André Suarès, le Condottiere de la beauté
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Wagner
- Pages : 211 à 213
- Collection : Bibliothèque de littérature du xxe siècle, n° 42
André Suarès,
le Condottiere de la beauté
Le texte que nous présentons ici est isolé. Il a été publié par Léon Thoorens dans André Suarès, le Condottiere de la beauté, extraits présentés et commentés, publiés à Anvers en 1954.
Thoorens ne donne que très peu d’indications. Il précise qu’il le tient de Mme Suarès qui lui a donné l’autorisation de le publier. Nous le reproduisons ici tel qu’il l’a publié. Il est intéressant à plus d’un titre. Dans un premier moment, Suarès s’interroge sur la nature de la musique, sa dimension intérieure, prenant l’exemple de Debussy. Dans un second temps, il compare la musique de Bach à celle de Wagner puis il s’attache à l’un des Wesendonck-Lieder de Richard Wagner : Traüme (rêves). Il le mentionne également au début du chapitre ii de son Wagner, « rencontre de Vesper », ce qui donne à ce lied et à son titre, une place toute particulière.
Il est difficile de dater le texte mais il semble parler d’une retransmission radiophonique. Wagner composait Tristan au moment de la mise en musique des poèmes de Mathilde Wesendonck dont il était alors amoureux. C’est une partition pour voix de femme et piano. Le chef d’orchestre wagnérien Felix Mottl en proposa une version orchestrée en 1890, en utilisant des phrases orchestrales de Tristan. Wagner a lui-même instrumenté Traüme pour un orchestre de chambre avec un violon solo qui peut remplacer la voix, lui donnant des allures de sérénade. Wagner considérait Traüme comme une étude pour Tristan.
212musique .
Émotion et musique, la vie du fond et sa voix.
Le chant est le langage de l’émotion : voilà un monde ou l’intelligence est en retard, ou en veilleuse. Tous les hommes sont sensibles au chant, ne fût-ce que pour en bailler : on n’a pas besoin d’avoir appris ce langage.
Un art sans émotion n’est jamais musical.
De toute couleur, de toute vibration, de tout ébranlement devant la nature, Debussy fait un sentiment et une émotion ; et un chant s’en suit qu’organise sa fatalité harmonique.
Un art d’impression a bien peu de sens, quand il s’agit d’un génie si musical. En musique, l’œuvre descriptive elle-même trahit son modèle, si elle s’en tient à l’imitation de l’objet.
La musique est un chant : le chant n’est pas de l’objet mais de l’homme.
Que la forme ait sa valeur et son beau prestige en elle-même, sans doute. Mais si l’âme de l’homme manque, la beauté musicale fait défaut. Où l’âme de la vie intérieure ne se fait pas sentir, la musique est absente. Qu’est-ce enfin que la musique de l’objet ?
Les photographes peuvent donner une idée de la peinture et de la plastique, une image du site ou du tableau. On ne photographie pas la musique d’un paysage, le chant d’un visage, l’harmonie amoureuse et profonde, le secret de la passion.
Toute musique est intérieure, plus ou moins, qu’elle le veuille ou non. La musique est le chant du secret, la voix de l’invisible et de l’inexprimable : ou, si l’on veut, elle est le seul moyen de l’exprimer. Pour qui ne le sent pas, elle n’est qu’un bruit, indiscret, morbide ou plein d’ennui.
Wagner, Bach. L’orchestre de Wagner est un orgue colossal. L’orgue de Bach tend partout à l’orchestre. Quant à la forme, la polyphonie orchestrale de Wagner est d’une écriture intimement conçue comme la polyphonie vocale du vieux Cantor. Voilà des traits semblables qu’aucune imitation ne donne : ils viennent des ténèbres, ardentes et mystérieuses de l’instinct. La nature parle par cette voix.
Wagner n’est pas plus fait pour le lied que pour le piano. Il y est contraint : le soliste instrumental l’indispose et le gêne. Il pense drame 213et orchestre. Il sent orchestre et drame. L’orgue même lui serait une trouble émotion et lui donnerait de l’ennui. Il ne voudrait pas écrire un morceau pour le cor anglais. Mais il porte le cor anglais au plus haut de sa poésie et de sa sonorité propres, quand il lui confie de guider la symphonie, dans la première scène du dernier acte de Tristan.
Tout de même, Traüme est moins un lied admirable qu’une évocation de ce que Tristan a de plus profond et de plus puissant.
J’ai entendu une cantatrice allemande y mettre une émotion et un art incomparables. Comme tant de cantatrices allemandes, elle avait une voix puissante et douce, capable d’une force héroïque et de la suavité la plus tendre. Beaucoup plus ferme d’ailleurs dans la force que dans la tendresse, son souffle était moins long dans le soupir et le murmure que dans l’éclat de la passion. La voix de cette jeune femme était ronde, dorée, vermeille, chaude comme la grappe de la treille sonore. Elle la conduisait avec tout l’art qu’elles savent y mettre : la voix bien posée, l’haleine juste, pas le moindre battement, pas trace de cet affreux chevrotement qui altère tant de voix françaises, et celle de tant de ténors allemands.
Un soir, je l’écoutais. Traüme se déroula comme l’hymne de la nostalgie universelle. Une telle douleur y passait que toutes les douleurs mortelles en étaient effacées, épurées et lavées d’elles-mêmes. Qu’une tristesse de cet ordre est donc libératrice ; jamais le mot sublime ne fut plus vrai, puisqu’il signifie ce qui est au-dessus du commun, dans le plan d’une vie supérieure.
Cette femme était si musicienne qu’elle avait senti qu’il ne fallait pas chanter Traüme avec l’accompagnement du piano : je ne sais qui le lui avait orchestré, non sans tact, avec goût, avec piété, avec une intense chaleur. Le lied avait pris de la sorte toute sa grandeur, toute sa puissance. La voix humaine n’y était plus en virtuose : elle faisait le plus bel instrument du plus bel orchestre, dans la plus profonde symphonie.
Moi-même, j’ai pensé depuis à l’instrumentation de ce poème merveilleux. Elle m’a paru très belle et très facile : toutes les phrases sont dans Tristan ; il n’y a qu’à les y prendre et à les transposer dans le ton initial de si mineur. On aurait là, désormais, un chant sublime, d’une portée incalculable dans le domaine de l’émotion, un des sommets de la musique.
- Thème CLIL : 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
- ISBN : 978-2-406-13533-3
- EAN : 9782406135333
- ISSN : 2258-8833
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13533-3.p.0211
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/12/2022
- Langue : Français