Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Vérité et Certitude chez Spinoza
- Auteur : Landim Filho (Raul)
- Pages : 11 à 16
- Collection : Les Anciens et les Modernes - Études de philosophie, n° 29
PRÉFACE
Dans la Préface de la Critique de la Raison Pure, Kant définit le dogmatisme en philosophie comme la prétention de la raison à produire des connaissances pures à partir de concepts et de principes sans une critique préalable du pouvoir de la raison elle-même1. Il semble que le procédé dogmatique décrit par Kant peut être appliqué à la démarche philosophique de Spinoza dans l’Éthique. En effet, ce livre commence par un discours sur l’Absolu : à partir de définitions et d’axiomes, les propositions initiales de la première partie de l’Éthique essayent de démontrer que Dieu, défini comme une substance constituée par une infinité d’attributs infinis, existe nécessairement2. Les prémisses de cette thèse sont les définitions, les axiomes et quelques propositions préalablement démontrées. Aucune des étapes de cette démonstration ne comprend une réflexion sur « le pouvoir de la raison ». En effet, ce n’est que dans la seconde partie de l’Éthique, après le discours sur Dieu, que Spinoza analyse la connaissance humaine à partir de la connaissance que Dieu a des choses « […] et partant, quand nous disons que l’Esprit humain perçoit telle ou telle chose, nous ne disons rien d’autre sinon que Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il s’explique par la nature de l’Esprit humain, autrement dit, en tant qu’il constitue l’essence de l’Esprit humain, a telle ou telle idée ; […]3 ». La philosophie de Spinoza, comme nous l’avons déjà signalé, au contraire des philosophies critiques, a comme point de départ un discours sur l’Absolu et, de cette manière, elle semble laisser de côté ce que la réflexion critique considère une condition préliminaire : l’analyse de l’extension et des limites de la raison.
Deux thèses soulignent, encore plus, l’apparence de dogmatisme du système spinoziste : [a] « la vérité est norme d’elle-même4 » ; [b] la méthode 12en philosophie est une réflexion sur l’idée vraie. La première thèse signifie que la recherche d’un critère de vérité est dispensable puisque celui qui possède une idée vraie, sait qu’il la possède, donc l’idée vraie contient, elle-même, son « critère » de vérité. La deuxième thèse signifie que la méthode de recherche de la vérité n´est pas une « voie » pour obtenir la vérité, mais, au contraire, elle suppose l’idée vraie, c’est-à-dire la vérité. En raison de ces thèses, pour Spinoza, la critique de la connaissance n’est pas le point de départ de la philosophie, mais, au contraire, elle s’appuie sur des propositions vraies, préalablement acquises.
Le livre de M. Gleizer essaye de démontrer que le spinozisme n’est pas un dogmatisme. Peut-on justifier cette affirmation ? Comment la rendre plausible, si le fil conducteur des analyses spinozistes sur la question de la connaissance s’appuie sur l’affirmation que la vérité est norme d’elle-même ? En effet, cette affirmation semble négliger quelques problèmes que la critique de la connaissance a considérés comme prioritaires.
Pour justifier son interprétation, M. Gleizer analyse surtout deux questions dans la philosophie de Spinoza : la question de la vérité et la question de la certitude. Ces deux questions sont importantes pour la critique de la connaissance, mais seront-elles aussi pertinentes pour la philosophie spinoziste ?
Dans sa reconstruction de la philosophie de Spinoza, M. Gleizer montre que non seulement ces thèmes ont été analysés dans l’œuvre de Spinoza, ce qu’aucune interprétation peut contester ; mais il montre aussi que ces questions ont une importance décisive pour une compréhension précise du rôle de la théorie de la connaissance dans la structure du système spinoziste, ce que quelques interprètes pourraient mettre en doute.
Ce livre a un fil conducteur et un objectif bien déterminé. Le fil conducteur est la thèse de Spinoza : la vérité est norme d’elle-même ; son objectif est de montrer que la critique spinoziste de la conception cartésienne de l’idée a eu comme conséquence la reformulation de la notion traditionnelle de vérité et de la notion de certitude, qui deviennent des concepts fondamentaux du système spinoziste.
Selon Spinoza, l’idée a deux caractéristiques différentes, mais complémentaires : l’une, c’est la dimension représentative, qui la met en relation avec son objet (ideato), la chose même ; l’autre, c’est la dimension expressive, qui la met en rapport avec un système d’idées.
