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Classiques Garnier

André Suarès, le Condottiere de la beauté

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Wagner
  • Pages: 211 to 213
  • Collection: Library of Twentieth-Century Literature, n° 42
  • CLIL theme: 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
  • EAN: 9782406135333
  • ISBN: 978-2-406-13533-3
  • ISSN: 2258-8833
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13533-3.p.0211
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 12-07-2022
  • Language: French
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André Suarès,
le Condottiere de la beauté

Le texte que nous présentons ici est isolé. Il a été publié par Léon Thoorens dans André Suarès, le Condottiere de la beauté, extraits présentés et commentés, publiés à Anvers en 1954.

Thoorens ne donne que très peu dindications. Il précise quil le tient de Mme Suarès qui lui a donné lautorisation de le publier. Nous le reproduisons ici tel quil la publié. Il est intéressant à plus dun titre. Dans un premier moment, Suarès sinterroge sur la nature de la musique, sa dimension intérieure, prenant lexemple de Debussy. Dans un second temps, il compare la musique de Bach à celle de Wagner puis il sattache à lun des Wesendonck-Lieder de Richard Wagner : Traüme (rêves). Il le mentionne également au début du chapitre ii de son Wagner, « rencontre de Vesper », ce qui donne à ce lied et à son titre, une place toute particulière.

Il est difficile de dater le texte mais il semble parler dune retransmission radiophonique. Wagner composait Tristan au moment de la mise en musique des poèmes de Mathilde Wesendonck dont il était alors amoureux. Cest une partition pour voix de femme et piano. Le chef dorchestre wagnérien Felix Mottl en proposa une version orchestrée en 1890, en utilisant des phrases orchestrales de Tristan. Wagner a lui-même instrumenté Traüme pour un orchestre de chambre avec un violon solo qui peut remplacer la voix, lui donnant des allures de sérénade. Wagner considérait Traüme comme une étude pour Tristan.

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musique .

Émotion et musique, la vie du fond et sa voix.

Le chant est le langage de lémotion : voilà un monde ou lintelligence est en retard, ou en veilleuse. Tous les hommes sont sensibles au chant, ne fût-ce que pour en bailler : on na pas besoin davoir appris ce langage.

Un art sans émotion nest jamais musical.

De toute couleur, de toute vibration, de tout ébranlement devant la nature, Debussy fait un sentiment et une émotion ; et un chant sen suit quorganise sa fatalité harmonique.

Un art dimpression a bien peu de sens, quand il sagit dun génie si musical. En musique, lœuvre descriptive elle-même trahit son modèle, si elle sen tient à limitation de lobjet.

La musique est un chant : le chant nest pas de lobjet mais de lhomme.

Que la forme ait sa valeur et son beau prestige en elle-même, sans doute. Mais si lâme de lhomme manque, la beauté musicale fait défaut. Où lâme de la vie intérieure ne se fait pas sentir, la musique est absente. Quest-ce enfin que la musique de lobjet ?

Les photographes peuvent donner une idée de la peinture et de la plastique, une image du site ou du tableau. On ne photographie pas la musique dun paysage, le chant dun visage, lharmonie amoureuse et profonde, le secret de la passion.

Toute musique est intérieure, plus ou moins, quelle le veuille ou non. La musique est le chant du secret, la voix de linvisible et de linexprimable : ou, si lon veut, elle est le seul moyen de lexprimer. Pour qui ne le sent pas, elle nest quun bruit, indiscret, morbide ou plein dennui.

Wagner, Bach. Lorchestre de Wagner est un orgue colossal. Lorgue de Bach tend partout à lorchestre. Quant à la forme, la polyphonie orchestrale de Wagner est dune écriture intimement conçue comme la polyphonie vocale du vieux Cantor. Voilà des traits semblables quaucune imitation ne donne : ils viennent des ténèbres, ardentes et mystérieuses de linstinct. La nature parle par cette voix.

Wagner nest pas plus fait pour le lied que pour le piano. Il y est contraint : le soliste instrumental lindispose et le gêne. Il pense drame 213et orchestre. Il sent orchestre et drame. Lorgue même lui serait une trouble émotion et lui donnerait de lennui. Il ne voudrait pas écrire un morceau pour le cor anglais. Mais il porte le cor anglais au plus haut de sa poésie et de sa sonorité propres, quand il lui confie de guider la symphonie, dans la première scène du dernier acte de Tristan.

Tout de même, Traüme est moins un lied admirable quune évocation de ce que Tristan a de plus profond et de plus puissant.

Jai entendu une cantatrice allemande y mettre une émotion et un art incomparables. Comme tant de cantatrices allemandes, elle avait une voix puissante et douce, capable dune force héroïque et de la suavité la plus tendre. Beaucoup plus ferme dailleurs dans la force que dans la tendresse, son souffle était moins long dans le soupir et le murmure que dans léclat de la passion. La voix de cette jeune femme était ronde, dorée, vermeille, chaude comme la grappe de la treille sonore. Elle la conduisait avec tout lart quelles savent y mettre : la voix bien posée, lhaleine juste, pas le moindre battement, pas trace de cet affreux chevrotement qui altère tant de voix françaises, et celle de tant de ténors allemands.

Un soir, je lécoutais. Traüme se déroula comme lhymne de la nostalgie universelle. Une telle douleur y passait que toutes les douleurs mortelles en étaient effacées, épurées et lavées delles-mêmes. Quune tristesse de cet ordre est donc libératrice ; jamais le mot sublime ne fut plus vrai, puisquil signifie ce qui est au-dessus du commun, dans le plan dune vie supérieure.

Cette femme était si musicienne quelle avait senti quil ne fallait pas chanter Traüme avec laccompagnement du piano : je ne sais qui le lui avait orchestré, non sans tact, avec goût, avec piété, avec une intense chaleur. Le lied avait pris de la sorte toute sa grandeur, toute sa puissance. La voix humaine ny était plus en virtuose : elle faisait le plus bel instrument du plus bel orchestre, dans la plus profonde symphonie.

Moi-même, jai pensé depuis à linstrumentation de ce poème merveilleux. Elle ma paru très belle et très facile : toutes les phrases sont dans Tristan ; il ny a quà les y prendre et à les transposer dans le ton initial de si mineur. On aurait là, désormais, un chant sublime, dune portée incalculable dans le domaine de lémotion, un des sommets de la musique.