Préface
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Travail des gens de théâtre
- Auteur : Stirn (Bernard)
- Pages : 11 à 13
- Collection : Rencontres, n° 617
Préface
« Par une fatalité singulière, dans le pays où l’art du théâtre a été porté au plus haut degré de perfection, les acteurs, à qui le public doit le plus noble de ses plaisirs, condamnés par la religion, sont flétris par un préjugé ridicule » écrit Condorcet dans sa Vie de Voltaire. Il fallut bien du temps pour surmonter cet ostracisme envers les gens de théâtre. Au-delà des acteurs, la condamnation morale s’étendait au théâtre lui-même. À la fin de sa vie, Jean Racine ne craignait-il pas, sous les rigueurs de Port-Royal, que le théâtre ne fût un « empoisonneur des âmes » ? Encore en 1916, lorsque le Conseil d’État juge1 que le projet de construction par la ville de Paris du théâtre des Champs-Élysées « n’est pas destiné à assurer un service public ni à pourvoir un objet d’utilité publique », Maurice Hauriou, doyen de la faculté de droit de Toulouse, approuve chaudement cette solution, qu’il commente dans des termes très surprenants pour le lecteur d’aujourd’hui. Il relève ainsi que « le théâtre représente l’inconvénient majeur d’exalter l’imagination, d’habituer les esprits à une vie factice et fictive, au détriment d’une vie sérieuse, et d’exalter les passions de l’amour, lesquelles sont aussi dangereuses que celles du jeu et de l’intempérance ». Aussi le doyen Hauriou se félicite-t-il que le Conseil d’État « condamne la conception qui consisterait à ériger en service public, comme à la période de la décadence romaine, les jeux du cirque ».
Le théâtre avait pourtant de longue date retenu l’attention des autorités politiques et occupé une grande place dans les institutions publiques. Créée par lettres patentes de Louis XIV en 1669, l’Académie royale de musique est l’ancêtre direct de l’Opéra national de Paris. Sa fusion en 1672 avec l’Académie royale de danse, qui existait depuis 1661, met pour toujours le ballet à égalité avec l’opéra dans les activités de l’institution. Exigeante dans son recrutement mais ouverte à tous, l’École de danse 12assure depuis 1713 la qualité de la formation du corps de ballet. Créée en 1713 également, la Caisse de retraites de l’Opéra est, après les Invalides de la Marine, le deuxième régime de retraites institué en France et le premier à avoir servi des pensions à des femmes, les chanteuses et les danseuses de l’Opéra Royal. En 1680, Louis XIV réunit au sein de la Comédie française la troupe de Molière aux comédiens du Marais et de l’Hôtel de Bourgogne. Napoléon rénove son statut par le décret de Moscou de 1812. L’Empereur s’intéressait aussi de près à l’Opéra, à propos duquel il écrivait en 1807 au comte de Rémusat, surintendant des spectacles : « Vous ne devez mettre aucune pièce nouvelle à l’étude sans mon consentement ». Conscient des particularités de l’équilibre financier de l’opéra, il disait à son sujet qu’« il faut jeter l’argent par les fenêtres pour qu’il rentre par les portes ».
Aux préoccupations politiques est venue s’ajouter une évolution des esprits. Elle a conduit le droit à reconnaître au théâtre sa place parmi les services publics. Dès 1923, le Conseil d’État estime que la convention relative à la gestion du théâtre national de l’Opéra-Comique, destinée « à assurer, dans un intérêt général, la qualité artistique ainsi que la continuité de l’exploitation, présente le caractère d’une concession de service public2 ». Après avoir qualifié un théâtre municipal de service public, à condition qu’il assure « un service permanent de représentations théâtrales de qualité3 », il range parmi les services publics le théâtre, « même de simple distraction4 ». Il consacre de manière générale l’existence d’un service public de caractère culturel5.
Si le droit et le théâtre ont pu se rejoindre, un regard complet n’avait pas encore été porté sur les particularités historiques, sociales et juridiques du travail des gens de théâtre. Travailler, à un titre ou à un autre, pour le théâtre est pourtant occuper un emploi qui certes relève pour partie du droit du travail mais qui comporte aussi de fortes singularités. Quel que soit le métier exercé, une forme de communauté réunit les « gens de théâtre » et confère à leur activité une coloration qui lui est propre. Des interrogations très actuelles se font jour, comme l’ont montré les récents débats sur le statut des intermittents du spectacle ou sur les spécificités 13du régime de retraite des danseurs de l’Opéra de Paris. Pour l’avenir, le rôle de l’intelligence artificielle dans le monde du spectacle ouvre des perspectives qui sont porteuses à la fois de richesses et d’inquiétudes. Aussi la belle étude dirigée par Benoît Lopez, maître de conférences à l’Université de Versailles Saint-Quentin, vient-elle fort à propos expliquer et mettre en lumière sous tous ses aspects le travail des gens de théâtre, en retenant une approche très large et diversifiée du sujet.
Large est d’abord le champ de l’ouvrage. Il s’intéresse au théâtre mais aussi à la danse et à l’opéra. Il couvre toutes les professions du spectacle, les artistes comme les machinistes, les intermittents comme les dramaturges. Il aborde l’ensemble des questions, de la santé au travail aux pensions de retraite, des droits d’auteur à la décentralisation culturelle, des politiques publiques à la notoriété et la réputation des artistes.
Large est aussi l’angle de vue, grâce aux regards croisés de juristes, d’historiens, de sociologues et d’acteurs de la culture. Une telle approche décloisonnée donne de multiples informations et ouvre de stimulantes perspectives de réflexion. Elle souligne que le droit est au cœur des sciences sociales et prend toute sa dimension lorsqu’il est appréhendé, au-delà de la technique, par ses liens avec les autres disciplines.
Aussi cet ouvrage intéressera-t-il les amateurs de théâtre, de danse et d’opéra tout comme il apportera aux juristes des pistes d’analyse et de recherche. Mais, pour donner le dernier mot à Victor Hugo, il s’adresse avant tout à « cette immense foule, avide des émotions de l’art, qui inonde chaque soir les théâtres de Paris6 ».
Bernard Stirn
Président de section honoraire au Conseil d’État, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, président d’honneur de l’Opéra national de Paris
- Thème CLIL : 3656 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Théâtre
- ISBN : 978-2-406-16514-9
- EAN : 9782406165149
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16514-9.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/04/2024
- Langue : Français