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Classiques Garnier

Arts de conférer

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2014 – 1, n° 59
    . varia
  • Auteur : Conley (Tom)
  • Résumé : Relisant le chapitre « De l’Art de conférer » et plus précisément ses dernières pages, Tom Conley interroge les métaphores de « l’ouvrage » et de « l’ouvrier » qui y sont mobilisées par Montaigne à propos de la forme singulière de son livre. L’analyse vise à montrer que la dissociation de l’un et de l’autre, dès lors que l’ouvrage échappe à son auteur, concerne plus largement la diversité des arts, ce qui amplifie alors le sens donné à la « conférence » comme dialogue, discussion ou « entretien infini »
  • Pages : 19 à 29
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812436772
  • ISBN : 978-2-8124-3677-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3677-2.p.0019
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Arts de Conférer

Vers la fin de « lincomparable » « Art de conferer » Montaigne aborde la question du rapport que tient un ouvrier avec son ouvrage. Les mots renvoyent à la gamme de connotations que porte le titre mais aussi, en même temps, aux Essais et à leur auteur, celui qui venait de décrire les rudes plaisirs dune conversation ou dune « conférence » brutalement amicale, « qui se flatte en laspreté et vigueur de son commerce, comme lamour, és morsures et esgratigneures sanglantes1 ». Louvrage, remarque-t-il, pourrait excéder l« invention et connoissance » de son auteur et le devancer (918). Lœuvre deviendrait ainsi autonome et dune forme sienne. Du coup il savère que par fortune ou présomption lauteur nest pas toujours le meilleur juge de sa création. Quand on lui demande, « que trouvez-vous le plus beau en vostre ouvrage ? Est-ce ou cette partie, ou cette-cy ? la grace, ou la matiere, ou linvention, ou le jugement, ou la science ? » (918) : en guise de réponse il avoue que lauteur aurait tendance à méconnaître les vertus de son ouvrage autant que celles dun autre, faute « davoir la suffisance de la cognoistre et distinguer » (918).

Ici Montaigne engage un dialogue des arts – qui comprennent peinture, sculpture, musique, danse, et on dirait cinéma aussi – au moment où, pour une première fois dans lessai, lauteur réfléchit sur la forme de son livre. Les Essais, avoue-t-il, sont dune esthétique paradoxale et contraire. Là où leur auteur, louvrier de louvrage, aurait imposé sciemment une signature – si lon est permis de tordre une formule tirée de « La vanité », qui « faict des Essais qui ne sçauroit faire des effets » (971) – la somme ou lensemble du texte le dépasse et le double. Lœuvre lui montre une dimension inconsciente ou des éléments auxquels que le créateur ny aurait pas pensé. Le livre va au delà du contrôle de lauteur et, parfois,

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au contraire de ses desseins et projections les mieux calculés2. Ainsi Montaigne « loge les Essais tantost bas, tantost haut, fort inconstamment et doubteusement » (918). Or il lui manque des repères doù il pourrait formuler un jugement neutre et candide. La réflexion qui suit sur son ouvrage intervient dune manière qui semble inopinée, car le sujet de lessai était demblée non moins la conversation et la conférence que lart quelles incarnent. Montaigne confère, il compare, mais il sentretient surtout sur lart et les arts au fond du conférer.

En écrivant sur son « ouvrage » à la fin de lessai il est clair que Montaigne résume les arts auxquels, ça et là, il avait fait allusion. Pour marquer lefficacité symbolique dune conférence qui va par contrariété dabord il avait invoqué la musique, se souvenant de « cet ancien joueur de lyre, que Pausanias recite avoir accoustumé contraindre ses disciples daller ouyr un mauvais sonneur qui logeoit vis-à-vis de luy, où ils apprinsent à hayr ses désaccords et fauces mesures » (900). Plus tard il loue ces concerts dinstruments où lon « noit pas un lut, une espinette et la flute, on oyt une harmonie en globe, lassemblage et le fruit de tout cet amas » (909). La musique a son complément en peinture lorsque lauteur raconte comment Megabysus, « estant allé voir Appelles en son ouvrouer » (910), après avoir contemplé ses tableaux, les « descrivait en paroles impertinentes et injustes », là où il aurait dû « maintenir muet, cette externe et praesomptive suffisance » et garder « une mine froide et taciturne3 » (911).

