Introduction à la deuxième partie
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Aspects du primitivisme littéraire (C. F. Ramuz, Claude Simon, Richard Millet)
- Pages : 151 à 153
- Collection : Bibliothèque des lettres modernes, n° 61
- Série : Critique
Introduction
à la deuxième partie
Refusant de réduire la notion de primitif à un champ idéologique xénophobe, Kirk Varnedoe met en lumière le mouvement d’ouverture occasionné par le primitivisme, assimilant un élément étranger à la norme dans une volonté de transgression créatrice. En effet, il « crée une tension en reconnaissant l’importance de ce qui est distinctement autre : une époque, une culture, ou l’âme d’un peuple, qui, parce qu’elles sont différentes de la nôtre (plutôt que simplement inférieures) sont perçues comme un défi. Alors avec une violence créatrice qui ignore les diktats de l’Histoire, des classes et de la race, il provoque un court-circuit entre ces deux pôles, en ayant l’intuition de certains points de convergence1. » Cette reconnaissance et cette appropriation de l’altérité (qu’elle soit éloignée dans le temps ou contemporaine) favorise « une part de découverte, une part d’invention, une part de projection d’une idée nouvelle de soi sur une image extérieure “des autres”, dans un but d’autocritique et de réforme intérieure2 ».
Dans les œuvres que nous avons retenues, de nombreux exemples témoignent de ce dialogue avec le « distinctement autre ». Appartenant à un temps préindustriel, la paysannerie, les simples d’esprit et la communauté gitane semblent avoir résisté aux bouleversements induits par la modernité. Claude Lévi-Strauss rappelle dans quelle mesure la civilisation occidentale « s’est soudainement révélée comme le foyer d’une révolution industrielle dont, par son ampleur, son universalité et l’importance de ses conséquences, la révolution néolithique seule avait offert jadis un équivalent3 ». Dès lors, la multiplicité des inventions 152techniques a bouleversé la vie de certains individus, qui étaient jadis pleinement intégrés dans l’ancien système et qui ont été rejetés par une société qui les désigne comme inadaptés. En réaction, les artistes libèrent l’aliéné, confiné dans la sphère du pathologique, pour qu’il devienne l’alter, « l’autre relatif, l’autre dialogique4 ». Un dialogue non discriminant est entamé avec celui qui est considéré comme différent :
Au xixe siècle, c’est tout le paradigme anthropologique de l’altérité (le sauvage, l’enfant, le fou, la femme) qui se trouve remis en question et déplacé du paradigme de l’alienus vers celui de l’alter. L’enfant n’est plus le non-adulte : il est celui qu’on porte en soi, une composante de toute personnalité. Le sauvage n’est plus, en face de la civilisation occidentale, un sans-culture, il devient un modèle possible de la culture européenne (on pensera au rôle fondamental qu’ont joué dans cette histoire les artistes dits primitivistes)5.
Cette continuité entre soi et l’autre mérite une analyse précise, tant elle alimente le mouvement primitiviste. Rattachée à la sauvagerie, la nature est aussi cet autre qui questionne l’idée que nous nous faisons de la civilisation, à l’heure où l’industrialisation a altéré le rapport de l’homme à son milieu et où le positivisme scientiste a balayé les anciennes croyances. Ramuz, Simon et Millet s’intéressent à des modalités de perceptions ancestrales, fruits d’une sensibilité animiste oubliée, gommée par le rationalisme moderne. Ainsi, le champ du primitif est le vecteur pour contester la civilisation qui le désigne comme tel.
Omniprésent dans la mythologie grecque et dans la Bible, le chaos illustre un double processus de production et de destruction inhérent à la vie. Selon Georges Balandier, il « est l’énigme depuis les temps forts lointains où les mythes tentaient de montrer comment toute chose en procède et résulte de genèses successives. Aujourd’hui, l’exploration scientifique emprunte des chemins qui amènent inévitablement à lui6 ». Questionné par les anciens et réinterprété par la physique moderne et contemporaine, il s’enracine dans une pensée de l’origine du monde, qui bafoue les impératifs de clarification et de maîtrise épistémologique pour laisser place aux dynamiques imprédictibles. Reynal Sorel, qui a consacré une étude à ce motif au sein de la mythologie grecque, 153affirme : « C’est dans la dissimulation que l’être trouve sa vérité. L’étant se tient dans la retenue de l’être. Les Grecs n’ont cessé de l’affirmer7. » Impensable, le chaos éclot au moment où il efface ce qui pourrait nous permettre de le cerner. En revanche, pour les exégètes modernes, il s’incarne, devenant « fente abismatique8 » « entrebâillement primordial9 ». Notons qu’il fragilise la chronologie, n’étant pas « un simple début qui se supprimerait dans ce qui suit, mais au contraire [un commencement qui] n’en finit jamais de commencer, c’est-à-dire de régir ce dont il est le commencement jaillissant10 ». Dans une société utilitariste qui sépare un avant et un après usage, l’instabilité du chaos, principe originel qui ne connaît pas de clôture, inquiète. Comme l’écrit André Malraux, « toute volonté de primitivisme dans une civilisation comme la nôtre, implique une fraternité avec ce qui échappe à celle-ci11 ». L’exploration des marges valorise ce qui ne peut être objectivé : le chaos répond parfaitement à ce vœu primitiviste, n’obéissant à aucun concept ni à aucune logique. Ainsi, dans les œuvres abordées, nous tâcherons de montrer la place qu’occupe l’autre, qu’il prenne l’apparence d’un individu hors norme, d’une instance naturelle ou d’un phénomène chaotique.
1 Kirk Varnedoe, « Gauguin », dans William Rubin (dir.), Le Primitivisme dans l’art du xxe siècle, op. cit., p. 185.
2 Idem.
3 Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, [1952], Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1987, p. 63.
4 Gérard Dessons, « Inacceptable manière. Qu’est-ce qu’une œuvre folle ? », Archipel, no 37, « Affoler la langue », 2014, p. 31.
5 Gérard Dessons, op. cit., p. 31.
6 Georges Balandier, Le Désordre : éloge du mouvement, Paris, Fayard, 1988, p. 9.
7 Reynal Sorel, Chaos et éternité. Mythologie et philosophie de l’Origine, Paris, Les Belles Lettres, 2019, p. 117.
8 Ibid., p. 58.
9 Idem.
10 Pierre Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1966, p. 193, cité par Reynal Sorel, op. cit., p. 53.
11 André Malraux, Le Musée imaginaire, Genève, Skira, 1947, cité par Baptiste Brun, Jean Dubuffet et la besogne de l’Art Brut. Critique du primitivisme, Dijon, Les Presses du réel, 2019, p. 54.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14458-8
- EAN : 9782406144588
- ISSN : 2430-8099
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14458-8.p.0151
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/03/2023
- Langue : Français