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Classiques Garnier

Djaïli Amadou Amal Interview exclusive par Aïssatou Abdoulahi

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
  • Auteurs : Abdoulahi (Aïssatou), Amal (Djaïli Amadou)
  • Résumé : L’interview de Djaïli Amadou Amal envisage les liens entre ses fictions – dont Les Impatientes lauréat du Goncourt des Lycéens en 2020 – et la réalité quotidienne des femmes au Nord-Cameroun, zone du Sahel où elle vit. Amal y a côtoyé de très près les violences et contraintes que ses personnages féminins subissent frontalement, qu’il s’agisse d’un mariage forcé, des brutalités au sein du couple ou du silence imposé par la famille afin de ne pas perturber l’ordre social et patriarcal.
  • Pages : 489 à 493
  • Collection : Rencontres, n° 539
  • Série : Francophonies, n° 2
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406127352
  • ISBN : 978-2-406-12735-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0489
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/05/2022
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Nord-Cameroun, fiction, féminisme, engagement, société
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Djaïli Amadou Amal

Interview exclusive par Aïssatou Abdoulahi

Aïssatou : Bonjour Djaïli. Nous vous remercions davoir accepté de répondre à nos questions et vous félicitons pour le succès fulgurant de votre dernier roman Les Impatientes, lédition française de Munyal, les larmes de la patience, lequel vous a propulsée jusquau dernier carré de la prestigieuse Académie Goncourt. Bonne chance pour la suite, ramenez-nous un Prix !

A. : Comment sest passé le processus éditorial de Les Impatientes, je veux dire qui a découvert Munyal, et comment ?

Djaïli : Le projet de lédition française a été porté par la Fondation Orange qui, au sortir de la médiatisation du Prix Orange du Livre en Afrique dont je suis lauréate 2019, a été approchée par léditrice Emmanuelle Collas avec lidée de porter louvrage au lectorat français. Ainsi démarra le processus éditorial avec les formalités légales dusage.

A. : Comment se sont opérées les transformations, le titre par exemple ?

D. : Lidée fut dadapter louvrage au lectorat occidental, en supprimant les renvois de bas de pages et en ajustant conséquemment le texte de façon à permettre une meilleure compréhension dans la dynamique narrative et de lecture. Le changement du titre rentre aussi dans cet esprit, le nouveau titre gardant tout de même lesprit du titre originel en apportant une dynamique plus optimiste, compatible avec lesprit fondamental du roman.

A. : Comment avez-vous envisagé cette nouvelle diffusion ?

D. : Cette question relève entièrement du ressort de léditeur qui gère le volet diffusion avec ses partenaires au niveau de la France et 490à linternational. Le résultat est bien ce que vous voyez désormais. La disponibilité de louvrage couvre lEurope et le Canada.

A. : Dans Munyal, on relève dentrée de jeu une fonction testimoniale à travers cette déclaration : « Cet ouvrage est une fiction inspirée des faits authentiques ». Quelle serait la dose du réel dans ce roman et dans lensemble de votre production littérature ?

D. : Indubitablement, Munyal comme tous mes romans jusque-là ont un fort ancrage dans la société dont je suis issue, celle du Sahel camerounais qui est par ailleurs, comme nous le savons, représentatif des sociétés sahéliennes en général. Les scènes développées dans mon œuvre sont la résultante de mes expériences directes et indirectes, qui sont pour ainsi dire communément partagées par nos communautés qui en sont coutumières. Aussi tragique que soit Munyal, vous savez bien que certains faits de nos réalités sociales sont autrement plus tragiques. La fonctionnalisation du roman repose ici moins sur les faits que sur la conception de sa trame narrative.

A. : En un mot, quelle est la condition de la femme au Nord-Cameroun aujourdhui ?

D. : Préoccupante. Même si nous pouvons relever quelques avancées ces dernières années, force est de constater que beaucoup reste à faire.

A. : Sous votre plume, la tradition ne va pas dans le sens de lépanouissement de la femme. Dans ce contexte de montée daspirations culturelle et identitaire, comment concilier culture et épanouissement de la femme ?

D. : La culture justifie sa raison dêtre dans ce quelle a de progressiste et de conciliant avec notre humanité et notre dignité. Tout aspect de la culture conduisant à lavilissement de lhumain, aussi bien lhomme que la femme, est appelé à être délaissé ou ajusté pour devenir acceptable. Les aspirations culturelle et identitaire, aussi fortes soient-elles, ne sauraient cautionner ce qui nous fragilise et nous avilit. Quon se le dise, la condition de la femme dans nos sociétés sahéliennes est assurément un handicap majeur pour lépanouissement des familles et la cohésion des tissus sociaux.

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A. : Le destin de la femme est si sombre dans vos romans quon a limpression que vous grossissez les faits. Si cest le cas, pourquoi le choix dun tel procédé ?

