Lucie Cousturier en Afrique Traverser l’écran colonial androcentriste
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteur : Brière (Eloise A.)
- Pages : 177 à 198
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
Lucie Cousturier en Afrique
Traverser l’écran colonial androcentriste1
Précédant André Gide en Afrique de plusieurs années, l’artiste Lucie Cousturier (1876-1925) fit un long voyage en Afrique Occidentale Française (AOF), chargée par le Ministère des Colonies d’étudier la « femme indigène ». C’est la première fois que l’institution fondée en 1894 mandate une femme, et en plus pour écrire une rapport sur la vie des femmes africaines. Pendant dix mois en 1921-1922, accompagnée d’un cuisinier, parfois de porteurs, parfois seule, elle fit un périple de plusieurs milliers de kilomètres pour rencontrer des femmes de seize cercles administratifs du Sénégal, de la Guinée, et du Soudan (actuel Mali). La route qui conduisit cette Parisienne néo-impressionniste à s’exprimer non seulement sur les Africaines, mais aussi sur la colonisation est improbable, mais Lucie Cousturier était une femme improbable.
Pourquoi l’Afrique ?
Lucie Cousturier est liée aux questions africaines dès 1920 quand on l’invite à participer à un numéro du Bulletin de la vie artistique sur les caractéristiques de L’Art Nègre2. C’est une époque où les savoirs sont moins cloisonnés qu’aujourd’hui : qu’un artiste-peintre se prononce sur des questions touchant à l’art africain n’aurait pas surpris, mais qu’une femme soit consultée est sans précédent, car le pouvoir masculin dominait 178l’espace social ainsi que le discours africaniste. Dans un certain sens, c’est grâce à la Grande Guerre que naît la réputation de Cousturier comme africaniste : le conflit franco-allemand l’oblige à abandonner Paris, mettant sa carrière prometteuse de « jeune Berthe Morisot du néo-impressionnisme » en veilleuse (de Lanfranchi, 2008, p. 39). Ses amis artistes fuient la capitale, les galeries sont fermées, on arrête les grandes expositions où les tableaux de Cousturier côtoyaient ceux de Braque, Derain, ou Matisse3. Avec son mari et leur fils, elle se réfugie en Provence, où la petite famille vivra jusqu’à la fin du conflit de 1914-1918.
À Fréjus se trouve un camp où les soldats africains sont formés ; c’est là qu’une aventure surprenante lui arrive : dans les pages de son récit, Des Inconnus chez moi4, on voit se lever le voile qui obscurcissait sa perception initiale des soldats africains. Elle avoue avoir été frappée de la même cécité que les villageois provençaux, terrifiés par les « envahisseurs » noirs, même après avoir lu les spécialistes, de Buffon à Gobineau, ainsi que les administrateurs coloniaux (Cousturier, 2001, p. 32). Puisque les savoirs racialisés promulgués par ces derniers sont pensés comme légitimes, elle confie : « Aussi sommes-nous […] fort inquiets de laisser nos effets, nos bijoux et nos bibelots sur le passage du flot des Chamites que Sandré [officier français logé chez les Cousturier] engloutit dans sa chambre tous les soirs. » (ibid., p. 32) Mais lorsque Cousturier jette son regard d’artiste pointilliste sur le camp militaire qui jouxte sa propriété, elle cède à la tentation de trouver « plaisante la manière dont les soldats noirs, coiffés de rouge, ont poussé soudain par touffes entre les cubes blancs des baraquements. » (ibid., p. 9) Taches rouges et noires, cubes blancs, des êtres fascinants, loin des « barbares noirs » attendus5. C’est l’inattendu visuel qui fascine : « longs corps minces, souples, désarticulés quelquefois, jamais veules… [et] cette nouveauté : de la grâce dans des uniformes ». Elle peine à y voir des militaires, cherche les mots pour traduire ce qu’elle aperçoit : « au 179repos, leurs attitudes, leurs gestes larges et graves rappellent ceux des personnages de la Captivité de Babylone de Delacroix. » (ibid., p. 10) Tout chez eux lui semble insolite, aussi insolite que les formes abstraites des statuettes et des masques qui ont captivé des heures durant Picasso au Musée du Trocadéro, avant de lui inspirer son tableau Les Demoiselles d’Avignon. La fascination de Cousturier produit une expérience analogue. Cependant, si l’altérité mystérieuse et radicale des Africains, soulignée par les auteurs de la bibliothèque coloniale et des romans coloniaux6, n’a « guère de référent [car elle est] malléable à l’infini » (Seillan, 2003, p. 123), Cousturier, qui ne comprend pas ses voisins tirailleurs, sera obligée de se fier à ses propres analyses.
Elle perçoit que la peur du soldat – capable de force brute, baragouinant un français approximatif – qui se répand au village n’est que la modernisation de l’ancienne fable biblique du fils de Cham, devenu une sorte de « diable militarisé » qui « croque ses ennemis et lèche les pieds de son chef ». L’image ne cadre pas avec les « paisibles individus » qui défilent chez elle (Cousturier, 2001, p. 4 et 5). Notant qu’ils parlent un français étrange, elle se demande si ces soldats seraient capables de s’exprimer en un français normatif au lieu du « petit-nègre » officiel enseigné au cours de leur entraînement. Ainsi, sans formation pédagogique, Cousturier prend le contrepied des idées répandues sur les Africains ; les tirailleurs viennent alors la consulter afin de pouvoir « exprimer des pensées, des sentiments complexes » en français : « Je me sens consultée comme un médecin […] et je sais que, s’il est des remèdes à de tels maux, que personne n’a reconnus, il me faudra les inventer. […] Ils viennent me demander remède à l’impuissance qu’ils ont éprouvée jusqu’ici à se 180faire bien comprendre en France. » (ibid., p. 80) Dans sa salle à manger, elle donne des cours de langue aux soldats, impatients d’en finir avec l’humiliation du « petit-nègre » militaire. Au terme de cette initiative, non seulement les tirailleurs parlent français, ils l’écrivent, comme en témoignent les nombreuses lettres reçues du front par les Cousturier, et de surcroît, ils se plaisent à lire des extraits de Tristan Bernard, Jules Renard, Dickens et Duhamel, alors que d’autres lisent des nouvelles et des romans7.
