La sutura dans l’intercase Goorgoorlou et le travail des femmes
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteur : Seck (Fatoumata)
- Pages : 291 à 318
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
La sutura dans l’intercase
Goorgoorlou et le travail des femmes
La bande dessinée Goorgoorlou1, d’Alphonse Mendy (alias TTFons), met en scène le personnage éponyme créé en 1987, figure emblématique du père de famille en proie aux crises de l’ajustement structurel au Sénégal2. Quand Goorgoorlou, surnommé Goor, perd son emploi suite aux mesures d’austérité, ce père de famille désargenté devient désormais un « góor-góorlu », c’est-à-dire quelqu’un qui tire le diable par la queue, qui se débrouille tant bien que mal pour subvenir aux besoins de la famille3. Tous les jours, il s’aventure dans les rues de Dakar à la recherche perpétuelle de la dépense quotidienne nommée « DQ4 ». Son nom est un emprunt lexical du wolof dont la racine, « góor », signifie « homme » (Schiavone, 2017, p. 153 ; Seck, 2018, p. 2635). Son épouse Diek, un 292autre emprunt lexical du mot « jekk » qui peut signifier « dame » ou « élégant » entre autres sens, est souvent dépeinte comme dépendante des maigres sommes qui font office de DQ. Une lecture attentive de la bande dessinée montre toutefois que le travail reproductif de Diek, dépasse, à bien des égards, le rôle qu’elle prétend occuper.
Sur cette image, se déroule une scène assez familière que nous retrouvons, à quelques différences près, dans presque tous les volumes qui constituent les aventures de Goorgoorlou.
Fig. 1 – Diek quitte la maison à la recherche de la dépense quotidienne.
« Tout baisse » (1993, l’année Goorgoorlou, 1994, p. 47). © Alphonse Mendy.
Après une journée difficile à la recherche de la dépense quotidienne, Goor rentre avec une somme insuffisante pour couvrir les frais nécessaires au repas du jour. Il incombe donc à Diek, son épouse, de compléter les 350 francs CFA qu’il vient de lui remettre. Il se dit, alors que cette dernière quitte leur domicile d’un pas résolu, « Je connais Diek, elle va se débrouiller pour compléter » (Mendy, 1994, p. 47). Les lecteurs et lectrices avisés s’interrogeront à ce moment-là sur la manière dont Diek compte s’y prendre. Dans bon nombre d’histoires, nous la voyons quitter la maison ou tout simplement disparaître de la vignette de la bande dessinée, sans savoir où elle va, ni ce qu’elle compte faire6. Elle réapparaît souvent avec 293un plat fumant que la famille et d’éventuels invités surprise s’empressent de déguster. Le schéma narratif se décline de la manière suivante : Goor prononce le « débrouille-toi ! » habituel ou une injonction similaire, s’ensuit l’image de Diek quittant la maison ou sa disparition de la vignette pour réapparaître quelques heures plus tard avec le plat fumant7.
Ce repas servi laisse toutefois les lecteurs et lectrices sur leur faim. La solution qu’apporterait la femme n’est-elle donc pas digne d’une scène ? Ou peut-être n’est-ce tout simplement pas le sujet de l’histoire ? Le mot « góor-góorlu » nom du personnage principal, qui veut dire littéralement « se comporter comme un homme » (Havard, 2001, p. 37), signifie entre autres sens « se débrouiller », « faire des efforts » (J.-L. Diouf, 2003, p. 148 ; Seck, 2018, p. 263), suggérant ainsi une affinité entre la débrouillardise et l’homme8. L’art de la débrouille au féminin, bien qu’important, n’est pas le thème principal des aventures de Goorgoorlou. Ainsi, il n’est pas surprenant que les stratégies de Diek soient souvent présentées comme secondaires par rapport à celle de Goor, comme le suggère l’expression, « le goorgoorlou des femmes » souvent utilisée par l’auteur9. Pourtant, force est de constater que si le travail reproductif de Diek, ainsi que sa participation à la marche des femmes, aux journées internationales et quinzaines de la femme, entre autres manifestations, sont représentés sur les planches de la BD10, les stratégies féminines sont moins visibles que leurs résultats, symbolisés par le repas fumant à la fin des histoires11. De plus, les contributions fréquentes de Diek à la DQ sont souvent perdues dans la critique des dépenses encourues par celle-ci lors des cérémonies familiales et dans les scènes où elle utilise à contrecœur ses revenus pour la DQ. Pour un public non avisé, Diek pourrait sembler indifférente aux effets de la crise voire même irresponsable12.
294Cependant, en examinant de près le traitement expéditif auquel les stratégies féminines ont souvent droit, nous avons remarqué que dans plusieurs histoires, les interstices de la BD fonctionnent comme des espaces privilégiés de la débrouille au féminin et donc du travail reproductif des femmes. Les interstices correspondent aux espaces blancs entre les vignettes ou entre les cases de la BD, plus communément appelés l’intercase, ou encore « la gouttière ou le caniveau » pour reprendre une expression de Scott McCloud (2007, p. 68). Le sémiologue Pierre Fresnault-Deruelle (1976) et le théoricien de la bande dessinée Thierry Groensteen (1999) parlent, quant à eux, d’espace blanc inter-iconique. Les disparitions de Diek dans l’intercase, suivies de ses réapparitions avec le repas fumant dans les cases de la BD, invitent à chercher, entre les vignettes, les stratégies mises en œuvre par cette dernière pour remplir la marmite.
Il y a ici une pratique socio-culturelle qui nous aiderait à mieux appréhender l’usage des interstices sur les planches de la BD. Nous proposons d’utiliser le concept de sutura13, qui veut dire discrétion, ou respect de la vie privée, un précepte moral qui provient de la langue arabe et a été adapté aux codes de conduite des Wolof (Mills, 2011, p. 114). Le terme est souvent invoqué dans le cadre de la gestion des finances 295entre conjoints et ce, notamment lorsque le rôle du soutien de famille est davantage occupé par la femme. La sutura ainsi que d’autre préceptes moraux tels que muñ et kersa découlent d’un « humanisme wolof » (Lecarme, 1999, p. 264) ou d’un « code d’honneur wolof » (Mills, 2011, p. 2). Elle s’inscrit dans un mécanisme qui régit plusieurs aspects du « vivre ensemble sénégalais » (Packer, 2019, p. 87). Ivy Mills, dans une étude rigoureuse et novatrice, entièrement dédiée à la sutura dans la littérature et la culture populaire au Sénégal, soutient que ce précepte s’applique a priori autant aux hommes qu’aux femmes mais a été « progressivement féminisé » (Mills, 2011, p. 3). Ainsi, dans le cadre de l’économie domestique, nous définissons la sutura comme un accord tacite de non-divulgation, accompagné de tout acte nécessaire pour sauvegarder les apparences. Ce contrat de confidentialité concernant les finances du couple s’applique plus aux femmes qu’aux hommes. C’est un contrat dont les conséquences matérielles passent souvent inaperçues de par la nature dissimulatrice et euphémisante de la sutura.