Lexemple d« Appelles » (910-911) indique que les mots sont à lire et à écouter mais aussi, comme des traits de peinture, à voir. Dun vaste registre

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de noms de peintres possibles, il choisit « Appelles ». Il le convoque, il lappelle pour ainsi dire, pour faire voir une manière décrire. Lanecdote du peintre grec en son « ouvrouer » (910) qui écoute des remarques sottes entérine la critique que fait Montaigne de commentaires ineptes, à la fin du chapitre, dans sa présentation du style amplifié de « Tacitus » (919-921). Dans le champ de comparaisons un troisième art, le théâtre, est mis à côté de la peinture et de la musique. Cest au tréteau où les rhéteurs et les magistrats apprennent à imiter la rhétorique des comédies et tragédies (913). Montaigne met laccent sur lart de discourir qui est affilié à sa vertu politique, du talent de savoir parler au moment juste, « de choisir son point, de rompre le propos » (914), tout en captant non seulement le respect de lauditoire mais aussi en éveillant son sens critique aigu et alerte. Enfin, lorsquil traite des Annales de Tacite en se montrant maître passé tout aussi critique que le lecteur le plus diligent (en ce que, à linstar de la tradition de lanalyse textuelle, on appelle close reading), Montaigne explique que lécriture de lhistoire – ou lécriture tout court – compte parmi les arts quil comprend en la « conférence ». Tacite lui semble volubile et loquace, « hardy en ses tesmoignages » (921), mais peu subtil ; en ses descriptions il serait plus artiste sil était un peu plus tacite, tout en demeurant fidèle à la tâche de lhistorien denregistrer et non de régler ce qui paraît outré ou peu vraisemblable.

Aux lieux où Tacite doit se plier aux exigences dhistorien, cest lartiste, en loccurrence Montaigne, qui sarroge le droit de faire ce quil veut sans sendetter envers qui que ce soit. La fin lessai séclate en une sorte dépiphanie lorsque Montaigne, au contraire de Tacite, se déclare maître ouvrier de son ouvrage. « Moy qui suis Roy de la matiere que je traicte, et qui nen dois conte à personne, ne men crois pourtant pas du tout ; je hasarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me deffie [] mais je les laisse courir à lavanture » (922). À ce point lauteur nest plus, comme il était tout au début du projet des Essais, « la matiere de mon livre ». Maintenant cest lartiste qui a à mouler, à façonner, à accorder ou à peindre ce dont il traite ou ce à quoi il met la main. Le mot de cette déclaration qui saute aux yeux du lecteur le plus indiligent de lessai, cest matiere. Vu et entendu dans le sens de la materia prima de lartiste, le mot devient polyvoque. Lauteur oppose et identifie maniere et matiere : « Autant peut faire le sot celuy qui dict vray, que celuy qui dict faux : car nous sommes sur la maniere, non sur la

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matiere du dire. Mon humeur est de regarder autant à la forme quà la substance… » (906, cest moi qui souligne).

Montaigne trahit un esprit scolastique quand il juxtapose substance, mot proche de matiere, à forme, principe interne dunité et qualité au fond de chaque être individuel4. Le substantif fait partie dun réseau de figures, souvent rattachées aux images de Fortune et de Chance, qui valorisent la contingence, lapparence, et la fortuité des choses. Mais en mettant matière sur un plateau de la balance et manière sur lautre, il équivoque sur une ressemblance qui fait voir une différence, capitale et capiteuse, au fond de lart de conférer : maniere entraîne le travail de lartiste qui met la main à la matière, et le hasard (« mes erreurs sont tantost naturelles et incorrigibles… je hasarde souvent des boutades ») met en jeu le contraire, à savoir, les effets des Essais peut-être les plus imprévus et insolites qui interviennent à linsu du créateur. Ces effets criblent le texte dès quil traverse le seuil qui sépare louvrier des Essais du publique qui les lit. On dirait que le lecteur actif ou « diligent » a son complément nécessaire, son autre, dans celui qui lit à fleur de peau, qui se laisse sentraîner par la forme.

