Actualités de Louis Meigret
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Actualités de Louis Meigret, humaniste et linguiste
- Auteur : Pagani-Naudet (Cendrine)
- Pages : 9 à 28
- Collection : Rencontres, n° 480
- Série : Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne, n° 111
Actualités de Louis Meigret
Par son intitulé, le colloque qui s’est tenu à Nice en avril 2018 renvoie de façon explicite aux travaux de F. J. Hausmann. Du fait des orientations imprévues de sa carrière, ce dernier a – comme il le déclare dans le message adressé aux participants du colloque – trop tôt abandonné le navire. Restent deux ouvrages que modestement il qualifie de « produits éruptifs » : l’édition modernisée de la grammaire1, et une monographie, la seule à ce jour consacrée à Louis Meigret, Louis Meigret Humaniste et linguiste. Par ces ouvrages, si utiles encore à la recherche 40 ans après leur parution, F. J. Hausmann a contribué, après Ch.-L. Livet (1859), F. Brunot (1905) et J.-Cl. Chevalier (1968), à sauver Meigret de la « nonchalance des temps2 ». Ainsi on n’en est plus aujourd’hui au stade de la réhabilitation. Plus question de déplorer le sort du « pauvre Meigret3 ». Il suffisait en somme que Meigret soit lu pour qu’il trouve sa place dans l’histoire de la langue et de la grammaire. Place qui se précise, à mesure qu’avancent les travaux sur ses sources, les recherches qui déterminent les influences qu’il a subies et celles qu’il a exercées en France et en Europe. L’enrichissement de nos connaissances sur Louis Meigret passe aussi par un élargissement de l’enquête : au-delà du seul personnage, au-delà de la grammaire, voire au-delà du strictement linguistique4.
10Actualisation des données biographiques
Louis Meigret étoit natif de Lyon ; c’est la seule particularité que nous sçachions de lui. Il ne nous est connu que par ses Ouvrages, & par les efforts qu’il fit pour introduire une nouvelle Ortographe dans la langue Françoise. La meilleure partie de sa vie s’est passée à composer, & à traduire en François divers Ouvrages ; & ce qu’on a de lui s’étend depuis 1540 jusqu’en 1558. Comme on n’entend plus parler de lui après cette dernière année, il est à présumer qu’il ne la passa pas de beaucoup. (Nicéron, 1740, p. 156)
Pendant longtemps, la critique s’en est tenue à ce discours. F. J. Hausmann soulignait déjà ce stéréotype5 et avait ouvert un certain nombre de pistes permettant de dépasser l’enquête fondée sur la seule interprétation des textes. Aux sources rassemblées en 1980, se sont ajoutées des données nouvelles, permettant de confirmer ses hypothèses ou de les corriger.
Le premier Meigret (1500 ?-1532)
Les sources les plus anciennes parfois se contredisent ou véhiculent des informations fausses, donnant à Louis Meigret des traits d’autres membres de sa famille. F. Blanchard6 (1647) et après lui Hausmann pensent pouvoir l’identifier à Pierre Meigret, dit « le Vigneron7 ». Louis Audiat dans son ouvrage sur B. Palissy croit quant à lui le reconnaître sous les traits du « magnifique » :
C’est être insensé, selon Maître Bernard, que de s’attacher à ces auteurs et à leurs pareils. Ils s’épuisent à la poursuite de l’impossible. Et il nomme l’un d’eux Louis Meigret, né à Lyon en 1510, et arrivé à Paris en 1540, auteur déjà de plusieurs traductions d’ouvrages grecs et latins. Louis Meigret que 11Palissy nomme par dérision le « magnifique Meigret » imprima la première grammaire écrite dans notre langue (…) Il voulait qu’on écrivît comme on parlait. On lui a pris depuis quelques unes de ses idées mais on lui a laissé son orthographe. « Homme docte et expérimenté » en alchimie comme le qualifie le potier goguenard, il avait entretenu une lampe à grosse mèche sous un fourneau qui contenait des métaux à distiller. Voyant qu’il ne réussissait qu’à brûler de l’huile, il proclama que les guerres avaient éteint sa lampe. (1868, p. 366-367)
Est-ce la poursuite de l’impossible, qui convient si bien à notre réformateur, le ridicule parfois associé à son nom et à ses efforts jugés insensés, qui incitent Louis Audiat à voir de l’ironie dans le propos de Bernard Palissy ? Ou tout simplement l’oubli où sont tombés les autres Meigret, eux aussi et plus sûrement « magnifiques », à savoir Laurent8 et Lambert9 ?
Le travail sur les archives mené par Hamon et Dupèbe (1990) a permis de se faire une idée de la composition de cette famille Meigret. Quoique Des Autels insinue le contraire10, notre auteur était bien membre de 12cette « honorable11 » famille lyonnaise, que l’aîné, Lambert Meigret, a « enrichie et élevée en l’installant à Paris » (Dupèbe et Hamon, 1990, p. 336). Tous les enfants sont issus d’une seule et même union, celle d’Antoine Meigret avec Blanche Bonté. Nulle trace dans la fratrie d’un Gabriel. Pierre, dit « le Vigneron », est un frère, mort au moment de la succession. Point de Pierre-Louis comme l’avait conjecturé Hausmann.
Hamon et Dupèbe estiment que Louis est né vers 1500, puisqu’il était en 1522 étudiant à Poitiers, probablement en droit. Le document notarié sur lequel ils se fondent évoque un « maistre Loys Meigret, escollier estudiant en l’université de Poictiers ». Un autre document d’archive de 1544 mentionne un « noble et scientifique Me Loys Meigret ». Les œuvres de Meigret annonçaient une solide formation humaniste, les documents d’archives permettent quant à eux de « conjecturer qu’il est docteur ès droits » (Hamon et Dupèbe, 1990, p. 334).
