![Voyages de Milord Céton dans les sept planètes ou le Nouveau Mentor (1758) - Préface de l’éditeur](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/HkfMS06b.png)
Préface de l’éditeur
- Publication type: Book chapter
- Book: Voyages de Milord Céton dans les sept planètes ou le Nouveau Mentor (1758)
- Pages: 67 to 72
- Collection: Eighteenth-Century Library, n° 64
Préface de l’Éditeur
J’étais un jour à rêver profondément dans mon cabinet, fort inquiète du succès que pourraient avoir certains ouvrages que je venais de donner à l’impression. Ah ! chienne de tête, me disais-je, en me la frappant de la main, de quoi t’es-tu avisée de t’annoncer pour auteur ? As-tu assez d’esprit et de talent pour en soutenir le titre ? Tu vivais tranquille ; tu n’avais presque aucune inquiétude ; fallait-il que la gloire vînt troubler ton repos, et que, pour en acquérir, tu choisisses précisément le chemin le plus épineux ? Comment es-tu entrée dans ce labyrinthe, sans guide et sans soutien ? Ne valait-il pas mieux te borner à filer ta quenouille ? On te faisait tous les jours mille compliments ; tu ressemblais, disait-on, à une des Parques : l’un t’assurait qu’il eût voulu que le fil de sa vie eût été dans tes mains ; un autre te contait fleurette ; on te régalait sans cesse de mille petits propos légers, qui ne signifient rien, et qui cependant sont la matière de la plupart des conversations : tu étais regardée comme un joli automate, auquel on ne demandait ni sentiment, ni délicatesse, ni esprit, ni bon sens. Qui va s’imaginer qu’il peut entrer de ces drogues-là1 dans une petite tête bourgeoise ? Est-elle faite pour avoir seulement la plus légère idée de ce qui s’appelle bon ton ? Quelles peuvent donc être ses prétentions ? Doit-on des égards à qui n’a ni qualité, ni titres, ni richesses ? C’est le raisonnement de certains nigauds, dont malheureusement il y a un très grand nombre dans le siècle où nous sommes ; c’est celui de ces gens, que l’orgueil, l’amour-propre, le caprice et l’imbécilité, conduisent dans toutes les actions de leur vie ; de ces gens qui se croiraient déshonorés, s’ils osaient regarder comme amis, des personnes qui n’auraient d’autres titres que la vertu, la candeur et la droiture. D’où vient ? c’est qu’avec ces seules qualités elles les font rougir intérieurement de la bassesse de leurs sentiments. Cependant c’est une partie de ces gens que tu frondes avec tant de liberté, qui vont être 68tes juges ; mais des juges d’autant plus rigoureux, que le titre que tu oses prendre semble exiger que tu n’ouvres la bouche que pour dire des saillies. Tu n’étais point obligée d’avoir de l’esprit ; on va t’en demander.
Je fus interrompue dans mes réflexions par un bruit de pétard, qui fit partir de mon feu une prodigieuse quantité d’étincelles. Je reculais précipitamment mon fauteuil, lorsque je vis sortir du milieu des flammes un petit homme de feu, qui paraissait d’un brillant à éblouir. Cet homme se mit à sauter et à gambader d’une si grande force, que je me sentis saisie de frayeur. Mon premier mouvement fut de fuir. Mais il me prit un tremblement si universel, que mes jambes me refusèrent le service. Je suis naturellement poltronne ; je l’avoue, d’autant plus volontiers, que je ne suis pas faite pour me parer de cette audace qui ne convient qu’à des guerriers.
