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Classiques Garnier

Postface

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Anthropologie tragique et création poétique de l’Antiquité au xviie siècle français
  • Auteur : Mazouer (Charles)
  • Résumé : Après Racine, la forme littéraire de la tragédie semble s’effacer, mais le tragique est une catégorie de la pensée persistante dans la culture occidentale – quitte à repérer évidement des changements de la vision de l’homme formulée par les œuvres théâtrales qui portent cette pensée. Au prix de métamorphoses dans les formes, la pensée tragique, elle-même soumise à des variations, s’impose toujours au théâtre, comme elle s’est toujours imposée malgré les contestations très tôt apparues.
  • Pages : 461 à 464
  • Collection : Rencontres, n° 452
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406095477
  • ISBN : 978-2-406-09547-7
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09547-7.p.0461
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 16/09/2020
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Tragédie, anthropologie, théologie, Ricoeur, Platon, Aristote, romantisme, Beckett
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Postface

Que peut-on ajouter après la lecture de ce beau volume des Actes du colloque de Nice ? La qualité et la diversité des contributions parlent delles-mêmes ; et, en cas de besoin, les deux complices qui furent à lorigine de lévénement, Jacqueline Assaël et Hélène Baby, guident le lecteur dune main ferme et sûre en jalonnant le volume de présentations dune précision et dune densité impeccables. De cela remercions-les.

Mais elles ont droit à notre gratitude pour des raisons plus essentielles. À commencer par lidée quelles ont eu ensemble dimaginer une rencontre qui réunirait antiquisants et modernistes. De mémoire de vieil universitaire, je nai pour ainsi dire jamais connu une telle possibilité déchanges ; nous sommes dordinaire cantonnés les uns et les autres dans nos étroites spécialités – condition assurément dun travail scientifique sérieux. Mais quelle ouverture, tout à coup, quand hellénistes et latinistes sont écoutés par des spécialistes du théâtre néo-latin ou du théâtre classique français, et les écoutent ! Car un authentique dialogue sinstaura alors entre tous. Il est vrai quon ne voit pas comment le sujet choisi pouvait éviter cette confrontation – pas seulement adjoindre, mais articuler des savoirs et des points de vue – entre spécialistes des littératures antiques et spécialistes des littératures de lOccident moderne : la tragédie, la plus belle invention des Grecs, imprimée, traduite, admirée et passionnément imitée à partir de la Renaissance, connaît une histoire continue, par delà la rupture de la chrétienté, du ve siècle avant Jésus-Christ à la fin du xviie siècle (et aussi bien au-delà).

Et sachons gré à nos amies davoir déterminé la problématique la plus juste, la plus profonde et la plus intéressante en matière de tragédie : lanthropologie, cest-à-dire, dans un sens très large, la conception de lhomme que les tragédies donnent en spectacle. Que disent les tragédies sur la condition de lhomme – sur ses dieux, sur sa cité, sur ses passions ? Le philosophe Paul Ricœur soutenait que la véritable interprétation de la tragédie antique était théologique ; il navait pas tort. 462Mais disons, puisque nous envisageons toute tragédie dans la culture occidentale et que la théologie nest plus cette maîtresse des sciences médiévales, que la bonne approche de la tragédie est philosophique, quune anthropologie tragique concerne la religion, les comportements et les caractères – en un mot le tout de la condition humaine. Oui, elle touche à la théologie, à la philosophie, au politique, à léthique. Certes, pas un instant le colloque naura oublié lesthétique, mais celle-ci nest pas séparable de la vision anthropologique. On ne sacrifie que trop au culte de la Poétique dAristote, lequel na pas grand chose à nous dire sur lessentiel, sur le tragique.

Mais de lAntiquité à la modernité, les tragédies ne véhiculent pas la même vision, même quand les fables traditionnelles sont reprises ; de lAntiquité au xviie siècle français, lanthropologie tragique nest pas une. Comment pourrait-il en être autrement quand, à des siècles décart, les tragédies sinscrivent dans des sociétés et dans des cultures différentes, voire opposées ? On imagine le bouleversement apporté par le christianisme dans lanthropologie tragique. En confrontant ici les travaux des uns et des autres, le lecteur aura eu le sentiment de la distance, des écarts, mais aussi celui de la communauté et du lien. La confrontation la plus passionnante reste le heurt et les tentatives darticulation entre la vision antique du tragique et le christianisme, les dramaturges de la Renaissance française, eux les premiers, étant au rouet : comment concilier en effet ladmiration et limitation de la tragédie antique et leurs convictions chrétiennes, parfaitement incompatibles avec la philosophie tragique antique, en particulier sur le sens et lexplication à accorder à la souffrance ? Car sil existe une définition universelle de la tragédie, cest bien celle-ci : le spectacle du malheur. Selon les uns, le monde est régi par des dieux quEschyle veut garants de la Justice mais quEuripide peint le plus souvent méchants et envieux des hommes, ou par la redoutable Nécessité, lanagkè, alors que les autres croient en la Providence dun Dieu bon. Cette question cruciale, ce problème capital séloignait passablement de la conscience des dramaturges du xviie siècle, tout en restant à lhorizon – témoin Racine, et quelques autres dramaturges dont on parle moins.