Sa rencontre avec les soldats venus d’Afrique la bouleverse profondément : elle est persuadée d’avoir découvert une partie méconnue mais exploitée de l’humanité ; c’est une découverte significative qui la transforme. Ce contact lui révèle « l’infinie diversité de leurs personnalités et de leurs caractères » (Volet, 2014, p. 41), et en même temps elle découvre des points communs entre l’infériorisation de la femme en Europe et celle des Africains en régime colonial8. Mettant de côté ses lectures africanistes sans grande utilité, elle se laisse guider par son intelligence et son propre sens profondément humaniste pour tenter de comprendre ses voisins africains. Par exemple, c’est à force d’observer ses élèves dans son école improvisée que, dans les pages de son récit, elle offre une théorie inédite, originale, sur l’art africain9. Mais ce sont aussi de profondes amitiés qui la lient à bon nombre de ses élèves. Dans une lettre à son ami, l’artiste Maximilien Luce, Cousturier confie à propos de ses élèves : « quelques-uns d’entre eux sont si gentils que je voudrais qu’ils soient mes fils. » (de Lanfranchi, 2008, p. 164) Libérée des stéréotypes nationaux par ces amitiés, Cousturier est métamorphosée : « Les sceptiques trouvent que tous les cœurs sont médiocres ; il n’en est, en effet, que de tels devant eux. Au contraire, la foi de Baïdi, de Sandré, de Saër avait recréé mon âme au gré de la leur. » (Cousturier, 2001, p. 61)
181Comment se rendre en Afrique ?
Le Paris de l’après-guerre est triste et sans saveur ; avant de rentrer de Fréjus, Cousturier écrit à son ami Léon Werth : « Je vais crever de froid, de misère à Paris où nous devons rentrer le 25 [novembre 1919] » (de Lanfranchi, 2008, p. 165). De retour, elle poursuit son travail de critique d’art, signant des articles sur Paul Signac et Louise Hervieux entre autres ; sa carrière d’artiste reprend, ses toiles sont exposées dans plusieurs galeries, mais c’est la rédaction de son premier livre, Des inconnus chez moi, qui l’absorbe. Ses pages offrent une image inédite en France de l’amitié et de la solidarité liant de nombreux Africains et les Cousturier, signalant l’évolution des attitudes de certains Français envers les Africains qui, pour la première fois, se retrouvent nombreux sur le territoire national. Cousturier raconte la Grande Guerre à l’arrière, à travers les portraits qu’elle trace des jeunes recrues qui ont défendu la France, souvent au prix de leur vie ; c’est un point de vue inédit, un succès de librairie qui ne peut qu’être anti-militariste, un « chef d’œuvre que personne n’avait encore écrit, faute de l’avoir pensé et senti », remarque Louise Hervieux (ibid., p. 88). Mais Cousturier, conséquente avec elle-même et consciente de ses lacunes, est persuadée que c’est l’Afrique qu’il lui faut connaître en s’y rendant. Devant les restrictions de la guerre, comment une femme pouvait-elle espérer trouver les ressources pour réaliser une telle entreprise ? La solution se présente par l’entremise de l’artiste Georgette Agutte, dont le mari fut longtemps collègue à la Chambre des députés d’Albert Sarraut, Ministre des Colonies. Cousturier, forte de la réussite de son livre, rencontre ce dernier qui venait d’accéder à son poste, au moment même où il cherchait à réorienter la politique coloniale : à la place de la « politique d’épuisement », sa politique allait être « une forme d’humanisme colonial à travers des réalisations sociales » (Sarraut, 1923, p. 85), vu l’importance des colonies comme « réserve de combattants, d’hommes et de denrées », réserve déjà mise en évidence par la Grande Guerre10.
182Connaître l’oubliée de la colonisation ?
Peu après sa rencontre avec Lucie Cousturier, Sarraut présente le nouveau projet à la Chambre des députés : faire fructifier les colonies, accroître la main d’œuvre, enrayer la dépopulation de l’Afrique Occidentale française (AOF) et réduire la mortalité infantile généralisée (ibid., p. 394). Sans la femme africaine, ces ambitions seraient sans lendemain, d’autant plus que, jusqu’ici, l’Africaine avait occupé une place infime dans la politique coloniale11. Ainsi s’explique l’intérêt du Ministre Sarraut pour la femme africaine. Qu’en savait-on en 1921 ? Certes, en France, on avait vu les figurantes des « villages africains », amenées d’Afrique pour participer aux différentes expositions coloniales12. Créatures transhistoriques, pilant du mil, habillées de leurs pagnes multicolores, elles rejoignaient les images célèbres des femmes à plateaux de l’inventaire de l’altérité africaine. D’un autre ordre, les cartes postales missionnaires transmettaient l’idée du transfert des technologies françaises à travers les très sages images de ménagères en formation, occupées à broder de la dentelle, tisser de la laine ou actionner la pédale d’une machine à coudre13. Cependant la majorité des cartes postales comme souvent les affiches constituaient une iconographie non seulement stéréotypée, mais aussi androcentrique : « Les femmes occupent une place à part car on joue dans leur cas non seulement sur le registre de l’étrangeté/altérité mais aussi sur celui de la sexualité ou de l’érotisme. » (Goerg, 1998, p. 136) Il fallait s’informer sur la femme africaine, en particulier sur la maternité de celle-ci et sur la prime enfance du nourrisson, pour que réussisse la politique de Sarraut. La colonisation étant une affaire d’hommes, ses officiers, missionnaires, commandants de cercle, administrateurs, ou ingénieurs ne feraient pas l’affaire : seule une femme serait capable d’accéder à ces informations.
183Sarraut avait d’abord vu en Cousturier une artiste-peintre souhaitant se rendre en Afrique ; c’est donc une mission en Guinée française pour réaliser un tableau des « sources du Niger qui n’a[vait] pas encore été représenté picturalement » qu’il lui proposa. Dans sa réponse du 30 mars 1921, Cousturier, enthousiasmée, écrit qu’elle est « infiniment séduite » par cette proposition (ANOM, 20 mars 1921). Cependant, deux jours seulement après avoir présenté son nouveau projet à la Chambre des députés, Sarraut change de cap et propose à Cousturier une mission de substitution, expliquant à son ancien collègue député Marcel Sembat : « Je veux la charger d’étudier là-bas dans les tribus qu’elle visitera la condition de la femme, la façon dont elle a été traitée. » (de Lanfranchi, 2008, p. 103 et p. 167) L’oubliée de la mission civilisatrice va enfin prendre place dans la politique impériale française : ombre muette, son corps, le plus souvent apparenté à l’animalité ou à l’érotisme exotique, devient une ressource à faire fructifier. C’est une artiste-peintre – sans aucune aptitude ni formation pour entreprendre des études de terrain, mais forte de la méthode qu’elle avait créée pour enseigner le français aux tirailleurs sénégalais, dame bourgeoise, mère de famille antimilitariste – qui devait préparer le terrain pour la nouvelle politique d’Albert Sarraut en AOF14.
