Jean de Léry, sans les deux aliments essentiels « par deça » que sont le pain et le vin. Voir aussi II, xii, p. 457A, « Ces nations que nous venons de descouvrir si abondamment fournies de viande et de breuvage naturel, sans soing et sans façon, nous viennent dapprendre que le pain nest pas notre seule nourriture, et que, sans labourage, nostre mere nature nous avoit munis à planté de tout ce quil nous falloit ; voire, comme il est vraysemblable, plus pleinement et plus richement quelle ne fait à présent que nous y avons meslé nostre artifice » et la citation de Lucrèce (II, xi, p. 57) quil allègue pour appuyer ces dires.

7 Voir larticle de Gisèle Mathieu-Castellani : « “En seurté publique, sous son figuier”… Quelques motifs de limaginaire campagnard dans la littérature française de la Renaissance », in La Campagna in Città. Letteratura e ideologia nel Rinascimento, Scritti in onore di Michel Plaisance, Franco Cesati Editore, 2003.

8 Cest pourquoi il conteste le topos hérité de lAntiquité qui fait de la sage administration du domaine rural le signe dune capacité aux affaires publiques : « ne trouve la conjecture des Pariens, envoyez pour reformer les Milesiens, suffisante à la conséquence quils en tirarent. Visitants lisle, ils remarquoyent les terres mieux cultivées et maisons champestres mieux gouvernées ; et, ayants enregistré le nom des maistres dicelles, [] ils nommerent ces maistres-là pour nouveaux gouverneurs et magistrats » (II, i, p. 337 C).

9 Une telle position est en plein accord avec sa conception de la science. Rappelons ce quen dit Georges Pholien (« Montaigne et la science », Paris, P.U.F. p. 61-62) : « Ignorant lexpérimentation, il ne reconnaît dautre mode dinvestigation que la raison, en dépit de toutes les faiblesses quil lui impute. Lobservation ne donne pas plus de certitude [] elle permet tout au plus détablir quelques recettes pratiques. La connaissance des phénomènes naturels ne peut apporter davantage, car elle sera toujours des plus approximatives » (p. 63). Voir également Frédéric Brahami (Le Travail du scepticisme. Montaigne, Bayle, Hume, Paris, P.U.F., 2001) : « Cest [] à la fois dans la ressemblance de la représentation à son objet et dans les ressemblances internes aux représentations que lexpérience échoue à constituer un socle suffisamment solide pour bâtir la science » (p. 47). Voilà qui contredit radicalement la devise que sétait choisie Olivier de Serres : « Science, expérience, diligence » – même si le mot de « science », chez lagronome comme chez Montaigne, ne doit pas être entendu au sens moderne mais, comme le rappelle également Pholien, dans lacception de « savoir en général » (p. 61).

10 Voir par exemple le sommaire de LAgriculture et Maison Rustique de Charles Estienne et Jean Liébault.

11 On notera que dans les manuels dhorticulture du temps les melons apparaissent comme une culture raffinée, tandis que les choux, bien évidemment, sont le légume rustique par excellence.

12 « Ici », note Marcel Tetel à propos des descriptions du Journal de voyage, « le beau cest le trompe-lœil, le merveilleux, le grandiose, le cosmique » (p. 183). Lanalyse de M. Tetel, centrée sur le rapport de lart et de la nature chez Montaigne, est extrêmement éclairante – même si sa conception de ce rapport peut sembler exagérément irénique (« Journal de voyage en Italie et les Essais : étude dintertextualité », p. 173-191).

13 Eglogues, I, 71.

14 « Je voudrois quau lieu de quelque autre piece de sa succession, mon pere meust resigné cette passionnée amour quen ses vieux ans il portoit à son mesnage » (III, ix, p. 952).

15 À léchelle non pas de lindividu mais dune nation, cest encore lAmérique – mais lAmérique rêvée, celle qui na pu être – qui fournit limage dune culture – de lhomme ou du sol – qui, loin de vouloir soumettre le monde à une visée dappropriation, prolonge laction de la nature en se soumettant à ses lois : « Que nest tombée soubs Alexandre ou soubs ces anciens Grecs et Romains une si noble conqueste, et une si grande mutation et alteration de tant dempires et de peuples soubs des mains qui eussent doucement poly et defriché ce quil y avoit de sauvage, et eussent conforté et promeu les bonnes semences que nature y avoit produit, meslant non seulement à la culture des terres et ornement des villes les arts de deça, en tant quelles y eussent esté necessaires, mais aussi meslant les vertus Grecques et Romaines aux originelles du pays ! » Lalternative à la pure et simple soumission aux lois de la nature, cest le métissage, le mélange des semences qui donne une production capable de résister à la dégénérescence.