D. : Le roman est une scène de vie, une situation que lécrivain porte en miroir à la société. Munyal, par exemple, traite des questions de violence conjugale à travers le mariage précoce et forcé, le viol conjugal, les violences physiques, la polygamie et ses principaux personnages, Ramla, Hindou, Safira. Cela ne veut pas dire que toutes les filles du Nord connaissent directement la même expérience. Il y a des expériences heureuses, mais aussi négatives sinon pires que celles qui sont développées dans louvrage. Dans lensemble je veux bien croire que le destin de la femme nest pas, dans la réalité, sombre en fin de compte ! Une femme violée, battue, discriminée pour son genre, cest inacceptable. Combien le sont-elles ? Que disent dailleurs les statistiques ? Voyons par exemple le cas des mariages forcés, la plus pernicieuse des violences faites aux femmes. 38 % des jeunes filles en sont touchées. Un chiffre déjà suffisamment loquace pour assombrir le tableau. Quand une fille est victime dun mariage forcé, il va sans dire que cest son destin qui sen trouve plombé.

A. : Quelle serait la clé de sortie de cette impasse (situation critique de la femme) ?

D. : Léducation de la jeune fille avant tout. Mais aussi la réforme du code de la famille pour le rendre plus protecteur de la femme, et des structures sociales plus adaptées aux sociétés qui sont les nôtres.

A. : Vous êtes ainsi une écrivaine engagée, féministe ?

D. : Engagée, évidemment ! Si lutter contre les discriminations auxquelles fait face la femme, œuvrer pour son progrès et son émancipation, cest être féministe, alors je le suis !

A. : De quelle(s) autre(s) arme(s) disposez-vous pour changer la donne ?

D. : En 2012 jai créé l« Association Femmes du Sahel » à travers laquelle jœuvre pour léducation de la jeune fille et le développement de la femme dans le Nord-Cameroun. Jessaie ainsi dapporter sur le terrain ma pierre à lédification de cette société plus humaine et respectueuse de la femme que jappelle de tous mes vœux.

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A. : « Djaïli », « les lumières » en langue peule ; tout porte à croire que vous étiez prédisposée par ce prénom à éclairer le destin de la femme sahélienne…

D. : [Rires]

A. : Nous savons que dans la région doù vous venez et où sont ancrés vos récits, la lecture nest pas la chose la mieux partagée. Quel est votre sentiment quant à ce manque dintérêt pour la lecture ? Quand on sait que vous plaidez pour la révision du statut de la femme dans cette partie du pays et que cette société est encore conservatrice, vous arrive-t-il de penser « heureusement, on ne lit pas beaucoup », ou alors « cest dommage, on ne lit pas assez » ?

D. : Tout dabord la révision du statut de la femme est une question nationale et non régionale, elle répond aux textes de la République et non aux aspirations erronées de quelque considération conservatiste motivée par le désir daliéner la femme. Nous sommes une société damalgames. Les amalgames entre la tradition et la religion. Cest dabord aux amalgames quil faut sattaquer. Disons quil est du ressort de lÉtat de protéger la femme par des textes adaptés, soucieux de son humanité et de sa dignité en accord avec les textes internationaux ratifiés par le Cameroun. Pour le reste, à travers mes écrits, il est établi que jai porté la question de la condition de la femme dans les colonnes de lactualité nationale et au-delà. Je ne pense donc pas que le manque dintérêt pour la lecture ait été un handicap, relativement à mes modestes objectifs. Mais cela ne dépend pas non plus de moi.

A. : Comment êtes-vous perçue dans votre société aujourdhui ?

D. : Je suis certainement mal placée pour répondre à cette question. [Rires]

A. : À vous lire, tout porte à croire que la polygamie na pas de côtés positifs, elle est par contre truffée dinconvénients… ?

D. : Lislam encadre strictement la polygamie au point den venir quasiment à linterdire implicitement. Nest-ce pas ? Nous savons que cela tient surtout des injustices auxquelles la polygamie expose immanquablement la femme et ses corollaires sur les enfants en général. Ceci 493étant, lécrivain a pour mission de porter un regard sur sa société, les maux qui la minent. Disons que je suis une écrivaine engagée contre les injustices faites aux femmes, les discriminations dont elles font lobjet du fait de leur genre. Il existe plusieurs sources dinjustices humaines. La polygamie en est donc une. Que vaut-elle dailleurs, cette polygamie, dans la société damalgames sinon dexcès qui est la nôtre ?

A. : Que vaut lacte décrire dans le contexte qui est le nôtre ?

D. : Beaucoup, évidemment ! Lécrivain prend à témoin lHistoire, pas lhumain. Lacte décrire procède dune conviction intellectuelle et non dun sentiment et encore moins dun coup de tête. Au-delà des miens, jécris pour lhumanité. Mes ouvrages sont traduits en dautres langues, dont le wolof au Sénégal, larabe pour les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, pour ne citer que des sociétés ayant en partage la culture islamique avec la nôtre. Autant vous dire que je réfléchis déjà à mon prochain roman.

A. : Vivement votre prochain roman, nous lattendons avec impatience, et merci beaucoup pour votre disponibilité.

Maroua, le 4 novembre 2020.