Malentendu
La mission de Cousturier en AOF repose sur une double instrumentalisation qui ne manquera pas de créer un malentendu. Certes, Cousturier avait l’intention de réaliser un rapport de mission sur la femme, mais ce qu’elle envisageait avait des dimensions plus larges ; elle allait entreprendre un voyage qui lui permettrait d’étoffer les connaissances recueillies auprès de ses élèves africains à Fréjus15. Elle avait également l’intention de continuer à peindre. Sarraut s’en doutait-il ? Le Ministre croyait-t-il qu’il 184avait trouvé la personne idéale pour recueillir les données souhaitées sur la femme africaine, pièce maîtresse de son projet nataliste pour l’AOF ? Certes, il pouvait s’attendre à recevoir un rapport pro forma de Cousturier. Cependant, des réserves sont émises par les membres de la Commission des missions coloniales : ils souhaitent avoir des précisions sur « la personnalité de Mme Cousturier, [et qu’elle définisse] plus exactement son programme et que le Gouverneur Général de l’Afrique occidentale française, consulté, aura émis un avis favorable ». Balayant ces inquiétudes, une note griffonnée au bas du rapport de la commission, et signée Albert Sarraut, précise : « La pensée de cette mission vient de moi et j’ai toutes garanties sur les conditions [mot illisible] dans lesquelles elle sera accomplie16. » La confiance du Ministre vient-elle d’une lettre de Cousturier que la Commission n’aurait pas vue ? Celle-ci, adressée à Sarraut, contient effectivement les explications de Cousturier quant à l’approche qu’elle utilisera pour exécuter ses observations de la femme africaine :
Je me suis munie de produits variés de la science [et] de l’industrie française, à l’usage desquels je m’offrirai à initier mes compagnes : jeux, images, vêtements, livres, ustensiles de cuisine, nécessaires de couture, instruments de jardinage. C’est d’après leurs réactions quotidiennes au contact de ces objets et de ma personne, soigneusement notées et vérifiées et comparées avec les résultats déjà obtenus auprès de leurs frères ou maris, que j’espère déterminer leurs aptitudes et leur mentalité. (ANOM, Lettre de Cousturier à Sarraut, 6 août 1921)
Dans cette même lettre, Cousturier pense que ces résultats devraient servir de guides « dans la recherche des méthodes d’instruction et d’éducation à l’usage des indigènes ». Afin de mener à bien ce projet, Cousturier précise qu’elle souhaite voyager incognito, afin de ne pas laisser croire « que je suis auprès d’elles un instrument du gouvernement [puisqu’] elles ne pourraient plus croire à ma fraternité pourtant très réelle ».. En ce qui concerne les administrateurs, elle demande que son laissez-passer les dégage « de leur responsabilité et en les persuadant que je ne suis pas une excursionniste mondaine, me donnant la liberté d’initiatives personnelles17 ». Sa stratégie est de s’éloigner autant que 185possible de l’appareil administratif colonial, méfiance sans doute née des informations recueillies auprès de ses amis tirailleurs.
Rapport de mission
Cousturier fonde son rapport sur ses multiples rencontres avec des femmes en AOF, mais avant d’en terminer la rédaction, elle prend soin de vérifier ses constatations auprès des étudiants africains de l’École Normale d’Aix (de Lanfranchi, 2008, p. 111)18. Elle note tout d’abord son étonnement « du parfait accueil dont j’ai été l’objet de la part des femmes indigènes », et précise que les Africaines rencontrées possèdent « les facultés qui caractérisent celles des femmes de notre continent » et qu’elles ont « une mémoire et une faculté d’assimilation égales à celles de leurs compagnons et une curiosité souvent supérieures » (Cousturier, 2003, vol. 2, p. 156-157). Elle souligne que la pénibilité du travail constant des femmes est « responsable [..] de l’impuissance de la puériculture » (ibid., p. 156). Elle précise qu’aucun programme de méthodes d’instruction et d’éducation des femmes ne pourra être mis en place, « la volonté des maris étant de perpétuer l’ignorance complète de celles-ci [qui vivent dans] un état continuel de crainte » (ibid., p. 161) et qui sont victimes dès leur jeune âge de « la dot qui constitue un achat déguisé » (ibid., p. 158), ce qu’explicite son rapport de mission :
Le grave inconvénient de ces enchères est que les parents des filles, quand ils sont pauvres, les cèdent dès l’enfance aux vieillards plus offrants, absolument comme des marchandises. De cette manière de capitaliser des notables nègres, les conséquences sont, pour les femmes, l’obligation à l’obéissance passive et au travail qui rapproche leur condition de celles de captives. (« Rapport de mission », cité par de Lanfranchi, 2008, p. 176)
Si la polygamie avait autrefois un sens, écrit-elle, en 1921 ce sens a été détourné par des pratiques qui « encouragent l’accumulation d’épouses ainsi que la brutalité de leur maître-époux polygame » pour lequel elles 186travaillent « par peur des coups ». D’ordinaire battues et exploitées, les femmes sont non seulement malheureuses, mais vivent des grossesses difficiles, ce qui « nuit aussi à la santé de leurs bébés venus souvent avant terme ou auxquels elles ne donnent qu’un lait insuffisant » (de Lanfranchi, 2008, p. 176). Elle affirme que les femmes : « forment […] une société de servantes prêtes à devenir des “prolétaires révoltées”19 » (Cousturier, 2003, vol. 2, p. 160-161). La polygamie, source de rivalités constantes d’intérêt et de sentiments entre les épouses, produit « des luttes haineuses perturbatrices de l’ordre familial ». Elle s’exclame : « Que de divorces ! Dans les justices indigènes on ne juge qu’affaires entre femmes et maris. » (de Lanfranchi, 2008, p. 117)
Le rapport note aussi que la femme est en outre victime de maintes superstitions qui l’empêchent d’exercer une influence bénéfique sur la formation physique et morale de ses enfants. C’est un obstacle majeur à l’implantation de pratiques sanitaires et médicales : « l’assistance médicale aux indigènes ne peut donner que de médiocres résultats », surtout en ce qui concerne la petite enfance, tant que subsisteront ces croyances. Elle ajoute que les enfants peuvent être « maltraités, exploités ou littéralement abandonnés » vu la pratique de les envoyer vivre chez un oncle ou une tante éloignée (Cousturier, 2003, vol. 2, p. 163).
