Lire l’OM à la lumière des manuscrits glosés d’Ovide Réflexions et exemples tirés des récits d’Achéloüs et sa lutte contre Hercule (OM IX, 1-346)
- Publication type: Book chapter
- Book: Trajectoires textuelles de l’Hercule médiéval. Mythographie, historiographie et au-delà
- Pages: 291 to 310
- Collection: Medieval Literary Research, n° 42
- Series: Ovidiana, n° 3
Lire l’OM à la lumière
des manuscrits glosés d’Ovide
Réflexions et exemples tirés des récits d’Achéloüs
et sa lutte contre Hercule (OM IX, 1-346)
L’OM a la particularité d’être, dans un premier temps, la traduction d’un texte latin, les Métamorphoses. En d’autres termes, on connaît a priori l’œuvre qui a servi de modèle principal à l’auteur français, et dont ce dernier a également repris le canevas narratif principal pour sa biographie d’Hercule. Considérons, à titre d’exemple, le début du livre IX des Métamorphoses d’Ovide, qui s’ouvre sur une question au discours indirect, posée au dieu-fleuve Achéloüs par Thésée : Quae gemitus truncaeque deo Neptunius heros / Causa rogat frontis (« Quelle est la cause de ses gémissements et de la mutilation que son front a subie, demande le héros, fils de Neptune1 »). On reconnaît sans peine l’écho de ce passage dans le livre IX de l’adaptation française, au moment où Achéloüs est interpelé : Quel cause est qui gesmir le fet / Et pour qu’il a le front desfet / De son cor (OM IX, 12-14). Ce n’est qu’un parmi de nombreux passages où le texte français reprend assez fidèlement le poème latin. L’idée de « connaître le modèle » de l’OM doit toutefois être relativisée, dans la mesure où les Métamorphoses survivent dans environ 500 manuscrits médiévaux et que la question de savoir lequel d’entre eux l’auteur du texte français avait sur sa table de travail reste ouverte jusqu’à ce jour2. Si cette question mérite d’être approfondie davantage, c’est surtout en raison des données textuelles dans l’OM qui ne proviennent pas du texte « reçu » des Métamorphoses, tel que nous le connaissons des éditions modernes, mais qui pourrait émerger des manuscrits médiévaux du 292texte latin. Rappelons à ce propos que bon nombre des manuscrits des Métamorphoses comportent, à côté du texte d’Ovide, des gloses interlinéaires et, parfois, des commentaires marginaux.
Comme des chercheurs avant nous l’ont déjà montré, les gloses et commentaires dans les manuscrits médiévaux d’Ovide contiennent des informations qui se superposent, parfois, à des éléments que l’auteur de l’OM a ajoutés par rapport aux Métamorphoses3. Dans le passage cité supra, la question posée indirectement à Achéloüs est suivie de la précision enquiert et demande / Theseüs (OM IX, 14-15), appelant par son nom le personnage qu’Ovide évoque de façon périphrastique dans l’expression Neptunius heros. Or un grand nombre des manuscrits glosés du texte d’Ovide comportent une note interlinéaire ou marginale à propos de cette périphrase. En voici quelques exemples.
Manuscrits glosés |
Glose à propos de Neptunius heros ( Mét . IX, 2) |
Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, f. 89r Commentaire Vulgate, xiiie siècle, France |
scilicet Theseus , filius Egei, filii Neptuni (en marge gauche) |
Vatican, BAV, Vat. lat. 1479, f. 122r Commentaire composite, xive siècle, France |
Theseus (en interligne) |
Paris, BnF, lat. 8010, f. 111r Commentaire composite dit de « Guillaume de Thiegiis ». xive siècle, France |
Theseus (en interligne) |
Wolfenbüttel, Guelf. 13.10 Aug. 4, f. 75v Commentaire composite (Arnoul d’Orléans et al., plusieurs mains), xiiie-xive siècle, France. |
Theseus filius Egei, filii Neptuni |
Les gloses latines expliquent la tournure choisie par Ovide, en identifiant le personnage, Thésée, dont le nom figure également dans le passage correspondant de l’OM. On pourrait se demander, par conséquent, si l’auteur du texte français avait sous les yeux un manuscrit des Métamorphoses dans lequel figurait déjà une telle glose.