Deux ans après le règlement de la succession paternelle, on assiste à la chute de la maison Meigret12. Hausmann a bien raconté la disgrâce qui frappa successivement Aimé, Lambert et Laurent, pour des raisons qui ne sont pas toutes à mettre sur le compte de la religion. Hausmann choisit l’année 1524 comme tournant dans l’histoire du protestantisme français, et dans l’histoire de la famille Meigret. Le 25 avril 1524, Aimé prononce un sermon favorable aux idées nouvelles. Condamné par la Sorbonne, ce discours conduira Aimé Meigret en prison, « il y passe les années 1525 à 1527 ». Exilé, il meurt à Strasbourg en 1528. En 1527, c’est au tour de Lambert d’être inquiété par la justice. Les raisons semblent cette fois financières. Relâché, il est envoyé en mission en Suisse, « il est accusé de duplicité ». Il meurt en 1533, accusé d’être luthérien (Hausmann, 1980a, p. 7). Laurent le magnifique sera quant à lui également emprisonné en 1532, avec son frère Louis pour avoir mangé le lard. Ses biens sont saisis, il est banni pour cinq ans du royaume (Hausman, 1980, p. 9). Réformé convaincu selon Hausmann, il s’installe à Genève.
Louis Meigret est donc à Paris en 1532. Parmi les personnes arrêtées ce même jour, figurent son frère Laurent, et Clément Marot, ami de ce dernier, et comme lui valet de chambre du roi. Louis n’était peut-être 13pas aussi bien en cour que son frère « magnifique », et, comme le rappelle Hausmann (1980a, p. 37), Peletier déplore dans son Apologie l’absence de Louis Meigret dans le cercle des gens de lettres. Il semble toutefois difficile de concevoir que Louis Meigret puisse être présent à Paris aux alentours de 1530 et rester étranger aux discussions des écrivains et imprimeurs. C’est l’époque où Geoffroy Tory, présenté comme le maître de Meigret, imprime l’Adolescence clémentine13, où Antoine Augereau imprime le Miroir de l’âme pecheresse dans lequel figure la Brève doctrine14. Et s’il faut en croire Louis Meigret lui-même, c’est à ce moment-là qu’il élabore son système orthographique à la demande d’un imprimeur15. W. Foerster s’étonne qu’un éditeur ait pu confier à un jeune homme qui n’avait jamais rien publié un projet d’une telle ampleur, mais il ne met pas en doute la parole de Louis Meigret.
Ce serait donc durant ces années 1530 que se tissent des liens avec le milieu des imprimeurs parisiens, et que Meigret reçoit la commande d’une nouvelle orthographe. Dans ce milieu, il trouve aussi des sympathisants de la réforme (Marot et Augereau). Et même s’il reste mesuré dans son engagement (à la différence de son frère Aimé), la prise en compte de l’arrière plan philosophique et religieux enrichit la compréhension de son œuvre, en renforçant son unité et sa cohérence (voir dans ce volume la contribution de M.-L. Demonet). Quelle que soit l’implication de Louis Meigret dans les affaires du temps, son arrestation et la disgrâce de ses frères les plus brillants semblent marquer un coup d’arrêt à sa carrière débutante. S’ouvre alors une période où les informations manquent. Hausmann avance plusieurs hypothèses sur le « silence de Meigret » : 14condamnation à l’exil (comme son frère Laurent), discrétion pour rentrer en grâce auprès d’Anne de Montmorency, ou retour à son régiment. Sur la foi de Blanchard qui en fait un homme d’épée, Hausmann l’imagine assez bien reprendre son « métier de soldat » (1980a, p. 18).
Des premières publications à la bataille
de l’orthographe (1539-1551)
L’année 1539 marque le début d’une période d’activité ininterrompue16. En 1539, paraît L’hystoire du monde de Philon (voir ici-même l’article de M.-L. Demonet). Le privilège porte le nom de deux libraires – Poncet Le Preux (libraire juré de l’université) et Vivant Gautherot, libraire – mais pas le nom de l’imprimeur : les libraires pourront d’après le privilège « imprimer ou faire imprimer, à qui bon leur semblera ». L’année suivante, chez Poncet Le Preux paraît une autre traduction, le second livre de Pline (privilège du 2 mai 1540). Après ces deux premières publications, Louis Meigret se lie pour plusieurs années à Denis Janot17, imprimeur du roi, renommé pour la qualité de ses publications, et à cette date à l’apogée de sa carrière (Rawles, 2017, p. 26). Il adopte alors pour devise « soli deo honor et gloria ».
Pourquoi Meigret s’attache-t-il dans ces premières années à Denis Janot ? W. Foerster pense qu’il s’agit du premier commanditaire de Meigret et que c’est tout naturellement vers lui qu’il revient pour faire publier ses premières œuvres (initialement écrites en orthographe réformée) : la traduction de Pline et le Traité de la commune écriture. Rien ne permet à ce jour de confirmer une telle hypothèse. Entre Meigret et Denis Janot, on a imaginé des relations peu harmonieuses, la fougue réformatrice de l’auteur s’accordant mal avec la pusillanimité de l’imprimeur. C’est une hypothèse textuelle, fondée sur le style polémique de Meigret, signe d’un tempérament ardent, et les mots assez durs qu’il aura pour se plaindre de tous ses éditeurs (voir notamment les préfaces du Valturin, du Discours de 151554, et du Polybe de 1558). Quelles étaient ses activités dans les ateliers, son implication financière dans ses publications ? De quelles ressources personnelles disposait-il ? Nina Catach se le représente chez Denis Janot « résigné et assagi », « présent dans l’atelier comme correcteur traducteur (…) et conseiller technique » (1997, p. 34). Hausmann pense que sa position sociale le dispense de telles tâches. Mais comme le relève G. Guillemot ici-même, Meigret se plaint de son impécuniosité, il déplore l’appât du gain de ses éditeurs. Il le déplore aussi bien quand ils refusent de poursuivre les publications en orthographe réformée, que lorsqu’ils économisent le papier (préface de Polybe).
Vers 1544, Meigret est introduit chez Wechel. Comme pour D. Janot, il travaillera à des traductions, et à des œuvres relatives à la langue française (voir ici-même la liste établie par G. Guilleminot). Notons qu’à cette époque, Meigret ne compte pas seulement sur ses activités d’humaniste, puisqu’en 1547 il « bataille pour un canonicat à Notre-Dame de Chartres » (Hamon et Dupèbe, 1990, p. 338). Meigret serait donc plutôt un clerc18, comme son frère Jean. Parmi les commanditaires de ses traductions, figure le nom d’Anne de Montmorency, rentré en grâce avec l’avènement d’Henri II. C’est pour lui que Meigret traduira Polybe et Salluste. Meigret n’est donc pas en rupture avec le pouvoir. Et s’il est favorable à la réforme, il ne s’engage pas aussi radicalement que ses aînés (Aimé et Laurent), conservant une attitude prudente, tout comme les Wechel à cette époque. La période Wechel – et plus particulièrement les années qui s’étendent de 1547 (traduction de Cicéron) à 1551 (Réponse à Des Autels) – constitue un moment central dans la carrière de l’auteur : ses activités de traducteur et de grammairien s’articulent alors de manière particulièrement cohérente. Il parvient progressivement à faire appliquer dans ses textes – y compris des textes non linguistiques – les principes décrits dans le Traité.