Cependant le petit effronté renversait tout dans mon cabinet. Il s’aperçut du trouble qu’il me causait, et se plut à l’augmenter par mille nouvelles espiègleries : puis, d’un saut léger, vint se mettre à califourchon sur mon cou2. Ah ! grand dieu, m’écriai-je, excitée par un redoublement de frayeur, délivrez-moi de cet esprit infernal : car je le pris d’abord pour un démon des plus malins ; ce qui le fit éclater de rire. Éloignée de l’imiter, je disais intérieurement toutes les prières et les oremus3 que je sais par cœur. Je crois même que, pour tâcher de m’en débarrasser, j’y joignis quelques invocations, en tenant toujours mes deux mains sur mon visage ; il est vrai que je regardais au travers de mes doigts ce que deviendrait cet homme de feu, ou ce démon ; je craignais qu’il ne mît tout en cendre. Excédée de sa vivacité, j’étais prête à m’évanouir, quand je le vis s’approcher de ma table, où, après avoir jeté tout ce qui était dessus, il posa un grand rouleau de papier, qu’il déploya, et arrangea avec beaucoup d’attention. Lorsque je le vis tranquille, je fis un effort sur moi-même, afin de lui montrer plus de hardiesse et de fermeté, et lui dis d’un ton qui peignait encore mieux le trouble où j’étais, mais que je crus néanmoins fort imposant, je lui dis donc : Esprit malin, je te conjure de la part du grand Dieu vivant, qui est mon maître et le tien, de 69me dire qui tu es, et par quelle audace tu prends plaisir à m’épouvanter par tes feux et la rapidité de tes mouvements.
L’effort que je fis pour exprimer ce peu de mots, m’occasionna une sueur froide, qui m’empêcha de continuer ; j’attendis la réponse de ce lutin avec une inquiétude extrême ; je craignais horriblement ses accolades ; heureusement qu’il prit enfin pitié de la peine où il me voyait.
Tranquillise-toi, dit l’homme de feu ; je suis un salamandre4, qui, éloigné de chercher à te nuire, n’a d’autre intention que celle de te donner des conseils qui puissent t’être utiles5. Tu ne dois pas ignorer que le feu est l’élément qui nous est destiné, et dans lequel nous vivons6 ; c’est ce qui fait que nous ne pouvons-nous montrer qu’en voltigeant sans cesse. Mais toi, qui depuis longtemps est occupée à l’étude des sciences, ne devrais-tu pas être dégagée des faiblesses de ton sexe ? Pourquoi donc ma présence t’a-t-elle si fort intimidée ? Tu dois me connaître par les relations que quantité de philosophes ont insérées dans leurs écrits sur les qualités des différents génies. Cela est vrai, repris-je, rassurée par ces paroles ; mais est-on maître du premier mouvement ? D’ailleurs, je t’avoue qu’il me fallait cette aventure pour me faire croire aux génies ; je sais qu’il est très rare qu’ils daignent se communiquer aux faibles mortels, et ne puis concevoir par quel bonheur j’ai pu mériter une telle faveur ; tu viens de dissiper mes craintes ; achève de m’instruire ; je suis disposée à t’entendre tranquillement, pourvu néanmoins que tu puisses modérer un peu ta vivacité.
J’y consens, dit le salamandre. Apprends donc que le hasard a mis dans ton feu un bois qui m’y a attiré : j’ai été témoin de tes inquiétudes ; elles ont excité ma pitié, et m’ont fait sortir de mon élément, afin de t’aider de mes conseils, et commencer à te donner des marques de ma protection. Premièrement, je t’avertis de ne te point offenser, si messieurs les beaux esprits prennent la peine de blâmer la hardiesse que 70tu as déjà prise de t’annoncer pour auteur ; ces grands génies honorent toujours ceux dont ils ont la bonté de médire ; sois donc bien persuadée qu’il n’y a que la gloire d’être critiquée qui puisse contribuer aux heureux succès de tes ouvrages ; tu ne dois pas non plus t’inquiéter s’ils manquent de ces comparaisons brillantes, de ces métaphores hardies, de ces ornements empruntés, de ces phrases à la mode ; en un mot de ce bel esprit si envié, si recherché, puisqu’il est presque aussi ridicule d’y prétendre, que difficile d’y atteindre. Suis naturellement le feu de ton imagination, sans te rebuter et sans t’embarrasser des jugements de certains censeurs peu accoutumés à applaudir ce qui n’est pas sorti de leurs plumes. Les esprits bornés ne se doutent jamais de l’intention d’un auteur : ceux qui sont trop vifs l’exagèrent toujours ; ils veulent trouver des allégories auxquelles on n’a point pensé. Il n’y a que les personnes de bon sens qui saisissent avec justesse le point de vue que l’auteur s’est proposé. Ton intention doit être d’instruire en amusant : suis exactement ce projet ; c’est le seul moyen par lequel tu puisses acquérir de la gloire et de la réputation.
