Avant-propos Archéologie(s) de la traduction
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Archéologie(s) de la traduction
- Author: Henrot Sostero (Geneviève)
- Pages: 7 to 13
- Collection: Translatio, n° 3
- Series: Problématiques de traduction, n° 2
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avant-propos
Archéologie(s) de la traduction
C’est l’exécution du poème qui est le poème.
Paul Valéry
S’il est vrai que traduire, c’est recréer dans une autre langue un message déjà énoncé, le laboratoire mental d’une traduction offre son creuset simultanément aux alchimies complexes de la création langagière et aux opérations multidimensionnelles du bilinguisme.
Partant, non content de relever d’une discipline spécifique (la traductologie), au même titre que le texte premier, ce laboratoire inspire les questions d’au moins trois autres champs disciplinaires complémentaires : la psychologie, la linguistique et la critique génétique1. La première, la psychologie, cherche à élaborer en modèles des processus mentaux (et comportementaux) invisibles, qui permettent de décrire et d’expliquer les savoir-faire, les stratégies, les comportements d’adaptation. La seconde, la linguistique, essaie de construire des modèles de fonctionnement du système linguistique en observant les traces verbales conservées, entre autres, dans l’écrit en travail. La troisième, la critique génétique, apporte ses propres outils, concepts et méthodes tributaires de ces traces visibles, et s’attache à les inventorier, à les classer, à les ordonner chronologiquement, à les analyser et à les interpréter.
Comme le remarquent Fenoglio et Chanquoy (2007, p. 5), « l’écriture en production est un processus cognitif et psychique extrêmement 8complexe. Il est loin d’être linéaire et homogène. Psychique parce qu’il fait appel à une structuration intellectuelle à la fois universelle (structuration cognitive) et singulière : dans cette opération interviennent de très nombreuses composantes qui font appel à la mémoire, à la structuration singulière du rédacteur, à la gestuelle. Cognitif parce que toute opération d’écriture est tributaire de conditions neurophysiologiques, mémorielles, psychologiques etc. »
Nul étonnement, donc, à considérer l’extrême complexité présidant à l’élaboration d’un texte, et constitutive de son « ordre génétique », à savoir cet « ordonnancement chronologique des traces des différents états d’écriture depuis le “premier jet” jusqu’au texte final » (ibid.) D’où l’ambition d’une « archéologie » de l’écriture, concept transféré ici à la traduction en travail. D’autres ouvrages sur le même sujet ont pu mettre l’accent sur l’archive, sur le manuscrit, sur le corpus. L’archive désigne le document saisi du point de vue de son statut historique, document auquel est reconnue et confiée une valeur testimoniale vouée à la pérennité grâce aux soins de la conservation. Le manuscrit de genèse relève de l’archive, dans sa dimension patrimoniale2, de la codicologie, dans sa dimension matérielle, et de la génétique, en tant qu’« immense somme factuelle » (Marty, 1998, p. 99). Le corpus désigne l’ensemble des documents rassemblés et triés en vue d’une recherche orientée par un point de vue et un objectif bien précis. Or, plutôt que le support en lui-même, et le champ matériel qu’il déploie, c’est sa gestion spatiale et les traces qu’il enchevêtre qui intéressent la vision dynamique de l’écrit en train de se faire : « archéologie », pointant la science (« logie ») plus que l’objet, allie à la fouille attentive d’états anciens (« archéo ») l’intention de compréhension.
Cette épistémè, qui fédère bien des domaines contemporains de recherche, allie la science des faits et des procédés (perception objective et description des traces) à l’herméneutique (interprétation du sens) et à la phénoménologie (perception subjective et phénomènes de conscience). 9Rien n’interdit qu’elle prenne pour objet non seulement la création originale qu’est l’écriture autographe, mais aussi cette création seconde qu’est la traduction. Tel est le pari que relèvent quelques ouvrages apparus ces vingt dernières années de part et d’autre de l’Atlantique.