Au Sénégal, les politiques d’ajustement structurel ont influencé les rapports de pouvoir entre les sexes. Les vagues de licenciements, les compressions salariales, la hausse des prix et la dévaluation du franc CFA, entre autres facteurs, touchent les ménages et forcent davantage de femmes à quitter la sphère domestique pour soutenir les époux au chômage et pallier les effets de la crise15. On note une « crise de la masculinité » dans le monde rural (selon le titre de l’article de Donna Perry, 2005) de même que dans le monde urbain (Adjamagbo et als., 2004, p. 259). Selon Fatou Sow, la crise a « accentué le désir de travailler des femmes […]. Les nouvelles difficultés les ont amenées à agrandir et à diversifier leurs activités » (Sow, 1993, p. 10216). La bande dessinée met en scène le défi quotidien des ménages et propose une perspective masculine de la débrouillardise, nous laissant tout de même entrevoir le rôle des femmes dans cette conjoncture. La présente 296étude examine de près un des nombreux aspects de cette représentation, à savoir l’ambivalence qui entoure le portrait des femmes sur les planches de la BD.
La discrétion dont ferait preuve une femme dans le but d’éviter que son conjoint ne se sente émasculé n’est pas en soi propre aux cultures sénégalaises. Il s’agira ici de se servir du concept de sutura comme instrument heuristique, ce qui nous permettra d’adopter un point de vue émique aux questions analysées. À ce propos, Oyèrónkẹ́ Oyěwùmí souligne que de telles approches « convey intrinsic meanings, self-concepts, and differentiated identities that counter assumptions of uniformity17 » (2005, p. 5). Cela s’avère utile dans le sens où elle nous permet d’analyser un aspect jusqu’ici ignoré des histoires de la BD. Autrement dit, notre lecture propose d’examiner comment les stratégies féminines, l’argent des femmes et leur pouvoir au sein des ménages sont présentés, autant dans l’expérience de lecture que dans le sens et le contenu des histoires, à travers la sutura. Une telle lecture soulignerait ainsi comment la forme et la structure de la BD informent le contenu des récits tout en élargissant leurs champs d’interprétation. Il ne s’agira pas ici de spéculer sur l’intention de l’auteur. Nous nous intéressons plutôt au rôle crucial du critique, qui consiste à lire entre les lignes, ou en l’occurrence entre les cases, et de faire remonter à la surface les aspects moins saillants des représentations.
Dans son analyse des caricatures camerounaises des années 1990, Achille Mbembe invite à prendre en compte « le contexte historique » et « le statut anthropologique » de ces images pour mieux appréhender leur portée politique et sémiologique utile aux études portant sur les « cultures urbaines postcoloniales » (Mbembe, 1996, p. 144). Ainsi, pour démontrer comment la sutura se matérialise au niveau de la structure et du contenu, afin d’éclairer notre analyse de la représentation de Diek et de son rôle économique dans la BD, notre analyse se concentrera tout d’abord sur l’onomastique qui est le premier plan sur lequel se joue l’acte de maintenir les apparences et les comportements normatifs attendus des hommes et des femmes 297dans la société dakaroise des années 199018. Ces rôles normatifs sont représentés à travers des figures archétypiques et remis en question à travers un renversement des stéréotypes par le biais de la satire.
Ensuite, il s’agira d’analyser quelques histoires où l’art de la débrouille de Diek, tant adulé lorsque mis en scène chez son conjoint, se manifeste de manière implicite dans les interstices. Notre approche se concentrera plus sur la surface de la planche que sur le riche contenu des vignettes pour illustrer le mécanisme par lequel la débrouille au féminin, quoique partie intégrante du quotidien de Goor et de Diek, se retrouve souvent entre les cases de la BD. Cet emplacement réservé au travail de la femme attire notre attention sur l’aspect métafictionnel et les implications de genre des interstices19.
La sutura entre travail
reproductif et « vertu féminisée »
Dans La Philosophie morale des Wolof, Assane Sylla définit la sutura comme :
[…] ce qui cache aux yeux du public les faiblesses et les défauts de quelqu’un pour ne laisser paraître que ce qui le rend respectable. […] Un précepte moral fondamental veut que l’on respecte la sutura des autres, […]. Ainsi selon la pensée wolof, chacun de nous a besoin de ce voile d’indulgence qui cache nos petites défaillances, péchés, incompétence, infirmité masquée, pauvreté etc. il est donc souhaitable que l’on sache taire les tares des autres, ce qui est d’ailleurs un important facteur de paix sociale. (Sylla, 1994, p. 89)
298Fig. 2 – Alors qu’il est au chômage depuis toujours, Goorgoorlou refuse de se lancer à la recherche habituelle de la dépense par solidarité pour des travailleurs en grève. Face à cette situation incongrue, Diek force Goor à sortir de la maison afin de remplir son rôle de pourvoyeur. Invoquant son statut de chef de famille, ce dernier demande à son épouse de faire preuve de sutura. « Une grève peut en cacher une autre » (1993, l’année Goorgoorlou, 1994, p. 35). © Alphonse Mendy.
Si le mot sutura, écrit « soutoura » dans une des bulles de la figure 2 n’est pas traduit dans la note de bas de page, force est de souligner que sa pratique se décline à bien des instances dans la BD et que ce mot est de plus en plus usité dans les analyses des cultures populaires sénégambiennes20. Ismaël Moya, qui analyse la sutura dans le cadre de l’économie domestique, souligne le côté discursif de sa mise en pratique. Il parlera ainsi de la sutura comme étant des « belles paroles » et une manière de garder les apparences à travers le rafetal, une pratique visant à « rendre belle […] une relation par le discours » (Moya, 2015, p. 186). Si la sutura repose en effet sur un désir de maintenir une certaine image, il n’empêche que l’économie de la parole est aussi importante que les 299belles paroles. Marame Gueye soulignait déjà cette ambivalence dans son analyse du poème panégyrique « Fatou Gueye », en définissant le concept comme consistant en un jeu de faux-semblants ou dans le fait d’être discret (Marame Gueye, 2011, p. 68). Elle souligne aussi que l’importance de sauvegarder les apparences implique une contribution financière de la part des femmes pour combler d’éventuels manques de trésorerie du mari (ibid.21).
Une facette du concept souvent ignorée est que sutura peut aussi signifier « bien-être » (Fal et als., 1990, p. 284). Cet usage du mot sous-entend un aspect économique du concept car ayant trait au confort matériel de l’individu. En effet, si la sutura nous permet de mieux appréhender les questions d’économie morale, c’est parce qu’en plus de son usage fréquent dans les questions d’économie domestique, le sens même du mot s’y prête. Quand il est utilisé devant un adjectif possessif par exemple, « sama sutura » (ma sutura) le mot peut signifier « mon moyen de subsistance/mon gagne-pain22 ». Dans ce sens, c’est la sutura même de Goor qui est menacée suite aux politiques d’ajustement structurel. Diek, en complétant les DQ ou en se substituant à son conjoint en toute discrétion, éviterait que sa situation financière soit mise à nu23. L’étude des noms dans la section ci-dessous insiste sur cet aspect du concept.
