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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Vérité et Certitude chez Spinoza
  • Auteur : Landim Filho (Raul)
  • Pages : 11 à 16
  • Collection : Les Anciens et les Modernes - Études de philosophie, n° 29
  • Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
  • EAN : 9782406057109
  • ISBN : 978-2-406-05710-9
  • ISSN : 2260-8311
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05710-9.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2017
  • Langue : Français
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PRÉFACE

Dans la Préface de la Critique de la Raison Pure, Kant définit le dogmatisme en philosophie comme la prétention de la raison à produire des connaissances pures à partir de concepts et de principes sans une critique préalable du pouvoir de la raison elle-même1. Il semble que le procédé dogmatique décrit par Kant peut être appliqué à la démarche philosophique de Spinoza dans lÉthique. En effet, ce livre commence par un discours sur lAbsolu : à partir de définitions et daxiomes, les propositions initiales de la première partie de lÉthique essayent de démontrer que Dieu, défini comme une substance constituée par une infinité dattributs infinis, existe nécessairement2. Les prémisses de cette thèse sont les définitions, les axiomes et quelques propositions préalablement démontrées. Aucune des étapes de cette démonstration ne comprend une réflexion sur « le pouvoir de la raison ». En effet, ce nest que dans la seconde partie de lÉthique, après le discours sur Dieu, que Spinoza analyse la connaissance humaine à partir de la connaissance que Dieu a des choses « [] et partant, quand nous disons que lEsprit humain perçoit telle ou telle chose, nous ne disons rien dautre sinon que Dieu, non en tant quil est infini, mais en tant quil sexplique par la nature de lEsprit humain, autrement dit, en tant quil constitue lessence de lEsprit humain, a telle ou telle idée ; []3 ». La philosophie de Spinoza, comme nous lavons déjà signalé, au contraire des philosophies critiques, a comme point de départ un discours sur lAbsolu et, de cette manière, elle semble laisser de côté ce que la réflexion critique considère une condition préliminaire : lanalyse de lextension et des limites de la raison.

Deux thèses soulignent, encore plus, lapparence de dogmatisme du système spinoziste : [a] « la vérité est norme delle-même4 » ; [b] la méthode 12en philosophie est une réflexion sur lidée vraie. La première thèse signifie que la recherche dun critère de vérité est dispensable puisque celui qui possède une idée vraie, sait quil la possède, donc lidée vraie contient, elle-même, son « critère » de vérité. La deuxième thèse signifie que la méthode de recherche de la vérité n´est pas une « voie » pour obtenir la vérité, mais, au contraire, elle suppose lidée vraie, cest-à-dire la vérité. En raison de ces thèses, pour Spinoza, la critique de la connaissance nest pas le point de départ de la philosophie, mais, au contraire, elle sappuie sur des propositions vraies, préalablement acquises.

Le livre de M. Gleizer essaye de démontrer que le spinozisme nest pas un dogmatisme. Peut-on justifier cette affirmation ? Comment la rendre plausible, si le fil conducteur des analyses spinozistes sur la question de la connaissance sappuie sur laffirmation que la vérité est norme delle-même ? En effet, cette affirmation semble négliger quelques problèmes que la critique de la connaissance a considérés comme prioritaires.

Pour justifier son interprétation, M. Gleizer analyse surtout deux questions dans la philosophie de Spinoza : la question de la vérité et la question de la certitude. Ces deux questions sont importantes pour la critique de la connaissance, mais seront-elles aussi pertinentes pour la philosophie spinoziste ?

Dans sa reconstruction de la philosophie de Spinoza, M. Gleizer montre que non seulement ces thèmes ont été analysés dans lœuvre de Spinoza, ce quaucune interprétation peut contester ; mais il montre aussi que ces questions ont une importance décisive pour une compréhension précise du rôle de la théorie de la connaissance dans la structure du système spinoziste, ce que quelques interprètes pourraient mettre en doute.

Ce livre a un fil conducteur et un objectif bien déterminé. Le fil conducteur est la thèse de Spinoza : la vérité est norme delle-même ; son objectif est de montrer que la critique spinoziste de la conception cartésienne de lidée a eu comme conséquence la reformulation de la notion traditionnelle de vérité et de la notion de certitude, qui deviennent des concepts fondamentaux du système spinoziste.

Selon Spinoza, lidée a deux caractéristiques différentes, mais complémentaires : lune, cest la dimension représentative, qui la met en relation avec son objet (ideato), la chose même ; lautre, cest la dimension expressive, qui la met en rapport avec un système didées.