C’est autour de Valéry, lui-même précurseur reconnu de la critique génétique (Robinson-Valéry, 1994), que se sont formulées les premières hypothèses d’une génétique de la traduction (Bourjea, 1995), dans le creuset du Centre d’études valéryennes (université de Montpellier) et du Collège international des traducteurs littéraires (Arles) : aux côtés de Valéry, apparaissaient des profils d’écrivains-traducteurs, tels qu’André Du Bouchet, Jorge Guillén, qui seront suivis d’autres « classiques » de la genèse en traduction : Jaccottet, Bonnefoy…
Trois lustres plus tard, dans la mouvance de quelques articles pionniers (Grando, 2001), en particulier en termes de techniques d’observation du traducteur au travail (Hartmann, 2000), la revue de critique génétique de São Paolo du Brésil, Manuscrítica, consacre à la traduction un numéro spécial (Gama & Amigo Pino, no 20, 2011), cependant que naissent des pratiques éditoriales (Romanelli, Soares, & Souza 2013) et que s’organisent deux congrès : « I Simpósio Internacional de Crítica Genética, Tradução Intersemiótica e Audiovisual » (Nuproc, 2011) et « II Simpósio Internacional de Crítica Genética e Tradução » (Universidade Federal de Santa Caterina, 2014).
Cet intérêt naissant pour la genèse de la traduction d’œuvres d’art (littéraires ou audio-visuelles) ne manque pas de s’attacher à l’ombilic de collaboration qui existe de tous temps entre la génétique brésilienne et l’Institut des Textes et des Manuscrits modernes de Paris (ITEM). L’ENS répond en écho, avec « La traduction et la question du choix » (Paris, ENS, 2014 ; actes édités par Montini, 2015) ; puis avec Viviana Agostini Ouafi et l’équipe de recherche ERLIS (université de Caen Normandie), avec « Les grands traducteurs dans les archives de l’IMEC » (Caen, 2015). Parallèlement, chacun des deux pôles génétiques français produit un numéro de revue : « Traduire » (Fabienne Durand-Bogaert, Genesis, no 38, 2014) et « Poétiques des archives. Genèse des traductions et communautés de pratique », no 18 de la revue Transalpina (Agostini-Ouafi & Lavieri, 2015). En outre, est en préparation un numéro thématique de la revue Palimpseste, intitulé « Dans l’archive des traducteurs » et coordonné par Patrick Hersant.
10D’articles pionniers en colloques exploratoires, de numéros de revue et volumes collectifs (Dillen, Macé & Van Hulle, 2012) en monographies (Paret-Passos, 2011 ; Romanelli, 2013 ; Sardin, 2002 ; Van Hulle & Weller, 2014), la recherche universitaire s’attaque enfin à la relation extrêmement complexe entre traduction et création : en termes de collaboration auteur-traducteur (Anokhina, 2015 ; Hersant, 2016 et, ici même, Elefante), d’auto-traduction de la part d’écrivains (Hokenson & Munson, 2007 ; Anockhina, 2015), ou de traductions accomplies par des poètes (Lombez, 2003 ; Henrot Sostero [éd.], 2017 et ici même Pollicino). Mais suscitent aussi toujours plus d’intérêt la marge et la mesure de la créativité de l’instance traduisante elle-même, qu’elle soit auscultée par introspection individuelle (Durand-Guiziou), déchiffrage de notes de travail (Arber, Agostini Ouafi), ou aujourd’hui par le truchement de techniques informatiques telles que le tracé de l’œil sur l’écran, la chronométrie des tracés d’écriture (Alamargot et al., 2001, 2011 et ici même Stratford & Rivet), ou encore moyennant l’archivage en mémoire électronique des opérations d’écriture et des révisions successives. Ce regard analytique jeté sur la genèse de la traduction à partir de la genèse des textes littéraires gagnera en effet beaucoup à s’allier les techniques et procédures des études traductologiques à vocation cognitive, psycholinguistique et pédagogique, auxquelles a ouvert la voie l’étude de la traduction professionnelle effectuée avec le support des technologies de la traduction (Scott, 2006 ; Munday, 2013). Ce qu’entrevoient certaines des contributions au numéro thématique 14 de la revue Linguistica Antverpiensia (Cordingley & Montini, 2015), et ici même Stratford & Rivet, gagnerait à s’étendre en pratique, par le ralliement à la cause traductologique des artisans contemporains du traduire : afin d’enrichir et de multiplier les corpus de données fournis par ces procédures, c’est auprès des traducteurs d’aujourd’hui et de demain qu’il faudra promouvoir cet enjeu de taille, partagé avec sciences cognitives, la psycholinguistique et la pédagogie de la traduction.