Mais le lecteur aura découvert, selon ses préoccupations personnelles, dautres moments et dautres lieux intéressants de ce dialogue entre la tragédie antique et la tragédie française moderne. Et si, comme lauteur 463de ces lignes, il a dû choisir une spécialité universitaire en littérature française et abandonner lenseignement du grec et du latin aux collégiens et lycéens, en en gardant la nostalgie, cest avec délice quil se sera replongé dans les textes de la littérature antique !

Le plaisir pris au colloque et la lecture du recueil des Actes laisseraient désirer que dautres enquêtes soient ouvertes, dans son prolongement, au-delà du xviie siècle. On ne peut pas proclamer la mort de la tragédie après Racine. La forme littéraire de la tragédie semble seffacer, mais le tragique est une catégorie de la pensée persistante dans la culture occidentale – quitte à repérer évidement des changements de la vision de lhomme formulée par les œuvres théâtrales qui portent cette pensée. Au prix de métamorphoses dans les formes, la pensée tragique, elle-même soumise à des variations, simpose toujours au théâtre, comme elle sest toujours imposée malgré les contestations très tôt apparues.

Platon, cinquante ans après Euripide, récusait la tragédie, inutile pour la détermination de la vérité et nuisible pour limage des dieux quelle donne – des dieux jaloux comme ceux qui paraissent souvent dans les tragédies dEuripide, celui quAristote, qui lui croyait à la valeur heuristique de lœuvre dart tragique, considérait comme « le plus tragique » des grands dramaturges grecs. Épictète et le stoïcisme, pour dautres raisons, refusaient la tragédie. Mais la tragédie passa à Rome ; et, dans sa version originelle grecque, elle eut du succès jusquà lépoque byzantine.

Les Pères de lÉglise évidemment, refusaient lidée dun destin et les dieux antiques, sefforçant darticuler le libre arbitre et une Providence divine. Mais, on la vu, ce sont des dramaturges chrétiens qui, à la Renaissance, se sont lancés dans la création de tragédies, en reprenant beaucoup les mythes antiques, non sans ambiguïtés ni sans malaise philosophique.

De manière curieusement analogue, les Lumières ne supportaient pas ce dessaisissement de la liberté humaine au profit dune transcendance, dailleurs contestée ou refusée. Mais, cest alors lidéalisme allemand qui inventa le tragique et, méditant sur les œuvres grecques – témoin les pages admirables de Hegel dans son Esthétique –, se réappropria la vision tragique. Autour de Madame de Staël et du groupe de Coppet, lAllemand Schlegel et le Français Benjamin Constant, entre autres, renouvelèrent la réflexion sur le tragique – Benjamin Constant, trop peu lu, proposant une autre vision tragique fondée sur une transcendance sociale et non plus divine.

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Le romantisme français envoya aux oubliettes la tragédie classique, alors dailleurs quon continuait décrire et de représenter des tragédies à lancienne ? Mais relisons certains drames romantiques de Dumas, de Vigny (La Maréchale dAncre) ou de Victor Hugo (Le Roi samuse ; Lucrèce Borgia) : la vision tragique antique reparaît. Pour ne rien dire dun Musset, qui inventa une anthropologie différente, quon peut dire tragique.

On a parlé du retour du tragique avec un Samuel Beckett, qui a sa conception du tragique et en a donné une définition, particulière ; toute transcendance, qui semblait un élément essentiel de la configuration du tragique depuis les Grecs, est exclue de ce tragique élémentaire ; minimum, dirait-on, qui sera désormais celui de nos contemporains. Mais, beaucoup plus près de nous, un Michel Vinaver, dramaturge émérite de la fin du xxe siècle, peut mêler, dans son théâtre du quotidien, lironie, lhumour et une qualité démotion qui pourrait être une version moderne du tragique (Théâtre de chambre). Plus nettement encore, un Jean-Luc Lagarce, joué en ce moment sur une grande scène parisienne (Jétais dans ma maison et jattendais que la pluie vienne), suscite, par le spectacle de limpuissance et du vide, une émotion vraiment tragique. Lécriture dramatique et théâtrale, différentes chez chacun mais dune haute teneur poétique, na plus rien à voir avec notre tradition littéraire classique ou romantique, mais la fascination demeure dune vision tragique de lhomme, toujours aussi poignante.

On nen aura jamais fini avec lanthropologie tragique !

Charles Mazouer

Mars 2018