La sutura s’inscrit au cœur de l’économie car elle est l’un des principaux codes qui régissent les échanges entre conjoints et entre les membres de la communauté. Dans un contexte où l’honneur, le statut social et une bonne réputation favorisent l’accès à certains réseaux d’épargne, et donc l’insertion dans des circuits d’échanges, la capacité des femmes à maintenir les apparences, en passant sous silence ou en palliant les difficultés financières du ménage est aussi un moyen de « maintenir la 300solvabilité » de la famille au sein de la communauté (Buggenhagen, 2011, p. 16124). Ainsi, la sutura peut parfois fonctionner comme bouclier contre l’opprobre, d’où la métaphore souvent utilisée par Assane Sylla du « voile d’indulgence » ou, chez Ivy Milly et Gretchen Pfeil, du « voile protecteur » qui renvoie à la fonction protectrice du précepte. Les femmes l’utilisent comme outil de négociation dans leur quotidien, rappelant un des principes de base du « négo-féminisme » d’Obioma Nnaemeka, à savoir le compromis qui s’impose suivant les exigences d’un contexte donné (Nnaemeka, 2004, p. 361). Elle est arrimée au travail reproductif de la femme, incarné par le dicton « liggéeyu ndey : añub doom » qui signifie « le travail de la mère est un gage de la réussite des enfants ». Cette phrase sous-entend une définition plus large du mot « travail » qui se réfère grosso modo au respect des rôles normatifs et des normes sociales par la femme, à son travail reproductif et à sa résilience, entre autres « vertus » qui établissent son autorité dans la sphère domestique et lui assurent l’image de « l’épouse vertueuse » au sein de la communauté25. Ce dicton est porteur d’une conception du travail féminin solidement ancrée dans l’imaginaire social des cultures sénégalaises. Quand la sutura est définie comme une vertu, sa valeur matérielle est de moins en moins visible. Parlant du « travail » des femmes, Lecarme identifie un processus de « déplacement du matériel vers l’immatériel » (Lecarme, 1999, p. 258). Tout comme la débrouillardise de Diek souvent déplacée dans les interstices de la BD.
301L’onomastique
entre stéréotypes et archétypes
Dans son étude des noms proustiens, Roland Barthes attirait déjà notre attention sur l’importance « de distinguer le signifié du référent » (Barthes, 2018, p. 153). Nous notons de façon similaire que dans la bande dessinée, la subversion qu’effectue Mendy à travers ces noms renvoie à l’importance de chercher, autant dans les vignettes que dans les interstices, comment le signifié diffère du référent. L’auteur ne se limite pas à reproduire des stéréotypes, il les utilise pour montrer, à travers la satire, les tensions auxquelles ces rôles de genre sont soumis dans le contexte de la crise. Ces noms stéréotypés, à connotation genrée (Goor pour homme et Diek pour femme/dame) semblent indiquer que l’auteur joue avec ces clichés. En effet, la valeur de Diek n’est pas juste mesurée à sa beauté et à ses talents culinaires, mais également à sa capacité à gérer les ressources avec parcimonie, à ses stratégies astucieuses – bien que moins souvent représentées – par rapport à l’argent et aux provisions à crédit qu’elle arrive à se procurer malgré la crise.
Dans le contexte de la crise de l’ajustement, le retrait de l’État providence de la sphère publique est à l’origine d’une suppression de services de bases et d’une vague de privatisations et de liquidations d’entreprises. Les secteurs tels que l’assainissement, l’éducation, et la santé ont été gravement affectés26. À la gestion du foyer plus difficile suite au retrait des services de base, viennent s’ajouter une dépendance croissante aux activités économiques des femmes. Ainsi, l’acte de se substituer au mari, tout en respectant les codes de conduite attendus d’une « bonne épouse », se négocie souvent autour d’un usage stratégique de la sutura. Dans la BD, cela se traduit par un Goor pris aux pièges des rôles normatifs et une Diek qui tente en vain de maintenir son statut de « subalterne » par souci de devoir hériter de facto de toutes les responsabilités financières du couple pendant une crise qui s’éternise. Ces aspects éclairent notre analyse de l’onomastique car le nom de Diek semble, en bien des points, synonyme d’un idéal féminin 302essentialiste et monolithique, tandis que ses actions contredisent cette image. Diek navigue en eau trouble, devant choisir entre les opportunités d’émancipation que présentent ces transformations sociales et l’importance accrue du travail reproductif des femmes et de la mainmise sur leur argent. C’est pourquoi toute critique de la BD qui s’intéresse à la manière dont le travail des femmes, leur argent et leurs stratégies sont présentés devra aller au-delà des apparences.
À ce propos, Mbembe soutient dans son analyse des caricatures camerounaises que :
[…] la grande coupure épistémologique – et donc aussi sociale – n’était pas entre ce que l’on voit et ce que l’on lit, mais entre ce que l’on voit (le visible) et ce que l’on ne voit pas (l’invisible) ; […] Dans la mesure où la réalité devait chaque fois être transformée en signe et le signe constamment comblé de réalité, le problème qu’affrontaient tous ceux dont l’activité principale consistait à déchiffrer publiquement le monde était d’en interpréter, simultanément, et 1’endroit et ce que l’on pourrait appeler son négatif, c’est-à-dire son envers. (Mbembe, 1996, p. 145-146)
Comme nous l’avons souligné au début de cette analyse, la racine du mot góor-góorlu est góor : [go:r], qui signifie « homme » et est aussi le surnom du personnage. Il est composé du suffixe verbalisant « lu » associé au redoublement de la base nominale « góor27 ». En langue wolof une telle structure a souvent pour vocation de signifier l’acte de s’efforcer. Il y a derrière ces mots l’idée d’essayer d’atteindre un certain état ou un statut. Ainsi, le verbe « góor-góorlu » en plus de vouloir dire se débrouiller, se comporter en homme et faire de son mieux, est aussi un substantif pour désigner un homme aux prises avec des difficultés financières. En empruntant ce verbe à la langue wolof pour en faire le nom propre de son personnage, Mendy l’a transformé en nom commun de personne employé pour désigner tout individu (particulièrement un homme) en situation financière difficile et qui fait de son mieux pour s’en sortir. D’après Mendy, « il ne faut pas comprendre cette expression dans le seul sens de quelqu’un qui a perdu son travail, elle englobe aussi toutes ces personnes qui se battent pour améliorer leur vécu quotidien28 ». Ainsi, à travers le mot « góor-góorlu » Mendy dépasse le lien important entre 303la masculinité et le travail, pour englober les aspirations matérielles, et autres aspects financiers qui contribuent au bien-être de l’individu. Grâce à ce personnage emblématique et à son succès auprès du public sénégalais, Mendy élargit le sens premier du mot et en fait donc un « néologisme sémantique » (Simioni, 2019, p. 210). Si c’est par le biais du personnage que « le goorgoorlouisme » commence à « s’ériger en doctrine » (Mendy, 1991, p. 11), sa popularisation est due en grande partie à son adaptation en série télévisée. L’auteur expliquait en 2001 que « ce sont les gens qui ont fait du personnage ce qu’il est devenu » (Maïmouna Gueye, 2001, p. 4). L’élargissement du champ référentiel du mot góor-góorlu s’est effectué dans un contexte où le besoin d’avoir recours au góor-góorlu était nécessaire à la survie des familles. Devenir un góor-góorlu, c’est aussi la crainte de ceux qui décident d’émigrer dans l’espoir de trouver du travail (Grysole, 2018, p. 334). Cette figure étant associée à la précarité, ceux qui vivent à l’étranger redoutent aussi le spectre du « goorgoorlouisme » s’ils en venaient à échouer (Mendy, 1992, p. 3). Même s’il ne correspond pas à la définition d’un héros stricto sensu, le personnage de Mendy est un honnête homme qui représente, à bien des égards, « le cri du peuple » (Robert, 2002, p. 19). La polysémie du nom illustre la lutte perpétuelle du personnage, ce dernier étant tiraillé entre la figure du góor (l’homme et les rôles normatifs qui lui incombent dans sa société) et celle du góor-góorlu (le débrouillard qui arrive à peine à joindre les deux bouts).