Suite à ces incursions exploratoires dans une nouvelle avancée de la traductologie, les chapitres ici rassemblés3 défrichent un peu plus 11avant ces terres émergentes : dans le temps, par un départ médiéval, dans l’espace intercontinental des langues (du brésilien à l’arabe), dans les disciplines, alliant les savoirs et savoir-faire de la philologie, de la génétique et de l’informatique.
Une genèse de la traduction s’attachera, c’est évident, aux brouillons où s’élabore la traduction, pour détecter les traces qui permettront de supputer les opérations de l’esprit sollicitées par l’entreprise, les tactiques et stratégies mises en œuvre, les projets incarnés et portés à l’existence. Ainsi procède Solange Arber sur les brouillons d’Elmar Tophoven traduisant Djinn de Robbe-Grillet : dans un souci traductologique et didactique exemplaire, ce traducteur formulait systématiquement ses réflexions en lisière de ses traductions, fournissant au généticien un matériau d’une transparence et d’une éloquence exceptionnelles.
La génétique élargira son enquête à tout autre document susceptible de témoigner de ces opérations de traduction, directement ou indirectement données à connaitre par des journaux de bords, correspondances, préfaces, notes, articles ou monographies, entretiens avec l’auteur : Chiara Elefante s’imprègne des différents documents de poétique personnelle, et de nombreux dialogues avec Yves Bonnefoy, pour tenter de rendre en italien la subtile poïèsis de l’auteur, à l’idiolecte si particulier. Vanda Mikšić procède de même pour « rétro-traduire » sur commande un article perdu de George Perec pour la nouvelle édition, en préparation, de ses Entretiens et conférences [2003].
C’est que l’autorité de l’original n’est pas donnée d’emblée, ni d’ailleurs, quelquefois, son existence même : suivant les aléas de l’histoire du document, elle peut reposer sur une certitude, mais aussi sur une reconstruction, une supputation, un pari, une gageure, une illusion, une erreur. Que faire, par exemple, lorsque cet « original » n’est pas autographe, comme la Divine Comédie de Dante (Viviana Agostini-Ouafi) ? Ou a été perdu, sans autre forme de copie, comme cet article de George Perec (Vanda Mikšić) ? Que se passe-t-il lorsque le traducteur se trompe de version, ou bien opte sciemment pour un patchwork de fragments issus de versions différentes du texte original (Jacqueline Courier-Brière) ? Le traducteur a donc comme première obligation de s’assurer que le texte original destiné au transfert est bien le plus approprié à la tâche (parmi des éditions multiples), le plus investi d’autorité (par un ultime bon-à-tirer 12anthume), le mieux établi (par une édition critique de qualité). Viviana Agostini-Ouafi invoque instamment un geste de saine philologie au départ de l’entreprise, parfois hasardeuse, qui engage la traduction.
Une genèse de la traduction pourra également prendre en compte avec bonheur la genèse du texte source lui-même, afin de procurer à l’instance traduisante (doublée d’une âme généticienne) une idée du processus créateur dont il s’agit de mimer l’intention.