13Chez Spinoza c’est l’idée qui est le sujet du prédicat « est vraie ». Apparemment l’axiome 6 de l’Éthique I semble reprendre la définition nominale traditionnelle de la vérité, qui la définit comme une correspondance (conformité) entre l’idée et son objet. Ainsi, la vérité est une relation qui comprend un rapport extrinsèque à l’idée. Cet aspect de l’idée vraie caractérise sa fonction représentative. À propos de cet aspect de l’idée, M. Gleizer remarque : « Si la vérité de l’idée vraie était réduite à sa dimension extrinsèque, il semble bien que nous serions contraints d’adopter l’interprétation réaliste de la définition nominale de la vérité, selon laquelle une idée est vraie parce qu’elle s’accorde à son objet. Dans ce cas, c’est l’objet qui rend l’idée vraie, […] ». Mais, la vérité, nous le savons, est norme d’elle-même ou, en d’autres mots, « […] le vrai est à lui-même sa marque et il est aussi celle du faux [verum index sui et falsi]5 ». Ainsi, si l’idée est vraie, elle est conforme à son objet, ce qui empêche que le rapport entre l’idée et son objet soit compris par l’implication suivante : « si l’idée est conforme à son objet, alors elle est vraie ». La conformité de l’idée à son objet est une conséquence de sa vérité ; il s’ensuit que la vérité de l’idée n’est pas une conséquence de sa conformité à son objet. Mais, pourquoi l’idée vraie conviendrait-elle à son objet ?
Comme on le sait, Spinoza a introduit dans son système la notion d’idée adéquate6 pour clarifier et justifier sa notion d’idée vraie. Une idée adéquate est une idée vraie, abstraction faite du rapport extrinsèque de l’idée vraie à son objet. Ainsi, l’adéquation est une propriété intrinsèque à l’idée vraie. Dans une longue et subtile analyse, M. Gleizer réinterprète la fonction de l’idée adéquate dans la genèse du système spinoziste. En raison de cette réinterprétation, il montre que chez Spinoza la vérité a deux aspects complémentaires : [a] la conformité de l’idée à son objet et [b] le système de raisons qui permet de considérer l’idée comme vraie. La thèse de Spinoza serait que les idées vraies conviennent à leurs objets parce qu’elles seraient des idées adéquates : une idée (proposition) serait vraie (décrirait correctement son objet avec ses propriétés), si et seulement si cette idée était dépendante d’un système complet de raisons ou de causes (adéquates) qui justifieraient son affirmation. M. Gleizer avec 14son habituelle clarté formule cette thèse de la manière suivante : « […] une affirmation ne peut être vraie que si elle est liée à un système des raisons qui la justifient. »
Si cette interprétation est correcte, Spinoza n’assume pas une conception réaliste de la vérité. Au contraire, comme remarque M. Gleizer, la conception de la vérité de Spinoza serait semblable à celle de quelques philosophes analytiques qui ont une conception « constructiviste » de la vérité. De manière semblable aux « antiréalistes » contemporains, Spinoza affirme qu’une idée (proposition) ne serait vraie que si on pouvait la justifier par un système adéquat de raisons.
En raison de cette conception de Spinoza, on doit se poser la question : pourquoi l’adéquation, qui est une propriété intrinsèque de l’idée, serait-elle une raison suffisante pour rendre une idée vraie, vu que la conformité à l’objet est une relation extrinsèque à l’idée ?
En répondant à cette question, M. Gleizer montre que la liaison entre « adaequatio » et « convenientia » (entre l’idée adéquate et l’idée vraie) a comme dernier fondement ontologique la substance absolument infinie, constituée par une infinité d’attributs. Les attributs de cette substance produisent leurs modes respectifs selon une même loi causale, c’est-à-dire selon un même ordre et un même enchaînement. Ainsi, la connexion entre l’idée adéquate et l’idée vraie s’appuie sur la thèse que l’ordre de l’enchaînement des idées (c’est-à-dire l’ordre de la déduction entre les idées, que la notion d’adéquation exprime) correspond à l’ordre causal des objets des idées : c’est une même réalité qui s’exprime, par exemple, comme corps, mode de l’attribut Étendue et comme idée, mode de l’attribut Pensée : « […] et, par conséquent, que la substance pensante et la substance étendue sont une seule et même substance, qui se comprend tantôt sous l’un, tantôt sous l’autre attribut. De même aussi une manière [mode] de l’étendue et l’idée de cette manière [mode] sont une seule et même chose, mais exprimée de deux manières [modes] […]7. » Comme remarque M. Gleizer, la conception spinoziste de la vérité montre que ce n’est qu’en raison de la médiation de l’Absolu qu’on peut justifier que nos idées adéquates soient des connaissances des choses elles-mêmes.
L’énoncé de la proposition 43 de l’Éthique II est : « Qui a une idée vraie, en même temps sait qu’il a une idée vraie, et ne peut pas douter de la vérité de la chose. » Cette thèse spinoziste semble montrer que la question 15de la certitude n’est pas pertinente dans le système de Spinoza, puisque si on a une idée vraie, on sait qu’on a une idée vraie. La certitude semble être une conséquence immédiate de la vérité et non pas, évidemment, une voie pour obtenir la vérité. Mais nous avons aussi remarqué que l’Absolu est le fondement de l’idée adéquate et, partant, de l’idée vraie. On peut se demander, alors, s’il est possible de reconnaître la vérité sans connaitre la nature de l’Absolu. Or, la connaissance de l’Absolu n’est pas immédiate. Ainsi, d’un côté, il suffit d’avoir une idée vraie pour avoir la certitude de sa vérité. D’un autre côté, on sait qu’une idée est vraie parce qu’elle est adéquate et on sait qu’elle est adéquate parce qu’on sait que l’Absolu est une substance infinie qui s’exprime par d’infinis attributs infinis qui sont cause de leurs modes respectifs. Ainsi, la certitude, ou la reconnaissance de la vérité, semble dépendre de la reconnaissance de la nature de l’Absolu. Or, cette reconnaissance ne semble pas être immédiate. Quelle serait, alors, la place de la certitude dans le système spinoziste ?