Ce premier cas de figure est, certes, relativement banal. L’auteur de l’OM a aussi pu déduire du contexte narratif de quel personnage il 293s’agissait. Ou bien il a pu acquérir ailleurs le savoir mythologique nécessaire pour ajouter la précision concernant Thésée. L’exemple est néanmoins intéressant dans la mesure où il illustre une technique pratiquée par les commentateurs et adoptée, à son tour, par le translateur, tout en l’adaptant aux besoins de son propre texte : les premiers « glosent », le second remplace certaines tournures d’Ovide qui ne sont peut-être plus compréhensibles sans intermédiaire pour un lecteur médiéval, dans le but de rendre plus accessible à ses contemporains « leur » Ovide. Ce procédé parallèle est intéressant justement lorsque les contenus des gloses et des remplacements respectifs coïncident, voire quand elles sont identiques sur le plan textuel. La récurrence de tels parallèles suggère, sur un plan général, que l’auteur français s’est inspiré de la technique pratiquée par les commentateurs latins et qu’il a peut-être puisé des données concrètes dans un (ou plusieurs) de ces paratextes en rapport avec l’œuvre d’Ovide.
Avant de nous pencher sur quelques autres exemples concrets, il convient de dire quelques mots de plus sur les commentaires latins d’Ovide et le contexte dans lequel ils ont pris leur essor. Les quatre commentaires des Métamorphoses cités ci-dessus ont vu le jour en France, entre la deuxième moitié du xiiie et le début du xive siècle. Ils ont donc peut-être circulé au moment même où l’OM a été rédigé. Ces textes latins s’inscrivent dans une riche tradition de commentaires de l’œuvre ovidienne qui s’est développée à partir de la fin du xiie siècle dans l’Orléanais4, entre autres sous la plume du maître Arnoul d’Orléans, qui est l’auteur d’une série de gloses philologiques (les Glosulae) et d’interprétations allégoriques (les Allegoriae) en rapport avec les Métamorphoses5. Les commentaires de provenance française des xiiie et xive siècles sont des paratextes souvent composites, qui reprennent des éléments à l’œuvre d’Arnoul ainsi qu’à d’autres commentateurs et autorités. Chacun des commentaires cités supra intègre, par exemple, des vers de l’Integumenta Ovidii, poème allégorique à propos des Métamorphoses rédigée probablement en 1234 par Jean de 294Garlande, grammairien anglais actif dans le milieu universitaire parisien6. En d’autres termes, les différents commentaires partagent, entre eux et avec l’OM, la particularité d’intégrer à la fois des éléments explicatifs et des interprétations allégoriques à propos des fables d’Ovide. Deux commentaires, en particulier, ont attiré l’attention des chercheurs travaillant sur les sources de l’OM. C’est, d’un côté, le Commentaire Vulgate des Métamorphoses, rédigé vers 1260, probablement dans l’Orléanais, l’un des paratextes les mieux diffusés en rapport avec les Métamorphoses et dont des éléments survivent dans une trentaine de manuscrits7. De l’autre, c’est le commentaire composite du manuscrit Vat. lat. 1479, rédigé vers le début du xive siècle, peut-être dans l’aire parisienne, qui a été retenu notamment à cause des éléments d’interprétation christianisante présents parmi ses gloses8. Il s’agit, dans les deux cas, des commentaires interlinéaires et marginaux transmis en conjonction avec le texte d’Ovide.