Mieux ou aussi bien que tout autre, cet essai miroite et réfracte sa matière à travers le prisme de sa manière. Dès le début Montaigne implique que lécriture est répartie en formations discursives et visibles. Les mots sont à lire et à voir, à voir en lisant, et à lire en voyant. En rappelant « Linstitution des enfans », on dirait, « si vous le voyez, vous loyez ; si vous loyez, vous le voyez » (167) : le discours dont il « parle » serait le sens des mots et des phrases qu« entend » le lecteur. Le discours serait ce que lon aurait lu et assimilé, tandis que les visibilités seraient des fragments éparpillés qui, quand le lecteur les cerne, lit autrement. Ce serait des lambeaux de mots qui sautent aux yeux, unités diverses qui constituent la « paragrammaire » du texte, la partie de lécriture quà lépoque de la psychanalyse Montaigne aurait appelé son inconscient5. Cet

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envers de louvrage devient ce qui sans lequel lendroit ne serait quune suite de sentences fadement véridiques ou moralisatrices. Montaigne imagine ce que serait le caractère des mots dont il se souviendrait si la vue lui avait été enlevée. Étant donné que lusage de la conférence est « plus doux que daucune autre action de nostre vie » (900), il constate, « si jestois asture forcé de choisir, je consentiroit plustost, ce crois-je, de perdre la veuë que louir ou le parler » (900). Asture, pas avant : il perdroit la visibilité maintenant, en sa vieillesse, après avoir maîtrisé et après avoir enregistré dans le « magasin de [s]a memoire » tout ce quil a vu de ses propres yeux.

Le contresens implique que la visibilité de la matière du texte serait un attribut de sa manière6. À partir de là lessai « sadvertit » ou fait démonstration de son auto-advertissement. Il signale son art chaque fois que dans le tissu des mots il fait allusion à la manière ou à la tactilité de la matière. « Je festoye et caresse la verité en quelque main que je la trouve, et my rends alaigrement, et luy tend mes armes vaincues » (902). Il ajoute : « je romps paille avec celuy qui se tient si haut à la main, comme jen cognoy quelquun qui plaint son advertissement » (903) afin (et au prix) de se voir contrarié, apprécie en quelque sorte comme exemple à ne pas imiter. Montaigne loue Socrate qui signale combien les faibles esprits « “corrompent la dignité de la philosophie en la maniant” » (910), cest-à-dire, en la réifiant et rigidifiant. Cest la même personne, celle qui veut « mener par la main » (912) les hasards de la fortune, qui sera destiné à perdre au jeu.

On dirait quà chaque instance où la main choit dans le texte, comme une image emblématique incrustée dans lécriture, elle fait partie dun dessein dadvertissement. Ceci, à son tour, fait partie du style ou de la manière qui assure le dialogue au fond de lart de conférer. Les sots auxquels il prête la « main » (916) en leur montrant de la belle

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parole « ne vous en sçavent nul gré et en deviennent plus ineptes. Ne les secondez pas, laisses les aller ; ils manieront ceste matiere comme gens qui ont peur de seschauder » (910). Pour ces mêmes êtres tout « trait dadvertissement » (910) demeure inutile.

Suivant le fil des propos du début à la fin, le lecteur se demande si cette formule aurait son analogue dans la lecture critique de Tacite qui clôt le chapitre. Les Annales comptent-ils parmi les « bons livres, comme de bons ouvrages, qui font honte à louvrier » (918) ? Est-ce que le texte du chroniqueur antique serait dune qualité telle quelle excède le contrôle de lauteur ? Faut-il trier de Tacite « ce qui est sien » (919), sa manière et matière, de « ce qui ne lest point » (919) ? À cet égard est-ce que la différence entre les formations discursives (le sens des mots) et les visibilités (« chois, disposition, ornement et langage », ou la rhétorique moins de la parole que de lécriture) accuse des éléments que auraient été inconscients ? La formule qui capte la question que pose Montaigne semble on ne saurait plus révélatrice : la proposition « [q]uoy ? sil a emprunté la matiere et empiré la forme, comme il advient souvent » (919) signale que lauteur entend que la forme va toujours trahir, dans le meilleur et le pire des sens du mot, les mobiles dune œuvre.