Si le nom de Goor révèle les tensions entre sa masculinité et sa situation financière, le nom de Diek est, quant à lui, un paradoxe. L’image de Diek qui tend la main attendant que son époux lui remette la DQ est assez récurrente sur les planches de la BD. Pourtant, Diek est celle qui complète souvent les sommes que Goor se procure au jour le jour, et celle qui s’endette auprès de la voisine quand son époux rentre bredouille. Elle s’improvise marchande de poisson, ou commerçante à la Foire internationale de Dakar. Diek est parfois forcée d’emprunter des petites sommes à son groupe d’épargne ou au Groupement d’intérêt économique auquel elle participe avec d’autres femmes du quartier, et ce, à l’insu des autres membres.
Suivant les normes orthographiques conventionnelles, deux mots wolof « jeeg » ou « jekk » peuvent correspondre à la transcription phonétique « Diek » utilisée par l’auteur. Jeeg [je:k] signifie une dame, 304une femme mariée ou qui l’a déjà été dans le passé (J.-L. Diouf, 2003, p. 164). L’adjectif « jekk » [jɛ:kkə] quasi-identique phonétiquement peut signifier quelqu’un ou quelque chose de convenable ou d’élégant (ibid., p. 166). Cette paronymie enrichit la représentation du personnage29. Si son nom a aussi une connotation genrée, le lien avec le travail semble, a priori, inexistant30. Elle est présentée tout d’abord, comme l’archétype de la « femme modèle » de classe modeste, épouse dévouée31. Diek, de par son nom et ses qualités, est à bien des égards une personnification d’un idéal de « la femme sénégalaise ». Cet idéal souvent véhiculé à travers la littérature, la chanson et le théâtre populaire, les journaux, les magazines et le discours idéologique de l’État renvoie entre autres à la figure de la mère nourricière, à l’allégorie de la femme-nation, celle qui transmet les valeurs de la société aux jeunes générations, la compagne fidèle qui assiste son conjoint dans la construction de la nation32. Ce travail reproductif de la femme, va de pair avec la figure de la femme résiliente qui s’échine au travail pour le bien-être futur de ses enfants, figure qui s’illustre à travers la conception du « travail de la mère ».
Dans la préface du premier volume, Pape Samba Kane décrit Diek comme la « compagne stoïque de toutes les misères » (Mendy, 1991, p. 11). Dans la liste des préceptes moraux, cette image éloquente correspond à la notion de muñ qui signifie « s’armer de patience, endurer » (J.-L. Diouf, 2003, p. 229). Il faut souligner, dans le cadre de notre étude, que ces différents éléments ont souvent renforcé l’importance de 305la sutura dans le couple. Comme nous l’avons déjà expliqué, la notion de sutura entre autres qualités appréciées chez une « bonne épouse » est une « vertu féminisée » (Mills, 2011, p. 28). Cette cristallisation des codes de conduite wolof s’inspire de préceptes musulmans sous-tendant les normes qui légitiment le rôle de l’homme comme chef de famille. À ce « modèle islamo-wolof33 » qui s’est érigé en modèle dominant s’ajoute la loi qui attribue le rôle de pourvoyeur à l’époux34. Ainsi, le résultat d’un alliage entre les préceptes musulmans et les codes moraux, dits traditionnels, deviennent progressivement des « valeurs morales considérées comme “vraiment sénégalaises” » (Fouquet, 2011, p. 208). Cet archétype de la Sénégalaise comme « épouse modèle » et maîtresse de maison accomplie n’était pas le seul produit de ces codes moraux. Cette image de la femme était centrale à l’expansion coloniale et s’inscrivait dans les projets d’exploitation économique des familles « indigènes » de la colonie et par la suite des politiques de développement dans la postcolonie35. La conception d’un tel archétype de la femme sénégalaise ne prenait point en compte les hiérarchies sociales imposées par le système de caste, et encore moins celles des classes sociales36.
Les contradictions relatives à la figure de Diek sont autant présentes dans la case que dans l’intercase. Diek est visible à travers une lecture attentive qui ferait la différence entre sa dépendance de façade, souvent contredite par les multiples compliments que lui fait Goor pour son travail fréquemment enfoui dans les interstices. À travers ces compliments, on note la foi inébranlable de Goor en la capacité de Diek à toujours trouver 306une solution, soulignant ainsi la substitution du travail reproductif par la vertu féminisée : « les femmes sont pleines de ressources », dit Goor à Tapha alors que Diek sort compléter la DQ ; « donne l’argent à ta femme, tu verras, elle règlera le problème », dit-il encore ; « vive le goorgoorlou des femmes, mag a la yarr !37 » dit-il alors qu’il déguste le fameux plat fumant préparé par Diek avec des revenus cédés à contrecœur (Mendy 1997, p. 4738). Comme le démontrent l’onomastique et l’analyse des interstices, la BD de Mendy nous invite autant à décrypter le contenu de la planche qu’à compléter des allusions que contiennent les vignettes.