Le processus de sélection des traduisants peut-il tirer profit du labeur linguistique mis au jour par l’analyse génétique des avant-textes sources ? Dans un esprit de prototypie sémantique, on peut vouloir arpenter, autour de l’expression originale « survivante », la constellation composée par le paradigme de variantes au sein duquel elle a été choisie et, partant, mieux cerner les contours de l’expression retenue par cette radiographie sémique. On peut aussi retenir de devoir écarter, dans le candidat traduisant, les nuances mêmes que comportaient les équivalents, mais raturés, dans les brouillons originaux. Florence Pellegrini observe ainsi, dans cinq traductions italiennes de « l’épisode horticole » du chapitre ii de Bouvard et Pécuchet de Flaubert, la prégnance, chez les traducteurs, du phénomène de normalisation lexicale conceptualisé par Jean-Claude Chevalier sous le terme d’« orthonymie », et qui tantôt aplatit, tantôt trahit la logique causale laborieusement chantournée par Flaubert. Dans les brouillons de Valéry, David Elder mène un sondage systématique du paradigme, lorsqu’il fouille non seulement les ratures (noir sur blanc) observables sur manuscrit, mais aussi les sélections (blanc sur noir) que le poète n’a pas faites dans le réservoir de la langue et qui circonscrivent en creux, et brident d’autant, les « possibles » du transfert. Chez Jaccottet traduisant Montale, c’est, selon Simona Pollicino, la prégnance du rythme qui agit au fondement génétique du projet stylistique. Est ainsi prolongée cette réflexion pionnière sur l’impact du rythme dans la pulsion d’écriture qu’ont théorisé successivement André Pézard (1965), Henri Meschonnic (1972), Jean Peytard (1982).
Nombre d’enquêtes en génétique de la traduction s’appuient sur des témoignages directs des traducteurs eux-mêmes (ici même, David Elder, Vanda Mikšić, Chiara Elefante…), supportés, tantôt par une introspection a posteriori, comme chez Marie-Claire Durand-Guiziou et Maria Teresa Giaveri, tantôt par un protocole d’observation confié 13à des logiciels spécialement conçus pour enregistrer en temps réel les opérations du traduire : Madeleine Stratford et Mélanie Rivet s’attachent principalement, ici, à relever la fréquence et l’impact de la consultation des sources qui ménagent autant de poses dans le cours de travail.
La genèse de la traduction donne donc lieu à de nombreux questionnements et à plusieurs propositions de méthodes, de même qu’elle interpelle différentes strates chronologiques de la création première (l’original) et de la création seconde (la traduction).
Geneviève Henrot Sostero
Université de Padoue
Italie
1 Tels sont, en effet, les principaux axes disciplinaires qui fondent les recherches actuelles sur la production verbale écrite. On en trouve une illustration, entre autres, dans le no 155 de Langue française dirigé par Irène Fenoglio et Lucile Chanquoy, « Avant le texte : les traces de l’élaboration textuelle » (septembre 2007), ainsi que dans le no 59 de Modèles linguistiques dirigé par Jean-Michel Adam et Irène Fenoglio (2009), « Génétique de la production écrite ».
2 Telle est précisément la vocation de l’IMEC à l’abbaye d’Ardennes à Caen, Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine, mais aussi d’autres bibliothèques sensibilisées à cette valeur : la Bibliothèque nationale de France, la Bibliothèque Jacques Doucet et Petit, le CRILQ, le Centre de recherches de Lettres romandes, les Archives et Musée de la littérature belge à la bibliothèque Albertine de Bruxelles, le registre UNESCO de la mémoire du monde, sans compter des fonds dédiés, comme le Fonds Henry Bauchau de Louvain-La-Neuve et de l’Albertine.
3 Les chapitres s’inspirent de communications qui ont été présentées au premier Congrès Mondial de Traductologie, organisé par la SoFT (Société Française de Traductologie) à l’université de Nanterre du 10 au 14 avril 2017.
- CLIL theme: 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- ISBN: 978-2-406-09537-8
- EAN: 9782406095378
- ISSN: 2800-5376
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09537-8.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-24-2020
- Language: French
- Keyword: Text genetics, text linguistics, psycholinguistics, neurolinguistics, translation studies