Après avoir cité Tacite, Sénèque, et Cicéron, Montaigne se case parmi « nous autres, qui avons peu de pratique avec ces livres » (919). Il fait partie dun groupe dingénus qui ne sauraient distinguer « une belle invention » dun cliché ou un tour desprit dun lieu commun. Le désaveu lui permet de jouer sur la forme, manière et matière de lhistoriographe romain. La matière dont disposait Tacite, « plus forte et attirante à discourir et à narrer que sil eust eu à dire des batailles et agitations universelles » (919), est moulée sans force ou legerdemain, « si que souvent je le trouve sterille, courant par dessus les belles morts comme sil craignoit nous fascher de leur multitude et longueur » (919). Lamas de sentences et de discours aident à ceux qui « tiennent rang au maniement du monde » (920).

Jusquici Montaigne sévertue à personifier le lecteur qui veut, à lencontre des sots qui nont aucun art critique [« voylà qui est beau ! », disent-ils « ayant ouy une entiere page de Vergile » (915)], travailler un auteur et le commenter par où il « se surmonte, par où se rehausse, poisant les mots, les phrases, les inventions une après lautre » (915). Or Tacite devient son gibier. Mais bientôt lhistoriographe romain se

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mue en lautre avec qui Montaigne est en train – par le biais moins de la parole que par les enjeux de lécriture – de conférer. Tacite incarne « le noser parler rondement de soy [qui] a quelque faute de cœur », et il « use à toutes mains des propres exemples ainsi que de chose estrangere » (921), tandis que Montaigne, au beau milieu de sa discussion (dans un « alongeail » dans lédition de 1595) contrarie son auteur en remarquant que « [j]ose non seulement parler de moy, mais parler seulement de moy » (921). Il intervient sans trahir une espèce de narcissisme (au dire de Freud, un narcissisme secondaire) telle quelle confère sur lui le don de se situer dans le monde où il se trouve. Grâce à son introspection, et au contraire des historiographes séduits par les « atours » de leurs descriptions, il peut voir où lon se situe et combien on vaut eu égard à sa parole vive.

Dans cette « implication et entrelasseure » (905) de formes, le commentaire que fait Montaigne dun passage des Annales (XIII, xxxv) porte sur le style de lhistoire et aussi sur le dialogue quil mène avec les arts. Quant à Tacite « [o]n le pourra trouver hardy en ses tesmoignages ; comme où il tient quun soldat portant un fais de bois, ses mains se roidirent de froid et se collerent à sa charge, si quelles y demeurerent attachées et mortes, sestants departies des bras. Jay accoustumé en telles choses de plier soubs lautorité de si grands tesmoings » (921). À lendroit lexemple met en question les limites de la véracité du rapport : est-ce que lhistoriographe « manie » des témoignages pour quils font abasourdir ou étonner le lecteur ? Raconte-t-il lhistoire du pauvre soldat une façon extrême de figurer la vie militaire romaine en son déclin ? Ou sagit-il, à lenvers, dune critique de la manière de la matière dont dispose lhistoriographe ? Puisque la matière excède la manière du dire, lart de lhistoren est mis en question7. Refusant le « noser parler rondement » de lui-même et de ses investissements dans le récit, Tacite – trop tacite à propos des enjeux de son récit quil a à ne pas nommer – montre quil reçoit les faits (et les faix) selon quils lui sont passés.

