Arts de conférer
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2014 – 1, n° 59. varia - Auteur : Conley (Tom)
- Pages : 19 à 29
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Arts de Conférer
Vers la fin de « l’incomparable » « Art de conferer » Montaigne aborde la question du rapport que tient un ouvrier avec son ouvrage. Les mots renvoyent à la gamme de connotations que porte le titre mais aussi, en même temps, aux Essais et à leur auteur, celui qui venait de décrire les rudes plaisirs d’une conversation ou d’une « conférence » brutalement amicale, « qui se flatte en l’aspreté et vigueur de son commerce, comme l’amour, és morsures et esgratigneures sanglantes1 ». L’ouvrage, remarque-t-il, pourrait excéder l’« invention et connoissance » de son auteur et le devancer (918). L’œuvre deviendrait ainsi autonome et d’une forme sienne. Du coup il s’avère que par fortune ou présomption l’auteur n’est pas toujours le meilleur juge de sa création. Quand on lui demande, « que trouvez-vous le plus beau en vostre ouvrage ? Est-ce ou cette partie, ou cette-cy ? la grace, ou la matiere, ou l’invention, ou le jugement, ou la science ? » (918) : en guise de réponse il avoue que l’auteur aurait tendance à méconnaître les vertus de son ouvrage autant que celles d’un autre, faute « d’avoir la suffisance de la cognoistre et distinguer » (918).
Ici Montaigne engage un dialogue des arts – qui comprennent peinture, sculpture, musique, danse, et on dirait cinéma aussi – au moment où, pour une première fois dans l’essai, l’auteur réfléchit sur la forme de son livre. Les Essais, avoue-t-il, sont d’une esthétique paradoxale et contraire. Là où leur auteur, l’ouvrier de l’ouvrage, aurait imposé sciemment une signature – si l’on est permis de tordre une formule tirée de « La vanité », qui « faict des Essais qui ne sçauroit faire des effets » (971) – la somme ou l’ensemble du texte le dépasse et le double. L’œuvre lui montre une dimension inconsciente ou des éléments auxquels que le créateur n’y aurait pas pensé. Le livre va au delà du contrôle de l’auteur et, parfois,
au contraire de ses desseins et projections les mieux calculés2. Ainsi Montaigne « loge les Essais tantost bas, tantost haut, fort inconstamment et doubteusement » (918). Or il lui manque des repères d’où il pourrait formuler un jugement neutre et candide. La réflexion qui suit sur son ouvrage intervient d’une manière qui semble inopinée, car le sujet de l’essai était d’emblée non moins la conversation et la conférence que l’art qu’elles incarnent. Montaigne confère, il compare, mais il s’entretient surtout sur l’art et les arts au fond du conférer.
En écrivant sur son « ouvrage » à la fin de l’essai il est clair que Montaigne résume les arts auxquels, ça et là, il avait fait allusion. Pour marquer l’efficacité symbolique d’une conférence qui va par contrariété d’abord il avait invoqué la musique, se souvenant de « cet ancien joueur de lyre, que Pausanias recite avoir accoustumé contraindre ses disciples d’aller ouyr un mauvais sonneur qui logeoit vis-à-vis de luy, où ils apprinsent à hayr ses désaccords et fauces mesures » (900). Plus tard il loue ces concerts d’instruments où l’on « n’oit pas un lut, une espinette et la flute, on oyt une harmonie en globe, l’assemblage et le fruit de tout cet amas » (909). La musique a son complément en peinture lorsque l’auteur raconte comment Megabysus, « estant allé voir Appelles en son ouvrouer » (910), après avoir contemplé ses tableaux, les « descrivait en paroles impertinentes et injustes », là où il aurait dû « maintenir muet, cette externe et praesomptive suffisance » et garder « une mine froide et taciturne3 » (911).