Si aucun des commentaires identifiés jusqu’à ce jour ne permet d’expliquer tous les éléments appartenant à la glose médiévale d’Ovide et intégrés dans l’OM, on suppose tout de même que le traducteur français a travaillé à partir d’un commentaire comparable, et peut-être apparenté, transmis dans un manuscrit des Métamorphoses. Le fait que l’on n’ait pas (encore) pu trouver le modèle de l’OM justifie, par ailleurs, l’intérêt de prendre aussi en considération, à côté du Commentaire Vulgate et du commentaire 295du manuscrit Vat. lat. 1479, d’autres paratextes consignant des contenus semblables, tel le commentaire du manuscrit Paris, BnF, lat. 8010 (dit de Guillaume de Thiegiis), qui reprend, comme le Vat. lat. 1479, des éléments de l’œuvre d’Arnoul d’Orléans et de Jean de Garlande9. Il semble intéressant aussi de considérer, dans le cas où ils présentent des parallèles prometteurs, des textes plus anciens qui anticipent les commentaires de la tradition orléanaise, comme les gloses continues du manuscrit de Munich, Bayerische Staatsbibliothek, clm 4610, d’origine allemande et datant de la fin du xie ou du début du xiie siècle, l’un des plus anciens témoignages de l’étude d’Ovide au Moyen Âge10. En prêtant attention aux différents types d’innovations présents dans un segment du texte français qui suit a priori le texte des Métamorphoses,on peut essayer d’esquisser l’étendue – et les limites – de l’influence de ces paratextes, ainsi que, de manière générale, l’utilité de lire le texte français en regard des manuscrits commentés d’Ovide. Nous proposons de le faire à partir des récits d’Achéloüs portant sur sa lutte contre Hercule, qui ouvrent le livre IX de l’OM.
Une lecture attentive du texte de l’OM fait ressortir de nombreux détails de contenu qui, comme le remplacement de Neptunius heros par Theseüs, apportent des précisions par rapport à Ovide, éventuellement inspirés des gloses latines. On en retrouve d’autres exemples dans le passage cité ci-dessous, qui concerne la réaction moqueuse d’Hercule à l’égard de la métamorphose d’Achéloüs en serpent. Citons d’abord les vers d’Ovide à côté de l’OM, en relevant par des gras les éléments qui nous intéressent11 :
Mét. IX, 66-69 |
OM IX, 161-170 |
risit et inludens nostras Tirynthius artes “ cunarum labor est angues superare mearum ” dixit, “et ut uincas alios, Acheloe, dracones, pars quota Lernaeae serpens eris unus echidnae ? |
Quant Herculés vit ma boisdie, Ne se pot tenir qu’il n’en rie. En riant dist : « Moult petit pris Ta boisdie. J’ai bien apris A plus fiers serpens sormonter. |
296
« Le héros de Tirynthe se mit à rire et, se moquant de mes artifices : “C’est un exploit de mon berceau, dit-il, de dompter des serpents ; quand tu l’emporterais sur les autres dragons, combien en faudrait-il comme toi, Achéloüs, pour égaler le serpent de Lerne né d’Échidna ? […]” » |
Je poi par mon esfors donter Les serpens felons et hideuz Que ma marrastre envoia deuz A mon berçuel pour moi ocirre. Je poi bien l’Idre desconfire […] |
L’extrait réunit une série d’éléments que l’auteur de l’OM a modifiés, pour lesquels on retrouve des précisions identiques ou comparables dans les commentaires au passage latin correspondant.
–Le premier concerne une transposition tout à fait analogue à l’exemple concernant Thésée évoqué précédemment : Tirynthius (« le Tirynthien ») (Mét. IX, 66) est rendu par le nom Herculés (OM IX, 161). Dans l’essentiel des commentaires cités supra, l’appellation a été résolue de la même manière : les manuscrits Vat. lat. 1479 et lat. 8010 comportent une simple glose interlinéaire Hercules noté au-dessus de Tirynthius12 ; le Commentaire Vulgate précise qu’il s’agit d’Hercules, a Tirinto opido13. Cette précision ne témoigne certes pas nécessairement d’un rapport direct avec une glose particulière. Elle reflète toutefois l’un des principes d’écriture de l’auteur – sa tendance à résoudre les appellations périphrastiques – qui coïncide avec la pratique des glossateurs dans les manuscrits latins, qu’il avait peut-être sous les yeux.
