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Classiques Garnier

Préface de l’éditeur

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Préface de lÉditeur

Jétais un jour à rêver profondément dans mon cabinet, fort inquiète du succès que pourraient avoir certains ouvrages que je venais de donner à limpression. Ah ! chienne de tête, me disais-je, en me la frappant de la main, de quoi tes-tu avisée de tannoncer pour auteur ? As-tu assez desprit et de talent pour en soutenir le titre ? Tu vivais tranquille ; tu navais presque aucune inquiétude ; fallait-il que la gloire vînt troubler ton repos, et que, pour en acquérir, tu choisisses précisément le chemin le plus épineux ? Comment es-tu entrée dans ce labyrinthe, sans guide et sans soutien ? Ne valait-il pas mieux te borner à filer ta quenouille ? On te faisait tous les jours mille compliments ; tu ressemblais, disait-on, à une des Parques : lun tassurait quil eût voulu que le fil de sa vie eût été dans tes mains ; un autre te contait fleurette ; on te régalait sans cesse de mille petits propos légers, qui ne signifient rien, et qui cependant sont la matière de la plupart des conversations : tu étais regardée comme un joli automate, auquel on ne demandait ni sentiment, ni délicatesse, ni esprit, ni bon sens. Qui va simaginer quil peut entrer de ces drogues-là1 dans une petite tête bourgeoise ? Est-elle faite pour avoir seulement la plus légère idée de ce qui sappelle bon ton ? Quelles peuvent donc être ses prétentions ? Doit-on des égards à qui na ni qualité, ni titres, ni richesses ? Cest le raisonnement de certains nigauds, dont malheureusement il y a un très grand nombre dans le siècle où nous sommes ; cest celui de ces gens, que lorgueil, lamour-propre, le caprice et limbécilité, conduisent dans toutes les actions de leur vie ; de ces gens qui se croiraient déshonorés, sils osaient regarder comme amis, des personnes qui nauraient dautres titres que la vertu, la candeur et la droiture. Doù vient ? cest quavec ces seules qualités elles les font rougir intérieurement de la bassesse de leurs sentiments. Cependant cest une partie de ces gens que tu frondes avec tant de liberté, qui vont être 68tes juges ; mais des juges dautant plus rigoureux, que le titre que tu oses prendre semble exiger que tu nouvres la bouche que pour dire des saillies. Tu nétais point obligée davoir de lesprit ; on va ten demander.

Je fus interrompue dans mes réflexions par un bruit de pétard, qui fit partir de mon feu une prodigieuse quantité détincelles. Je reculais précipitamment mon fauteuil, lorsque je vis sortir du milieu des flammes un petit homme de feu, qui paraissait dun brillant à éblouir. Cet homme se mit à sauter et à gambader dune si grande force, que je me sentis saisie de frayeur. Mon premier mouvement fut de fuir. Mais il me prit un tremblement si universel, que mes jambes me refusèrent le service. Je suis naturellement poltronne ; je lavoue, dautant plus volontiers, que je ne suis pas faite pour me parer de cette audace qui ne convient quà des guerriers.

Cependant le petit effronté renversait tout dans mon cabinet. Il saperçut du trouble quil me causait, et se plut à laugmenter par mille nouvelles espiègleries : puis, dun saut léger, vint se mettre à califourchon sur mon cou2. Ah ! grand dieu, mécriai-je, excitée par un redoublement de frayeur, délivrez-moi de cet esprit infernal : car je le pris dabord pour un démon des plus malins ; ce qui le fit éclater de rire. Éloignée de limiter, je disais intérieurement toutes les prières et les oremus3 que je sais par cœur. Je crois même que, pour tâcher de men débarrasser, jy joignis quelques invocations, en tenant toujours mes deux mains sur mon visage ; il est vrai que je regardais au travers de mes doigts ce que deviendrait cet homme de feu, ou ce démon ; je craignais quil ne mît tout en cendre. Excédée de sa vivacité, jétais prête à mévanouir, quand je le vis sapprocher de ma table, où, après avoir jeté tout ce qui était dessus, il posa un grand rouleau de papier, quil déploya, et arrangea avec beaucoup dattention. Lorsque je le vis tranquille, je fis un effort sur moi-même, afin de lui montrer plus de hardiesse et de fermeté, et lui dis dun ton qui peignait encore mieux le trouble où jétais, mais que je crus néanmoins fort imposant, je lui dis donc : Esprit malin, je te conjure de la part du grand Dieu vivant, qui est mon maître et le tien, de 69me dire qui tu es, et par quelle audace tu prends plaisir à mépouvanter par tes feux et la rapidité de tes mouvements.

Leffort que je fis pour exprimer ce peu de mots, moccasionna une sueur froide, qui mempêcha de continuer ; jattendis la réponse de ce lutin avec une inquiétude extrême ; je craignais horriblement ses accolades ; heureusement quil prit enfin pitié de la peine où il me voyait.

