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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Ascèse et ascétisme de l’Antiquité tardive à la Renaissance. Traditions et remises en cause
  • Auteur : Aurell (Martin)
  • Résumé : La préface brosse un historique raisonné de l’évolution du terme d’ascèse, en relevant les inflexions successives du concept au fil des périodes chronologiques couvertes par l’ouvrage, non sans avoir rappelé au préalable les origines grecques du terme et ses emplois dans le monde classique, puis dans l’univers néotestamentaire. Sensible à la dimension pluridisciplinaire de l’ouvrage, elle souligne enfin à bon droit l’actualité toujours vive de l’ascèse pour le xxie siècle.
  • Pages : 9 à 12
  • Collection : Rencontres, n° 507
  • Série : Lectures de la Renaissance latine, n° 14
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406111542
  • ISBN : 978-2-406-11154-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11154-2.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 28/07/2021
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Ascèse, ascétisme, sémantique, épistémologie, histoire du christianisme, réception, pluridisciplinarité
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Préface

En grec classique, ἄσκησις désigne la pratique, lexercice ou lentraînement. Au départ, lascète nest autre que lathlète. Platon, Aristote et les stoïciens transfèrent toutefois le terme vers le champ éthique. Pour les anciens, la philosophie est, en effet, autant une réflexion sur le monde quun art de vivre. Elle comporte des exercices autres quintellectuels grâce auxquels lâme sélève tandis quelle se détache du corps. Le travail sur soi guide vers la contemplation des idées. Leffort accompagne nécessairement ce dépassement personnel aboutissant à la sagesse. Il permet à lesprit de maîtriser la matière.

Même si le mot « ascèse » napparaît pas une seule fois dans le Nouveau Testament, le christianisme na guère de mal à ladopter en raison de sa nuance sacrificielle. Le Christ lui-même na-t-il pas pratiqué, dans la solitude du désert, un jeûne rigoureux ? Plus généralement, il a ordonné à ses disciples de prendre tous les jours la croix sur laquelle il a accepté de mourir pour la rédemption du monde (Mt 16, 24). Dans la Première épître aux Corinthiens, Paul évoque la course et la discipline sévère que simposent les athlètes pour lemporter au stade. Il décrit la vie du chrétien comme un combat avec les armes de Dieu contre les œuvres du diable (Ep 6, 10-17). Lapôtre Jean désigne plus précisément les ennemis à vaincre : « Concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie » (1 Jn 2, 16). La lutte contre les propres passions fait partie intégrante de la pastorale de lÉglise primitive.

La Chrétienté latine aura vite fait dintégrer le mot « ascèse », même si elle le réserve, dans un premier temps, à lanachorétisme et au cénobitisme. En adaptant en latin le Practicos dÉvagre le Pontique quil avait probablement fréquenté dans le désert de Nitrie, Jean Cassien († 435), fondateur de Saint-Victor de Marseille, diffuse considérablement la notion. Repris dans ses Collations, lues dans maints monastères au repas du soir, ses entretiens avec les Pères du désert familiarisent les moines avec lascèse orientale. Le renoncement au mariage, le jeûne et 10les mortifications variées, du cilice à la flagellation en passant par le stagirisme, caractérisent la spiritualité du premier monachisme. Par opposition à lascétisme des philosophes, la nouvelle religion cherche le renoncement de soi, non pas tant en vue du perfectionnement personnel, quà lidentification au Christ crucifié. Fort répandue depuis au moins Cyprien de Carthage († 258), la maxime « Suivre nu le Christ nu » résume bien cet état desprit. Le dépouillement et la déréliction aboutissent à la mystique, lunion de lâme à Dieu. Négliger la voie de la grâce emporte lascèse vers des formes dorgueil ou dhérésie, quAugustin dHippone (354-430) dénonce sous les traits du montanisme, rigorisme exagéré dépourvu de charité, ou du pélagianisme, confiance extrême dans les seules forces de lhomme pour atteindre la divinité. Sur le plan pratique, la mesure bénédictine mitige les excès dun ascétisme immodéré. Elle réserve lérémitisme à des moines particulièrement expérimentés que leur humilité empêche de sombrer dans la dissidence en dehors de la communauté ecclésiale.