Comme l’a remarqué Hausmann, Meigret entreprend l’introduction d’un nouveau caractère avec sa traduction de Cicéron en 154719. Le deu16xième geste sera la traduction de Lucien, tout entière en orthographe réformée, précédée d’un long exposé sur le système graphique adopté. Ensuite seulement, la grammaire. Suivent trois textes polémiques, relatifs à la langue française, également imprimés selon son nouveau système. C’est la « bataille de l’orthographe » dont l’issue est généralement présentée comme défavorable à Meigret. C’est l’échec, le renoncement, marqué le retour exclusif à la traduction. Pour Hausmann, la bataille étant perdue, Meigret « se réfugie dans un stoïcisme qui lui est suggéré par Cicéron » (1980a, p. 112).
Le renoncement ? (1551-1558 ?)
Après 1550, paraissent encore des traductions : une réédition de Pline (1552), les traductions de Valturin (1555) et de Dürer (1557). Paraît également chez André Wechel un texte personnel, le Discours (1554) dont la préface20 est souvent citée : Meigret y exprime une dernière fois son aigreur vis-à-vis d’un imprimeur qui préfère son gain à la raison. La position de Meigret est par ailleurs assurée par d’autres activités. Son nom apparaît dans un document qui le signale comme ingénieur : « le 19 janvier 1552, la municipalité parisienne soumet des ‘pourtraitz, devis et modelle’ de travaux au Petit Châtelet à ‘maistre Loys Meigret, ingenyeulx’ » (Hamon et Dupèbe, 1990, p. 337). Les traductions de Dürer et de Valturin entrent donc pleinement dans ses compétences.
Les dernières éditions lyonnaises sont des rééditions. On ne sait pas exactement quel fut le degré d’implication de Meigret dans ces dernières publications. Assez peu selon M.-L. Demonet (voir sa contribution dans le présent volume). Ces éditions lyonnaises ne supposent pas forcément un retour à Lyon. Après 1558, après le Polybe, « nous perdons les traces de Meigret. On ne sait s’il est mort à Paris ou à Lyon, ni s’il a vécu les troubles religieux de Lyon » (Hausmann, 1980a, p. 97).
La vie de Meigret n’est pas une histoire tout à fait écrite. Certaines zones d’ombre, dont on peut faire ou un roman ou un problème, maintiennent le dossier ouvert. Inévitablement, chaque époque projette sur cette production ses attentes et ses déceptions : ainsi, tout porte à faire du Tretté et de l’année 1550 le point culminant dans la production 17intellectuelle de Meigret. On aboutit alors à un récit de vie orienté vers un seul combat, qui fait de Meigret un militant, un visionnaire, un homme d’action qui se retire après la bataille. Vision romantique ou romancée dont après tout la grammaire aurait bien besoin pour susciter l’intérêt du grand public. Néanmoins, il convient peut-être de dégeler cette histoire, de vérifier si oui ou non l’échec de la réforme a eu raison de Louis Meigret, de mieux mesurer l’originalité de sa démarche et de s’interroger sur ce qui fonde sa réflexion linguistique.
Figures de Louis Meigret
Du champion de l’orthographe
au père de la grammaire française
Le nom de Meigret reste associé à la question de l’orthographe. Autour de ce combat et du Tretté de la grammere françoeze s’observe une relative continuité en matière d’historiographie. Très tôt finalement se fixe sa renommée. Par son échec même, Meigret accède à une sorte de célébrité paradoxale : sa grammaire est connue pour être illisible. Son combat contre la vieille orthographe est alternativement présenté comme héroïque (Foerster) ou ridicule (Wey). Dans les deux cas, réside un fonds d’ignorance. Hausmann a bien souligné le caractère assez banal de la discussion : « la réforme phonographique de l’orthographe française [est] un fait de ‘Renaissance’. C’est l’application rigoureuse d’un principe latin à la réalité, combien différente, de la langue moderne » (1980a, p. 115). Y.-Ch. Morin, dans sa contribution, évoque d’autres réformateurs lyonnais, suggérant par là qu’il n’y avait rien de singulier finalement dans cette entreprise. C’est plutôt l’acharnement de Meigret, « son ardeur à la réformation » (Livet, 1859, p. 76), les moyens mis en œuvre pour imposer ses vues, la disproportion entre l’enjeu et l’implication personnelle de l’auteur qui attirent l’attention des critiques. Du reste, ce sujet assure à Louis Meigret une actualité périodique : l’histoire se répète et le déficit de la conscience historique maintient le débat public sur l’orthographe dans un état de figement. Meigret parle ainsi à notre modernité et continue d’avoir raison.
18Ses travaux sur l’orthographe assurent également à Meigret une place dans les recherches sur l’histoire de la langue : ses observations et ses propositions de transcription en font un témoin sérieux sur la prononciation du français (voir par exemple la place que lui accorde Thurot). Pour le reste, c’est comme si le Traité de 1542 et l’entreprise graphique de 1550 faisaient écran au Tretté de la grammere françoeze, qui tarde à trouver son lectorat. Car la postérité est unanime : Meigret est illisible. La réédition de Foerster n’a pas aidé à inverser la tendance, l’entreprise de réhabilitation échoue face au défi que représente la mise en page d’un tel texte. L’orthographe de Meigret sans l’intelligence typographique de Wechel devient un redoutable obstacle à la lecture. Livet invitait déjà le lecteur à lire le Tretté sans tenir compte de sa graphie, et il le cite en modernisant le texte21, Brunot – qui déplorait la « lourdeur compacte et indigeste des pages de Meigret » (Brunot, 1906, p. 148) – fait de même. Le geste d’Hausmann a donc indéniablement contribué à élargir l’audience du texte. Régulièrement convoqué dans les études sur l’histoire des idées, Meigret a retrouvé sa place dans la chaîne des discussions linguistiques22. Ce qui évidemment pose un problème à l’historien : quelle est justement sa place ? Et comment situer son apport, au-delà de la simple succession des textes ? Dans quelle mesure appartient-il à l’horizon de rétrospection des grammairiens ? Comment a-t-il été lu, et par qui, ce texte réputé illisible23 ? L’histoire de la réception du texte est donc complexe et se renouvelle : la figure du réformateur malheureux doit composer avec celles du « grammairien d’immense talent » (Chevalier, 1996) et du linguiste24.