Tranquillise-toi, dit lhomme de feu ; je suis un salamandre4, qui, éloigné de chercher à te nuire, na dautre intention que celle de te donner des conseils qui puissent têtre utiles5. Tu ne dois pas ignorer que le feu est lélément qui nous est destiné, et dans lequel nous vivons6 ; cest ce qui fait que nous ne pouvons-nous montrer quen voltigeant sans cesse. Mais toi, qui depuis longtemps est occupée à létude des sciences, ne devrais-tu pas être dégagée des faiblesses de ton sexe ? Pourquoi donc ma présence ta-t-elle si fort intimidée ? Tu dois me connaître par les relations que quantité de philosophes ont insérées dans leurs écrits sur les qualités des différents génies. Cela est vrai, repris-je, rassurée par ces paroles ; mais est-on maître du premier mouvement ? Dailleurs, je tavoue quil me fallait cette aventure pour me faire croire aux génies ; je sais quil est très rare quils daignent se communiquer aux faibles mortels, et ne puis concevoir par quel bonheur jai pu mériter une telle faveur ; tu viens de dissiper mes craintes ; achève de minstruire ; je suis disposée à tentendre tranquillement, pourvu néanmoins que tu puisses modérer un peu ta vivacité.

Jy consens, dit le salamandre. Apprends donc que le hasard a mis dans ton feu un bois qui my a attiré : jai été témoin de tes inquiétudes ; elles ont excité ma pitié, et mont fait sortir de mon élément, afin de taider de mes conseils, et commencer à te donner des marques de ma protection. Premièrement, je tavertis de ne te point offenser, si messieurs les beaux esprits prennent la peine de blâmer la hardiesse que 70tu as déjà prise de tannoncer pour auteur ; ces grands génies honorent toujours ceux dont ils ont la bonté de médire ; sois donc bien persuadée quil ny a que la gloire dêtre critiquée qui puisse contribuer aux heureux succès de tes ouvrages ; tu ne dois pas non plus tinquiéter sils manquent de ces comparaisons brillantes, de ces métaphores hardies, de ces ornements empruntés, de ces phrases à la mode ; en un mot de ce bel esprit si envié, si recherché, puisquil est presque aussi ridicule dy prétendre, que difficile dy atteindre. Suis naturellement le feu de ton imagination, sans te rebuter et sans tembarrasser des jugements de certains censeurs peu accoutumés à applaudir ce qui nest pas sorti de leurs plumes. Les esprits bornés ne se doutent jamais de lintention dun auteur : ceux qui sont trop vifs lexagèrent toujours ; ils veulent trouver des allégories auxquelles on na point pensé. Il ny a que les personnes de bon sens qui saisissent avec justesse le point de vue que lauteur sest proposé. Ton intention doit être dinstruire en amusant : suis exactement ce projet ; cest le seul moyen par lequel tu puisses acquérir de la gloire et de la réputation.

Mon salamandre nen dit pas davantage ; il rentra dans mon feu, et me laissa livrée à de nouvelles réflexions. Je conclus dabord quil fallait que je me fusse endormie sur mon fauteuil, et que tout ce que je venais de voir et dentendre nétait que leffet dun songe, produit par mon imagination et échauffé par mes inquiétudes.

Mais quel nouveau phénomène se présente à mes yeux ? je ny puis rien comprendre. Tout est renversé dans mon cabinet ; jy vois ce même rouleau de papier, que je ne connais pas pour être à moi ; je commence à douter si je ne suis point encore endormie ; je me frotte les yeux, je bois un grand verre deau ; rien ne se dissipe. Je nai jamais été somnambule, me dis-je en approchant de ma table. Cependant voilà un manuscrit qui mest totalement inconnu ; ma porte est bien fermée : qui peut donc lavoir apporté, si ce nest un génie7 ? Voyons ce quil contient. Mais lécriture est tout à fait semblable à la mienne ; alors je le parcours avec rapidité, et je trouve que ce manuscrit contient une histoire fort bien suivie8 : ce ne sont néanmoins que des folies ; mais ces folies me 71paraissent dune espèce assez singulière, pour me donner lenvie den faire part à ceux qui sont curieux de nouveautés.

Je les donne sans y rien changer ; jai seulement retranché plusieurs citations, parce quelles mennuient ; peut-être y trouvera-t-on aussi quelques anecdotes un peu modernes, qui pourraient bien être sorties de ma plume. Cest un privilège quon doit aisément pardonner à un éditeur femelle, qui ne saurait si longtemps laisser parler les autres sans se mêler à la conversation. Cest donc en qualité déditeur, que je dois rendre compte à mon lecteur du plan quon sest proposé dans cet ouvrage, qui a pour titre : Voyages de Milord Céton dans différents Mondes.