L’exemple d’« Appelles » (910-911) indique que les mots sont à lire et à écouter mais aussi, comme des traits de peinture, à voir. D’un vaste registre
de noms de peintres possibles, il choisit « Appelles ». Il le convoque, il l’appelle pour ainsi dire, pour faire voir une manière d’écrire. L’anecdote du peintre grec en son « ouvrouer » (910) qui écoute des remarques sottes entérine la critique que fait Montaigne de commentaires ineptes, à la fin du chapitre, dans sa présentation du style amplifié de « Tacitus » (919-921). Dans le champ de comparaisons un troisième art, le théâtre, est mis à côté de la peinture et de la musique. C’est au tréteau où les rhéteurs et les magistrats apprennent à imiter la rhétorique des comédies et tragédies (913). Montaigne met l’accent sur l’art de discourir qui est affilié à sa vertu politique, du talent de savoir parler au moment juste, « de choisir son point, de rompre le propos » (914), tout en captant non seulement le respect de l’auditoire mais aussi en éveillant son sens critique aigu et alerte. Enfin, lorsqu’il traite des Annales de Tacite en se montrant maître passé tout aussi critique que le lecteur le plus diligent (en ce que, à l’instar de la tradition de l’analyse textuelle, on appelle close reading), Montaigne explique que l’écriture de l’histoire – ou l’écriture tout court – compte parmi les arts qu’il comprend en la « conférence ». Tacite lui semble volubile et loquace, « hardy en ses tesmoignages » (921), mais peu subtil ; en ses descriptions il serait plus artiste s’il était un peu plus tacite, tout en demeurant fidèle à la tâche de l’historien d’enregistrer et non de régler ce qui paraît outré ou peu vraisemblable.
Aux lieux où Tacite doit se plier aux exigences d’historien, c’est l’artiste, en l’occurrence Montaigne, qui s’arroge le droit de faire ce qu’il veut sans s’endetter envers qui que ce soit. La fin l’essai s’éclate en une sorte d’épiphanie lorsque Montaigne, au contraire de Tacite, se déclare maître ouvrier de son ouvrage. « Moy qui suis Roy de la matiere que je traicte, et qui n’en dois conte à personne, ne m’en crois pourtant pas du tout ; je hasarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me deffie […] mais je les laisse courir à l’avanture » (922). À ce point l’auteur n’est plus, comme il était tout au début du projet des Essais, « la matiere de mon livre ». Maintenant c’est l’artiste qui a à mouler, à façonner, à accorder ou à peindre ce dont il traite ou ce à quoi il met la main. Le mot de cette déclaration qui saute aux yeux du lecteur le plus indiligent de l’essai, c’est matiere. Vu et entendu dans le sens de la materia prima de l’artiste, le mot devient polyvoque. L’auteur oppose et identifie maniere et matiere : « Autant peut faire le sot celuy qui dict vray, que celuy qui dict faux : car nous sommes sur la maniere, non sur la
matiere du dire. Mon humeur est de regarder autant à la forme qu’à la substance… » (906, c’est moi qui souligne).
Montaigne trahit un esprit scolastique quand il juxtapose substance, mot proche de matiere, à forme, principe interne d’unité et qualité au fond de chaque être individuel4. Le substantif fait partie d’un réseau de figures, souvent rattachées aux images de Fortune et de Chance, qui valorisent la contingence, l’apparence, et la fortuité des choses. Mais en mettant matière sur un plateau de la balance et manière sur l’autre, il équivoque sur une ressemblance qui fait voir une différence, capitale et capiteuse, au fond de l’art de conférer : maniere entraîne le travail de l’artiste qui met la main à la matière, et le hasard (« mes erreurs sont tantost naturelles et incorrigibles… je hasarde souvent des boutades ») met en jeu le contraire, à savoir, les effets des Essais peut-être les plus imprévus et insolites qui interviennent à l’insu du créateur. Ces effets criblent le texte dès qu’il traverse le seuil qui sépare l’ouvrier des Essais du publique qui les lit. On dirait que le lecteur actif ou « diligent » a son complément nécessaire, son autre, dans celui qui lit à fleur de peau, qui se laisse s’entraîner par la forme.
