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Classiques Garnier

Introduction à la deuxième partie

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Aspects du primitivisme littéraire (C. F. Ramuz, Claude Simon, Richard Millet)
  • Pages : 151 à 153
  • Collection : Bibliothèque des lettres modernes, n° 61
  • Série : Critique
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406144588
  • ISBN : 978-2-406-14458-8
  • ISSN : 2430-8099
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14458-8.p.0151
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/03/2023
  • Langue : Français
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Introduction
à la deuxième partie

Refusant de réduire la notion de primitif à un champ idéologique xénophobe, Kirk Varnedoe met en lumière le mouvement douverture occasionné par le primitivisme, assimilant un élément étranger à la norme dans une volonté de transgression créatrice. En effet, il « crée une tension en reconnaissant limportance de ce qui est distinctement autre : une époque, une culture, ou lâme dun peuple, qui, parce quelles sont différentes de la nôtre (plutôt que simplement inférieures) sont perçues comme un défi. Alors avec une violence créatrice qui ignore les diktats de lHistoire, des classes et de la race, il provoque un court-circuit entre ces deux pôles, en ayant lintuition de certains points de convergence1. » Cette reconnaissance et cette appropriation de laltérité (quelle soit éloignée dans le temps ou contemporaine) favorise « une part de découverte, une part dinvention, une part de projection dune idée nouvelle de soi sur une image extérieure “des autres”, dans un but dautocritique et de réforme intérieure2 ».

Dans les œuvres que nous avons retenues, de nombreux exemples témoignent de ce dialogue avec le « distinctement autre ». Appartenant à un temps préindustriel, la paysannerie, les simples desprit et la communauté gitane semblent avoir résisté aux bouleversements induits par la modernité. Claude Lévi-Strauss rappelle dans quelle mesure la civilisation occidentale « sest soudainement révélée comme le foyer dune révolution industrielle dont, par son ampleur, son universalité et limportance de ses conséquences, la révolution néolithique seule avait offert jadis un équivalent3 ». Dès lors, la multiplicité des inventions 152techniques a bouleversé la vie de certains individus, qui étaient jadis pleinement intégrés dans lancien système et qui ont été rejetés par une société qui les désigne comme inadaptés. En réaction, les artistes libèrent laliéné, confiné dans la sphère du pathologique, pour quil devienne lalter, « lautre relatif, lautre dialogique4 ». Un dialogue non discriminant est entamé avec celui qui est considéré comme différent :

Au xixe siècle, cest tout le paradigme anthropologique de laltérité (le sauvage, lenfant, le fou, la femme) qui se trouve remis en question et déplacé du paradigme de lalienus vers celui de lalter. Lenfant nest plus le non-adulte : il est celui quon porte en soi, une composante de toute personnalité. Le sauvage nest plus, en face de la civilisation occidentale, un sans-culture, il devient un modèle possible de la culture européenne (on pensera au rôle fondamental quont joué dans cette histoire les artistes dits primitivistes)5.

Cette continuité entre soi et lautre mérite une analyse précise, tant elle alimente le mouvement primitiviste. Rattachée à la sauvagerie, la nature est aussi cet autre qui questionne lidée que nous nous faisons de la civilisation, à lheure où lindustrialisation a altéré le rapport de lhomme à son milieu et où le positivisme scientiste a balayé les anciennes croyances. Ramuz, Simon et Millet sintéressent à des modalités de perceptions ancestrales, fruits dune sensibilité animiste oubliée, gommée par le rationalisme moderne. Ainsi, le champ du primitif est le vecteur pour contester la civilisation qui le désigne comme tel.

Omniprésent dans la mythologie grecque et dans la Bible, le chaos illustre un double processus de production et de destruction inhérent à la vie. Selon Georges Balandier, il « est lénigme depuis les temps forts lointains où les mythes tentaient de montrer comment toute chose en procède et résulte de genèses successives. Aujourdhui, lexploration scientifique emprunte des chemins qui amènent inévitablement à lui6 ». Questionné par les anciens et réinterprété par la physique moderne et contemporaine, il senracine dans une pensée de lorigine du monde, qui bafoue les impératifs de clarification et de maîtrise épistémologique pour laisser place aux dynamiques imprédictibles. Reynal Sorel, qui a consacré une étude à ce motif au sein de la mythologie grecque, 153affirme : « Cest dans la dissimulation que lêtre trouve sa vérité. Létant se tient dans la retenue de lêtre. Les Grecs nont cessé de laffirmer7. » Impensable, le chaos éclot au moment où il efface ce qui pourrait nous permettre de le cerner. En revanche, pour les exégètes modernes, il sincarne, devenant « fente abismatique8 » « entrebâillement primordial9 ». Notons quil fragilise la chronologie, nétant pas « un simple début qui se supprimerait dans ce qui suit, mais au contraire [un commencement qui] nen finit jamais de commencer, cest-à-dire de régir ce dont il est le commencement jaillissant10 ». Dans une société utilitariste qui sépare un avant et un après usage, linstabilité du chaos, principe originel qui ne connaît pas de clôture, inquiète. Comme lécrit André Malraux, « toute volonté de primitivisme dans une civilisation comme la nôtre, implique une fraternité avec ce qui échappe à celle-ci11 ». Lexploration des marges valorise ce qui ne peut être objectivé : le chaos répond parfaitement à ce vœu primitiviste, nobéissant à aucun concept ni à aucune logique. Ainsi, dans les œuvres abordées, nous tâcherons de montrer la place quoccupe lautre, quil prenne lapparence dun individu hors norme, dune instance naturelle ou dun phénomène chaotique.

1 Kirk Varnedoe, « Gauguin », dans William Rubin (dir.), Le Primitivisme dans lart du xxe siècle, op. cit., p. 185.

2 Idem.

3 Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, [1952], Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1987, p. 63.

4 Gérard Dessons, « Inacceptable manière. Quest-ce quune œuvre folle ? », Archipel, no 37, « Affoler la langue », 2014, p. 31.

5 Gérard Dessons, op. cit., p. 31.

6 Georges Balandier, Le Désordre : éloge du mouvement, Paris, Fayard, 1988, p. 9.

7 Reynal Sorel, Chaos et éternité. Mythologie et philosophie de lOrigine, Paris, Les Belles Lettres, 2019, p. 117.

8 Ibid., p. 58.

9 Idem.

10 Pierre Aubenque, Le Problème de lêtre chez Aristote, Paris, PUF, 1966, p. 193, cité par Reynal Sorel, op. cit., p. 53.

11 André Malraux, Le Musée imaginaire, Genève, Skira, 1947, cité par Baptiste Brun, Jean Dubuffet et la besogne de lArt Brut. Critique du primitivisme, Dijon, Les Presses du réel, 2019, p. 54.