[Compte rendu de] Michel Lambert, Quand nous reverrons-nous ?, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2015
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie
2015 – 2, n° 16. Le paradoxe - Auteur : Stănişor (Mihaela-Genţiana)
- Pages : 327 à 331
- Revue : Alkemie
Michel Lambert, Quand nous reverrons-nous ?, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2015.
Lorsqu’on a entre les mains un recueil contemporain de nouvelles, on est tenté de croire qu’on peut bien le lire entre deux activités, que c’est une lecture légèrement faisable dans les petites pauses quotidiennes. Les livres de Michel Lambert nous détrompent complètement, tout en nous montrant que la nouvelle peut être un genre profond qui impose nécessairement un espace vital et un temps absolu. Il faut être là, dans ce chrono-tope littéraire, à côté des personnages, pour que la nouvelle s’ouvre et nous couvre. Le lecteur est subtilement conduit à se mettre dans la peau des personnages, souvent coincés par leur propre nature fictionnelle, refusant de tout dire, de se dévoiler entièrement.
On parcourt les neuf nouvelles rassemblées dans Quand nous reverrons-nous ?, comme si on descendait neuf marches du purgatoire intime, sans savoir ce qui nous attend après, le paradis ou l’enfer. Neuf initiations, neuf expérimentations. Sous le même regard lointain, hautain, d’un ciel qui clignote, reflet de l’être en décomposition, toujours autre, prêt à tout voir ou entrevoir, à travers les nuages d’une existence qui se veut autre part ou nulle part.
L’un des effets de l’écriture de Michel Lambert est qu’on se demande sans cesse où est l’auteur. On a l’impression qu’il s’est complètement effacé, ou qu’il s’est voué à des êtres qui se promènent dans son livre solitairement, consubstantiellement. Qui ont facilement pris l’initiative sur leur auteur, en l’oubliant au long des pages, pour lui adresser, pourtant, à la fin, nostalgiquement, cette phrase familière « Quand nous reverrons-nous ? » Ce sont des êtres qui ont cédé l’initiative au ciel et au (dés)espoir. Céder l’initiative au ciel – un ciel qui devient personnage, le plus présent, le plus distant, le plus tragique. Il y a un rythme vital du ciel et des nuages de sorte qu’on a la forte sensation que c’est dans ce lointain détail que s’incarne l’essence humaine : le silence et la solitude. Un ciel qui peut changer de couleur, où les nuages peuvent avancer, tourbillonner selon les contorsions intimes des personnages, mais qui subitement, redevient glacé, fermé, hautain. Un nuage qui s’en va sous les yeux du personnage n’est qu’un rêve disparu, un oubli redécouvert, un pas non-fait d’un être condamné à sa propre fuite, à son propre échec, à sa propre blessure (ontologique). La description extérieure, ces visages
miroitants du ciel sont les marques de l’involution intérieure du personnage. « Le ciel était d’un bleu uniforme et appuyé, sans la moindre vibration. » (« Les Américains », p. 10). Et que fait le personnage sinon courir à sa propre perte, les yeux fascinés par un nuage, mais « il y en aura d’autres et le ciel deviendra si noir que même en plein jour on aura l’impression que c’est la nuit. » (« Les Américains », p. 15)
On pourrait affirmer qu’il y a une obsession « céleste » chez Michel Lambert. Mais le ciel n’est pour lui ni le siège de la divinité, ni le refuge de l’être. Le ciel est le grand « dévisageur » de l’être. D’ailleurs le verbe « dévisager » revient obsessionnellement sous la plume de l’auteur. Les personnages se dévisagent pour mieux arriver à voir le vide qui les domine intérieurement, et pour sentir le vide qui s’installe entre eux. Le couple d’amoureux en fuite se dévisage afin de se dévider et de se vider. Sous un ciel qui entretient le sentiment du plein néant : « J’ai regardé le ciel dans l’espoir d’y voir un nuage, de me consoler à l’idée que même le ciel pouvait avoir un souci, aussi infime fût-il. Mais non, il n’offrait aux consciences terriennes