Préface
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Ascèse et ascétisme de l’Antiquité tardive à la Renaissance. Traditions et remises en cause
- Auteur : Aurell (Martin)
- Pages : 9 à 12
- Collection : Rencontres, n° 507
- Série : Lectures de la Renaissance latine, n° 14
Préface
En grec classique, ἄσκησις désigne la pratique, l’exercice ou l’entraînement. Au départ, l’ascète n’est autre que l’athlète. Platon, Aristote et les stoïciens transfèrent toutefois le terme vers le champ éthique. Pour les anciens, la philosophie est, en effet, autant une réflexion sur le monde qu’un art de vivre. Elle comporte des exercices autres qu’intellectuels grâce auxquels l’âme s’élève tandis qu’elle se détache du corps. Le travail sur soi guide vers la contemplation des idées. L’effort accompagne nécessairement ce dépassement personnel aboutissant à la sagesse. Il permet à l’esprit de maîtriser la matière.
Même si le mot « ascèse » n’apparaît pas une seule fois dans le Nouveau Testament, le christianisme n’a guère de mal à l’adopter en raison de sa nuance sacrificielle. Le Christ lui-même n’a-t-il pas pratiqué, dans la solitude du désert, un jeûne rigoureux ? Plus généralement, il a ordonné à ses disciples de prendre tous les jours la croix sur laquelle il a accepté de mourir pour la rédemption du monde (Mt 16, 24). Dans la Première épître aux Corinthiens, Paul évoque la course et la discipline sévère que s’imposent les athlètes pour l’emporter au stade. Il décrit la vie du chrétien comme un combat avec les armes de Dieu contre les œuvres du diable (Ep 6, 10-17). L’apôtre Jean désigne plus précisément les ennemis à vaincre : « Concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie » (1 Jn 2, 16). La lutte contre les propres passions fait partie intégrante de la pastorale de l’Église primitive.
La Chrétienté latine aura vite fait d’intégrer le mot « ascèse », même si elle le réserve, dans un premier temps, à l’anachorétisme et au cénobitisme. En adaptant en latin le Practicos d’Évagre le Pontique qu’il avait probablement fréquenté dans le désert de Nitrie, Jean Cassien († 435), fondateur de Saint-Victor de Marseille, diffuse considérablement la notion. Repris dans ses Collations, lues dans maints monastères au repas du soir, ses entretiens avec les Pères du désert familiarisent les moines avec l’ascèse orientale. Le renoncement au mariage, le jeûne et 10les mortifications variées, du cilice à la flagellation en passant par le stagirisme, caractérisent la spiritualité du premier monachisme. Par opposition à l’ascétisme des philosophes, la nouvelle religion cherche le renoncement de soi, non pas tant en vue du perfectionnement personnel, qu’à l’identification au Christ crucifié. Fort répandue depuis au moins Cyprien de Carthage († 258), la maxime « Suivre nu le Christ nu » résume bien cet état d’esprit. Le dépouillement et la déréliction aboutissent à la mystique, l’union de l’âme à Dieu. Négliger la voie de la grâce emporte l’ascèse vers des formes d’orgueil ou d’hérésie, qu’Augustin d’Hippone (354-430) dénonce sous les traits du montanisme, rigorisme exagéré dépourvu de charité, ou du pélagianisme, confiance extrême dans les seules forces de l’homme pour atteindre la divinité. Sur le plan pratique, la mesure bénédictine mitige les excès d’un ascétisme immodéré. Elle réserve l’érémitisme à des moines particulièrement expérimentés que leur humilité empêche de sombrer dans la dissidence en dehors de la communauté ecclésiale.