Qualifier Meigret de linguiste, c’est affirmer la modernité de sa réflexion sur la langue. Il n’est pas certain que cette proposition ait souvent été prise au sérieux, que Meigret soit lu et considéré au-delà des 19disciplines historiques qui s’en emparent naturellement. Il est cependant possible de voir dans son œuvre autre chose qu’une archive, un peu plus qu’un état de la pensée au xvie siècle. Le Tretté conserve un « intérêt théorique direct » (Auroux, 1980, p. 9). Comme le notait F. Brunot, Meigret « voit souvent loin » :
Il désire pénétrer et expliquer les faits. Cet esprit de recherche est présent partout dans son livre […] cette étude l’a mené plus loin encore, jusqu’à la solution d’une des questions les plus obscures de la grammaire française. On cherche encore aujourd’hui une formule nette qui rende compte de la double valeur des temps du passif français […]. Meigret a très bien vu cette différence essentielle. Il y a plus il a vu la seule manière dont elle s’expliquait. Je veux dire par la signification des verbes. (Brunot, 1906, p. 143-144)25
M. Glatigny y reconnaît des « démarches [qui] ne sont pas sans avoir un correspondant approximatif dans les recherches actuelles traitant de la formation des mots (notamment Corbin, 1976) » (Glatigny, 1989, p. 9). Sabine Lardon ici-même confronte son chapitre sur le pronom aux grammaires contemporaines. Quant à sa théorie des sons, les trois contributions du présent volume qui s’attachent à la décrire montrent, par leur variété, la profondeur et la richesse de ses propositions, susceptibles de lectures plurielles et d’interprétations contradictoires. Les propositions de Meigret peuvent aussi jouer un rôle déclencheur, comme le rappelle Philippe Martin dans sa contribution.
À travers le Tretté, Louis Meigret livre un ensemble de réflexions linguistiques dont la valeur peut être discutée et inscrite dans le débat d’idées contemporain. Il n’est pas tant question d’y chercher un précurseur que cette sorte de stimulation que peuvent offrir les textes brillamment composés d’où émergent des formules qui aident la pensée.
Meigret, auteur et traducteur
Lire Meigret met dans un état de jubilation, qui parfois n’est pas loin de la fascination. Il en découle une forte incitation à s’emparer du texte pour y chercher autant une pensée qu’une personnalité. C’est un 20reproche qu’on a fait à Hausmann, de s’être laissé emporter par le style, et par son désir de reconstruction26. Le manque de données historiques a pu contribuer à cette lecture : imaginer un Louis Meigret « logé dans son écriture » (comme le disait Defaux au sujet de Clément Marot) conduit à traquer dans ses écrits tous les indices de sa formation et de son caractère. C’est encore le style militant et combatif qui conduit Hausmann à imaginer une carrière militaire à Meigret. Le ton martial s’accorderait à merveille avec le costume d’homme d’épée. Et voilà notre grammairien qui prend les traits d’un Cyrano, intraitable dans ses convictions comme sur le champ de bataille. Bref, ce grammairien, on voudrait bien en faire une sorte de héros. L’enthousiasme – qui semble avoir touché tous ceux qui se sont intéressés de près à Louis Meigret27 – complique le travail de l’historien qui doit rendre compte de ces représentations mais résister à la tentation du récit épique.
Pour autant, être soi-même victime d’un style, sous le charme d’une personnalité que l’on pense pouvoir saisir par la manière dont elle s’énonce, cela met en évidence un aspect de l’écriture linguistique à cette époque. La langue est un enjeu et vaut la peine que l’on polémique publiquement et avec véhémence. Livet, peu convaincu par le système graphique de Meigret, se montre sensible à la « manière neuve, indépendante, originale, et personnelle dont il expose ses idées » (1859, p. 76). La manière d’exposer les idées n’est pas un objet indifférent à l’historien. Et il n’est pas sûr que le linguiste ait tout à perdre dans cette enquête de nature à première vue littéraire. La langue du grammairien devient avec Meigret un moyen de forcer l’usage. Ce dernier saisit toutes les opportunités qui s’offrent à lui : il a compris que celui qui écrit, celui qui traduit, est aussi celui qui fait la langue.
Prêter attention à la matérialité du texte, le soumettre une lecture pragmatique, c’est contribuer à ce travail de contextualisation nécessaire à la compréhension de l’œuvre. Pour qui Meigret écrit-il ? À qui s’adresse-t-il ? Dans quelle histoire veut-il prendre place ? Car il y a bien de sa part le désir de faire date : dans sa carrière, le nombre de 21« premières » est remarquable, qu’il s’agisse de ses traductions (Dürer ou Valturin) ou de sa grammaire. Meigret veut être lu, parce qu’être lu et lu dans sa graphie, c’est une manière de prouver qu’il a réussi. On parle de fougue, de véhémence. Il y a aussi du calcul, une stratégie. Le grand coup de force, c’est d’avoir obligé Guillaume des Autels à le lire dans sa graphie. Que cette lecture eût été possible est déjà une sorte de preuve que changer d’écriture ne relevait pas tout à fait de la chimère. Lue dans l’édition modernisée, donc plus accessible, la grammaire perd son caractère performatif. Ainsi la question Comment lire Meigret ? reste une question d’actualité. Le développement des outils numériques donne accès aux éditions originales, et permet d’envisager une philologie obéissant à plusieurs niveaux d’expertise (voir ici la contribution de Chia-Hung Hsueh). Aujourd’hui, le lecteur a le choix. La variété des références à la grammaire dans le présent volume le prouve.