qu’un bleu impavide et égoïste, à des années-lumière de ce qui se jouait ici-bas et allait mal tourner, fatalement – et j’étais persuadé que de là-haut ça se voyait, tout se voyait, les peurs passées et celles qui se dessinaient avec une précision de plus en plus terrifiante. » (« Les Américains », p. 20) Ce qui lui reste, à cet être se regardant regarder le plein néant d’au-dessus de lui, c’est « une promenade parfaite » ici-bas, en quête de cette forme d’amour plein qui fait terriblement peur, justement à cause de sa plénitude. Le silence mystérieux devant l’horizon s’accentue en face d’une attente intime, la correspondance extérieur-intérieur agrandit l’impossible accomplissement de l’être. Car « Une jambe artificielle ne remplacera jamais une vraie jambe. » (« Une promenade parfaite », p. 31) Le ciel devient le témoin du ratage existentiel : « Je lui désignai le ciel, les barres horizontales qui s’étaient épaissies jusqu’à former un long et unique nuage d’une poignante solitude. » (« Une promenade parfaite », p. 32)
L’une des marques de la prose de Michel Lambert est son pouvoir d’instituer cette ontologie à teneur fictionnelle. La cible de sa fiction est toujours la condition humaine, l’être dans ce qu’il a d’essentiel, de damné, de solitaire et de silencieux. Partout, dans toutes ces nouvelles, il n’y a qu’un seul personnage, car l’auteur refuse d’être « un vendeur
d’illusion. Un menteur professionnel. » (« Une promenade parfaite », p. 37). L’univers fictionnel de Michel Lambert est clos. Son personnage rumine sa solitude et ses non-dits, il ressent la fatigue devant le mot et devant la recherche de l’être à travers les mots. Il exprime l’inutilité de suivre linguistiquement la gradation de la perte de soi : « Quand vous perdez une partie de vous-même, est-ce que cela tombe d’un coup ou petit à petit, par une sorte d’érosion invisible ? » (« Une promenade parfaite », p. 39). L’être, déchu d’un ciel « barré de longues stries grises et roses, qui, si Dieu le voulait, se rejoindraient pour ne plus former qu’un seul et unique nuage que la nuit accueillerait dans sa plénitude » (« Une promenade parfaite », p. 40), d’un ciel où ce n’est que l’obscurité qui compte, cet être connaît une sorte de plénitude du vide, et ce pleasure in pain, ce moment de bonheur dont l’effet est plutôt d’accentuer l’éternel malheur existentiel, l’impuissance de garder le bonheur – cet existant troublant. Alors « À ce moment j’aurais voulu me tuer. J’étais trop heureux et malheureux à la fois. C’était intenable. » (« Une promenade parfaite », p. 41). Pour l’être, tel que Michel Lambert le conçoit, le bonheur de l’existant blesse (par l’intensité douloureuse qu’il procure) autant que le malheur. Il est cependant à la recherche de ce bonheur radical, pour suivre ensuite, dans ses tréfonds, l’amputation existentielle qu’il produit. Faut-il déduire que la vie authentique vient après avoir connu et perdu le bonheur ? : « On vous coupe une jambe, un bras, un poumon, une partie du cœur, la moitié de votre âme, mais un jour vous vous rappelez qu’une jeune femme, il y a quelques années, rencontrée à la terrasse de l’Astoria, vous a souri dans un moment difficile, quand vous étiez très seul et très abandonné, et qu’elle vous a dit “Courage !”. Alors, chaque fois que vous repensez à elle, vous vous dites que rien n’est perdu et vous refaites le plein, et vous reprenez la route. » (« Une promenade parfaite », p. 41). Le bonheur passé est la clé qui ouvre la boîte de Pandore ; il y a cette tendresse des gestes passés, revenus à l’esprit dans le seul but de le faire avancer dans sa « parfaite promenade », à travers « la tempête » existentielle et l’indifférence des autres, et de s’enfoncer dans sa solitude définitive, organique et métaphysique : « Un groupe qui beugle des conneries de toutes sortes, on appelle ça de la convivialité. Un homme qui crie tout seul, on trouve ça pathétique et on l’enferme. » (« La tempête », p. 56).