Milord Céton, élevé par les soins dun génie du premier ordre, commence ses voyages par la Lune. Ce globe lui fournit dabord une ample matière pour exercer sa curiosité. Cest de ce monde quil nous dépeint ce caractère de frivolité, cet amour de la nouveauté et linconséquence de la conduite des habitants de cette planète, qui, comme lon sait, est sujette à mille variations. De là, il passe dans celle de Mercure, qui noffre à ses yeux quun monde rempli de citoyens qui sacrifient tout à lintérêt et à la fortune. Vénus, petite planète, brillante et pleine de feu, ne renferme que des gens voluptueux et sensibles aux plaisirs ; lamour y règne de toutes parts. Le Soleil, séjour dApollon et des Muses, nous présente un monde de savants. Mars annonce la gloire ; on ny voit que des héros : cest dans cette planète que notre voyageur convient quil sest perfectionné dans lart militaire. La noblesse brille dans Jupiter ; chacun ny est occupé que de ses titres, de sa grandeur et des honneurs qui leur sont dus. Saturne représente cet âge dor, ce bon vieux temps des patriarches ; cest dans ce monde où lon voit régner cette noble simplicité, cette grandeur, cet amour de la vérité, cette obéissance aux lois, et ce respect si légitimement dû aux souverains. Ce monde devrait servir de modèle à tous les autres ; mais malheureusement aucun ne lui ressemble.

Cest là, en peu de mots, tout le plan de cet ouvrage, qui fournit encore plusieurs petites histoires analogues à la façon de penser des habitants des différents mondes où elles arrivent. Je ny ajouterai aucune réflexion, et laisse à mon lecteur le plaisir de promener son imagination aussi loin quil voudra ; je ne prétends point non plus soutenir, ni mefforcer de 72donner du poids à des idées, dans lesquelles lauteur na sans doute eu dautre dessein que celui de faire voir quil ny a point dopinions, si ridicules quelles paraissent aux yeux dun homme sensé, quon ne puisse appuyer de lautorité de quelques philosophes.

Peut-être trouvera-t-on que les matières sérieuses qui sont répandues dans cet ouvrage, nauraient pas dû être traitées avec autant denjouement ; mais quil vous suffise dapprendre, (ami lecteur), quà limitation de Démocrite9, qui riait souvent seul des folies du monde, léditeur, encore loin de vouloir arborer le titre de grave personnage, en fait de même, et vous invite à suivre son exemple : en vous donnant cet ouvrage, il na dautre ambition que celle de vous amuser. Vous remplirez parfaitement son attente, si vous prenez du plaisir à le lire. Si vous y rencontrez quelques malices, peut-être ne vous écarterez-vous pas de lidée de lauteur.

1 « Se dit figurément et familièrement de ce qui est mauvais en son espèce » (Acad., 1762).

2 Cette scène à la fois comique et érotique fait allusion à la croyance, selon laquelle les adeptes de la Cabale acceptent de sunir charnellement aux Salamandres, esprits du feu, pour permettre dacquérir limmortalité, à limitation de lunion du salamandre Oromasis et de Vesta, femme de Noé, qui donna le jour à Zoroastre (Zarathoustra), fondateur de la magie.

3 « Pris du latin, pour dire prière » (Acad., 1765).

4 Lemploi de salamandre au masculin, non attesté par les dictionnaires du xviiie siècle, est en usage dans la littérature cabaliste : « Les Cabalistes appellent Salamandres, les prétendus esprits du feu », (Acad, 1765).

5 Roumier tire les caractéristiques du « Salamandre » mâle de louvrage de H. de L-Montfaucon de Villars, Le Comte de Gabalisou Entretiens sur les sciences secrètes (1670) : « quant aux salamandres, habitants enflammés de la région du feu, ils servent aux philosophes » (Le Comte de Gabalis dans Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, Amsterdam et Paris, Hotel serpente, 1787, t. 34, p. 20)

6 De même : « composés des plus subtiles parties de la sphère du Feu, conglobésées et organisées par laction du feu universel » (Ibid., p. 28).

7 Passage inspiré de LAutre Monde ou les États et empire de la Lune par Cyrano de Bergerac, où le narrateur Dyrcona évoque les conditions mystérieuses dans lesquelles il découvre la relation de voyage du philosophe Cardan.

8 Cliché du manuscrit trouvé. Voir J. Herman et N. Kremer, « Rhétorique des polémiques préfacielles au xviiie siècle », dans L. Albert (éd.), Polémique et rhétorique. De lAntiquité à nos jours, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, « Champs linguistiques », 2010, p. 289-303.

9 Alors quon fait sous les Lumières le procès de Démocrite au nom de la sensibilité, Roumier Robert revendique son patronage. Voir A. Richardot, « Un philosophe au purgatoire des Lumières : Démocrite », Dix-huitième Siècle, no 32, Le rire, (dir.) L. Andries, 2000, p. 197-212.