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Classiques Garnier

Introduction à la troisième partie

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Aspects du primitivisme littéraire (C. F. Ramuz, Claude Simon, Richard Millet)
  • Pages : 291 à 293
  • Collection : Bibliothèque des lettres modernes, n° 61
  • Série : Critique
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406144588
  • ISBN : 978-2-406-14458-8
  • ISSN : 2430-8099
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14458-8.p.0291
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/03/2023
  • Langue : Français
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Introduction
à la troisième partie

Parallèlement à la valorisation de motifs qui répondent aux caractéristiques du primitif, le primitivisme saccompagne de changements formels qui manifestent un rejet de la mimesis traditionnelle. Représenter les faits de manière objective apparaît arbitraire et trompeur, puisque lartiste est nécessairement présent dans lœuvre quil produit, imposant sa vision du monde et attirant lattention sur un détail plutôt quun autre. De plus, face à un réel de plus en plus perçu comme insaisissable, la représentation nest plus envisagée comme une reproduction fidèle, mais comme une interprétation subjective. Célébrant la « déformation des réalités naturelles à laquelle parvient lartiste1 », Paul Klee, qui fut un des premiers à sintéresser à lart des enfants et des fous, nous éclaire sur ce point :

Tout dabord, lartiste naccorde pas aux apparences de la nature la même importance contraignante que ses nombreux détracteurs réalistes. Il ne sy sent pas tellement assujetti, les formes arrêtées ne représentant pas à ses yeux lessence du processus créateur dans la nature. La nature naturante lui importe davantage que la nature naturée2.

Le peintre critique lécole réaliste qui nourrit lillusion de produire un simulacre du réel, minimisant la part dartifice3 présente dans toute création. Dun côté, il y aurait un rapport « réaliste » au monde, qui 292favoriserait une nature dominée, domestiquée, écrasée par le poids des conventions figuratives ; de lautre côté, un rapport primitiviste, soucieux de retrouver lélan producteur de la nature, saisie dans sa dimension dynamique et transformatrice. Ainsi, la vision ordonnée du réel promue par les « détracteurs réalistes » est contredite par la transcription de lexpérience phénoménologique et par un renouvellement des figures de narrateurs, laissant place à des récitants qui renouent avec une parole vive, libérée des normes de lécrit.

Le hasard et le désordre simposant comme des éléments récurrents de lépoque moderne, on assiste à une « réorganisation de notre système cognitif4 », qui est encouragée par la phénoménologie tout au long du xxe siècle. En repensant un rapport au monde plus proche des perceptions premières, cette philosophie met à lhonneur des qualités attribuées par les premiers anthropologues aux cultures extra-occidentales. En effet, Maurice Merleau-Ponty a rappelé son intérêt pour les populations dites primitives, souhaitant décrire un rapport à lhumain qui sécarte de toute emprise intellectuelle :

[] les cultures dites primitives, joue un rôle important dans lexploration du « monde vécu », en nous offrant des variations de ce monde sans lesquelles nous resterions englués dans nos préjugés []5.

Le « monde vécu » des sensations est valorisé au détriment du monde des concepts. En manifestant son intérêt pour la tâche de lanthropologue qui nous permet « délargir notre raison, pour la rendre capable de comprendre ce qui en nous et dans les autres précède et excède la raison6 », le philosophe montre les limites de notre champ épistémologique. Dans La Beauté sur la terre, dans Derborence, dans Le Vent et LAcacia, les aléas perceptifs sont mis en scène pour dire une présence au monde qui échappe à la cohérence rationnelle ordinaire et à « lesprit purement démonstratif7 » qui ont alimenté lesthétique réaliste. Prolongeant lenseignement de Cézanne, Ramuz et Simon sacheminent vers un travail décriture novateur, charnel, qui trouve aussi des liens avec lesthétique cinématographique : « Non plus démontrer, donc, mais montrer, non 293plus reproduire, mais produire, non plus exprimer mais découvrir8 », comme le rappelle Claude Simon.

Si Richard Millet ne fait pas appel à la phénoménologie, il fragilise les compétences du narrateur, comme le font aussi ses deux prédécesseurs, transformant radicalement la nature du récit, qui se nourrit de modèles empruntés au théâtre, au conte, à la poésie et à la musique. Tout en se référant à des genres perçus comme ancestraux et rattachés à loralité, les trois auteurs bousculent la bonne conduite de lhistoire, en posant un regard nouveau sur la parole scripturale, en quête dune immédiateté et dune spontanéité qui lui feraient défaut par son caractère arbitraire et culturel. Face à la crise de lexpression qui dévalue le signe, le primitivisme met en tension le sonore et le visuel, laudible et le silence, révélant le processus vital qui émane de la vocalité afin de redéfinir les contours de la langue littéraire issue dun fonds originel fantasmatique.

1 Paul Klee, Théorie de lart moderne, Genève, Denoël/Gonthier, coll. « Bibliothèque Médiations », 1969, p. 28.

2 Idem.

3 Claude Simon revient précisément sur cet aspect dans son discours prononcé lors de la réception du prix Nobel : « [] il vient tout de suite à lesprit que lart, invention par excellence, factice aussi (du latin facere, “faire”) et donc fabriqué (mot auquel il convient de restituer toute sa noblesse) est par excellence imitation (ce qui postule bien évidemment le faux). » Voir Claude Simon, Discours de Stockholm, op. cit., p. 12.

4 Michel Thévoz, Dubuffet, op. cit., p. 16.

5 Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1960, p. 173.

6 Ibid.,p. 154.

7 Claude Simon, Discours de Stockholm, op. cit., p. 17.

8 Ibid., p. 29.