Le nombre et la variété des éditions du Tretté illustre toutefois le déséquilibre qui s’est installé au fil du temps. Louis Meigret est surtout pour nous l’auteur de deux traités et de textes polémiques sur l’orthographe. Cela est peut-être un effet de la politique éditoriale28. Les traductions n’ont pas pour l’heure, semble-t-il, suscité autant d’intérêt que ses textes personnels29. On en est encore aujourd’hui au stade la découverte. Ainsi, on a longtemps pensé que la carrière de Meigret démarrait en 1540. Or à l’occasion du colloque de Nice, Marie-Luce Demonet a montré qu’on pouvait remonter au moins à l’année précédente : 1539, date à laquelle Meigret publie sa traduction du De mundo de Philon. Cette découverte éclaire l’ensemble de l’œuvre d’un jour nouveau et permet d’envisager des regroupements qui manifestent sa cohérence (voir ici même l’article de V. Giacomotto sur les « traductions naturelles »), en dépit de la grande variété des domaines couverts par les traductions.
Derrière l’hétérogénéité des textes traduits, se dessine un projet philosophique et linguistique. Meigret traduit en linguiste. Ce qu’il 22exprime dans la grammaire au sujet des emprunts et des néologismes, il le met en œuvre dans ses traductions, qui pour beaucoup touchent des domaines techniques30. La grammaire est aussi un langage technique, au même titre que l’agriculture et la science militaire. Et à tout prendre, Le Tretté de la grammere françoeze est presque une traduction : la première traduction de Priscien (voir Colombat, 2013). Ainsi, plutôt que de se demander pourquoi un grammairien traduit Columelle ou Valturin, il serait peut-être juste d’inverser les rapports : Meigret illustre la langue française dans tous les domaines où s’exerce l’activité humaine, prouvant « qu’il n’est point d’art ni science si difficile et subtile […] dont elle ne puisse traiter amplement et élégamment » ([1550] 1980, p. 1). La grammaire est un cas particulier. Selon cette perspective, il n’y aurait pas à proprement parler « retour » à la traduction après 1550, par une sorte de renoncement31, mais la perpétuation de son activité d’humaniste au service de la langue française. Maintenir une continuité entre l’activité du linguiste et l’activité du traducteur conduirait à considérer autrement l’année 1550, et la rupture qu’elle semble introduire dans sa carrière. Il y a bien des manières d’être un acteur de sa langue. Pourquoi Meigret ne poursuivrait-il pas la lutte à travers ses traductions ? Une lecture rapide de l’édition de Pline (1552) ou de Valturin montre par exemple une tendance à pratiquer l’accord du participe conformément aux principes énoncés dans la grammaire : invariabilité avec avoir. Il faudrait comparer de près les textes des rééditions, les errata. Les traductions de nature moins visiblement polémique peuvent être conçues comme des outils de diffusion d’une certaine pratique de la langue, plus particulièrement lorsque Meigret occupe une niche : sa traduction de Valturin est la seule à ce jour ; Les Quatre livres d’Albert Durer dont la première traduction paraît en 1557 chez Wechel sont réédités en 1613.
Que valent d’ailleurs les traductions de Meigret ? Muret vantait sa « langue sucrée ». Mais qu’en est-il vraiment ? Il serait temps d’évaluer la qualité de ces traductions, en les comparant, pour les auteurs 23abondamment traduits dès la Renaissance, avec d’autres traductions. Une telle enquête est possible, mais suppose de rassembler les textes. Disposer d’un corpus de référence, réunissant toutes les productions de Meigret permettrait en outre de vérifier si une continuité existe dans les pratiques linguistiques de l’auteur selon qu’il traduit ou compose en français. La recherche menée par J. Stichauer (voir sa contribution ici-même) en est un bon exemple, et souligne la nécessité d’élaborer et d’outiller un tel corpus. La mise en place d’une base Louis Meigret était un des prolongements souhaités lors de la table ronde par laquelle s’est conclu le colloque. Cette base est en cours de réalisation32 et permettra à terme d’explorer l’ensemble des pistes ouvertes par les contributions présentées dans ce volume.
Présentation des contributions
Contexte
Geneviève Guilleminot-Chrétien décrit le monde des libraires parisiens à l’époque de Louis Meigret. Elle s’intéresse plus précisément aux Wechel, famille d’imprimeurs qui publiera les ouvrages les plus spectaculaires de Meigret. Geneviève Guilleminot-Chrétien évoque la rencontre entre Chrétien Wechel et Louis Meigret et souligne le malentendu qui s’établit entre les deux hommes : aux yeux de Wechel, Meigret est un traducteur. Les innovations graphiques que son auteur lui propose, Wechel les satisfait sans y adhérer et sans les étendre au-delà du domaine restreint des textes linguistiques : les réformes ne s’appliqueront pas aux traductions. Les précisions apportées sur l’histoire familiale (les rivalités entre Wechel et son beau-fils Charles Perier, les vicissitudes de l’héritage) permettent également de mieux comprendre l’histoire éditoriale de Meigret.
Douglas Kibbee rappelle le contexte juridique dans lequel évolue Meigret. Ses années de formation coïncident avec une période active dans 24la rédaction et l’homologation des coutumes, qui voient une redéfinition de leur rapport vis-à-vis du pouvoir royal. C’est aussi le moment d’une prise de conscience de l’importante variation linguistique et de la nécessité de la contraindre. Membre d’une famille de juristes, Meigret est sensible à ces réflexions. Les éclaircissements donnés par Douglas Kibbee sur ce contexte donnent plus de profondeur aux concepts de règle, d’usage et de coutume que Meigret emploie abondamment pour définir l’activité du grammairien, activité comparable à celle du commissaire du roi dans le processus de rédaction des coutumes. On comprend bien dès lors que le lien si fortement établi entre le droit et la grammaire n’est pas seulement lié à la formation de Louis Meigret, et qu’il n’emploie pas le vocabulaire juridique au titre de métaphore, mais bien plutôt parce qu’il résonne très fortement avec les débats de son époque.
Yves-Charles Morinétudie le phénomène de dépalatalisation tel qui s’est manifesté au xvie siècle dans les régions lyonnaises et du Forez. Yves-Charles Morin se fonde sur les témoignages des grammairiens originaires de ces régions. Louis Meigret est ainsi replacé dans son environnement linguistique et envisagé comme locuteur. Meigret était lyonnais : le fait a été soulevé par ses adversaires (qui lui reprochaient de prêter au français des traits régionaux) mais finalement peu étudié. Yves-Charles Morin reprend la question de l’orthographe en situant Meigret par rapport à ses contemporains, dans un contexte de variation régionale. Cette recherche permet de relativiser la démarche du réformateur, dont l’impression d’isolement est démentie par un regard sur les travaux de ses contemporains, auteurs moins connus mais qui ont proposé des solutions pour transcrire le français dans un système plus conforme à leur prononciation.