Mieux ou aussi bien que tout autre, cet essai miroite et réfracte sa matière à travers le prisme de sa manière. Dès le début Montaigne implique que l’écriture est répartie en formations discursives et visibles. Les mots sont à lire et à voir, à voir en lisant, et à lire en voyant. En rappelant « L’institution des enfans », on dirait, « si vous le voyez, vous l’oyez ; si vous l’oyez, vous le voyez » (167) : le discours dont il « parle » serait le sens des mots et des phrases qu’« entend » le lecteur. Le discours serait ce que l’on aurait lu et assimilé, tandis que les visibilités seraient des fragments éparpillés qui, quand le lecteur les cerne, lit autrement. Ce serait des lambeaux de mots qui sautent aux yeux, unités diverses qui constituent la « paragrammaire » du texte, la partie de l’écriture qu’à l’époque de la psychanalyse Montaigne aurait appelé son inconscient5. Cet
envers de l’ouvrage devient ce qui sans lequel l’endroit ne serait qu’une suite de sentences fadement véridiques ou moralisatrices. Montaigne imagine ce que serait le caractère des mots dont il se souviendrait si la vue lui avait été enlevée. Étant donné que l’usage de la conférence est « plus doux que d’aucune autre action de nostre vie » (900), il constate, « si j’estois asture forcé de choisir, je consentiroit plustost, ce crois-je, de perdre la veuë que l’ouir ou le parler » (900). Asture, pas avant : il perdroit la visibilité maintenant, en sa vieillesse, après avoir maîtrisé et après avoir enregistré dans le « magasin de [s]a memoire » tout ce qu’il a vu de ses propres yeux.
Le contresens implique que la visibilité de la matière du texte serait un attribut de sa manière6. À partir de là l’essai « s’advertit » ou fait démonstration de son auto-advertissement. Il signale son art chaque fois que dans le tissu des mots il fait allusion à la manière ou à la tactilité de la matière. « Je festoye et caresse la verité en quelque main que je la trouve, et m’y rends alaigrement, et luy tend mes armes vaincues » (902). Il ajoute : « je romps paille avec celuy qui se tient si haut à la main, comme j’en cognoy quelqu’un qui plaint son advertissement » (903) afin (et au prix) de se voir contrarié, apprécie en quelque sorte comme exemple à ne pas imiter. Montaigne loue Socrate qui signale combien les faibles esprits « “corrompent la dignité de la philosophie en la maniant” » (910), c’est-à-dire, en la réifiant et rigidifiant. C’est la même personne, celle qui veut « mener par la main » (912) les hasards de la fortune, qui sera destiné à perdre au jeu.
On dirait qu’à chaque instance où la main choit dans le texte, comme une image emblématique incrustée dans l’écriture, elle fait partie d’un dessein d’advertissement. Ceci, à son tour, fait partie du style ou de la manière qui assure le dialogue au fond de l’art de conférer. Les sots auxquels il prête la « main » (916) en leur montrant de la belle
parole « ne vous en sçavent nul gré et en deviennent plus ineptes. Ne les secondez pas, laisses les aller ; ils manieront ceste matiere comme gens qui ont peur de s’eschauder » (910). Pour ces mêmes êtres tout « trait d’advertissement » (910) demeure inutile.
Suivant le fil des propos du début à la fin, le lecteur se demande si cette formule aurait son analogue dans la lecture critique de Tacite qui clôt le chapitre. Les Annales comptent-ils parmi les « bons livres, comme de bons ouvrages, qui font honte à l’ouvrier » (918) ? Est-ce que le texte du chroniqueur antique serait d’une qualité telle qu’elle excède le contrôle de l’auteur ? Faut-il trier de Tacite « ce qui est sien » (919), sa manière et matière, de « ce qui ne l’est point » (919) ? À cet égard est-ce que la différence entre les formations discursives (le sens des mots) et les visibilités (« chois, disposition, ornement et langage », ou la rhétorique moins de la parole que de l’écriture) accuse des éléments que auraient été inconscients ? La formule qui capte la question que pose Montaigne semble on ne saurait plus révélatrice : la proposition « [q]uoy ? s’il a emprunté la matiere et empiré la forme, comme il advient souvent » (919) signale que l’auteur entend que la forme va toujours trahir, dans le meilleur et le pire des sens du mot, les mobiles d’une œuvre.