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Chez Spinoza cest lidée qui est le sujet du prédicat « est vraie ». Apparemment laxiome 6 de lÉthique I semble reprendre la définition nominale traditionnelle de la vérité, qui la définit comme une correspondance (conformité) entre lidée et son objet. Ainsi, la vérité est une relation qui comprend un rapport extrinsèque à lidée. Cet aspect de lidée vraie caractérise sa fonction représentative. À propos de cet aspect de lidée, M. Gleizer remarque : « Si la vérité de lidée vraie était réduite à sa dimension extrinsèque, il semble bien que nous serions contraints dadopter linterprétation réaliste de la définition nominale de la vérité, selon laquelle une idée est vraie parce quelle saccorde à son objet. Dans ce cas, cest lobjet qui rend lidée vraie, [] ». Mais, la vérité, nous le savons, est norme delle-même ou, en dautres mots, « [] le vrai est à lui-même sa marque et il est aussi celle du faux [verum index sui et falsi]5 ». Ainsi, si lidée est vraie, elle est conforme à son objet, ce qui empêche que le rapport entre lidée et son objet soit compris par limplication suivante : « si lidée est conforme à son objet, alors elle est vraie ». La conformité de lidée à son objet est une conséquence de sa vérité ; il sensuit que la vérité de lidée nest pas une conséquence de sa conformité à son objet. Mais, pourquoi lidée vraie conviendrait-elle à son objet ?

Comme on le sait, Spinoza a introduit dans son système la notion didée adéquate6 pour clarifier et justifier sa notion didée vraie. Une idée adéquate est une idée vraie, abstraction faite du rapport extrinsèque de lidée vraie à son objet. Ainsi, ladéquation est une propriété intrinsèque à lidée vraie. Dans une longue et subtile analyse, M. Gleizer réinterprète la fonction de lidée adéquate dans la genèse du système spinoziste. En raison de cette réinterprétation, il montre que chez Spinoza la vérité a deux aspects complémentaires : [a] la conformité de lidée à son objet et [b] le système de raisons qui permet de considérer lidée comme vraie. La thèse de Spinoza serait que les idées vraies conviennent à leurs objets parce quelles seraient des idées adéquates : une idée (proposition) serait vraie (décrirait correctement son objet avec ses propriétés), si et seulement si cette idée était dépendante dun système complet de raisons ou de causes (adéquates) qui justifieraient son affirmation. M. Gleizer avec 14son habituelle clarté formule cette thèse de la manière suivante : « [] une affirmation ne peut être vraie que si elle est liée à un système des raisons qui la justifient. »

Si cette interprétation est correcte, Spinoza nassume pas une conception réaliste de la vérité. Au contraire, comme remarque M. Gleizer, la conception de la vérité de Spinoza serait semblable à celle de quelques philosophes analytiques qui ont une conception « constructiviste » de la vérité. De manière semblable aux « antiréalistes » contemporains, Spinoza affirme quune idée (proposition) ne serait vraie que si on pouvait la justifier par un système adéquat de raisons.

En raison de cette conception de Spinoza, on doit se poser la question : pourquoi ladéquation, qui est une propriété intrinsèque de lidée, serait-elle une raison suffisante pour rendre une idée vraie, vu que la conformité à lobjet est une relation extrinsèque à lidée ?

En répondant à cette question, M. Gleizer montre que la liaison entre « adaequatio » et « convenientia » (entre lidée adéquate et lidée vraie) a comme dernier fondement ontologique la substance absolument infinie, constituée par une infinité dattributs. Les attributs de cette substance produisent leurs modes respectifs selon une même loi causale, cest-à-dire selon un même ordre et un même enchaînement. Ainsi, la connexion entre lidée adéquate et lidée vraie sappuie sur la thèse que lordre de lenchaînement des idées (cest-à-dire lordre de la déduction entre les idées, que la notion dadéquation exprime) correspond à lordre causal des objets des idées : cest une même réalité qui sexprime, par exemple, comme corps, mode de lattribut Étendue et comme idée, mode de lattribut Pensée : « [] et, par conséquent, que la substance pensante et la substance étendue sont une seule et même substance, qui se comprend tantôt sous lun, tantôt sous lautre attribut. De même aussi une manière [mode] de létendue et lidée de cette manière [mode] sont une seule et même chose, mais exprimée de deux manières [modes] []7. » Comme remarque M. Gleizer, la conception spinoziste de la vérité montre que ce nest quen raison de la médiation de lAbsolu quon peut justifier que nos idées adéquates soient des connaissances des choses elles-mêmes.

Lénoncé de la proposition 43 de lÉthique II est : « Qui a une idée vraie, en même temps sait quil a une idée vraie, et ne peut pas douter de la vérité de la chose. » Cette thèse spinoziste semble montrer que la question 15de la certitude nest pas pertinente dans le système de Spinoza, puisque si on a une idée vraie, on sait quon a une idée vraie. La certitude semble être une conséquence immédiate de la vérité et non pas, évidemment, une voie pour obtenir la vérité. Mais nous avons aussi remarqué que lAbsolu est le fondement de lidée adéquate et, partant, de lidée vraie. On peut se demander, alors, sil est possible de reconnaître la vérité sans connaitre la nature de lAbsolu. Or, la connaissance de lAbsolu nest pas immédiate. Ainsi, dun côté, il suffit davoir une idée vraie pour avoir la certitude de sa vérité. Dun autre côté, on sait quune idée est vraie parce quelle est adéquate et on sait quelle est adéquate parce quon sait que lAbsolu est une substance infinie qui sexprime par dinfinis attributs infinis qui sont cause de leurs modes respectifs. Ainsi, la certitude, ou la reconnaissance de la vérité, semble dépendre de la reconnaissance de la nature de lAbsolu. Or, cette reconnaissance ne semble pas être immédiate. Quelle serait, alors, la place de la certitude dans le système spinoziste ?