La sutura dans l’intercase
Si l’espace blanc inter-iconique est propice à un travail d’interprétation de la narration fragmentée que représente la BD, il est aussi une invitation à compléter le récit en comblant les espaces blancs. Pourtant, Thierry Groensteen soutient que :
La bande dessinée n’existe comme forme narrative satisfaisante qu’à la condition que, malgré que l’énonciation soit discontinue et la monstration intermittente, le récit ainsi produit forme, lui, une tonalité ininterrompue et intelligible. Le « blanc » entre deux vignettes n’est donc pas le siège d’une image virtuelle, il est le lieu d’une articulation idéelle, d’une conversion logique, celle d’une suite d’énonçables (les vignettes) en un énoncé unique et cohérent (le récit). (Groensteen, 1999, p. 133)
Si, comme l’entend Groensteen, le récit est autant présent dans les vignettes que dans les interstices, et l’idée qui est développée dans la vignette n’est pas interrompue par l’espace blanc, ce dernier s’inscrit 307parfaitement dans la continuité de la narration. Il n’empêche que face à cette « monstration intermittente », les lecteurs et lectrices accompagnent l’artiste et complètent mentalement ce que ce dernier laisse entendre, ce qui fait partie de la trame du récit mais n’est pas représenté en images. Pour McCloud, le caniveau est l’espace d’imagination mais aussi d’interprétation et de spéculation par excellence. C’est ainsi qu’il l’entend dans sa définition du terme « closure », qui est traduit dans la version française de son célèbre ouvrage L’Art invisible, par le mot « ellipse ». Il s’agit ici d’un « contrat silencieux et secret » entre l’auteur et son public (McCloud, 2007, p. 77). La traduction suggestive de « closure » par « ellipse » et l’image du contrat silencieux rejoignent notre définition de la sutura dans le cadre de l’économie domestique comme contrat tacite de non-divulgation qui s’applique plus aux femmes qu’aux hommes. Comme l’explique McCloud, les lecteurs et lectrices deviennent ainsi complices de l’artiste : « Tout ce qu’un dessinateur couche sur le papier reçoit l’aval d’un complice silencieux, d’un partenaire dont la responsabilité est aussi lourde : le lecteur » (ibid., p. 76). Si McCloud, dans sa définition du caniveau, se concentre sur la participation des lecteurs et lectrices au processus de narration, Groensteen, lui, met en exergue le rôle de l’auteur en montrant comment ce dernier articule le récit et donc influence le processus de lecture suivant son choix de juxtaposition des cases. Vu sous cet angle, l’ellipse de McCloud et « l’articulation idéelle » de Groensteen seraient, à bien des égards, plus complémentaires que contradictoires. En clair, le fait que l’artiste structure le récit à travers un usage calculé des interstices n’empêche pas les lectrices et lecteurs de participer, de façon conscience ou inconsciente, à l’interprétation des espaces blancs.
Les choix esthétiques de l’auteur sont autant visibles dans son coup de crayon que dans son choix de découpage du récit. Nous pensons, à l’instar d’Eisner, que l’espace blanc contient en effet des idées et des actions, mais dans notre lecture, leur emplacement est indicateur d’une pratique socio-culturelle. Dans notre analyse des histoires, la sutura fonctionne comme un sous-texte logé dans les interstices. Cet espace s’inscrit à la fois dans le récit et en dehors de ce dernier car il nous rappelle, à travers les contraintes du médium et la nécessité d’un découpage stratégique, un « versant métafictionnel de la BD » (Saint-Gelais, 1991, p. 8 ; Rio, 1976, p. 94). Dans le cas de Diek, en plus de penser les interstices comme 308un espace où se déploie la sutura, le caniveau est aussi là où le lecteur est forcé de reconnaître que la planche est un récit fictionnel, né de la subjectivité d’un artiste. Cet espace nous invite à prendre en compte l’aspect construit du texte. C’est un espace qui permet de remettre en question l’exclusivité de la quête de la DQ par les pères de famille et d’interroger ainsi la réalité à travers une représentation fictive et donc subjective de celle-ci.
Dans l’épisode intitulé « Terrorisé par le mouton de Tabaski » (Mendy, 2001a), Goorgoorlou demande à Diek de se procurer du poulet pour leur invité, Abdallah le boutiquier, dans le but de convaincre ce dernier de leur faire crédit d’un mouton pour la fête de la Tabaski. Nous voyons encore une fois Diek quitter la maison sans un sou en poche et se présenter quelques heures plus tard avec le repas fumant.
Fig. 3 – Diek sort de la maison et disparaît de la vignette.
« Terrorisé par le mouton de Tabaski » (Goorgoorlou, les années
hip 1996-1997, 2001, p. 65). © Alphonse Mendy.
Ici, l’espace inter-iconique fonctionne comme un espace spatio-temporel dans lequel Diek se débrouille39. Elle s’est probablement rendue au marché, s’est procuré du poulet d’une manière ou d’une autre et a préparé le repas. L’auteur indique d’ailleurs le temps qui s’est écoulé. Dans la première case, Goor promet à Abdallah qu’elle sera de retour dans cinq minutes avec son plat préféré, le sombi guinaar. Diek se procure le poulet et prépare un repas qui permettra à Goor d’obtenir un mouton à crédit. Ainsi, l’échange du plat de poulet contre le mouton à crédit est possible grâce au travail reproductif de Diek, le tout dans la sutura la plus absolue, avec pour seul témoin l’intercase.
Fig. 4 – « Terrorisé par le mouton de Tabaski »
(Goorgoorlou, les années hip 1996-1997, 2001, p. 65). © Alphonse Mendy.
La vignette suivante présente une image de Diek avec un plat fumant où trône un poulet accompagné du récitatif : « des heures plus tard… ». Diek disparaît des autres cases où Goor et Abdallah échangent quelques mots autour du délicieux repas. Goor en profite pour demander à Abdallah de lui faire crédit en utilisant le sombi guinaar comme outil de persuasion. Le boutiquier accepte à condition que Goor le laisse manger, à lui seul, le plat entier. La succession d’images entre Diek qui sort de la maison et Diek qui se présente devant Goor et Abdallah avec le plat fumant montre comment, suivant le choix d’emplacement des interstices, l’auteur arrive à exprimer une certaine idée. Ici le saut dans le temps d’une vignette à l’autre montre que Diek satisfait la demande de Goor, 310sans s’appesantir sur la stratégie mise en œuvre pour y parvenir. Si comme l’affirme l’auteur, cette BD représente les réalités du quotidien des familles en proie aux crises de l’ajustement, déplacer le travail des femmes dans les interstices peut être lu comme une fictionnalisation de la sutura telle qu’elle est déployée par les femmes dans leurs foyers, ou comme une invitation à considérer l’aspect métafictionnel de l’intercase. L’espace blanc où se logerait la sutura est un espace qui reflète la situation de bien des femmes dakaroises pendant les politiques d’ajustement : l’augmentation de leur charge physique, mentale et financière doublée de l’euphémisation de cet état de fait. Faire attention au découpage de l’histoire et à la manière dont la sutura s’articule à travers les interstices, c’est aussi souligner qu’entre les deux vignettes, Diek travaille au sens le plus étendu du terme, en assurant la sutura de sa famille – ici bien-être – car elle permet à Goor d’obtenir le mouton à crédit.