Mon salamandre n’en dit pas davantage ; il rentra dans mon feu, et me laissa livrée à de nouvelles réflexions. Je conclus d’abord qu’il fallait que je me fusse endormie sur mon fauteuil, et que tout ce que je venais de voir et d’entendre n’était que l’effet d’un songe, produit par mon imagination et échauffé par mes inquiétudes.
Mais quel nouveau phénomène se présente à mes yeux ? je n’y puis rien comprendre. Tout est renversé dans mon cabinet ; j’y vois ce même rouleau de papier, que je ne connais pas pour être à moi ; je commence à douter si je ne suis point encore endormie ; je me frotte les yeux, je bois un grand verre d’eau ; rien ne se dissipe. Je n’ai jamais été somnambule, me dis-je en approchant de ma table. Cependant voilà un manuscrit qui m’est totalement inconnu ; ma porte est bien fermée : qui peut donc l’avoir apporté, si ce n’est un génie7 ? Voyons ce qu’il contient. Mais l’écriture est tout à fait semblable à la mienne ; alors je le parcours avec rapidité, et je trouve que ce manuscrit contient une histoire fort bien suivie8 : ce ne sont néanmoins que des folies ; mais ces folies me 71paraissent d’une espèce assez singulière, pour me donner l’envie d’en faire part à ceux qui sont curieux de nouveautés.
Je les donne sans y rien changer ; j’ai seulement retranché plusieurs citations, parce qu’elles m’ennuient ; peut-être y trouvera-t-on aussi quelques anecdotes un peu modernes, qui pourraient bien être sorties de ma plume. C’est un privilège qu’on doit aisément pardonner à un éditeur femelle, qui ne saurait si longtemps laisser parler les autres sans se mêler à la conversation. C’est donc en qualité d’éditeur, que je dois rendre compte à mon lecteur du plan qu’on s’est proposé dans cet ouvrage, qui a pour titre : Voyages de Milord Céton dans différents Mondes.
Milord Céton, élevé par les soins d’un génie du premier ordre, commence ses voyages par la Lune. Ce globe lui fournit d’abord une ample matière pour exercer sa curiosité. C’est de ce monde qu’il nous dépeint ce caractère de frivolité, cet amour de la nouveauté et l’inconséquence de la conduite des habitants de cette planète, qui, comme l’on sait, est sujette à mille variations. De là, il passe dans celle de Mercure, qui n’offre à ses yeux qu’un monde rempli de citoyens qui sacrifient tout à l’intérêt et à la fortune. Vénus, petite planète, brillante et pleine de feu, ne renferme que des gens voluptueux et sensibles aux plaisirs ; l’amour y règne de toutes parts. Le Soleil, séjour d’Apollon et des Muses, nous présente un monde de savants. Mars annonce la gloire ; on n’y voit que des héros : c’est dans cette planète que notre voyageur convient qu’il s’est perfectionné dans l’art militaire. La noblesse brille dans Jupiter ; chacun n’y est occupé que de ses titres, de sa grandeur et des honneurs qui leur sont dus. Saturne représente cet âge d’or, ce bon vieux temps des patriarches ; c’est dans ce monde où l’on voit régner cette noble simplicité, cette grandeur, cet amour de la vérité, cette obéissance aux lois, et ce respect si légitimement dû aux souverains. Ce monde devrait servir de modèle à tous les autres ; mais malheureusement aucun ne lui ressemble.