Le chapitre du livre sur la certitude est le plus original et le plus important pour la réinterprétation de la philosophie de Spinoza, puisque cest dans ce chapitre quil sera montré que le spinozisme nest pas une philosophie dogmatique. En effet, selon M. Gleizer, la théorie de connaissance joue un rôle déterminant dans la reconstruction du système métaphysique de Spinoza.

Comme nous lavons déjà remarqué, Spinoza affirme : « qui a une idée vraie, sait en même temps quil a une idée vraie8. » Mais si on a une idée vraie, aurait-on aussi une certitude bien fondée sur ce savoir ?

Spinoza dans sa théorie de la connaissance distingue lidée de lidée de lidée, le savoir du savoir quon sait, cest-à-dire distingue le savoir du savoir réflexif. À quel niveau se situe la certitude ? Au niveau préréflexif ou réflexif ? Lhypothèse interprétative de M. Gleizer cest quil y a un type de certitude à chaque niveau du savoir.

Dans le chapitre sur la certitude, après de longues et subtiles analyses, M. Gleizer expose une thèse très originale : selon Spinoza, la certitude ne doit pas être comprise comme les philosophes de la conscience habituellement la comprennent, cest-à-dire comme un état de conscience du sujet pensant. Elle doit être comprise comme une exclusion de droit (et pas seulement de fait) des raisons de douter. Interprétée de cette manière, on retrouve la certitude au niveau préréflexif et aussi au niveau réflexif. M. Gleizer 16reconnaît chez Spinoza trois niveaux de certitude : [a] la certitude naturelle, préréflexive, qui exclut seulement les raisons de douter sur lobjet dune idée vraie ; [b] la certitude réflexive, qui exclut les raisons de douter sur la nature dune idée vraie (par exemple, dans le cas où lon doit démontrer que lidée de p nest pas une idée imaginative) et, finalement [c] la certitude métaphysique, fondée sur lidée adéquate de Dieu, qui exclut le doute sur « le pouvoir de la raison », doute qui sappuie sur lignorance de notre origine. Seule la certitude métaphysique garantit la validité de la raison. Aucune idée ne peut être considérée vraie sans cette certitude. Ainsi, cest lidée adéquate de Dieu qui garantit lobjectivité de la connaissance humaine.

Est-il possible davoir une idée vraie de Dieu ou, en dautres mots, peut-on valider la raison ? La recherche de lAbsolu dans la philosophie de Spinoza vise un objectif ayant deux aspects complémentaires : lun ontologique et lautre épistémologique. Dun côté, on explique la nature de lAbsolu et, en conséquence, la vraie nature de ses modes qui existent dans la durée ; dun autre côté, et en même temps, on justifie « le pouvoir de la raison ». Ainsi, la philosophie spinoziste ne peut être considérée comme lexpression réussie dune conception dogmatique en philosophie, puisque la confiance en la raison y est le résultat dune réflexion longue et très élaborée.

Cependant, le mérite de cette remarquable interprétation de M. Gleizer ne se résume pas à montrer que la philosophie spinoziste cherche à répondre à des questions chères à la critique de la connaissance. Le livre de M. Gleizer atteste aussi lactualité de la philosophie de Spinoza. Certitude et Vérité sont des questions que la philosophie contemporaine a essayé déclaircir. Les œuvres de L. Wittgenstein, D. Davidson et M. Dummett, par exemple, corroborent cette affirmation. Cest sûr quen raison de leurs projets antimétaphysiques, les réflexions des philosophes analytiques laissent dans lombre plusieurs aspects qui rejaillissent dans les analyses de Spinoza. Le pouvoir spéculatif du livre de M. Gleizer semble combler ces lacunes et à partir dune perspective classique contribuer à léclaircissement des débats actuels sur la question de la vérité et de la certitude.

Raul Landim Filho

Professeur à luniversité Fédérale
de Rio de Janeiro

1 CRP, Préface, B, XXXV.

2 Éth. I, pr. 11.

3 Éth. II, pr. 11, cor.

4 Éth. II, pr. 43, scolie.

5 Spinoza, Œuvres, v. 4, Traité Politique ; Lettres. Traduction Ch. Appuhn. Lettre 76, Réponse à A. Burgh. Paris : Garnier-Flammarion, 1965, p. 343.

6 Éth. II, déf. 4.

7 Éth. II, pr. 7, scolie.

8 Éth. II, pr. 43.