Après avoir cité Tacite, Sénèque, et Cicéron, Montaigne se case parmi « nous autres, qui avons peu de pratique avec ces livres » (919). Il fait partie d’un groupe d’ingénus qui ne sauraient distinguer « une belle invention » d’un cliché ou un tour d’esprit d’un lieu commun. Le désaveu lui permet de jouer sur la forme, manière et matière de l’historiographe romain. La matière dont disposait Tacite, « plus forte et attirante à discourir et à narrer que s’il eust eu à dire des batailles et agitations universelles » (919), est moulée sans force ou legerdemain, « si que souvent je le trouve sterille, courant par dessus les belles morts comme s’il craignoit nous fascher de leur multitude et longueur » (919). L’amas de sentences et de discours aident à ceux qui « tiennent rang au maniement du monde » (920).
Jusqu’ici Montaigne s’évertue à personifier le lecteur qui veut, à l’encontre des sots qui n’ont aucun art critique [« voylà qui est beau ! », disent-ils « ayant ouy une entiere page de Vergile » (915)], travailler un auteur et le commenter par où il « se surmonte, par où se rehausse, poisant les mots, les phrases, les inventions une après l’autre » (915). Or Tacite devient son gibier. Mais bientôt l’historiographe romain se
mue en l’autre avec qui Montaigne est en train – par le biais moins de la parole que par les enjeux de l’écriture – de conférer. Tacite incarne « le n’oser parler rondement de soy [qui] a quelque faute de cœur », et il « use à toutes mains des propres exemples ainsi que de chose estrangere » (921), tandis que Montaigne, au beau milieu de sa discussion (dans un « alongeail » dans l’édition de 1595) contrarie son auteur en remarquant que « [j]’ose non seulement parler de moy, mais parler seulement de moy » (921). Il intervient sans trahir une espèce de narcissisme (au dire de Freud, un narcissisme secondaire) telle qu’elle confère sur lui le don de se situer dans le monde où il se trouve. Grâce à son introspection, et au contraire des historiographes séduits par les « atours » de leurs descriptions, il peut voir où l’on se situe et combien on vaut eu égard à sa parole vive.
Dans cette « implication et entrelasseure » (905) de formes, le commentaire que fait Montaigne d’un passage des Annales (XIII, xxxv) porte sur le style de l’histoire et aussi sur le dialogue qu’il mène avec les arts. Quant à Tacite « [o]n le pourra trouver hardy en ses tesmoignages ; comme où il tient qu’un soldat portant un fais de bois, ses mains se roidirent de froid et se collerent à sa charge, si qu’elles y demeurerent attachées et mortes, s’estants departies des bras. J’ay accoustumé en telles choses de plier soubs l’autorité de si grands tesmoings » (921). À l’endroit l’exemple met en question les limites de la véracité du rapport : est-ce que l’historiographe « manie » des témoignages pour qu’ils font abasourdir ou étonner le lecteur ? Raconte-t-il l’histoire du pauvre soldat une façon extrême de figurer la vie militaire romaine en son déclin ? Ou s’agit-il, à l’envers, d’une critique de la manière de la matière dont dispose l’historiographe ? Puisque la matière excède la manière du dire, l’art de l’historen est mis en question7. Refusant le « n’oser parler rondement » de lui-même et de ses investissements dans le récit, Tacite – trop tacite à propos des enjeux de son récit qu’il a à ne pas nommer – montre qu’il reçoit les faits (et les faix) selon qu’ils lui sont passés.
L’extrémité de l’exemple du soldat démanché s’étend aux questions du style de l’écriture de l’histoire. L’image du soldat, les mains collées au fagot et les bras deux moignons sanglants, témoigne moins de la main de l’artiste ou de l’écrivain que des limites ou extrémités qui permettent au lecteur d’entrer en dialogue ou en conférence avec l’auteur8. Il est fort possible que lorsque Montaigne se voit accoutumé de « plier soubs l’autorité » d’un témoin comme l’auteur des Annales, il offre la contrepartie de la présentation qu’il va faire de lui-même, un portrait qui ressemble à la peinture cubiste qui fait voir son objet en ses trois dimensions, grâce au pli multiforme qui lui est interne : « Je me presente debout et couché, le devant et le derrière, à droite et à gauche, et en tous mes naturels plis9 » (922).