Transcrire et décrire la langue française
Chia-Hung Hsueh étudie la cohérence de l’alphabet meigretiste. Entre Le Menteur et le Tretté, l’évolution est sensible, ce que met en évidence la comparaison des deux alphabets déclarés. À ces différences, s’ajoutent celles qui surgissent entre ces alphabets déclarés et l’alphabet qui se manifeste dans les textes. Il s’agit donc de vérifier la régularité et stabilité de l’emploi des signes dans les imprimés, de s’interroger sur les cas d’incohérence typographique. Ces derniers posent le problème de la régularisation des graphies, réflexion renouvelée par les possibilités de 25consultation offertes aujourd’hui par les outils qui autorisent un retour aisé aux formes originales.
Alina Sirotenko imagine une polémique virtuelle entre Meigret et Abel Mathieu, et organise une confrontation de leurs théories orthographiques. À travers eux, deux paradigmes s’opposent : phonocentrisme et graphocentrisme. Meigret n’accorde à l’écriture qu’un rôle auxiliaire et subalterne, elle est l’image de la parole, ce qui suppose l’adéquation du son et de la graphie. Abel Mathieu remet en cause ce principe de subordination. L’écriture et la parole sont à ses yeux deux codes linguistiques autonomes, l’écriture offrant un accès au sens plus fiable et plus direct. Alina Sirotenko examine ainsi les enjeux autour desquels se cristallise la polémique : la lecture, l’étymologie et l’esthétique.
Sabine Lardon revient sur le traitement des pronoms dans le Tretté, et confronte l’analyse de Meigret à celle que proposent des grammaires contemporaines. Elle suit le parcours qui a conduit à adopter une définition sémantique peu opératoire, et finalement porteuse d’ambigüité. Sabine Lardon s’interroge sur le sens de suppléer chez Meigret (capable de s’employer comme un nom ou de remplacer un nom) et montre comment la description prend en charge les deux modes de référence du pronom (endophorique et exophorique), et la distinction entre nominaux et représentants. La cohérence de la description était alors soutenue par l’unité de la classe des noms. La terminologie grammaticale évoluant vers une distinction substantif/adjectif a brisé le socle qui donnait sa pertinence à la définition fondée sur l’étymologie.
Trois contributions reviennent sur le chapitre des accents. Olivier Bettens et Claudia Schweitzer proposent une explication replaçant l’analyse de Meigret dans son contexte : celui de la pratique musicale à la Renaissance. Il faut imaginer un Meigret musicien, et un lecteur maîtrisant le savoir nécessaire pour interpréter les portées et la terminologie qui les accompagne. L’élèvement de « ré sur ut » correspondrait aux deux mouvements du tactus, organisateur rythmique que Meigret ne nomme pas mais que devait nécessairement envisager le lecteur de la Renaissance. L’association des portées à des exemples prosaïques permet ainsi de faire accepter au lecteur que la prose française obéit à un organisateur rythmique.
Thomas Rainsfordreconnaît en Meigret une source de renseignements précieuse pour la prosodie. Pour éclairer les traits principaux de 26la réalité phonétique qu’il décrit, il se propose d’identifier les principes sous-jacents de son système, de manière à le confronter à l’analyse de l’intonation moderne. Meigret tout en partant de la grammaire classique s’en écarte pour proposer un système nouveau sans toujours expliciter les différences entre ce qu’il décrit (l’intonation) et l’accent que décrivent les grammaires classiques. Thomas Rainsford reformule le système de Meigret, dans lequel on retrouve les idées de contour descendant sur la syllabe longue, d’accent secondaire de ton haut initial et d’extramétricalité de e.
Philippe Martin salue chez Meigret des intuitions surprenantes (principe d’eurythmie, de contraste de pente, dépendance d’un ton syllabique par rapport à un événement prosodique en fin de phrase, indépendance par rapport aux sens, importance du nombre) qui ont permis de découvrir une corrélation entre syllabes accentuées et ondes cérébrales delta. La réflexion sur les mots longs inventés indique que la notion de groupe accentuel est implicitement présente chez Meigret. Meigret semble avoir eu l’intuition des contraintes sur la prononciation des mots longs, au-delà de sept syllabes, et compris qu’au-delà d’un certain nombre de syllabes, l’accélération du débit devenait nécessaire (présence d’un accent secondaire et durée de la prononciation). Les études sur le fonctionnement cérébral ont montré que le problème lié à l’élocution des mots est justement un problème durée, les groupes accentuels ne pouvant dépasser 1 250 ms.
Meigret traducteur
L’article de Bernard Colombat, « Meigret et le latin », permet de déterminer les rapports que le grammairien entretient avec une langue qu’il a abondamment traduite et qui lui offre les bases de son travail de linguiste. Dans le Tretté, la place du latin reste considérable. Meigret y recourt selon une démarche contrastive, pour mieux mettre en lumière les caractéristiques du français. Bernard Colombat montre comment Meigret tire partie d’une comparaison « consciente » avec le latin. Comme traducteur, Meigret réfléchit sur l’emprunt et la création lexicale, sait traduire les concepts, sans se contenter de calques et manifeste une conscience nette des différences entre les deux langues. Le cadre descriptif reste celui de la grammaire latine, le Tretté pouvant être considéré comme une des premières traductions de Priscien. Meigret sait toutefois 27disposer intelligemment de cette matrice, abandonner les catégories qui ne sont pas pertinentes, et suppléer aux définitions manquantes. La comparaison de Meigret et Priscien permet de situer exactement où se situe le génie de Louis Meigret sans céder à l’« éloge excessif ».
La redécouverte du Philon (1539), première traduction de Meigret permet à Marie-Luce Demonet de relire l’ensemble de son œuvre à la lumière de positions religieuses et philosophiques, et de mettre à jour son orientation thomiste. En rapprochant ses textes linguistiques de ses traductions ou de textes moins connus comme le Discours de 1554, Marie-Luce Demonet met en évidence une préoccupation continue : la rationalité de la création, sa fascination pour les proportions et pour le nombre. Les principes thomistes (ordre naturel, remontée à partir des effets pour dégager les causes) se retrouvent dans sa manière d’affronter la variation, dans les principes qui fondent sa syntaxe, ou encore dans sa manière d’envisager le rythme de la prose.
