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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Travail des gens de théâtre
  • Auteur : Stirn (Bernard)
  • Pages : 11 à 13
  • Collection : Rencontres, n° 617
  • Thème CLIL : 3656 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Théâtre
  • EAN : 9782406165149
  • ISBN : 978-2-406-16514-9
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16514-9.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/04/2024
  • Langue : Français
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Préface

« Par une fatalité singulière, dans le pays où lart du théâtre a été porté au plus haut degré de perfection, les acteurs, à qui le public doit le plus noble de ses plaisirs, condamnés par la religion, sont flétris par un préjugé ridicule » écrit Condorcet dans sa Vie de Voltaire. Il fallut bien du temps pour surmonter cet ostracisme envers les gens de théâtre. Au-delà des acteurs, la condamnation morale sétendait au théâtre lui-même. À la fin de sa vie, Jean Racine ne craignait-il pas, sous les rigueurs de Port-Royal, que le théâtre ne fût un « empoisonneur des âmes » ? Encore en 1916, lorsque le Conseil dÉtat juge1 que le projet de construction par la ville de Paris du théâtre des Champs-Élysées « nest pas destiné à assurer un service public ni à pourvoir un objet dutilité publique », Maurice Hauriou, doyen de la faculté de droit de Toulouse, approuve chaudement cette solution, quil commente dans des termes très surprenants pour le lecteur daujourdhui. Il relève ainsi que « le théâtre représente linconvénient majeur dexalter limagination, dhabituer les esprits à une vie factice et fictive, au détriment dune vie sérieuse, et dexalter les passions de lamour, lesquelles sont aussi dangereuses que celles du jeu et de lintempérance ». Aussi le doyen Hauriou se félicite-t-il que le Conseil dÉtat « condamne la conception qui consisterait à ériger en service public, comme à la période de la décadence romaine, les jeux du cirque ».

Le théâtre avait pourtant de longue date retenu lattention des autorités politiques et occupé une grande place dans les institutions publiques. Créée par lettres patentes de Louis XIV en 1669, lAcadémie royale de musique est lancêtre direct de lOpéra national de Paris. Sa fusion en 1672 avec lAcadémie royale de danse, qui existait depuis 1661, met pour toujours le ballet à égalité avec lopéra dans les activités de linstitution. Exigeante dans son recrutement mais ouverte à tous, lÉcole de danse 12assure depuis 1713 la qualité de la formation du corps de ballet. Créée en 1713 également, la Caisse de retraites de lOpéra est, après les Invalides de la Marine, le deuxième régime de retraites institué en France et le premier à avoir servi des pensions à des femmes, les chanteuses et les danseuses de lOpéra Royal. En 1680, Louis XIV réunit au sein de la Comédie française la troupe de Molière aux comédiens du Marais et de lHôtel de Bourgogne. Napoléon rénove son statut par le décret de Moscou de 1812. LEmpereur sintéressait aussi de près à lOpéra, à propos duquel il écrivait en 1807 au comte de Rémusat, surintendant des spectacles : « Vous ne devez mettre aucune pièce nouvelle à létude sans mon consentement ». Conscient des particularités de léquilibre financier de lopéra, il disait à son sujet qu« il faut jeter largent par les fenêtres pour quil rentre par les portes ».

Aux préoccupations politiques est venue sajouter une évolution des esprits. Elle a conduit le droit à reconnaître au théâtre sa place parmi les services publics. Dès 1923, le Conseil dÉtat estime que la convention relative à la gestion du théâtre national de lOpéra-Comique, destinée « à assurer, dans un intérêt général, la qualité artistique ainsi que la continuité de lexploitation, présente le caractère dune concession de service public2 ». Après avoir qualifié un théâtre municipal de service public, à condition quil assure « un service permanent de représentations théâtrales de qualité3 », il range parmi les services publics le théâtre, « même de simple distraction4 ». Il consacre de manière générale lexistence dun service public de caractère culturel5.

Si le droit et le théâtre ont pu se rejoindre, un regard complet navait pas encore été porté sur les particularités historiques, sociales et juridiques du travail des gens de théâtre. Travailler, à un titre ou à un autre, pour le théâtre est pourtant occuper un emploi qui certes relève pour partie du droit du travail mais qui comporte aussi de fortes singularités. Quel que soit le métier exercé, une forme de communauté réunit les « gens de théâtre » et confère à leur activité une coloration qui lui est propre. Des interrogations très actuelles se font jour, comme lont montré les récents débats sur le statut des intermittents du spectacle ou sur les spécificités 13du régime de retraite des danseurs de lOpéra de Paris. Pour lavenir, le rôle de lintelligence artificielle dans le monde du spectacle ouvre des perspectives qui sont porteuses à la fois de richesses et dinquiétudes. Aussi la belle étude dirigée par Benoît Lopez, maître de conférences à lUniversité de Versailles Saint-Quentin, vient-elle fort à propos expliquer et mettre en lumière sous tous ses aspects le travail des gens de théâtre, en retenant une approche très large et diversifiée du sujet.

Large est dabord le champ de louvrage. Il sintéresse au théâtre mais aussi à la danse et à lopéra. Il couvre toutes les professions du spectacle, les artistes comme les machinistes, les intermittents comme les dramaturges. Il aborde lensemble des questions, de la santé au travail aux pensions de retraite, des droits dauteur à la décentralisation culturelle, des politiques publiques à la notoriété et la réputation des artistes.

Large est aussi langle de vue, grâce aux regards croisés de juristes, dhistoriens, de sociologues et dacteurs de la culture. Une telle approche décloisonnée donne de multiples informations et ouvre de stimulantes perspectives de réflexion. Elle souligne que le droit est au cœur des sciences sociales et prend toute sa dimension lorsquil est appréhendé, au-delà de la technique, par ses liens avec les autres disciplines.

Aussi cet ouvrage intéressera-t-il les amateurs de théâtre, de danse et dopéra tout comme il apportera aux juristes des pistes danalyse et de recherche. Mais, pour donner le dernier mot à Victor Hugo, il sadresse avant tout à « cette immense foule, avide des émotions de lart, qui inonde chaque soir les théâtres de Paris6 ».

Bernard Stirn

Président de section honoraire au Conseil dÉtat, secrétaire perpétuel de lAcadémie des sciences morales et politiques, président dhonneur de lOpéra national de Paris

1 CE, 7 avril 1916, Astruc.

2 CE, 27 juillet 1923, Gheusi.

3 CE, 21 janvier 1944, Léoni.

4 CE, 12 juin 1959, syndicat des exploitants de cinématographe de lOranie.

5 CE, 11 mai 1959, Dauphin.

6 Hugo, Victor, préface dHernani, 1830.