Le lecteur des premières et dernières phrases de « L’art de conferer » se demande où commencent et jusqu’où vont le débat et ses implications. Dans « De l’incommodité de la grandeur », minuscule essai-moyeu à l’axe du troisième volume, Montaigne indique qu’en lançant trois anecdotes sur la parole des subalternes qui se taisent devant des rois ou magistrats, qu’il veut « achever par où j’ay commencé » (898). La fin de l’essai, située juste au-dessus du chapitre huit, ressemble à une espèce de superscriptio emblématique qui infléchit le texte qui suit. À la fin de « L’Incommodité », le roi Dionysus, jaloux des poésies de Philoxenus et de l’art de discourir que maîtrise Platon, met « l’un aux carrières », et envoit « l’autre esclave en l’isle d’Aegine » (899). Il est clair que l’exemple de Dionysus entérine l’incipit du chapitre qui suit. Montaigne dénonce le chef et son abus du pouvoir en soulignant la violence et la bêtise de Dionysus face aux artistes de qualité. Il met à la bordure, à la limite de
l’essai, un bel advertissement qui informe la matière qui viendra. Que Montaigne cite les Lois dans la seconde phrase du chapitre (en un lopin ajouté en 1595) implique que la double citation de Platon fait partie d’une tactique textuelle. La seconde mention suggère que le titre de l’essai figure comme inscription or image à lire et à voir selon les codes d’une composition maniériste10. L’art de conférer ressort au premier plan du texte et se voit comme un point de repère dans un dessein pictural. L’essai porte avant tout sur la figure et le lieu du sujet, et du coup la mise en visibilité, grâce à l’aspect emblématique du titre et du texte avoisinant au-dessus et au-dessous, enjolive le rapport que tient la conférence avec son esthétique.
Ainsi qu’au début, la fin du chapitre s’imbrique dans la manière et la matière de « La vanité » qui suit. Suivant son débat avec Tacite, au bout du chapitre Montaigne se félicite de sa lâcheté, voire de son incontinence, qui le fait hasarder des « boutades ». Il laisse « courir à l’aventure » (922) de beaux derniers mots. Dans la discussion, jusqu’alors la Fortune et le hasard fonctionnaient comme éléments imprévus mais nécessaires à toute création et invention dans l’aventure de toute conférence. L’essai qui suit commence par la même formule qui sera intégrale et fidèle à la forme et le mouvement du chapitre. « Il n’en est à l’avanture plus expresse que d’en escrire si vainement » (922). L’incipit renvoie à la fin de « L’Art de conferer » afin, semble-t-il, de rendre visible – répétons, autant dans la manière que dans la matière du dire – les mailles et chaînons de signifiants dont s’entrelasse le faisceau du texte11. Avan-ture est l’écho visuel et sonore de la (…) van (…) ité. Le substantif rime avec vainement, pour que la réflexion sur l’antiquité et sur la nouveauté (ce
qui est avant vis-à-vis de ce qui est après), sur la vanité, et le gaspillage ou le déchet (ventre, vene, etc.) se mêle aux hasards de la création.
Mais c’est à la fin du huitième chapitre où Montaigne semble surtout impertinent : « Voilà ce que la memoire m’en represente en gros, et assez incertainement. Tous jugemens en gros sont láches et imparfaicts » (922). La phrase qui boucle l’essai a l’air d’un non-sequitur – à moins que la mémoire ne fasse partie de l’art de la rhétorique qui figure dans les digressions sur l’art de parler (905-06) ou sur les exemples qui lui viennent à l’esprit quasiment à son insu : « (c)…nos arguments ès matieres controverses sont ordinerement contournables vers nous […]. Dequoy l’ancienneté m’a laissé assez de graves exemples. (b) Ce fut ingenieusement bien dict et très à propos (c) par celuy qui l’inventa : Stercus cuique suum bene olet [chacun croit que sa merde sent bon] » (907). Le souvenir du dicton d’Érasme pourrait informer des jugements « en gros » qui sont « láches et imparfaicts12 » (922). Il reste au lecteur de juger l’incontinence et l’imperfection des propos qui inaugurent et déterminent la forme « indigeste » du neuvième chapitre. L’art d’observer non en gros mais en détail, « par espaulettes, et de jugement exprès et trié » (915) que préconise l’auteur dans le huitième chapitre serait le mode d’emploi de la lecture des « boutades » et des « excremens » du vieil esprit dans le neuvième. La fin ou basse partie du chapitre a l’air d’étendre l’entretien sur l’art de conférer au delà de ses confins et de ses cadres formels.