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Lextrémité de lexemple du soldat démanché sétend aux questions du style de lécriture de lhistoire. Limage du soldat, les mains collées au fagot et les bras deux moignons sanglants, témoigne moins de la main de lartiste ou de lécrivain que des limites ou extrémités qui permettent au lecteur dentrer en dialogue ou en conférence avec lauteur8. Il est fort possible que lorsque Montaigne se voit accoutumé de « plier soubs lautorité » dun témoin comme lauteur des Annales, il offre la contrepartie de la présentation quil va faire de lui-même, un portrait qui ressemble à la peinture cubiste qui fait voir son objet en ses trois dimensions, grâce au pli multiforme qui lui est interne : « Je me presente debout et couché, le devant et le derrière, à droite et à gauche, et en tous mes naturels plis9 » (922).

Le lecteur des premières et dernières phrases de « Lart de conferer » se demande où commencent et jusquoù vont le débat et ses implications. Dans « De lincommodité de la grandeur », minuscule essai-moyeu à laxe du troisième volume, Montaigne indique quen lançant trois anecdotes sur la parole des subalternes qui se taisent devant des rois ou magistrats, quil veut « achever par où jay commencé » (898). La fin de lessai, située juste au-dessus du chapitre huit, ressemble à une espèce de superscriptio emblématique qui infléchit le texte qui suit. À la fin de « LIncommodité », le roi Dionysus, jaloux des poésies de Philoxenus et de lart de discourir que maîtrise Platon, met « lun aux carrières », et envoit « lautre esclave en lisle dAegine » (899). Il est clair que lexemple de Dionysus entérine lincipit du chapitre qui suit. Montaigne dénonce le chef et son abus du pouvoir en soulignant la violence et la bêtise de Dionysus face aux artistes de qualité. Il met à la bordure, à la limite de

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lessai, un bel advertissement qui informe la matière qui viendra. Que Montaigne cite les Lois dans la seconde phrase du chapitre (en un lopin ajouté en 1595) implique que la double citation de Platon fait partie dune tactique textuelle. La seconde mention suggère que le titre de lessai figure comme inscription or image à lire et à voir selon les codes dune composition maniériste10. Lart de conférer ressort au premier plan du texte et se voit comme un point de repère dans un dessein pictural. Lessai porte avant tout sur la figure et le lieu du sujet, et du coup la mise en visibilité, grâce à laspect emblématique du titre et du texte avoisinant au-dessus et au-dessous, enjolive le rapport que tient la conférence avec son esthétique.

Ainsi quau début, la fin du chapitre simbrique dans la manière et la matière de « La vanité » qui suit. Suivant son débat avec Tacite, au bout du chapitre Montaigne se félicite de sa lâcheté, voire de son incontinence, qui le fait hasarder des « boutades ». Il laisse « courir à laventure » (922) de beaux derniers mots. Dans la discussion, jusqualors la Fortune et le hasard fonctionnaient comme éléments imprévus mais nécessaires à toute création et invention dans laventure de toute conférence. Lessai qui suit commence par la même formule qui sera intégrale et fidèle à la forme et le mouvement du chapitre. « Il nen est à lavanture plus expresse que den escrire si vainement » (922). Lincipit renvoie à la fin de « LArt de conferer » afin, semble-t-il, de rendre visible – répétons, autant dans la manière que dans la matière du dire – les mailles et chaînons de signifiants dont sentrelasse le faisceau du texte11. Avan-ture est lécho visuel et sonore de la (…) van (…) ité. Le substantif rime avec vainement, pour que la réflexion sur lantiquité et sur la nouveauté (ce

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qui est avant vis-à-vis de ce qui est après), sur la vanité, et le gaspillage ou le déchet (ventre, vene, etc.) se mêle aux hasards de la création.