Fig. 5 – « Le monde rude râle »
(Goorgoorlou, survivant de la dévaluation, 1999, p. 14).
© Alphonse Mendy.
La vignette ci-dessus donne une idée d’une des sources potentielles de revenus qui servent de roue de secours à Diek. Dans l’histoire « Le monde rude râle », Goorgoorlou reçoit la visite de son oncle qui vient du village. Ce dernier représente le monde rural dans les aventures de Goorgoorlou, et se rend souvent chez son neveu quand il est de passage à Dakar afin de solliciter son aide financière pour se procurer des semences ou pour l’achat d’un mouton pour la Tabaski. Seulement voilà : Goorgoorlou n’a jamais dit à son oncle qu’il était devenu chômeur suite à la crise de l’ajustement. Diek, tenue par le respect de la sutura, ne révèle pas le secret de Goor. Mais quand celui-ci lui demande d’emprunter de l’argent à sa PME pour dépanner l’oncle, Diek refuse, avant de céder à sa requête. Nous la voyons sur la vignette suivante quitter la maison, contrariée, en direction du marché. La case suivante montre la fameuse image du repas fumant, cette fois partagé entre Goorgoorlou et son oncle. Contrairement à l’histoire précédente où elle présente son plat fumant, Diek a complètement disparu de la planche. Nous ne voyons que Goor et son oncle déguster le fruit de son travail, financé par un emprunt non autorisé à la PME qu’elle co-dirige avec d’autres femmes. Encore une fois, l’auteur indique que le temps s’est écoulé à travers le récitatif qui représente la voix du narrateur omniscient : « plus tard, à l’heure du déjeuner ». Cet aspect souligne le niveau extradiégétique du récit qui signale la complicité entre l’artiste et son audience, laquelle comprend que Diek travaille en toute discrétion. Goor n’a pas trop d’appétit ; il pense déjà au moyen de rembourser Diek et de se procurer la somme demandée par l’oncle. Comme nous l’avons indiqué dans l’introduction, une interprétation du texte à travers la sutura serait une manière de déceler comment les représentations du travail de la femme relèvent d’un processus de déplacement. Ainsi, le jeu des intercases n’efface pas vraiment le travail fourni en amont pour couvrir ou compléter les DQ. C’est plutôt la nature des stratégies qui est moins accessible aux lecteurs et lectrices. Ces histoires poussent donc à penser, au-delà de la fiction, aux différents mécanismes qui empêchent d’appréhender dans toute leur complexité les contraintes imposées aux femmes par l’ajustement structurel.
Fidèles au thème principal de ce volume, nous souhaitons conclure avec quelques contre-exemples qui feront l’objet d’une étude future. Diek menace de quitter Goor à plusieurs reprises : « je suis fatiguée des DQ 312incertaines », dit-elle dans « La révolte de Diek » (Mendy, 1999, p. 27). Plusieurs vignettes montrent Diek saisissant Goor par le col pour l’obliger à remplir sa part du contrat. Mendy célèbre les manifestations telles que la quinzaine de la femme par un travestissement de ses personnages. Diek habillée en homme s’apprête à quitter la sphère domestique tandis que Goor vêtu d’un pagne reste à la maison pour s’occuper des enfants et du repas. Ces images lourdes de sens suggèrent un désir, de la part de l’auteur, d’inviter son public à une réévaluation des rôles normatifs que la société attribue aux hommes et aux femmes. Une des rares instances où Diek tente de rompre le contrat de non-divulgation qu’est la sutura est l’histoire intitulée « La conférence sur les femmes », dans laquelle Diek déclare à son audience féminine : « Il nous faut prendre la relève, les hommes n’assurent plus rien. Ils ne sont plus ce qu’ils étaient. Mon mari moom n’assure plus la DQ qu’une fois par semaine… que les hommes nous donnent leurs pantalons et thiayas40 » (Mendy, 1995, p. 43). C’est alors que Goor fait irruption au milieu de ce discours et remet à Diek 20 000 francs pour la DQ. Il revient en effet d’une journée où la vente de poisson s’est avérée fructueuse. Il prévoyait d’utiliser les bénéfices pour assurer la dépense sur plusieurs jours mais ne peut résister à l’envie de contredire Diek en public. Sa sutura est ainsi préservée. La rupture de l’accord de confidentialité par Diek est ici sanctionnée. Sidérée, elle s’exclame « 20 000 f ! En 20 ans de mariage je n’ai jamais reçu ça ! », tandis que son audience féminine répète toute aussi ahurie, « 20 000 f de DQ ! » (ibid., p. 43). Cette histoire, comme contre-exemple, nous invite à appréhender dans toute sa complexité la place ambiguë et parfois contradictoire qu’occupe la femme dans les cultures sénégalaises. Ont échappé au déplacement dans l’intercase quelques rares histoires où l’auteur nous donne des pistes concernant les stratégies de Diek. Nous la voyons, avec la complicité d’une figure mystérieuse surnommée « la belle divorcée », dissimuler l’argent de leur tontine à Goor. La voisine Coumba, qui fait souvent crédit à Diek, indique l’existence d’un réseau féminin d’entraide. Dans d’autres histoires, nous apercevons des femmes d’un statut social supérieur, nommées « les commerçantes », employer Goor. Les lectrices et lecteurs apprennent à la fin de l’histoire et à la surprise de Goor qu’elles s’avèrent être des associées de Diek. À l’exception 313de Coumba, ces personnages n’apparaissent qu’une ou deux fois dans la totalité des volumes. Leur présence nous permet toutefois d’affirmer que l’œuvre de Mendy contient des esquisses, quoique timides, de figures féminines qui ont accès à des ressources financières importantes. Ces réseaux, qui ne sont pas au centre des histoires, laissent sous-entendre un pan inexploité d’une version féminine de la débrouille, laquelle présenterait un portrait plus complexe des femmes dans la BD. Ainsi, en interprétant l’espace entre les cases comme un espace où se déploie le travail de la femme sous « le voile protecteur » de la sutura, nous invitons la lectrice et le lecteur à une exhumation métaphorique du travail reproductif de Diek.
Fatoumata Seck
Stanford University
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1 Nous tenons à remercier Alphonse Mendy pour son autorisation de reproduire les images ci-dessous, ainsi que le Clayman Institute for Gender Research de l’Université de Stanford. Nous remercions aussi Marame Gueye, Beth Packer et Jonathon Repinecz de leurs observations, comme les évaluateurs et évaluatrices anonymes de cet article.
2 Les aventures de Goorgoorlou ont fait l’objet d’adaptations télévisées, réalisées par Moussa Sène Absa en wolof. Les épisodes diffusés sur la chaine de télévision nationale sont à l’origine de la popularisation du personnage qui, à sa naissance sous forme de bande dessinée, était plutôt accessible à un public alphabétisé en français. Un volume en italien rassemblant neuf histoires a été publié en 2008.