Elle condamne les « institutions patriarcales qui régissent les indigènes », empêchant la population de l’AOF de bénéficier du potentiel de bien qui pourrait découler de la colonisation. Elle n’accuse pas que les pratiques et traditions qui asservissent la femme aux mains des « exploiteurs indigènes », mais aussi les fonctionnaires coloniaux « soucieux de leur repos [qui se font] les complices de la brutalité » de ces derniers (ibid., p. 159-161). Elle plaide contre toutes les pratiques qui assurent la domination du corps de la femme, accusant les administrateurs de maintenir des institutions qui dégradent la vie de la femme et de la famille :
Quand les fonctionnaires français des colonies réclament le maintien des coutumes locales au nom des indigènes, c’est au nom du petit nombre des indigènes à qui elles profitent, grâce à leur altération récente ; c’est au nom des conservateurs qui sont les notables, les chefs de province, de village, 187les interprètes, car ce sont eux seuls qui se font entendre ; ce sont eux dont l’égoïsme, le goût des triomphes immédiats ont des conséquences graves sur la vie familiale que j’ai mission d’étudier. (de Lanfranchi, 2008, p. 177)
Elle termine son rapport en dénonçant la colonisation qui, dit-elle, perpétue la soumission des Africaines et des Africains : « Ils ne peuvent satisfaire ni leurs aspirations, ni les exigences de la métropole et ils éprouvent, moralement surtout, des préjudices énormes. » (ibid., p. 179) Liant la situation de la femme à l’exploitation coloniale et au paiement de l’impôt, elle écrit : « si la masse indigène s’enrichissait, les filles ne seraient plus vendues en bas âge et elles fréquenteraient l’école », mais la colonisation a rendu l’Afrique « favorable aux trafiquants » qui drainent l’Afrique de ses produits au bénéfice de la métropole puisque « les blancs […] emportent leurs capitaux amassés pour les dépenser dans leur métropole […] » ; les ports et autres centres commerciaux créés en AOF « aspirent la sève indigène mais ne la refoulent pas […] tels une blessure ouverte de laquelle la vie s’échappe à jamais » (Cousturier, 2003, vol. 2, p. 168-170).
Albert Sarraut envoie le rapport de Cousturier au gouverneur général de l’AOF, précisant : « J’appelle tout spécialement votre attention sur le remarquable travail de Mme COUSTURIER qui mérite une lecture et un examen attentifs. » (ANOM, lettre du 21 novembre 1923) Assez curieusement ces lignes ont été biffées à la main. Mais le plus curieux est que le rapport lui-même est resté jusqu’ici introuvable dans les archives coloniales, alors que l’évaluation envoyée de Dakar à Sarraut s’y trouve. Celle-ci traduit la gêne de Dakar devant les conclusions de Cousturier : « son étude […] constitue la condamnation la plus sévère de l’effort accompli par la France en A.O.F. » (Cousturier, 2003, vol. 2, Annexe, p. 173). La Direction des Affaires Politiques et Administratives du gouvernement général de l’AOF explique à Monsieur le Ministre des Colonies :
[Ses] conclusions d’ordre politique et économique ne sont que l’expression d’une théorie personnelle qu’il serait déplorable de répandre dans la métropole et de laisser s’accréditer par les indigènes de nos colonies […] on ne saurait, certes, reprocher à notre programme d’action coloniale de s’attarder à d’anciennes formules […] il convient d’allier la générosité traditionnelle de la France et le réalisme d’une politique indigène basée sur la haute moralité de nos doctrines de colonisation. (Cousturier, 2003, vol. 2, Annexe, p. 178-17920)
188Les responsables de la politique coloniale en Afrique peuvent difficilement admettre qu’il y ait un lien entre la dure réalité de la condition féminine en AOF et la colonisation. Mais pour Cousturier ce lien est clair : la colonisation repose sur le travail des femmes africaines réduites « au rôle de servantes agricoles » grâce à l’enrichissement de ses collaborateurs indigènes, « auxiliaires de notre administration », ce qui favorise l’accumulation d’épouses (Cousturier, 2003, vol. 2, p. 158). Elle accuse les administrateurs coloniaux de fermer les yeux devant les fêtes ruineuses et les dons que peuvent maintenant se permettre leurs auxiliaires « pour soutenir leur rôle [auprès des] parasites tels que les griots, les prêtres et les féticheurs qui font leur réputation », au détriment de leurs épouses et leurs petits (ibid., p. 15921).
S’étonnant du silence du ministère des Colonies, Cousturier finit par envoyer une lettre au successeur de Sarraut, exprimant son étonnement que le rapport n’ait eu aucun écho, malgré la réponse de Sarraut, « très bienveillante [mais que dans] les entretiens qu’il m’a accordés, M. Sarraut m’a témoigné de son intention de se réserver mon travail pour l’utiliser au ministère particulièrement » (ANOM, lettre de Cousturier du 19 mai 1924). Comme le note Jean-Marie Volet, l’antimilitarisme connu de Cousturier est en cause, mais aussi sans doute son amitié avec Félix Fénéon et d’autres amis artistes néo-impressionnistes aux convictions politiques liées à l’anarchisme ; cela aurait probablement suffi pour que son rapport soit enterré22. Cousturier demande à Sarraut la permission de transmettre son rapport à « quelques Directeurs de revues auxquelles je m’intéresse […] je les autoriserai à consulter ou à publier quelques fragments de mon rapport, si vous ne voyez à cela aucun inconvénient » (ANOM, lettre de Cousturier du 15 mai 1924). C’est par ce biais que le rapport de Cousturier sur la femme africaine a enfin vu la lumière du jour.