En matière dascèse, le Moyen Âge reprend les pratiques, mais aussi les tensions entre la modération et la sévérité, présentes dans la patristique. Peut-être son originalité se trouve-t-elle dans ladoption par les laïcs des formes de vie ascétique ? Cest particulièrement le cas dans laristocratie guerrière, plus sensible au discours sur la militia, traduite par « chevalerie », que sur lexercitatio cicéronienne. Maître réputé des écoles parisiennes, Alain de Lille (c. 1125-1203) conseille dans une veine paulinienne1 : « Que le chevalier prenne les armes spirituelles, quil revête le haubert de la foi, quil soit ceint de lépée de la parole de Dieu, quil sarme de la lance de la charité et quil mette le heaume du salut. Quil lutte, armé de la sorte, contre un triple ennemi : le diable, afin que ce dernier ne le capture point, le monde, afin que ce dernier ne le séduise point, et la chair, afin que cette dernière ne le pousse point à des convoitises illicites ». Le combat que le chevalier mène contre ses penchants les plus bas le conduit vers lunion au Christ. Cette psychomachie, où saffrontent les vertus et les vices, est supérieure aux guerres temporelles auxquelles son métier lui impose de sadonner.

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Saint Louis (1226-1270), roi croisé, fait siennes des pratiques ascétiques quon croirait réservées aux religieux : jeûne, discipline, cilice, continence conjugale… Il ne déroge cependant pas aux règles de la vie en société, alors quil cache ses privations alimentaires aux nombreux invités de sa table. Son ascèse entre exceptionnellement en conflit avec les devoirs de sa condition : Joinville rapporte les reproches que sa pauvre tenue vestimentaire a parfois essuyés. La tension entre lascèse, si proche à ses origines de lérémitisme, et la vie sociale de lascète est inévitable. Elle réapparaît à la Renaissance sous les traits de lartiste ou de lécrivain qui se détache du commun des mortels pour sadonner à sa quête supérieure pour laquelle il consent à dinnombrables sacrifices. Avec la modernité, un ascétisme exclusivement centré sur lhomme et sur ses créations intellectuelles et artistiques voit le jour. Il se mêle alors inextricablement de lindividualisme et du désenchantement du monde.

Des plus stimulantes, les études rassemblées par Laurence Boulègue, Michel Jean-Louis Perrin et Christiane Veyrard-Cosme enrichissent de beaucoup les questionnements traditionnels autour de lascèse et de lascétisme. Leur cohérence thématique, problématique et épistémologique sexplique par les échanges que leurs auteurs ont pu avoir au cours du colloque, tenu à luniversité Sorbonne Nouvelle-Paris 3 et à luniversité de Picardie – Jules-Verne, où ils ont présenté ensemble leurs travaux. Les articles du présent volume explorent des pistes diverses dont les concepts sont exprimés dans une excellente introduction : « maîtrise du corps », « perfection de lesprit », « course au néant », « rupture avec la norme sociale »… Louvrage est principalement le fait de spécialistes de lécriture et de la rhétorique tardo-latines, mais aussi de lancien français, qui approchent les plus profondes réalités anthropologiques à partir des formes de leur expression. Lart monumental est également au rendez-vous alors que la dialectique entre le roman et le gothique, entre la simplicité et la flamboyance ou entre le classique et le baroque renvoie au dépouillement ascétique. Parfaitement contextualisées, les études donnent une respiration historique au volume qui nous offre une belle traversée temporelle de lAntiquité tardive à la Renaissance. Elles éclairent puissamment un long Moyen Âge. Elles prouvent, si besoin était, lactualité du sujet, alors que de plus en plus de voix se lèvent en faveur dune alimentation frugale, de 12préférence végétarienne, ou à lencontre dune surconsommation de biens industriels. Lascèse prend ainsi de nouveaux visages. Quoiquil en soit de ses mutations, elle préside, aujourdhui comme hier, au travail intellectuel de qualité, mais plus encore au dépassement personnel en quête dun idéal supérieur.

Martin Aurell

Centre dÉtudes Supérieures
de Civilisation Médiévale

(Université de Poitiers-CNRS)

1 Voir Alain de Lille, Summa de arte praedicatoria, PL, t. 210, col. 187A, XL, § 109 : « []vestiatur spiritualibus armis, induatur lorica fidei, accingatur gladio verbi Dei, armetur lancea charitatis, assumat galeam salutis. His armatus, dimicet contra triplicem hostem : contra diabolum, ne rapiat ; contra mundum, ne alliciat ; contra carnem, ne illicita appetat ».