Mais cest à la fin du huitième chapitre où Montaigne semble surtout impertinent : « Voilà ce que la memoire men represente en gros, et assez incertainement. Tous jugemens en gros sont láches et imparfaicts » (922). La phrase qui boucle lessai a lair dun non-sequitur – à moins que la mémoire ne fasse partie de lart de la rhétorique qui figure dans les digressions sur lart de parler (905-06) ou sur les exemples qui lui viennent à lesprit quasiment à son insu : « (c)…nos arguments ès matieres controverses sont ordinerement contournables vers nous []. Dequoy lancienneté ma laissé assez de graves exemples. (b) Ce fut ingenieusement bien dict et très à propos (c) par celuy qui linventa : Stercus cuique suum bene olet [chacun croit que sa merde sent bon] » (907). Le souvenir du dicton dÉrasme pourrait informer des jugements « en gros » qui sont « láches et imparfaicts12 » (922). Il reste au lecteur de juger lincontinence et limperfection des propos qui inaugurent et déterminent la forme « indigeste » du neuvième chapitre. Lart dobserver non en gros mais en détail, « par espaulettes, et de jugement exprès et trié » (915) que préconise lauteur dans le huitième chapitre serait le mode demploi de la lecture des « boutades » et des « excremens » du vieil esprit dans le neuvième. La fin ou basse partie du chapitre a lair détendre lentretien sur lart de conférer au delà de ses confins et de ses cadres formels.

En voie de conclusion on dirait que le titre de lessai séparpille dans un dialogue sur ce que cest que le dialogue, ceci entendu non seulement en tant que conversation vive ou débat animé, mais aussi, comme ce que rencontre le lecteur dans les « Trois commerces », un exercice où les enjeux comprennent ce que cest que de se mettre en dialogue, cest-a-dire, de se situer dans le monde. Il sagit de disputer, de se disputer, de contester, de sessayer, mais enfin aussi dentrer en dialogue avec les arts. Les arts confèrent un privilège sur les formes et les manières des choses. Laccent que met le chapitre sur le comportement humain vu comme jeu de manière et de matière indique que dans toute relation au monde il y

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va du style. Cest grâce au dialogue des arts dans la « conférence » que toute communication qui vaut le nom fait voir la présence dune main dartiste. Ici et ailleurs la tâche et la fin des Essais sont de promulguer et maintenir ce dialogue ou entretien infini.

Tom Conley

Harvard University

1 Essais, dans Œuvres complètes, éd. A. Thibaudet et M. Rat, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 902. Toute référence aux Essais sera prise de cette édition et notée entre parenthèses dans le texte ci-dessus.

2 Il sagit de ce que Jacques Rancière développe à partir du titre de son Inconscient esthétique (Paris, Galilée, 2001). Son hypothèse « est que la pensée freudienne de linconscient nest possible que sur la base de ce régime de la pensée et lart et de la pensée qui lui est immanente » (14). À linstar de Rancière le lecteur des Essais ne peut pas ne pas constater partout que Montaigne met au centre de son projet lart de la pensée, et du coup cest cet art qui engage la pensée de lart. Déjà en signalant que le texte pourrait aller au-delà des inventions de lauteur, Montaigne avoue que linconscient travaille louvrage. Ainsi dans La fable cinématographique (Paris, Seuil, 2001), livre dun même jet dinspiration, Rancière oppose la volonté du créateur dimposer une forme à la matière au hasard de ce qui advient dune lecture ou dun accueil neutre, sinon passif, qui mettrait en évidence des lieux et des espaces où le contrôle de lauteur se perd : ce seraient les endroits où le langage excède le sens que veut lusager, surtout dans des formules qui renvoient à des éléments que lauteur « ne préfèrerait pas » y voir, et ainsi de suite.

3 Le lecteur se demande si taciturne fait partie dun réseau de signes indiquant lécart entre labsence de la vive voix et la présence de lécriture qui nest pas son fidèle truchement. Ladjectif anticipe sur la partie de lessai, infra, consacrée à la lecture de « Tacitus ».

4 Sur cette distinction et sur le dialogue des arts en général voir Etienne Gilson, Matières et formes, Paris, Vrin, 1964, p. 34-35. On suivra sa définition dune image par rapport aux mots qui la véhiculent. Une image, cest « un nuage autour de chaque mot comme les insectes dété autour des lumières. Ces images sont capables de sassocier entre elles avec une liberté quasi totale et, du moins, indépendemment de toute nécessité intelligible » (210, cest lui qui souligne).