189Rapport rendu public
À l’automne 1924 le rapport de Cousturier est rendu public par les soins de René Maran, détesté par le lobby colonial depuis la publication de son Batouala, Prix Goncourt 1921, dont la préface dénonce la colonisation. Admiratif, il avait correspondu avec Cousturier depuis la publication de son livre Des inconnus chez moi : ils se rencontrent trois années plus tard. Le lendemain, Cousturier expédie la lettre au nouveau Ministre, puis autorise Maran à publier le rapport, précipitation qui s’explique par l’état de santé de Cousturier23. Un cancer avait arrêté net ses deux projets : un second voyage en Afrique et un roman déjà esquissé qu’elle comptait intituler Noir et Blanche, annoncé à son éditeur chez Rieder, Jean-Richard Bloch24. Face à sa maladie, la possibilité d’aller au plus vite en faisant publier son rapport dans Les Continents par les soins de Maran, éditeur du bihebdomadaire fondé avec le Dahoméen Kojo Tovalou, a dû paraître opportun, car d’autres projets urgents l’attendaient. Il y avait une exposition à monter à Bruxelles, révélant au public ses 175 aquarelles peintes en Afrique, « à la fois des notes de voyage et des œuvres abouties » (de Lanfranchi, 2018, p. 44). Il y avait les jeunes instituteurs noirs de l’AOF que, depuis trois ans elle avait pris sous sa protection25. Mais surtout, il fallait assurer la mise en forme des centaines de pages de notes griffonnées à chaque étape dans son carnet de route, tâche de plus en plus ardue au fil de la progression de la maladie. Fin 1924, Bloch note dans son agenda : « je prends le nouveau train électrique de ceinture pour Passy, allant voir Lucie Cousturier, malade. Je remporte […] le manuscrit de Mes Inconnus chez eux que j’ai achevé de mettre au point avec elle. » (BnF, Agenda J.-R. Bloch, 27 janvier 1925) Le premier tome, Mes Inconnus chez eux : Mon amie Fatou, citadine, sort aux Éditions 190Rieder quelques semaines avant sa mort. Le deuxième tome, Mes inconnus chez eux : Mon ami Soumaré, Laptot, paraît quelques mois après sa disparition. Malgré la mort, Cousturier avait réalisé cet ultime défi : offrir au public les témoignages de son parcours africain, permettant de comprendre, entre autres, comment s’est opérée la transformation de sa position désormais anticolonialiste.
Carnets de route
Devenir anticolonialiste,
renverser le regard masculin
En France, l’antimilitarisme de Cousturier s’était accru avec les récits de ses élèves tirailleurs sénégalais. Cependant, comme la plupart de ses compatriotes, elle n’était pas prête à remettre en question le bien-fondé de la colonisation, d’autant plus que la famille Cousturier comptait en son sein un administrateur colonial. Son beau-frère, Paul Cousturier, avait passé vingt années en Afrique de l’Ouest, devenant gouverneur de Guinée en 1891. Or, au fil de son parcours, le doute s’installe chez Lucie Cousturier : témoin oculaire non seulement de la situation difficile de la femme, mais aussi de l’injustice qui frappe tous les colonisés, elle finira par accuser le système même, passant de l’autre côté de l’écran colonial. Au départ, elle se réjouit de pouvoir pratiquer la chasse, par exemple, mais découvre assez rapidement l’envers du mythe de l’abondance de la faune africaine sans cesse proposé aux Français, « visiteurs métropolitains des expositions coloniales […] », ainsi que dans les films : « Je croyais très naïvement qu’à deux ou trois milliers de mètres des cases on n’avait qu’à se mettre à l’affût dans quelque buisson, […] et qu’on voyait apparaître successivement, ainsi qu’en tous les films relatifs à l’Afrique, des vols de pintades, des troupeaux d’antilopes et de phacochères, de buffles même, sinon des éléphants. [Or,] je n’ai jamais aperçu, à un moment quelconque, qu’un animal ou qu’un seul couple, ornement rare et précieux de végétales solitudes. » (Cousturier, 2003, vol. 1, p. 86) De même elle ne retrouve ni la richesse, ni l’abondance agricole qui épate « les visiteurs métropolitains des expositions coloniales [qui] s’imaginent 191[…] que tous les produits précieux qui décorent les salles, décorent aussi dans les mêmes proportions la campagne africaine. Je le croyais un peu aussi ; j’ai été déçue. La Guinée et le Soudan ne sont qu’un immense rocher […] qui reste un désert la moitié de l’année. » (ibid., p. 111) Dès son arrivée à Dakar, elle se trouve confrontée aux codes coloniaux : « Je suis vêtue d’un costume tailleur blanc et je porte un casque tel un officier [ce qui suffit pour faire croire que] j’ai dû commander quelque chose. » (ibid., p. 7 et 8) Elle confie que certains « me prennent pour une vaillante exploratrice […] Je ne conquiers rien, je suis plus ou moins conquise. » (ibid., p. 51) Un commerçant refuse-t-il de servir son ancien élève tirailleur Mamady ? Exaspérée, elle quitte sa « robe-sac en batik bleu et bistre [son] casque gris », et note qu’afin d’affronter ce commerçant : « Il va falloir que je m’habille moi-même en blanc, en coloniale. » (ibid., p. 48)
Cousturier découvre qu’un pouvoir intrinsèque et total lui est assigné simplement par la couleur de sa peau, alors qu’en métropole c’est le rang social qui donne un tel pouvoir. Elle s’étonne des identités qu’on lui impose du fait de sa mission, lorsque les notables ou bien des tirailleurs mécontents lui font part de leurs griefs26. « À part quelques heures indispensables au sommeil, je ne suis plus jamais seule […] ; ma vie y est représentative, officielle de sept heures du matin à minuit27. » (ibid., p. 105) Elle se demande à quoi elle correspond : « Une envoyée de Paris ? Une madame-chef ? […] Certains m’appellent Monsieur-Madame […] j’admire que ces pratiquants [musulmans] d’une religion misogyne viennent consulter une femme. Ils savent faire abstraction du sexe. Je ne suis qu’un Monsieur-Madame. » (ibid., p. 108-109) Faire abstraction du sexe n’est pas si facile pour les administrateurs français, la colonisation étant une affaire d’hommes ; en leur présence, écrit-elle, « je ne suis plus qu’un numéro du catalogue social et cela m’ennuie » (ibid., p. 70). Obligée néanmoins de se rendre chez le gouverneur général de l’AOF, celui-ci s’étonne qu’une mission soit menée par une femme et que, de surcroît, la femme africaine en soit l’objet : « J’ai vu le gouverneur général ; il connait ma mission mais elle l’étonne 192toujours. » (ibid., p. 15) Un autre, administrateur à Kindia, l’éclaire sur le rôle de la femme africaine : elle est perçue comme un site de production au service des besoins de la colonisation. L’Afrique étant « une grande dévoratrice d’hommes » à cause de son climat, le déficit humain doit être comblé par la femme. Il précise que l’Africaine « doit rester avant tout une pondeuse d’enfants. Son émancipation serait funeste » (ibid., p. 70). Pourtant, après avoir rencontré bien des anciennes maîtresses de colons, Cousturier relève la contradiction entre les paroles et le comportement des administrateurs, notant, avec une pointe de malice, que ce sont souvent eux, « grands amateurs de femmes noires », qui exploitent le corps des Africaines (ibid., vol. 2, p. 145).
