Postface
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Anthropologie tragique et création poétique de l’Antiquité au xviie siècle français
- Auteur : Mazouer (Charles)
- Pages : 461 à 464
- Collection : Rencontres, n° 452
Postface
Que peut-on ajouter après la lecture de ce beau volume des Actes du colloque de Nice ? La qualité et la diversité des contributions parlent d’elles-mêmes ; et, en cas de besoin, les deux complices qui furent à l’origine de l’événement, Jacqueline Assaël et Hélène Baby, guident le lecteur d’une main ferme et sûre en jalonnant le volume de présentations d’une précision et d’une densité impeccables. De cela remercions-les.
Mais elles ont droit à notre gratitude pour des raisons plus essentielles. À commencer par l’idée qu’elles ont eu ensemble d’imaginer une rencontre qui réunirait antiquisants et modernistes. De mémoire de vieil universitaire, je n’ai pour ainsi dire jamais connu une telle possibilité d’échanges ; nous sommes d’ordinaire cantonnés les uns et les autres dans nos étroites spécialités – condition assurément d’un travail scientifique sérieux. Mais quelle ouverture, tout à coup, quand hellénistes et latinistes sont écoutés par des spécialistes du théâtre néo-latin ou du théâtre classique français, et les écoutent ! Car un authentique dialogue s’instaura alors entre tous. Il est vrai qu’on ne voit pas comment le sujet choisi pouvait éviter cette confrontation – pas seulement adjoindre, mais articuler des savoirs et des points de vue – entre spécialistes des littératures antiques et spécialistes des littératures de l’Occident moderne : la tragédie, la plus belle invention des Grecs, imprimée, traduite, admirée et passionnément imitée à partir de la Renaissance, connaît une histoire continue, par delà la rupture de la chrétienté, du ve siècle avant Jésus-Christ à la fin du xviie siècle (et aussi bien au-delà).
Et sachons gré à nos amies d’avoir déterminé la problématique la plus juste, la plus profonde et la plus intéressante en matière de tragédie : l’anthropologie, c’est-à-dire, dans un sens très large, la conception de l’homme que les tragédies donnent en spectacle. Que disent les tragédies sur la condition de l’homme – sur ses dieux, sur sa cité, sur ses passions ? Le philosophe Paul Ricœur soutenait que la véritable interprétation de la tragédie antique était théologique ; il n’avait pas tort. 462Mais disons, puisque nous envisageons toute tragédie dans la culture occidentale et que la théologie n’est plus cette maîtresse des sciences médiévales, que la bonne approche de la tragédie est philosophique, qu’une anthropologie tragique concerne la religion, les comportements et les caractères – en un mot le tout de la condition humaine. Oui, elle touche à la théologie, à la philosophie, au politique, à l’éthique. Certes, pas un instant le colloque n’aura oublié l’esthétique, mais celle-ci n’est pas séparable de la vision anthropologique. On ne sacrifie que trop au culte de la Poétique d’Aristote, lequel n’a pas grand chose à nous dire sur l’essentiel, sur le tragique.
Mais de l’Antiquité à la modernité, les tragédies ne véhiculent pas la même vision, même quand les fables traditionnelles sont reprises ; de l’Antiquité au xviie siècle français, l’anthropologie tragique n’est pas une. Comment pourrait-il en être autrement quand, à des siècles d’écart, les tragédies s’inscrivent dans des sociétés et dans des cultures différentes, voire opposées ? On imagine le bouleversement apporté par le christianisme dans l’anthropologie tragique. En confrontant ici les travaux des uns et des autres, le lecteur aura eu le sentiment de la distance, des écarts, mais aussi celui de la communauté et du lien. La confrontation la plus passionnante reste le heurt et les tentatives d’articulation entre la vision antique du tragique et le christianisme, les dramaturges de la Renaissance française, eux les premiers, étant au rouet : comment concilier en effet l’admiration et l’imitation de la tragédie antique et leurs convictions chrétiennes, parfaitement incompatibles avec la philosophie tragique antique, en particulier sur le sens et l’explication à accorder à la souffrance ? Car s’il existe une définition universelle de la tragédie, c’est bien celle-ci : le spectacle du malheur. Selon les uns, le monde est régi par des dieux qu’Eschyle veut garants de la Justice mais qu’Euripide peint le plus souvent méchants et envieux des hommes, ou par la redoutable Nécessité, l’anagkè, alors que les autres croient en la Providence d’un Dieu bon. Cette question cruciale, ce problème capital s’éloignait passablement de la conscience des dramaturges du xviie siècle, tout en restant à l’horizon – témoin Racine, et quelques autres dramaturges dont on parle moins.
