Introduction à la troisième partie
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Aspects du primitivisme littéraire (C. F. Ramuz, Claude Simon, Richard Millet)
- Pages : 291 à 293
- Collection : Bibliothèque des lettres modernes, n° 61
- Série : Critique
Introduction
à la troisième partie
Parallèlement à la valorisation de motifs qui répondent aux caractéristiques du primitif, le primitivisme s’accompagne de changements formels qui manifestent un rejet de la mimesis traditionnelle. Représenter les faits de manière objective apparaît arbitraire et trompeur, puisque l’artiste est nécessairement présent dans l’œuvre qu’il produit, imposant sa vision du monde et attirant l’attention sur un détail plutôt qu’un autre. De plus, face à un réel de plus en plus perçu comme insaisissable, la représentation n’est plus envisagée comme une reproduction fidèle, mais comme une interprétation subjective. Célébrant la « déformation des réalités naturelles à laquelle parvient l’artiste1 », Paul Klee, qui fut un des premiers à s’intéresser à l’art des enfants et des fous, nous éclaire sur ce point :
Tout d’abord, l’artiste n’accorde pas aux apparences de la nature la même importance contraignante que ses nombreux détracteurs réalistes. Il ne s’y sent pas tellement assujetti, les formes arrêtées ne représentant pas à ses yeux l’essence du processus créateur dans la nature. La nature naturante lui importe davantage que la nature naturée2.
Le peintre critique l’école réaliste qui nourrit l’illusion de produire un simulacre du réel, minimisant la part d’artifice3 présente dans toute création. D’un côté, il y aurait un rapport « réaliste » au monde, qui 292favoriserait une nature dominée, domestiquée, écrasée par le poids des conventions figuratives ; de l’autre côté, un rapport primitiviste, soucieux de retrouver l’élan producteur de la nature, saisie dans sa dimension dynamique et transformatrice. Ainsi, la vision ordonnée du réel promue par les « détracteurs réalistes » est contredite par la transcription de l’expérience phénoménologique et par un renouvellement des figures de narrateurs, laissant place à des récitants qui renouent avec une parole vive, libérée des normes de l’écrit.
Le hasard et le désordre s’imposant comme des éléments récurrents de l’époque moderne, on assiste à une « réorganisation de notre système cognitif4 », qui est encouragée par la phénoménologie tout au long du xxe siècle. En repensant un rapport au monde plus proche des perceptions premières, cette philosophie met à l’honneur des qualités attribuées par les premiers anthropologues aux cultures extra-occidentales. En effet, Maurice Merleau-Ponty a rappelé son intérêt pour les populations dites primitives, souhaitant décrire un rapport à l’humain qui s’écarte de toute emprise intellectuelle :
[…] les cultures dites primitives, joue un rôle important dans l’exploration du « monde vécu », en nous offrant des variations de ce monde sans lesquelles nous resterions englués dans nos préjugés […]5.
Le « monde vécu » des sensations est valorisé au détriment du monde des concepts. En manifestant son intérêt pour la tâche de l’anthropologue qui nous permet « d’élargir notre raison, pour la rendre capable de comprendre ce qui en nous et dans les autres précède et excède la raison6 », le philosophe montre les limites de notre champ épistémologique. Dans La Beauté sur la terre, dans Derborence, dans Le Vent et L’Acacia, les aléas perceptifs sont mis en scène pour dire une présence au monde qui échappe à la cohérence rationnelle ordinaire et à « l’esprit purement démonstratif7 » qui ont alimenté l’esthétique réaliste. Prolongeant l’enseignement de Cézanne, Ramuz et Simon s’acheminent vers un travail d’écriture novateur, charnel, qui trouve aussi des liens avec l’esthétique cinématographique : « Non plus démontrer, donc, mais montrer, non 293plus reproduire, mais produire, non plus exprimer mais découvrir8 », comme le rappelle Claude Simon.
Si Richard Millet ne fait pas appel à la phénoménologie, il fragilise les compétences du narrateur, comme le font aussi ses deux prédécesseurs, transformant radicalement la nature du récit, qui se nourrit de modèles empruntés au théâtre, au conte, à la poésie et à la musique. Tout en se référant à des genres perçus comme ancestraux et rattachés à l’oralité, les trois auteurs bousculent la bonne conduite de l’histoire, en posant un regard nouveau sur la parole scripturale, en quête d’une immédiateté et d’une spontanéité qui lui feraient défaut par son caractère arbitraire et culturel. Face à la crise de l’expression qui dévalue le signe, le primitivisme met en tension le sonore et le visuel, l’audible et le silence, révélant le processus vital qui émane de la vocalité afin de redéfinir les contours de la langue littéraire issue d’un fonds originel fantasmatique.
1 Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Genève, Denoël/Gonthier, coll. « Bibliothèque Médiations », 1969, p. 28.
2 Idem.
3 Claude Simon revient précisément sur cet aspect dans son discours prononcé lors de la réception du prix Nobel : « […] il vient tout de suite à l’esprit que l’art, invention par excellence, factice aussi (du latin facere, “faire”) et donc fabriqué (mot auquel il convient de restituer toute sa noblesse) est par excellence imitation (ce qui postule bien évidemment le faux). » Voir Claude Simon, Discours de Stockholm, op. cit., p. 12.
4 Michel Thévoz, Dubuffet, op. cit., p. 16.
5 Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1960, p. 173.
6 Ibid.,p. 154.
7 Claude Simon, Discours de Stockholm, op. cit., p. 17.
8 Ibid., p. 29.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14458-8
- EAN : 9782406144588
- ISSN : 2430-8099
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14458-8.p.0291
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/03/2023
- Langue : Français