L’être instauré par l’idiolecte de Michel Lambert est un coureur de longue et silencieuse course. Métaphoriquement, il est l’image de ce nuage qui se forme et se déforme sans cesse sous la coupole protectrice de sa prose. Par exemple, dans « La tempête », le mélange des états et des sentiments a comme toile de fond ce ciel confus et descendant, qui glisse entre les personnages comme un brouillard. Suivons sa métamorphose, ses nuances et sa descente aux enfers intimes de l’être : « le ciel […], dans sa bascule vers le jour, s’éclairait d’un gris blanchâtre. » (« La tempête », p. 45) ; « […] le ciel d’un bleu naissant où, poussés par le vent, filaient des nuages gris qui s’effilochaient en nuées de plus en plus minces. » (« La tempête », p. 57) ; « […] les nuages rouler dans le ciel, tantôt ventrus et charbonneux, tantôt effilés et transparents comme des jupons de filles. » (« La tempête », p. 61). « Regarde ce ciel », dit l’un des personnages. Tout est là, dans ce regard, dans l’acte de regarder le ciel afin de se voir soi-même. Le ciel de Michel Lambert le révèle à soi-même. C’est le ciel-passerelle, spectacle intérieur qui adoucit ou endurcit le cœur dans ce fugit irreparabile tempus. L’image du couple impossible, d’une solitude indivisible à deux, hante le lecteur : « Cette passerelle que j’emprunte maintenant, je sais où elle me mène. Elle me mène vers l’apogée de ce que fut notre amour, quand, ce jour-là, sur l’ile déserte, dans un élan irrépressible, nous nous sommes jetés dans les bras l’un de l’autre et étreints un temps infini, pleins d’une mutuelle et silencieuse compassion. Sans doute étions-nous persuadés que la vie, notre vie, serait un champ de bataille, avec son feu, sa boue, sa part de lassitude, son lot de ruptures, de malheurs insondables et de bonheurs inespérés. Mais nous nous trompions, il n’y eut ni grand malheur, ni bonheur flamboyant – rien que te temps qui passe. » (« Le manteau bleu », p. 83). Une fluidité monotone définit la condition humaine, ainsi qu’un silence à mille nuances. Le fondement ontologique de l’être est muet, mais une fois le mot apparu et prononcé, le désordre intérieur se déclenche et l’altérité s’installe. L’être rêve du silence primordial et même de la solitude d’être seul. D’avant la scission. D’avant le dédoublement. Il aspire à la totalité de l’Un. L’autre n’est que silence et solitude brisées, rupture intérieure, abysse touchée : « Il était ainsi fait. Deux identités, deux vies, deux vérités simultanées. Un jour il lui avait expliqué que, pour lui, en dehors de ce dédoublement, nul salut. » (« L’heure où je meurs », p. 96). L’agonie du dédoublement auto-imposé est suivie de près
par ce ciel « lourd, une masse inerte d’un gris de cendre. », « d’un bleu mourant, rose aux confins de la ville. » (« Un amour de 120 minutes », p. 131). Un être crépusculaire à l’intérieur duquel le monde attend sa fin.
Y a-t-il de l’espoir dans ce désespoir ontologique ? Remodeler son passé serait-il une façon de faire face à l’avenir ? À la solitude de se rencontrer toujours avec soi-même et avec ses propres échecs ? Dans cet univers d’un tragique en sourdine, il n’existe que la défaite réanimable : « Mais surtout, s’il était revenu, il osait se l’avouer à présent, c’était pour la revoir, elle qui, un soir de jouissance, s’était laissé appeler Maman. Elle était devenue son repère, rien de grave ne pouvait lui arriver tant qu’elle serait là. » (« La tempête », p. 65).
Mihaela-Gențiana Stănișor
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-8124-6055-5
- EAN : 9782812460555
- ISSN : 2286-136X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6055-5.p.0327
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/12/2015
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français