Mais le lecteur aura découvert, selon ses préoccupations personnelles, d’autres moments et d’autres lieux intéressants de ce dialogue entre la tragédie antique et la tragédie française moderne. Et si, comme l’auteur 463de ces lignes, il a dû choisir une spécialité universitaire en littérature française et abandonner l’enseignement du grec et du latin aux collégiens et lycéens, en en gardant la nostalgie, c’est avec délice qu’il se sera replongé dans les textes de la littérature antique !
Le plaisir pris au colloque et la lecture du recueil des Actes laisseraient désirer que d’autres enquêtes soient ouvertes, dans son prolongement, au-delà du xviie siècle. On ne peut pas proclamer la mort de la tragédie après Racine. La forme littéraire de la tragédie semble s’effacer, mais le tragique est une catégorie de la pensée persistante dans la culture occidentale – quitte à repérer évidement des changements de la vision de l’homme formulée par les œuvres théâtrales qui portent cette pensée. Au prix de métamorphoses dans les formes, la pensée tragique, elle-même soumise à des variations, s’impose toujours au théâtre, comme elle s’est toujours imposée malgré les contestations très tôt apparues.
Platon, cinquante ans après Euripide, récusait la tragédie, inutile pour la détermination de la vérité et nuisible pour l’image des dieux qu’elle donne – des dieux jaloux comme ceux qui paraissent souvent dans les tragédies d’Euripide, celui qu’Aristote, qui lui croyait à la valeur heuristique de l’œuvre d’art tragique, considérait comme « le plus tragique » des grands dramaturges grecs. Épictète et le stoïcisme, pour d’autres raisons, refusaient la tragédie. Mais la tragédie passa à Rome ; et, dans sa version originelle grecque, elle eut du succès jusqu’à l’époque byzantine.
Les Pères de l’Église évidemment, refusaient l’idée d’un destin et les dieux antiques, s’efforçant d’articuler le libre arbitre et une Providence divine. Mais, on l’a vu, ce sont des dramaturges chrétiens qui, à la Renaissance, se sont lancés dans la création de tragédies, en reprenant beaucoup les mythes antiques, non sans ambiguïtés ni sans malaise philosophique.
De manière curieusement analogue, les Lumières ne supportaient pas ce dessaisissement de la liberté humaine au profit d’une transcendance, d’ailleurs contestée ou refusée. Mais, c’est alors l’idéalisme allemand qui inventa le tragique et, méditant sur les œuvres grecques – témoin les pages admirables de Hegel dans son Esthétique –, se réappropria la vision tragique. Autour de Madame de Staël et du groupe de Coppet, l’Allemand Schlegel et le Français Benjamin Constant, entre autres, renouvelèrent la réflexion sur le tragique – Benjamin Constant, trop peu lu, proposant une autre vision tragique fondée sur une transcendance sociale et non plus divine.
464Le romantisme français envoya aux oubliettes la tragédie classique, alors d’ailleurs qu’on continuait d’écrire et de représenter des tragédies à l’ancienne ? Mais relisons certains drames romantiques de Dumas, de Vigny (La Maréchale d’Ancre) ou de Victor Hugo (Le Roi s’amuse ; Lucrèce Borgia) : la vision tragique antique reparaît. Pour ne rien dire d’un Musset, qui inventa une anthropologie différente, qu’on peut dire tragique.
On a parlé du retour du tragique avec un Samuel Beckett, qui a sa conception du tragique et en a donné une définition, particulière ; toute transcendance, qui semblait un élément essentiel de la configuration du tragique depuis les Grecs, est exclue de ce tragique élémentaire ; minimum, dirait-on, qui sera désormais celui de nos contemporains. Mais, beaucoup plus près de nous, un Michel Vinaver, dramaturge émérite de la fin du xxe siècle, peut mêler, dans son théâtre du quotidien, l’ironie, l’humour et une qualité d’émotion qui pourrait être une version moderne du tragique (Théâtre de chambre). Plus nettement encore, un Jean-Luc Lagarce, joué en ce moment sur une grande scène parisienne (J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne), suscite, par le spectacle de l’impuissance et du vide, une émotion vraiment tragique. L’écriture dramatique et théâtrale, différentes chez chacun mais d’une haute teneur poétique, n’a plus rien à voir avec notre tradition littéraire classique ou romantique, mais la fascination demeure d’une vision tragique de l’homme, toujours aussi poignante.
On n’en aura jamais fini avec l’anthropologie tragique !
Charles Mazouer
Mars 2018
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-09547-7
- EAN : 9782406095477
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09547-7.p.0461
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 16/09/2020
- Langue : Français
- Mots-clés : Tragédie, anthropologie, théologie, Ricoeur, Platon, Aristote, romantisme, Beckett