Trouver les pièces à conviction28
En mission, Cousturier se sert de l’approche qui lui avait permis de traverser l’écran raciste qui occultait ses « inconnus » africains à Fréjus. Autant que possible, elle cherche à observer « avec un œil […] innocent […] tout en restant consciente que […] cette innocence est très difficile à sauvegarder » (ibid., vol. 1, p. 53). « Les habitudes de notre œil installent vite dans la pensée, à notre insu, le canon de l’homme normal. » (ibid., p. 48) Avec son intelligence, sa ténacité et son œil comparatiste, elle cherche à éviter l’exotisme et le genre d’exagérations qui sont souvent le propre des voyageurs blancs29. Ainsi ironise-t-elle, après avoir vu un crocodile dans le Niger : « Puis-je dire que j’ai vu un crocodile du Niger ? Sans doute, mais j’ai tellement mieux vu ceux du Jardin des Plantes ! » (ibid., p. 132) De même, se méfiant des spécialistes, elle établit des analogies entre les pratiques africaines et celles des Français :
Les coloniaux ethnographes nous montrent les rites de la circoncision, tous les rites des sociétés nègres en nous disant : voici des nègres, voyez et touchez et 193reconnaissez que ce ne sont pas là des hommes […] les rites de la circoncision et ceux de la communion catholique sont fort beaux. Ils sont […] crées pour domestiquer les petits des hommes. (ibid., vol. 2, p. 63)
Dès son arrivée en AOF, elle s’installe dans une famille wolof, partageant leurs occupations ; plus tard des familles Soussou l’accueillent30. Préférant ne pas être annoncée dans les villages, elle reste aussi discrète que possible, s’installant le plus souvent au sein des quartiers indigènes, explorant « solitairement » la campagne environnante, parfois même après la tombée de la nuit (ibid., vol. 1, p. 34, 69 et 12331). À Siguiri, sa case se trouve en face de la petite place où les femmes pilent le riz et elle note : « [je suis] bien placée pour me faire une idée de la vie des femmes » (ibid., p. 128). S’installer pour peindre lui sert parfois aussi de prétexte pour étudier les individus et la vie des villages32. Cependant la langue pose un problème, sauf chez les anciennes maîtresses de Français qui la recherchent volontiers. Le plus souvent un de ses anciens élèves tirailleurs lui sert d’interprète, mais elle se repose surtout sur sa propre capacité d’artiste entraînée à observer minutieusement son environnement. Ses cours de couture attirent chez elle de nombreuses femmes, toutes accompagnées de leurs enfants, lui offrant bien des occasions pour les observer. Elle note les avantages de « la hotte maternelle » qui permet le travail des mères sans gêner la sécurité des bébés qui « ne crient pas comme chez nous […] ils observent, rêvassent ou dorment […] jamais spectacles eux-mêmes » (ibid., p. 90).
Le travail des femmes est sans répit, que ce soit à l’extérieur – travaux des champs, corvées d’eau, de bois, et de blanchissage – ou au village – préparation du mil et des repas : la femme ne s’arrête que pour donner naissance. Accouchée, elle échappe de justesse à la mort, aux mains de « vieilles approvisionnées de couteaux, d’eau des marigots et de terre glaise avec quoi elles tranchent, lavent et pansent les chairs » (ibid., vol. 2, p. 104). La petite fille est initiée au travail car : « aucune enfant ne parle ni ne s’amuse », toutes travaillent « dès qu’elles savent se tenir 194debout » (ibid., p. 124). Cependant si leur village est doté d’une école, les petites échappent à cette règle : Cousturier découvre des petites de six ou sept ans « qui parlent déjà bien le français » (ibid., p. 124 et 66). Lorsqu’elle devient adolescente, « la société […] va […] par l’excision […] prétendre créer des […] femmes, chasser l’esprit de l’enfance […] pour en fabriquer des moutons. […] car on les a aveuglées au préalable en leur inspirant l’envie d’être stoïques » (ibid., vol. 1, p. 14033). Pour ce qui est du mariage, elle remarque que « les filles, jusqu’aux plus petites, sont déjà fiancées à d’habiles vieillards, et que devenues femmes, elles cherchent à s’en séparer soit momentanément en rentrant chez leurs parents, soit définitivement en divorçant ; d’autres, léguées au frère de leur mari à la mort de celui-ci, ne peuvent s’extraire du lévirat obligatoire qu’au prix de la perte de leurs enfants (ibid., p. 13534). Il n’y a que les vieilles qu’on vénère, sans doute, précise-t-elle, grâce à « leurs victoires sociales : le travail et l’enfantement » (ibid., vol. 2, p. 77). Si elle est fascinée par l’art extraordinaire des « danseuses étoiles » de tous les âges, aux formules chorégraphiques disciplinées, sans rapport avec les déchaînements « de vie animale » qu’on lui avait décrits, elle ne voit guère de solution à la guerre des sexes, « plaie sociale […] entretenue par les dirigeants » et qui se termine bien souvent devant les tribunaux (ibid., p. 84 et 11735). Cousturier précise que « le couple est un objet nouveau ici » et qu’en général « les femmes ne sont pas les compagnes des hommes », puisque, comme ces derniers, elles appartiennent à des sociétés distinctes, « [avec] leurs tams-tams [et] leurs sociétés secrètes » (ibid., p. 84). Elle accuse à la fois la colonisation et les chefs locaux d’avoir rendu la polygamie une « forme ingénieuse de servage », un homme pouvant asservir cinquante, parfois même cent femmes36.