Violaine Giacomotto-Charra aborde les traductions naturalistes, par lesquelles Louis Meigret débute sa carrière. Bien que conformes à l’esprit humaniste, annonçant la vague de traductions philosophiques des années 1550, ces traductions répondent aussi à un projet plus personnel : Violaine Giacomotto-Charra y décèle la volonté d’opposer au discours univoque de l’université une pluralité de voix, incitant par là même à l’exercice de la raison. Les traductions naturalistes de Meigret constituent un ensemble complet des connaissances sur la nature, un corpus dont l’ordre de publication semble réfléchi : au récit de la création (Philon), succèdent les discours sur la théorie de la matière et sur les phénomènes naturels (Aristote et Pline). Dans son travail de traduction, Meigret cherche aussi à ménager un accès au lexique grec. L’ensemble constitue la réalisation d’un programme philosophique et linguistique, permettant de mettre en parallèle trois nomenclatures d’histoire naturelle (grecque, latine francisée, nomenclature française proposée par Meigret).
À partir de l’étude des prépositions, Jaroslav Stichauer compare le discours de Meigret sur la langue à ses propres pratiques. Meigret se distingue de ses contemporains par sa description fine des prépositions locatives, et par l’ébauche d’une norme concernant les toponymes des provinces et contrées. Meigret est contemporain du processus de mise en place de ce système de double locativité (forte ou faible) pendant la période préclassique. Comment le linguiste traducteur réagit-il face à 28cette évolution en cours ? L’étude montre que les traductions ne manifestent pas dans leur usage les intuitions de Meigret grammairien et sa conception innovante des prépositions et emplois locatifs. Les traductions de Meigret qu’il est possible de confronter à celles de contemporains (Pline par du Pinet, Columelle par Cottereau) manifestent au contraire des solutions archaïsantes.
Cendrine Pagani-Naudet
Université Côte d’Azur, BCL, CNRS, France
1 Comme le souligne B. Colombat, les choix d’édition « avec le texte modernisé (sauf les exemples) et une structuration des chapitres en paragraphes (alors que le texte original était en orthographe réformée et comportait de longues pages pratiquement sans alinéas) » ont contribué à rendre « le texte beaucoup plus accessible aux modernes. De par le simple fait de cet accès facilité, cette édition a très certainement beaucoup contribué au regain d’intérêt des modernes pour l’écrivain lyonnais » (Colombat 2008).
2 L’expression est de Meigret, qui parle ainsi de l’œuvre de Polybe (1558).
3 F. J. Hausmann (1980a, p. 209) reprend à son compte l’exclamation « pauvre Meigret ! » qui ouvrait l’édition de W. Foertser, puisque selon lui, il manquait encore à Meigret un véritable lectorat.
4 Les travaux de Dupèbe et Hamon sur la famille Meigret (1990) ont apporté des informations décisives.
5 W. Foerster (1888, p. viii) observe qu’on ne sait rien sur les conditions de vie de Meigret, et que l’on doit procéder à des déductions à partir de ses livres. « Dire qu’on ne sait rien ou presque, sur la vie de Meigret en dehors de ce que nous apprennent les dates de parution de ses livres, voilà le stéréotype de tous ceux qui se sont penchés sur la biographie de notre grammairien » (Hausmann, 1980a, p. 3).
6 Hausmann publie en appendice le texte de Blanchard (1647), l’une des sources les plus anciennes sur les Meigret (1980a, p. 240-244).
7 Sans information sur Pierre, Hausmann pense qu’il s’agit du deuxième prénom de Louis. Il se fonde sur l’allusion sur les doubles prénoms dans le Tretté, et s’explique ainsi la traduction de Columelle, par Pierre-Louis dit « le vigneron ».
8 Sur Laurent Meigret, dit « le magnifique », voir A. François (1947). Laurent, valet de chambre du roi, était selon Hausmann « célèbre pour ses opérations de banque (…). Marot dit de lui qu’il est capable de transformer même du parchemin en or (ce qui a fait croire qu’il pratiquait l’alchimie) » (1980a, p. 9). Hamon et Dupèbe (1990, p. 337) lui reconnaissent néanmoins des compétences d’ingénieur et sans doute de chimiste. Ainsi c’est peut-être bien à lui – et non à Louis – que fait référence Bernard Palissy dans le passage cité par Audiat : « Afin d’avoir tousjours un feu continuel & d’une mesme sorte, ils se sont advisez de faire une lampe avec une mesche toute d’une grosseur, & leurs matieres estans dedans la matrice, ils les font chaufer de la chaleur de la lampe, & attendent ainsi longtemps à couver les œufs : je di aucuns ont attendu plusieurs annees, tesmoing le magnifique Maigret, homme docte et fort experimenté en ces choses, qui toutesfois ne pouvant venir son desseing, se venta que si les guerres n’eussent esteint sa lampe devant le temps, qu’il avoit trouvé la féve » (Palissy, 1580, p. 88-89).
9 Une Généalogie de Meigret conservée à la bibliothèque municipale de Lyon (9 pages, publiées à Paris sans nom d’éditeur autour de 1650), qui semble suivre mot pour mot celle de Blanchard (1647), tout en présentant quelques variantes, accorde à Lambert le titre de « magnifique » : « Ainsi nostre Meigret vrayement magnifique de surnom et d’inclination s’engagea au service du Roy François premier » (Généalogie de Meigret, ca 1650, p. 5).
10 « Encores s’il se pouvoit faire je me tairois voulentiers de ton surnom, pour l’honneur d’aucuns de ce nom mesme, que tousjours reveremment j’honore, tant pour leurs propres vertus, que celles de leurs alliez : entre lesquelz à cause d’honneur, je nomme les Huraulx, aux plaisirs & commandemens desquelz je suis tresdevotement affectionné. Je ne croy pas que tu sois de celle famille. Si toutefois tu en estois (comme l’on dit communement que d’une paste on fait bien deux pains) je les prie de m’excuser, qui suis provoqué par tes outrageuses injures » (Des Autels, 1551, p. 14-15).
11 Hamon et Dupèbe insistent bien sur le fait que la famille Meigret n’est pas d’ancienne noblesse, comme on l’a longtemps pensé.
12 « Dès 1524, nous assistons à la chute successive de tous les frères dont seul Jean, le magistrat parviendra à se relever » (Hausmann, 1980a, p. 5).