Le chapitre du livre sur la certitude est le plus original et le plus important pour la réinterprétation de la philosophie de Spinoza, puisque c’est dans ce chapitre qu’il sera montré que le spinozisme n’est pas une philosophie dogmatique. En effet, selon M. Gleizer, la théorie de connaissance joue un rôle déterminant dans la reconstruction du système métaphysique de Spinoza.
Comme nous l’avons déjà remarqué, Spinoza affirme : « qui a une idée vraie, sait en même temps qu’il a une idée vraie8. » Mais si on a une idée vraie, aurait-on aussi une certitude bien fondée sur ce savoir ?
Spinoza dans sa théorie de la connaissance distingue l’idée de l’idée de l’idée, le savoir du savoir qu’on sait, c’est-à-dire distingue le savoir du savoir réflexif. À quel niveau se situe la certitude ? Au niveau préréflexif ou réflexif ? L’hypothèse interprétative de M. Gleizer c’est qu’il y a un type de certitude à chaque niveau du savoir.
Dans le chapitre sur la certitude, après de longues et subtiles analyses, M. Gleizer expose une thèse très originale : selon Spinoza, la certitude ne doit pas être comprise comme les philosophes de la conscience habituellement la comprennent, c’est-à-dire comme un état de conscience du sujet pensant. Elle doit être comprise comme une exclusion de droit (et pas seulement de fait) des raisons de douter. Interprétée de cette manière, on retrouve la certitude au niveau préréflexif et aussi au niveau réflexif. M. Gleizer 16reconnaît chez Spinoza trois niveaux de certitude : [a] la certitude naturelle, préréflexive, qui exclut seulement les raisons de douter sur l’objet d’une idée vraie ; [b] la certitude réflexive, qui exclut les raisons de douter sur la nature d’une idée vraie (par exemple, dans le cas où l’on doit démontrer que l’idée de p n’est pas une idée imaginative) et, finalement [c] la certitude métaphysique, fondée sur l’idée adéquate de Dieu, qui exclut le doute sur « le pouvoir de la raison », doute qui s’appuie sur l’ignorance de notre origine. Seule la certitude métaphysique garantit la validité de la raison. Aucune idée ne peut être considérée vraie sans cette certitude. Ainsi, c’est l’idée adéquate de Dieu qui garantit l’objectivité de la connaissance humaine.
Est-il possible d’avoir une idée vraie de Dieu ou, en d’autres mots, peut-on valider la raison ? La recherche de l’Absolu dans la philosophie de Spinoza vise un objectif ayant deux aspects complémentaires : l’un ontologique et l’autre épistémologique. D’un côté, on explique la nature de l’Absolu et, en conséquence, la vraie nature de ses modes qui existent dans la durée ; d’un autre côté, et en même temps, on justifie « le pouvoir de la raison ». Ainsi, la philosophie spinoziste ne peut être considérée comme l’expression réussie d’une conception dogmatique en philosophie, puisque la confiance en la raison y est le résultat d’une réflexion longue et très élaborée.
Cependant, le mérite de cette remarquable interprétation de M. Gleizer ne se résume pas à montrer que la philosophie spinoziste cherche à répondre à des questions chères à la critique de la connaissance. Le livre de M. Gleizer atteste aussi l’actualité de la philosophie de Spinoza. Certitude et Vérité sont des questions que la philosophie contemporaine a essayé d’éclaircir. Les œuvres de L. Wittgenstein, D. Davidson et M. Dummett, par exemple, corroborent cette affirmation. C’est sûr qu’en raison de leurs projets antimétaphysiques, les réflexions des philosophes analytiques laissent dans l’ombre plusieurs aspects qui rejaillissent dans les analyses de Spinoza. Le pouvoir spéculatif du livre de M. Gleizer semble combler ces lacunes et à partir d’une perspective classique contribuer à l’éclaircissement des débats actuels sur la question de la vérité et de la certitude.
Raul Landim Filho
Professeur à l’université Fédérale
de Rio de Janeiro
1 CRP, Préface, B, XXXV.
2 Éth. I, pr. 11.
3 Éth. II, pr. 11, cor.
4 Éth. II, pr. 43, scolie.
5 Spinoza, Œuvres, v. 4, Traité Politique ; Lettres. Traduction Ch. Appuhn. Lettre 76, Réponse à A. Burgh. Paris : Garnier-Flammarion, 1965, p. 343.
6 Éth. II, déf. 4.
7 Éth. II, pr. 7, scolie.
8 Éth. II, pr. 43.
- Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
- ISBN : 978-2-406-05710-9
- EAN : 9782406057109
- ISSN : 2260-8311
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05710-9.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/03/2017
- Langue : Français