195La machine coloniale et l’amour
De sa barque sur le Niger, actionnée par des pagayeurs, ou bien du haut de son hamac planté sur les épaules de ses porteurs, Cousturier voit, personnifiée, la magnifique machine coloniale, « machine qu’on est venu de si loin actionner, machine à rendre l’impôt, les matières premières et les soldats, […] et que ses moteurs, les chefs, les représentants, les interprètes, les anciens tirailleurs […] cassent ou abandonnent » (ibid., p. 75). Contrastant avec sa critique acerbe de la colonisation, Cousturier est transformée par l’Afrique. Sa traversée de l’écran colonial aboutit à une auto-construction d’un moi alternatif : « chavirée » et « grisée » par les couleurs de la nature environnante, ses « sens et […son] œil » se trouvent dans des « tourbillons de joie » (ibid., vol. 2, p. 116). Séduite au début de sa tournée, elle s’exclame : « Je vivrais bien là dix ans ! » (ibid., vol. 1, p. 68) Au terme de sa vie, elle écrit : « Je cherche ici […] l’emplacement de ma demeure possible », convaincue qu’elle est d’avoir trouvé au sud de la Guinée une société encore intacte, loin de l’Islam et du Christianisme qu’elle considère des religions d’importation :
Que tous ces êtres sont des esclaves37, ma raison le sait ; mon œil l’ignore, car ils ont l’air de rois, ils sont magnifiques. Qu’est-ce qui m’y attache donc […] ? C’est leur « art de vivre d’une harmonie parfaite » au cœur d’une nature extraordinaire : c’est la plus fine lumière que j’aie encore vue, il n’y a rien à faire contre la beauté […] contre l’amour qu’elle inspire. (ibid., vol. 2, p. 89)
L’amour inspire l’avenir qu’entrevoit Cousturier. Un soir, admirative devant un spectacle de mime, elle se met à rêver d’un futur théâtre « où toutes les couleurs de peau naturelles ou artificielles seraient au répertoire : du noir au blanc en passant par le rouge et le vert, le bleu et le jaune » (ibid., vol. 1, p. 139). Révolutionnaire aussi est le rôle de l’amour qu’elle envisage dans une future littérature africaine, imaginant qu’il tiendrait la clé des « deux sociétés féminines et masculines [qui] 196se touchent, mais comme l’huile et l’eau, sans se mélanger. Peut-être en est-il ici comme chez nous, qui réagissent vers la liberté et l’amour en des modes inconnus de nous. Seuls des écrivains indigènes nous le diront » (ibid., vol. 2, p. 47).
Comme le soulignent les chapitres de ce volume, ce sont les écrivaines africaines qui nous le disent aujourd’hui. Cousturier l’avait-elle pressenti ?
Eloise A. Brière
State University of New York, Albany
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1 L’expression « écran colonial androcentriste » est de M. Rodet dans « C’est le regard qui fait l’histoire : comment utiliser les archives coloniales qui nous renseignent malgré elles sur l’histoire des femmes africaines (archives) », Terrains et travaux, no 10, 2006, p. 26.
2 Le Bulletin de la Vie Artistique, « Enquête sur des arts lointains : seront-ils admis au Louvre ? », 25 novembre 1920, p. 668-669.
3 Depuis le début du siècle Cousturier avait participé aux plus grandes expositions de Paris, Bruxelles et Berlin (voir : de Lanfranchi, 2008, p. 32).
4 Publié en 1920, le texte a été réédité en 2001. Nous donnons la pagination de ce volume récent. Nous faisons de même avec le second témoignage de Cousturier, publié en deux tomes en 1925, réédités en 2003.
5 À propos du regard d’artiste d’un temps colonial, Roger Little, le premier, analyse celui de Cousturier dans le collectif Lucie Cousturier les tirailleurs sénégalais et la question coloniale : « Le Regard de l’artiste devant ses “inconnus” », p. 67-82.
6 La « bibliothèque coloniale » est une désignation créée par V. Y. Mudimbe pour signaler le corpus d’œuvres et de savoirs sur l’altérité et l’inégalité des sujets colonisés constitué par des Occidentaux. The Invention of Africa : Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge (1988). Christopher Miller explique que le discours africaniste reprend au fil des siècles la même rhétorique concernant le vide et la nullité de l’Afrique et des Africains, citant Joseph Gobineau dans son Essai sur l’inégalité des races humaines : « Ce n’est cependant pas une brute pure et simple, que ce nègre à front étroit et fuyant, qui porte, dans la partie moyenne de son crâne, les indices de certaines énergies grossièrement puissantes. Si ces facultés pensantes sont médiocres ou même nulles, il possède dans le désir et par suite dans la volonté, une intensité souvent terrible. » Blank Darkness Africanist Discourse in French, p. 17. Voir aussi J.-M. Seillan, « Le roman d’aventures coloniales africaines (1863-1914) : ébauche de typologie », Littérature et colonies, actes réunis par Jean-François Durand et Jean Sévry, p. 103-123.
7 Selon les données de Lafranchi, op. cit., 2008, p. 165.
8 Ce que relèvent J.-M. Volet (2014, p. 37-55) et P. Dewitte (1985, p. 49).
9 Dans Cousturier, 2001, p. 191-200. Elle est amie de longue date du collectionneur d’art africain Félix Fénéon (1861-1944), cette relation est sans doute aussi responsable de sa familiarité avec l’Art Nègre. Voir la revue Beaux-Arts : Félix Fénéon (1861-1944). Les Arts lointains, Paris, Musée du quai Branly-Jacques Chirac, 2019. Voir aussi A. de Lanfranchi, Lucie Cousturier, 2008, p. 92-95 et Roger Little, « lntroduction » à Des inconnus chez moi, où il discute du « revirement de critères esthétiques » chez Cousturier, passant « du modèle classique au modèle africain », p. xv-xiii.
10 Suite à la guerre, Sarraut offre une vision d’ensemble de cette nouvelle ligne pour les colonies. Voir : A. Sarraut, La Mise en valeur des colonies françaises, p. 85-114 et P. Barthélémy, Africaines et diplômées à l’époque coloniale 1918-1957, p. 5.
11 Fatou Saar (2009, p. 1) affirme que la colonisation a exclu les femmes « du savoir, de l’avoir et du pouvoir ».
12 De 1889 jusqu’à la célèbre exposition coloniale de 1931, il y eut dix expositions coloniales en France avec leurs « zoos humains ».
13 Voir : Julien Bondaz, « Le Catéchisme et la machine à coudre. Cartes postales missionnaires et travail féminin en Afrique de l’Ouest (1920-1940) » : « http://journals.openedition.org/itti/688 (consulté le 29/09/2020) ».