3 Nous avons choisi de garder l’orthographe utilisée par Mendy pour les noms des personnages et autres noms propres et d’utiliser le système de transcription des mots en wolof, tel qu’il a été codifié par Arame Fal, pour tous les autres mots tels que « sutura » par exemple. Le mot « góor-góorlu » ne sera écrit ainsi que lorsqu’il renvoie au mot lui-même et non pas au nom du personnage. Il en sera de même pour « jekk » qui veut dire « élégant, convenable » et « jeeg » qui signifie « dame, femme » au lieu de « Diek » le nom du personnage.
4 La Dépense Quotidienne est tout simplement « la somme destinée à l’achat de provisions pour une journée » (Corréard, 2006, p. 171). En théorie, elle s’élève à 1000 francs CFA (Diouf, 1992, p. 82) mais en pratique, les personnages n’ont aucun contrôle sur la fluctuation des prix des denrées de première nécessité, un des thèmes principaux des histoires.
5 Dans cette étude, les mots, valeurs et préceptes dits « wolof » sont plus indicateurs d’identités composites que d’une identité ethnique unique. Plusieurs études indiquent que l’usage répandu de cette langue trans-ethnique et véhiculaire s’inscrit dans un processus de « wolofisation » en Sénégambie, et ce, depuis le xvie siècle (O’Brien, 1979 ; Diouf, 1994 ; McLaughlin, 1995, 2008). On parlera ainsi d’un processus de « détribalisation » (Dumont, 1983) et de « de-ethnicization » (McLaughlin, 2008), et même de « nationalisation par le bas » (Smith, 2010). Pour une analyse du processus de « fabrication de groupe ethnique » dit wolof, voir : Irvine, 2015.
6 Une scène similaire clôture le premier court métrage d’Ousmane Sembène Borom Sarret (Le Charretier, 1963) poussant les critiques tels que David Murphy (2002) et Kenneth Harrow (2012) à spéculer sur la nature des activités de la femme du charretier. Ils supposent qu’elle aura recours à la prostitution.
7 Ce schéma bien que commun n’est qu’une facette de la division du travail entre Goor et Diek. La fictionnalisation des rapports entre hommes et femmes pendant la crise, proposée par Mendy, s’inscrit dans un cadre complexe et en mutation où les rapports entre conjoints sont constamment redéfinis suite à l’ajustement structurel, entre autres facteurs qui le précèdent.
8 Voir aussi : Mbaye (2002), Warner (2012), Schiavone (2017), Simioni (2019).
9 À propos du « goorgoorlou des femmes », voir Simioni (2019).
10 Nous choisissons l’acronyme usuel « BD » pour « bande dessinée ».
11 Pour « la marche des femmes » du 14 mars 1988, voir Diop et Diouf (1990).
12 Colette Le Cour Grandmaison notait dans son article de 1979 que « La participation féminine aux dépenses du ménage ne peut être que transitoire. C’est ainsi que l’entendent les femmes et qu’elles perpétuent cette pratique fondée, d’une part, sur la tradition africaine où propriété personnelle du produit du travail et absence de communauté de biens entre époux sont la règle ; d’autre part, sur le devoir qu’impose au mari la règle islamique de subvenir à l’entretien de sa famille. Fortes de ce droit traditionnel et de cette obligation religieuse imposée ultérieurement par l’adhésion à l’islam, les femmes veillent sur leur pécule et gèrent jalousement leurs biens » (p. 160). Concernant les dépenses liées aux cérémonies familiales, Beth Buggenhagen, dans son étude sur l’économie des femmes mourides au Sénégal, remarque un certain ethos du secret qui entoure l’argent des femmes et leurs activités sociales appelées « affaire-u-jiggeen » ou « affaires de femmes ». Cette dernière souligne que la distance que prennent les hommes par rapport à ces « affaires de femmes » n’est pas un signe d’indifférence mais plutôt de reconnaissance de la complexité de ces transactions (Buggenhagen, 2011, p. 722).
13 Dans des articles et ouvrages rédigés en français, les auteurs ont privilégié tantôt le masculin, tantôt le féminin pour accompagner le mot « sutura ». Nous avons choisi de suivre l’usage du féminin à l’instar d’Assane Sylla dans la Philosophie morale des Wolof (1978) et suivant d’autres concepts en langue wolof plus répandus tels que la « teraanga » (l’hospitalité).
14 Mills souligne en plus la racine « satr » du mot (ibid., p. 167). Plusieurs mots qui dérivent de cette racine en arabe nous rapprochent des multiples sens qu’il revêt tels que « satara » ou « sataru », qui veut dire « recouvrir » ou « voiler » et a également pour sens « dissimuler » et « protéger » ou « faire bouclier » mais aussi « pardonner » ou « tolérer, fermer les yeux sur quelque chose » (voir : Dictionnaire arabe-anglais de Wehr).
15 Au Sénégal, les femmes ont traditionnellement, à différentes échelles, travaillé hors de la sphère domestique (voir : Le Cour Grandmaison, 1979). La crise de l’ajustement a précipité la croissance et la diversification de leurs activités économiques : voir les articles de Fatou Sow et Cadou Bop, le chapitre collectif d’Agnès Adjamagbo et als., et le livre de Fatou-Bintou Dial.
16 De plus, les ONG et initiatives de micro-finance ciblaient essentiellement les femmes (voir : l’article de Beth Buggenhagen), ce qui n’a pas manqué d’accentuer les tensions dans les couples où la femme aurait accès à plus de ressources financières que l’homme.
17 « Ces approches véhiculent des significations particulières, des concepts de soi et des identités différenciées qui vont à l’encontre des attentes d’uniformité » [traduction libre].
18 Ces rôles varient suivant la caste, le groupe ethnique, et la classe sociale etc. Mais dans son désir de façonner un personnage à l’image du Sénégalais moyen avec lequel ce dernier peut s’identifier, l’auteur met plus l’accent sur les différences entre les Sénégalais et les ressortissants des nations voisines, telles que la Mauritanie et la Gambie, que sur les différences entre Sénégalais (voir : Seck, 2018).
19 À propos de l’aspect métafictionnel des interstices, voir les articles de Michel Rio et Richard Saint-Gelais.
20 En wolof, le verbe « sutural » signifie garder le secret de quelqu’un. Ainsi, « am-sutura » (faire preuve de sutura ou être discret) s’opposera à « ñak sutura » (manquer de sutura) (J.-L. Diouf, p. 50 ; Mills, p. 3). Selon Mills, manquer de sutura et donc se comporter d’une manière peu honorable a souvent pour résultat une forme de mort sociale ou la remise en cause du statut d’homme ou de femme d’un sujet donné (Mills, p. 3). La polysémie du terme reflète les multiples manières dont ce précepte est mis en pratique. La sutura se matérialise dans la vie quotidienne par une économie de la parole et de l’information, le respect de l’intimité et de la vie privé de son prochain mais aussi à travers la décence du style vestimentaire, la posture, le comportement (voir : les thèses d’Ivy Mills, Beth Packer et Gretchen Pfeil, le livre de Francesca Castaldi, et les articles d’Ayo Coly et de Babacar M’baye).