En matière d’ascèse, le Moyen Âge reprend les pratiques, mais aussi les tensions entre la modération et la sévérité, présentes dans la patristique. Peut-être son originalité se trouve-t-elle dans l’adoption par les laïcs des formes de vie ascétique ? C’est particulièrement le cas dans l’aristocratie guerrière, plus sensible au discours sur la militia, traduite par « chevalerie », que sur l’exercitatio cicéronienne. Maître réputé des écoles parisiennes, Alain de Lille (c. 1125-1203) conseille dans une veine paulinienne1 : « Que le chevalier prenne les armes spirituelles, qu’il revête le haubert de la foi, qu’il soit ceint de l’épée de la parole de Dieu, qu’il s’arme de la lance de la charité et qu’il mette le heaume du salut. Qu’il lutte, armé de la sorte, contre un triple ennemi : le diable, afin que ce dernier ne le capture point, le monde, afin que ce dernier ne le séduise point, et la chair, afin que cette dernière ne le pousse point à des convoitises illicites ». Le combat que le chevalier mène contre ses penchants les plus bas le conduit vers l’union au Christ. Cette psychomachie, où s’affrontent les vertus et les vices, est supérieure aux guerres temporelles auxquelles son métier lui impose de s’adonner.
11Saint Louis (1226-1270), roi croisé, fait siennes des pratiques ascétiques qu’on croirait réservées aux religieux : jeûne, discipline, cilice, continence conjugale… Il ne déroge cependant pas aux règles de la vie en société, alors qu’il cache ses privations alimentaires aux nombreux invités de sa table. Son ascèse entre exceptionnellement en conflit avec les devoirs de sa condition : Joinville rapporte les reproches que sa pauvre tenue vestimentaire a parfois essuyés. La tension entre l’ascèse, si proche à ses origines de l’érémitisme, et la vie sociale de l’ascète est inévitable. Elle réapparaît à la Renaissance sous les traits de l’artiste ou de l’écrivain qui se détache du commun des mortels pour s’adonner à sa quête supérieure pour laquelle il consent à d’innombrables sacrifices. Avec la modernité, un ascétisme exclusivement centré sur l’homme et sur ses créations intellectuelles et artistiques voit le jour. Il se mêle alors inextricablement de l’individualisme et du désenchantement du monde.
Des plus stimulantes, les études rassemblées par Laurence Boulègue, Michel Jean-Louis Perrin et Christiane Veyrard-Cosme enrichissent de beaucoup les questionnements traditionnels autour de l’ascèse et de l’ascétisme. Leur cohérence thématique, problématique et épistémologique s’explique par les échanges que leurs auteurs ont pu avoir au cours du colloque, tenu à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 et à l’université de Picardie – Jules-Verne, où ils ont présenté ensemble leurs travaux. Les articles du présent volume explorent des pistes diverses dont les concepts sont exprimés dans une excellente introduction : « maîtrise du corps », « perfection de l’esprit », « course au néant », « rupture avec la norme sociale »… L’ouvrage est principalement le fait de spécialistes de l’écriture et de la rhétorique tardo-latines, mais aussi de l’ancien français, qui approchent les plus profondes réalités anthropologiques à partir des formes de leur expression. L’art monumental est également au rendez-vous alors que la dialectique entre le roman et le gothique, entre la simplicité et la flamboyance ou entre le classique et le baroque renvoie au dépouillement ascétique. Parfaitement contextualisées, les études donnent une respiration historique au volume qui nous offre une belle traversée temporelle de l’Antiquité tardive à la Renaissance. Elles éclairent puissamment un long Moyen Âge. Elles prouvent, si besoin était, l’actualité du sujet, alors que de plus en plus de voix se lèvent en faveur d’une alimentation frugale, de 12préférence végétarienne, ou à l’encontre d’une surconsommation de biens industriels. L’ascèse prend ainsi de nouveaux visages. Quoiqu’il en soit de ses mutations, elle préside, aujourd’hui comme hier, au travail intellectuel de qualité, mais plus encore au dépassement personnel en quête d’un idéal supérieur.
Martin Aurell
Centre d’Études Supérieures
de Civilisation Médiévale
(Université de Poitiers-CNRS)
1 Voir Alain de Lille, Summa de arte praedicatoria, PL, t. 210, col. 187A, XL, § 109 : « […]vestiatur spiritualibus armis, induatur lorica fidei, accingatur gladio verbi Dei, armetur lancea charitatis, assumat galeam salutis. His armatus, dimicet contra triplicem hostem : contra diabolum, ne rapiat ; contra mundum, ne alliciat ; contra carnem, ne illicita appetat ».
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11154-2
- EAN : 9782406111542
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11154-2.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 28/07/2021
- Langue : Français
- Mots-clés : Ascèse, ascétisme, sémantique, épistémologie, histoire du christianisme, réception, pluridisciplinarité