14 Cousturier évoque sa « frénésie antimilitariste » dans une lettre à Léon Werth, le 14 avril 1919 (Voir : de Lanfranchi, 2008, p. 165).
15 Dans la lettre du 6 août 1921 de Cousturier à Sarraut, elle laisse entrevoir que ses intentions sont plus larges : « À collaborer, même pour une modeste part, à votre œuvre cordiale, mon ardeur et ma persévérance dans mes études en Afrique seront encore accrues. » Voir : ANOM, Fonds ministériels, Missions AOF 1921-1927, MIS 98, lettre du 20 mars 1921.
16 Pour ces différentes références, voir : ANOM Fonds ministériels, Missions AOF 1921-1927, MIS 98, Commission des missions, séance du 9 août 1921.
17 La lettre est envoyée de Fréjus le 6 août 1921. La séance du comité a lieu le 9 août. Il est probable qu’elle soit arrivée au ministère après cette séance, mais avant que Sarraut griffonne son soutien en bas du document.
18 Peu rompue à ce genre de travail, elle écrit à Paul Signac : « […] je travaille honnêtement à mon rapport, combien de pages faut-il lui donner ? » (de Lanfranchi, 2008, p. 108).
19 En 2004, ce potentiel motive le dernier film d’Ousmane Sembène, Moolade, qui met en scène la tyrannie des époux, problème qui est toujours au cœur de la situation difficile des femmes.
20 Cette réaction officielle au rapport de Lucie Cousturier est formulée dans une lettre inédite de la Direction des Affaires Politiques et Administratives du gouvernement général de l’A.O.F adressée à Monsieur le Ministre des Colonies, Dakar, le 15 mai 1924 (voir : Cousturier, 2003, vol. 2, Annexe, p. 173-179).
21 En 1968, la polygamie et les dépenses ruineuses sont le thème du Mandat/Mandabi, premier film en couleur d’Ousmane Sembène.
22 J.-M. Volet, art. cité, 2014. L’ami Félix Fénéon est actif dans les milieux anarchistes et a été emprisonné en 1894 pour complicité d’attentat. De même tendance, Paul Signac, chef de l’école pointilliste, ainsi que Léon Werth, faisaient également partie du réseau d’affinités et d’amitiés de Cousturier.
23 Maran publie à la première page des Continents une lettre ouverte au professeur Alain-Leroy Locke de l’Université Howard (États-Unis), afin de le détromper au sujet du traitement des soldats noirs en France au cours du conflit franco-allemand. Il lui propose de lire Des inconnus chez moi, précisant qu’il est « urgent » de le faire traduire en anglais, ce qui à ce jour n’est pas chose faite. Voir : ANOM, SLOTFOM, V 6, 15 mai 1924.
24 Voir : BnF, NAF 2822, J.-R. Bloch, correspondance, lettre de L. Cousturier à J.-R. Bloch, 26 août 1923. Voir aussi : de Lanfranchi, 2008, p. 108.
25 Voir : René Maran, préface de l’édition 1956 de Mes inconnus chez eux (cité dans Cousturier, Mes inconnus chez eux, vol. 1, 2003, p. xlii).
26 La situation complexe de ces anciens soldats est mise en scène dans la nouvelle de Birago Diop, « Sarzan » (Les Contes d’Amadou Koumba, 1948) où Thiemoko Keita, ancien tirailleur, déclenche une révolution au village avant de sombrer dans la folie.
27 Pour ce qui est des tirailleurs, elle note la dégradation de leur situation depuis leur retour de France : « Ils n’ont rien retrouvé au village natal pour une vie saine » (Cousturier, 2003, vol. 1, p. 133).
28 Au terme de son parcours, Cousturier note qu’elle repart son « dossier bourré de pièces à conviction » (Cousturier, 2003, vol. 2, p. 132).
29 Little note que chez elle, il s’agit du « jeu naturel d’une sensualité qui se colle aux êtres et aux choses, en même temps que l’esprit les définit » (Cousturier, 2003, vol. 1, « Introduction », p. xxi).
30 Voir : Cousturier, 2003, vol. 1, p. 10-15 et vol. 2, p. 156.
31 Elle fuit ses compatriotes car elle s’ennuie en leur compagnie qui l’enfonce « dans le confortable d’un concept familier, comme dans de l’ouate […] comme en France [utilisant] les mêmes exclamations, [abordant] les mêmes sujets [et dégustant] les mêmes mets » (Cousturier, Mes inconnus chez eux, vol. 1, p. 73-74).
32 Voir : ibid., vol. 1, p. 68 et vol. 2, p. 13, 45, et 71.
33 Dans Les Soleils des indépendances (1968) d’Ahmadou Kourouma, Salimata, l’épouse du personnage principal, reste traumatisée par son excision. Ce sujet est aussi au cœur du film d’Ousmane Sembene, Moolade (2004).
34 Dans Tante Bella (1959) le Camerounais Joseph Owono crée une intrigue autour de l’enfant Bella pour illustrer la barbarie de la pratique dotale, ce qui est aussi le sujet de Perpétue (1974) de Mongo Beti. Le film Finzan de Cheik Oumar Sissoko (1989) met en scène la lutte de Nanyuma contre le lévirat qui lui impose un beau-frère. Dans Mission terminée (1957) de Mongo Beti la mission dont il s’agit est de ramener une épouse au bercail.
35 La difficulté que rencontre un couple moderne est au cœur du roman de la Camerounaise Thérèse Kuoh-Moukoury, Rencontres essentielles (1969), thème repris dix ans plus tard par Mariama Bâ dans Une si longue lettre.
36 La grande polygamie est au cœur du roman de Mongo Beti, Le Roi miraculé (1958).
37 Ils sont « esclaves » de croyances traditionnelles. Cousturier accuse l’Islam d’avoir supprimé ailleurs la véritable culture africaine : « l’art et la vie nègres dans leur pure essence sont déjà perdus partout où l’islamisme a pu s’installer […] Je n’ai rien à dire contre l’islamisme en tant que religion ; c’est un poison qui en vaut un autre », (Cousturier, 2003, vol. 2, p. 25). Elle n’est pas dupe non plus de l’obscurantisme des croyances traditionnelles.
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- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0177
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Lucie Cousturier, AOF, femme africaine, mission coloniale, 1920