En voie de conclusion on dirait que le titre de l’essai s’éparpille dans un dialogue sur ce que c’est que le dialogue, ceci entendu non seulement en tant que conversation vive ou débat animé, mais aussi, comme ce que rencontre le lecteur dans les « Trois commerces », un exercice où les enjeux comprennent ce que c’est que de se mettre en dialogue, c’est-a-dire, de se situer dans le monde. Il s’agit de disputer, de se disputer, de contester, de s’essayer, mais enfin aussi d’entrer en dialogue avec les arts. Les arts confèrent un privilège sur les formes et les manières des choses. L’accent que met le chapitre sur le comportement humain vu comme jeu de manière et de matière indique que dans toute relation au monde il y
va du style. C’est grâce au dialogue des arts dans la « conférence » que toute communication qui vaut le nom fait voir la présence d’une main d’artiste. Ici et ailleurs la tâche et la fin des Essais sont de promulguer et maintenir ce dialogue ou entretien infini.
Tom Conley
Harvard University
1 Essais, dans Œuvres complètes, éd. A. Thibaudet et M. Rat, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 902. Toute référence aux Essais sera prise de cette édition et notée entre parenthèses dans le texte ci-dessus.
2 Il s’agit de ce que Jacques Rancière développe à partir du titre de son Inconscient esthétique (Paris, Galilée, 2001). Son hypothèse « est que la pensée freudienne de l’inconscient n’est possible que sur la base de ce régime de la pensée et l’art et de la pensée qui lui est immanente » (14). À l’instar de Rancière le lecteur des Essais ne peut pas ne pas constater partout que Montaigne met au centre de son projet l’art de la pensée, et du coup c’est cet art qui engage la pensée de l’art. Déjà en signalant que le texte pourrait aller au-delà des inventions de l’auteur, Montaigne avoue que l’inconscient travaille l’ouvrage. Ainsi dans La fable cinématographique (Paris, Seuil, 2001), livre d’un même jet d’inspiration, Rancière oppose la volonté du créateur d’imposer une forme à la matière au hasard de ce qui advient d’une lecture ou d’un accueil neutre, sinon passif, qui mettrait en évidence des lieux et des espaces où le contrôle de l’auteur se perd : ce seraient les endroits où le langage excède le sens que veut l’usager, surtout dans des formules qui renvoient à des éléments que l’auteur « ne préfèrerait pas » y voir, et ainsi de suite.
3 Le lecteur se demande si taciturne fait partie d’un réseau de signes indiquant l’écart entre l’absence de la vive voix et la présence de l’écriture qui n’est pas son fidèle truchement. L’adjectif anticipe sur la partie de l’essai, infra, consacrée à la lecture de « Tacitus ».
4 Sur cette distinction et sur le dialogue des arts en général voir Etienne Gilson, Matières et formes, Paris, Vrin, 1964, p. 34-35. On suivra sa définition d’une image par rapport aux mots qui la véhiculent. Une image, c’est « un nuage autour de chaque mot comme les insectes d’été autour des lumières. Ces images sont capables de s’associer entre elles avec une liberté quasi totale et, du moins, indépendemment de toute nécessité intelligible » (210, c’est lui qui souligne).