21 Nous notons quelques études sociologiques et anthropologiques qui rapportent ce fait sans nécessairement nommer la sutura. On parlera ainsi d’« une grande diplomatie et discrétion », d’« un devoir de discrétion pour tout ce qui n’est pas conforme à la norme » qui consiste à « sauver les apparences » (Adjamagbo et als., p. 16) et même de « comédie » pour « sauver la face » (Bop, 1996, p. 142).
22 Par exemple, le proverbe « ku ëmb sa sanqal, ëmb sa sutura » (celui qui tient les cordons de la bourse ou la main qui vous nourrit vous permet aussi de garder votre dignité). Le mot sanqal signifie semoule de mil. Une traduction littérale du proverbe, serait « celui qui détient votre semoule, détient votre sutura/bien être ».
23 Nous utilisons ici une métaphore différente du voile protecteur qui serait déchiré par le manque de sutura d’une épouse, traduit par le mot « xoti » (déchirer) selon Mills et Pfeil. L’expression « xàwwi » (découvrir, mettre à nu), « xàwwi sutura » ou révéler un secret est plus appropriée à la sutura dans l’économie domestique.
24 Sur le sujet, voir aussi le livre de Lisa McNee, Selfish Gifts : Senegalese Women’s Autobiographical Discourses (2000).
25 Ce dicton est aussi le titre d’un recueil de contes en wolof par Mame Ngoye Cissé. Nous trouvons plusieurs définitions et applications du dicton dans plusieurs analyses littéraires, études sociologiques et anthropologiques concernant le travail productif et reproductif des femmes. Dans son étude sur les marchandes dakaroises, Mireille Lecarme souligne l’usage fréquent du mot « fatigue » et l’expression « j’ai fatigué » dans le français d’Afrique de l’Ouest pour se référer au poids du travail de la femme. Elle parlera ainsi de « fatigue de la femme » pour souligner « une lassitude physique et morale, une charge mentale et psychologique » ayant pour cause « le poids du travail domestique et extra-domestique, la cohabitation, souvent difficile, avec une ou des coépouses, une belle-mère, une belle-famille, mais aussi la charge de la procréation et des enfants » (p. 255) ; Adjamagbo et als. évoquent la différence « entre “travailler” (exercer un activité à l’extérieur de la maison) et “bien travailler” (œuvrer pour l’avenir radieux de ses enfants en s’occupant correctement du mari et de sa belle-famille) » (p. 247).
26 Sur les enjeux de la crise, voir l’article de Makhtar Diouf.
27 Selon le Dictionnaire wolof-français de Fal, Doneux et Santos.
28 Propos rapporté par Maïmouna Gueye dans son article « TTFons, l’auteur de “Goorgoorlou” des planches au petit écran », Scoop, 29 novembre 2001, p. 4.
29 L’expression « jekk tank » signifiant littéralement « jolis pieds », est utilisée par Goor dans une des histoires pour s’adresser à Diek. C’est une expression affectueuse utilisée par les époux pour s’adresser à leurs épouses (J.-L. Diouf, 2003, p. 166).
30 Dans les premières histoires parues dans le satirique Le Cafard Libéré, le nom de l’épouse de Goorgoorlou était Madjiguene qui est un nom propre qui renvoie aussi au genre féminin de par la racine jiggéen (femme). Mendy emploie « dieg » et « diek » de façon interchangeable dans le premier volume Goorgoorlou pour la Dépense Quotidienne avant de choisir définitivement « diek ».
31 Nous voyons toutefois quelques histoires où elle menace de quitter Goor à cause de ses DQ insuffisantes. Le mot « diekdieklou », utilisé dans l’histoire « La Korité dévaluée », n’est en aucun cas la version féminine du mot góor-góorlou. Quand Tapha, le meilleur ami de Goor, complimente Diek sur sa tenue à l’occasion de l’Eid el Fitr, cette dernière répond « diekdieklou rek avec de vieux habits », se référant ainsi au fait qu’elle essaie tant bien que mal de rester élégante malgré le fait qu’elle ait remis de vieux vêtements (Mendy, 1995, p. 12).
32 Sur les représentations du féminin, voir Lisa McNee, Selfish Gifts […] (2000), la thèse de Thomas Fouquet, « Filles de la nuit […] » (2011), et l’article de Ruth Bush « Mesdames il faut lire ! […] » (2016).
33 L’expression est celle utilisée par Mamadou Diouf dans le titre de son livre en 2001.
34 Codou Bop note que le « Code de la famille, entré en vigueur en 1973, […] ne reconnaît les femmes comme chefs de famille que dans des cas très limités. Estimant que la charge du ménage et l’éducation des enfants reviennent au mari, il consacre dans son article 152 le principe de la direction de la famille par le mari sauf s’il est hors d’état de manifester sa volonté (absence ou maladie) » (Bop, 1996, p. 137).
35 Les politiques coloniales ont bouleversé l’ordre préétabli en reconfigurant la division des tâches entre les hommes et les femmes. Ces dernières ont été reléguées aux rôles domestiques tandis que les hommes ont été favorisés dans les activités génératrices de revenus (Goerg, p. 106 ; Bouche, p. 115). Dans la même lancée, les politiques coloniales ont favorisé la scolarisation des garçons, ce qui a eu un impact considérable sur l’accès des femmes au travail salarié. Celles qui avaient accès à l’école française étaient, pour la plupart, principalement formées dans le but d’accomplir « le travail de la bonne ménagère » (Bouche, 1974, p. 411). À cet égard, le curriculum reflétait les aspirations des politiques coloniales (Griffiths, 2010, p. 149).
36 Sur le système de caste chez les Wolof et la sutura consulter la thèse d’Ivy Mills et le livre de Jonathon Repinecz.
37 L’expression « mag a la yarr ! » littéralement « tu as été élevée par une personne âgée » et traduite par « tu as compris ! » dans la note de bas de page, illustre l’argument de la « vertu féminisée » selon la thèse d’Ivy Mills (2011, p. 28). Il est ici sous-entendu que Diek comprend ce qui est attendu d’une « bonne épouse ».
38 Un exemple parlant est l’histoire intitulée « Diek » où son travail domestique représente l’aspect visible et physique de la fatigue mais ne nous montre pas l’autre versant qui est toutefois annoncé à la fin de l’histoire quand Goor lui propose comme solution de lui trouver une coépouse. Ce dernier reçoit des coups et la fin fera rire jaune la lectrice qui reconnaîtra une part de vérité dans les paroles du caricaturiste.
39 Pour un autre exemple de l’usage de l’intercase comme ellipse, voir aussi l’analyse de « La visite de Wolofson » dans Seck (2018).
40 Traduit par « un pantalon bouffant comme celui que porte Goor » (Mendy, 1995, p. 43).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0291
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Femmes, économie, sutura, intercase, Sénégal