13 Clément Marot, L’adolescence clementine. Autrement Les Oeuvres de Clement Marot… composees en l’age de son adolescence. Paris, Pierre Roffet / Geoffroy Tory, 1532.
14 Marguerite de Navarre, Le Miroir de tres chrestienne princesse Marguerite de France, royne de Navarre, duchesse d’Alençon & de Berry : auquel elle voit & son neant & son tout, Paris, Claude Augereau, 1533.
15 « Il ny a q’ęnuiron vint, ou vint ę vn an, qe premieremęnt je fis le trętté de l’ecritture Franc̨oęze : come pourroę́t bien temoŋ̃er qelqes imprimeurs, qi n’ęn n’ozeret ęntrepręndre l’impression : par c̨e q’il touc̨hoęt tou’ les etas de la plume, ę qe la nouueaoté de l’ecritture lęs etonoęt » (Meigret, 1551, p. 48). Le propos relevé par Foerster et Hausmann conduit à poser que dès 1531 Meigret a rédigé le Traité de la commune écriture et la traduction de Pline en orthographe réformée. Meigret revient sur cette période dans la préface du Pline (1543), et parle de cet imprimeur qu’il retrouve douze après « merveilleusement changé et refroidi ». Le passage cité par Hausmann (1980a, p. 82) d’après J. B. Bertrand (1821) est accessible désormais : l’ouvrage que l’on croyait perdu est consultable en ligne sur le site de la Bibliothèque nationale d’Autriche.
16 Si l’on observe les dates des privilèges, il semble que Louis Meigret tient toute une série de textes prêts à être imprimés : Philon, Pline, Columelle, Aristote, les privilèges sont tous datés de juin 1539 à octobre 1540, avec des parutions qui s’échelonnent entre 1539 et 1542. Le « silence de Meigret » a pu donc être celui d’une intense activité lui permettant de faire imprimer en peu d’années cinq traductions auxquelles vient s’ajouter le fameux Traité (dont le privilège date du 11 octobre 1542).
17 Poncet le Preux était libraire. Son nom n’exclut donc pas Denis Janot comme imprimeur. Il existe des éditions partagées qui montrent des liens entre Denis Janot et Poncet Le Preux et les frères l’Angelier.
18 Pour Hamon et Dupèbe, Jean et Louis sont des « clercs qui vécurent dans le célibat » (1990, p. 338). Hausmann avait bien relevé l’information pour Jean : « le 11 avril 1549, il renonce au vicariat de l’évêque de Chartres » (1980a, p. 8).
19 « Nota que i’ay mis en auant ceste façon de e : comme pour celuy que nous proferons entre a, & e (…) et pour aussy seruir au lieu de la diphtongue, ai, là ou la prolacion sonne en ceste façon de e comme en le seconde syllabe de contraire, aduersaire, qu’abusiuement nous escriuons par ai » (Meigret, Cicéron, 1547, f. a1 vo, Note sur l’orthographe).
20 Reproduite en appendice dans Hausmann (1980a).
21 Il signale en note qu’il ne conserve l’orthographe de Meigret « que dans les cas où elle est absolument nécessaire (…) partout ailleurs nous le traduisons » (1859, p. 64).
22 Il est largement cité dans la grammaire de Lardon et Thomines (2009). Le Tretté figure dans sa version modernisée dans le Corpus Garnier des Grammaires de la Renaissance (2011).
23 Ménage cite Meigret à plusieurs reprises, et manifestement a lu sa grammaire. En revanche, Régnier-Desmarais ne le mentionne que pour ses positions relatives à l’orthographe.
24 Shipman conclut ainsi son étude sur Meigret : « He was not only the founder of French grammar, but the founder of linguistic studies in France » (Shipman, 1953, p. 88). Il reconnaît en Meigret autre chose qu’un informateur sur la prononciation du français en 1540, il rend surtout justice à sa démarche, à sa manière de mener l’enquête sur la langue, qui livre à ses successeurs des bases solides (« Every writer who has reconstructed the history of the language and described it as it was spoken, has built upon the sure foundation laid by Louis Meigret », ibid., p. 88).
25 F. Brunot ajoute en note avoir trouvé ses « idées principales indiquées assez nettement dans un des passages les plus originaux de son livre (…) montrant jusqu’où sans guides, sans traditions, il a su s’élever par la seule puissance de l’observation et du raisonnement » (Brunot fait référence aux feuillets 101 ro sur le passif).
26 « Pris entre la volonté scientifique de lire son personnage comme une convergence de signes historiques (“un des représentants les plus typiques du seizième siècle”, p. ix) et la nécessité quasi affective de cerner une personnalité attachante, F. J. Hausmann se trouve parfois conduit à prendre des topoi pour des lanternes » (Guillerm, 1983. p. 9).
27 Voir Foerster, ou encore Livet, bien que ce dernier reçoive avec froideur ses projets de réforme.
28 Certaines œuvres de Meigret ont déjà fait l’objet de regroupements éditoriaux et constituent une sorte de corpus : les œuvres de Meigret sur la langue française ont été reproduites sous un seul volume (Slatkine Reprints 1972), disponible en fac-similé sur Gallica. Traité touchant le commun usage de l’escriture françoise 1542, Tretté de la grammere françoeze 1550, Defęnses de Louís Meigręt touchant son orthographíe 1550, Réponse à l’Apologie de Jaqe Pelletier 1550, Reponse de Louis Meigręt à la dezesperee repliqe de Glaomalis de Vezelet 1551.
29 À l’exception du Menteur, pour l’avis aux lecteurs qui constitue un exposé conséquent sur le système graphique de l’auteur.
30 « Finalement, c’est en mêlant les sens et les registres, en précisant les termes, en jouant aussi sur la composition que Louis Meigret a réussi à rendre les fines nuances du traité latin et a contribué à améliorer les possibilités de la langue technique de son époque » (Argot-Dutard, 2016, p. 97).
31 Là encore, c’est une interprétation bien installée : « Meigret se desabusa apparemment de son Ortographe, puisqu’il ne s’en est point servi dans les Ouvrages qu’il donna depuis au Public » (Nicéron, 1740, p. 159).
32 Il s’agit d’un projet mené par le laboratoire « Bases, Corpus, Langage », UMR 7320, Université Nice Côte d’Azur.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10414-8
- EAN : 9782406104148
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10414-8.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/03/2021
- Langue : Français