5 Bruno Méniel a raison de remarquer que dans les Essais l’auteur « met en scène le “parler” qui signifie plus qu’il ne dit », et que du coup il s’y trouve « en surcroît de sens [qui] échappe à l’intention ». Mais en voulant que la parole vive de l’essai assure « la cohérence d’un souci stylistique de fidélité à l’oralité », il est obligé d’ajouter que le parler trahit non la voix ou la présence en tant que telles mais un « désir littéraire d’écriture de soi ». En ce sens, « De l’art de conferer » en est la preuve. C’est l’écriture de soi qui résulte du dialogue ou des dialogues amorcés et essayés dans l’ensemble du chapitre. Voir sa « Vision du “parler” chez Montaigne », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, VIIIe série, no 41-42 (janvier-juin 2006), p. 119-130 (130).
6 Inutile de rappeler que dans l’essai qui suit Montaigne signale que parfois la forme de quelques essais est incarnée par une « subtilité ambitieuse » ou un« embleme supernuméraire » (941).
7 Montaigne dévoile ce que Michel de Certeau appelle « l’opération historiographique », c’est-à-dire « une pratique sociale qui fixe à son lecteur une place bien déterminée en redistribuant l’espace des références symboliques et en imposant ainsi une “leçon” […]. Mais en même temps, elle fonctionne comme une image inversée : elle fait place au manque et elle le cache ; elle crée ces récits du passé qui sont l’équivalent des cimetières dans les villes », in L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 65-120 (103).
8 Le lecteur rappelle comment Montaigne avait terminé « De la modération » (199-200), essai traitant des extrémités de la conduite humaine. Se servant de L’Histoire de Fernando de Cortes de Lopez de Gomara, Montaigne façonne une devinette à partir de la rencontre du conquérant et des messagers de Moctazuma. Il ampute de son récit l’épisode traitant de la manière dont Cortez fait amputer les mains et les pieds aux messagers avant de les faire retourner chez leur caciques.
9 Il semble que Montaigne invoque le pli aux moments où il se présente en train d’aller au fin fond de lui-même, pénètrant « les profondeurs opaques » des « replis internes » de son esprit. Le pli et son mouvement sont manifestes quand il veut « s’espier de près » (359-360). Au moyen du pli il se fait lire et voir à la fois. Le pli, c’est le signe de cette différence de l’ordre même qui inaugure l’essai. Traitant de Leibniz (mais Montaigne serait fort à propos), Gilles Deleuze remarque, « ce qu’on voit sur la chose, on le lit dans son concept ou sa notion », dans Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1988, p. 55.
10 C’est Michel Butor, dans ses Essais sur les « Essais » (Paris, Gallimard, 1968), qui a lu « De l’amitié » sous l’angle d’un tableau dans le style des maniéristes à Fontainebleau. Voir aussi Claude-Gilbert Dubois, à propos de Ronsard et d’Antoine Caron, où il évoque en poésie et en peinture un genre de tableau qui « se met en mouvement » (Le Maniérisme, Paris, PUF, 1979, p. 61-62]. Chez Montaigne la bordure de l’essai constitue un pli qui s’ouvre et se module à tout moment.
11 Dans « Montaigne en montage : Mapping “De la vanité” », Montaigne Studies, 3, 1991, p. 224-248, j’ai tâché de suivre les redondances et les permutations de la formule « à l’avanture ». Il est clair qu’elle fait partie d’un réseau de formes des plus pertinentes de l’essai. A l’avanture travaille et tourne autour de « la vanité » plus que dans n’importe quel autre chapitre. C’est un lieu commun que l’auteur mobilise pour faire mélanger et, plus souvent, pour faire éventer et miroiter des signifiants comme va-, van-, avan-, ven-, et d’autres variantes.
12 Les mots incarnent la « coprographie » du chapitre. Voir Gisèle Mathieu-Castellani, Montaigne : L’écriture de l’essai, Paris, PUF, 1988, p. 198-220, surtout 214. C’est Jean-Yves Pouilloux qui voit dans la citation d’Érasme l’appel d’une interne juridiction qui valorise une « clairvoyance intellectuelle ». Voir « Socrate », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, VIIIe Série, no 41-42 (janvier-juin 2006), p. 175-186 (183).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3677-2
- EAN : 9782812436772
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3677-2.p.0019
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/03/2015
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français