C’est là, en peu de mots, tout le plan de cet ouvrage, qui fournit encore plusieurs petites histoires analogues à la façon de penser des habitants des différents mondes où elles arrivent. Je n’y ajouterai aucune réflexion, et laisse à mon lecteur le plaisir de promener son imagination aussi loin qu’il voudra ; je ne prétends point non plus soutenir, ni m’efforcer de 72donner du poids à des idées, dans lesquelles l’auteur n’a sans doute eu d’autre dessein que celui de faire voir qu’il n’y a point d’opinions, si ridicules qu’elles paraissent aux yeux d’un homme sensé, qu’on ne puisse appuyer de l’autorité de quelques philosophes.
Peut-être trouvera-t-on que les matières sérieuses qui sont répandues dans cet ouvrage, n’auraient pas dû être traitées avec autant d’enjouement ; mais qu’il vous suffise d’apprendre, (ami lecteur), qu’à l’imitation de Démocrite9, qui riait souvent seul des folies du monde, l’éditeur, encore loin de vouloir arborer le titre de grave personnage, en fait de même, et vous invite à suivre son exemple : en vous donnant cet ouvrage, il n’a d’autre ambition que celle de vous amuser. Vous remplirez parfaitement son attente, si vous prenez du plaisir à le lire. Si vous y rencontrez quelques malices, peut-être ne vous écarterez-vous pas de l’idée de l’auteur.
1 « Se dit figurément et familièrement de ce qui est mauvais en son espèce » (Acad., 1762).
2 Cette scène à la fois comique et érotique fait allusion à la croyance, selon laquelle les adeptes de la Cabale acceptent de s’unir charnellement aux Salamandres, esprits du feu, pour permettre d’acquérir l’immortalité, à l’imitation de l’union du salamandre Oromasis et de Vesta, femme de Noé, qui donna le jour à Zoroastre (Zarathoustra), fondateur de la magie.
3 « Pris du latin, pour dire prière » (Acad., 1765).
4 L’emploi de salamandre au masculin, non attesté par les dictionnaires du xviiie siècle, est en usage dans la littérature cabaliste : « Les Cabalistes appellent Salamandres, les prétendus esprits du feu », (Acad, 1765).
5 Roumier tire les caractéristiques du « Salamandre » mâle de l’ouvrage de H. de L-Montfaucon de Villars, Le Comte de Gabalisou Entretiens sur les sciences secrètes (1670) : « quant aux salamandres, habitants enflammés de la région du feu, ils servent aux philosophes » (Le Comte de Gabalis dans Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, Amsterdam et Paris, Hotel serpente, 1787, t. 34, p. 20)
6 De même : « composés des plus subtiles parties de la sphère du Feu, conglobésées et organisées par l’action du feu universel » (Ibid., p. 28).
7 Passage inspiré de L’Autre Monde ou les États et empire de la Lune par Cyrano de Bergerac, où le narrateur Dyrcona évoque les conditions mystérieuses dans lesquelles il découvre la relation de voyage du philosophe Cardan.
8 Cliché du manuscrit trouvé. Voir J. Herman et N. Kremer, « Rhétorique des polémiques préfacielles au xviiie siècle », dans L. Albert (éd.), Polémique et rhétorique. De l’Antiquité à nos jours, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, « Champs linguistiques », 2010, p. 289-303.
9 Alors qu’on fait sous les Lumières le procès de Démocrite au nom de la sensibilité, Roumier Robert revendique son patronage. Voir A. Richardot, « Un philosophe au purgatoire des Lumières : Démocrite », Dix-huitième Siècle, no 32, Le rire, (dir.) L. Andries, 2000, p. 197-212.
- CLIL theme: 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN: 978-2-406-17077-8
- EAN: 9782406170778
- ISSN: 2258-3556
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-17077-8.p.0067
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-03-2024
- Language: French