5 Bruno Méniel a raison de remarquer que dans les Essais lauteur « met en scène le “parler” qui signifie plus quil ne dit », et que du coup il sy trouve « en surcroît de sens [qui] échappe à lintention ». Mais en voulant que la parole vive de lessai assure « la cohérence dun souci stylistique de fidélité à loralité », il est obligé dajouter que le parler trahit non la voix ou la présence en tant que telles mais un « désir littéraire décriture de soi ». En ce sens, « De lart de conferer » en est la preuve. Cest lécriture de soi qui résulte du dialogue ou des dialogues amorcés et essayés dans lensemble du chapitre. Voir sa « Vision du “parler” chez Montaigne », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, VIIIe série, no 41-42 (janvier-juin 2006), p. 119-130 (130).

6 Inutile de rappeler que dans lessai qui suit Montaigne signale que parfois la forme de quelques essais est incarnée par une « subtilité ambitieuse » ou un« embleme supernuméraire » (941).

7 Montaigne dévoile ce que Michel de Certeau appelle « lopération historiographique », cest-à-dire « une pratique sociale qui fixe à son lecteur une place bien déterminée en redistribuant lespace des références symboliques et en imposant ainsi une “leçon” []. Mais en même temps, elle fonctionne comme une image inversée : elle fait place au manque et elle le cache ; elle crée ces récits du passé qui sont léquivalent des cimetières dans les villes », in LÉcriture de lhistoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 65-120 (103).

8 Le lecteur rappelle comment Montaigne avait terminé « De la modération » (199-200), essai traitant des extrémités de la conduite humaine. Se servant de LHistoire de Fernando de Cortes de Lopez de Gomara, Montaigne façonne une devinette à partir de la rencontre du conquérant et des messagers de Moctazuma. Il ampute de son récit lépisode traitant de la manière dont Cortez fait amputer les mains et les pieds aux messagers avant de les faire retourner chez leur caciques.

9 Il semble que Montaigne invoque le pli aux moments où il se présente en train daller au fin fond de lui-même, pénètrant « les profondeurs opaques » des « replis internes » de son esprit. Le pli et son mouvement sont manifestes quand il veut « sespier de près » (359-360). Au moyen du pli il se fait lire et voir à la fois. Le pli, cest le signe de cette différence de lordre même qui inaugure lessai. Traitant de Leibniz (mais Montaigne serait fort à propos), Gilles Deleuze remarque, « ce quon voit sur la chose, on le lit dans son concept ou sa notion », dans Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1988, p. 55.

10 Cest Michel Butor, dans ses Essais sur les « Essais » (Paris, Gallimard, 1968), qui a lu « De lamitié » sous langle dun tableau dans le style des maniéristes à Fontainebleau. Voir aussi Claude-Gilbert Dubois, à propos de Ronsard et dAntoine Caron, où il évoque en poésie et en peinture un genre de tableau qui « se met en mouvement » (Le Maniérisme, Paris, PUF, 1979, p. 61-62]. Chez Montaigne la bordure de lessai constitue un pli qui souvre et se module à tout moment.

11 Dans « Montaigne en montage : Mapping “De la vanité” », Montaigne Studies, 3, 1991, p. 224-248, jai tâché de suivre les redondances et les permutations de la formule « à lavanture ». Il est clair quelle fait partie dun réseau de formes des plus pertinentes de lessai. A lavanture travaille et tourne autour de « la vanité » plus que dans nimporte quel autre chapitre. Cest un lieu commun que lauteur mobilise pour faire mélanger et, plus souvent, pour faire éventer et miroiter des signifiants comme va-, van-, avan-, ven-, et dautres variantes.

12 Les mots incarnent la « coprographie » du chapitre. Voir Gisèle Mathieu-Castellani, Montaigne : Lécriture de lessai, Paris, PUF, 1988, p. 198-220, surtout 214. Cest Jean-Yves Pouilloux qui voit dans la citation dÉrasme lappel dune interne juridiction qui valorise une « clairvoyance intellectuelle ». Voir « Socrate », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, VIIIe Série, no 41-42 (janvier-juin 2006), p. 175-186 (183).