–Au vers suivant d’Ovide, Hercule mentionne que « c’est un exploit de mon berceau […] de dompter des serpents ». L’auteur de l’OM ajoute quelques précisions à propos de l’épisode en question : il spécifie qu’il s’agit des deuz serpents que sa marrastreenvoia à son berceau afin de le tuer. Plusieurs commentaires comportent, à l’endroit correspondant, une glose avec un résumé de l’épisode qui fournit des informations mythologiques où l’auteur de l’OM a pu glaner ce qu’il a ajouté. Citons-en ici deux, la première provenant de l’ancien commentaire du manuscrit clm 4610, la seconde du commentaire composite du manuscrit Vat. lat. 1479, se rapportant au vers 67 du livre IX des Métamorphoses14 :
297Quando Hercules [ adhuc erat ] in cunis, Iuno misit unum serpentem ad dextrum et alium ad sinistrum latus eius, ut eum interficerent , sed Hercules ambos strangulauit.
« Quand Hercule était encore au berceau, Junon envoya un serpent à son côté droit et un autre à sa gauche afin de le tuer, mais Hercule les étrangla tous les deux. »
[…]Iuno, volens scire quis esset filius Iovis de duobus quos peperit Almena, misit duos serpentes illis. Yphius, visis serpentibus, cepit clamare ; Hercules, qui filius Iovis erat, accepit serpentes et interfecit.
« Junon, voulant savoir lequel des deux fils enfantés par Alcmène était le fils de Jupiter, leur envoya deux serpents. Iphitus, à la vue des serpents, se mit à crier ; Hercule, qui était le fils de Jupiter, attrapa les serpents et les tua. »
Ni l’un ni l’autre de ces commentaires ne comporte la formulation exacte qu’on retrouve dans l’OM. Le manuscrit Vat. lat. 1479 fournit, en outre, des informations relatives à l’épisode mythologique en question qui ne sont pas présentes dans l’OM, notamment à propos du demi-frère jumeau d’Hercule. Il insiste aussi sur d’autres détails, spécifiant que c’est pour déterminer lequel des nourrissons est le fils de Jupiter, et non pour tuer Hercule, que Junon envoie les serpents. Les parallèles entre les gloses latines et la traduction française résident ici non pas dans la présentation formelle des détails, mais dans le fond même de l’anecdote. C’est la présence d’une telle glose, fournissant l’information à cet endroit précis, qui a pu inspirer l’auteur du texte d’ajouter à son tour des précisions dans le passage correspondant de son texte.
–Comme troisième élément, la périphrase ovidienne Lernaeae serpens […] Echidnae (Mét. IX, 69) est « résolu » dans l’OM par l’indication du nom de la créature en question, l’idre, donnée que l’auteur a pu trouver pareillement dans plusieurs commentaires. L’ancien commentaire du manuscrit clm 4610, par exemple, fournit l’identité du monstre en une phrase périphrastique : Idra est proprium nomen illius serpentis, quem Hercules interfecit in Lerna palude[…]15. Les Glosulae d’Arnoul d’Orléans comportent une glose à propos des alios (dracones) d’Ovide (Mét. IX, 69), précisant simplement abidra, et le Commentaire Vulgate ajoute une note en rapport au vers concerné qui mentionne l’allusion à l’épisode en question par Ovide : Hic intermiscet de capitibus ydre multiplicatis indomite […] (« Ici, il s’attarde sur les têtes de l’hydre indomptée qui se multipliaient »)16.
298De telles précisions d’ordre mythologique parsèment l’ensemble de l’OM. Ils montrent une certaine tendance de notre traducteur à « appeler les choses par leur nom », faisant appel à des informations qui figurent, très souvent, aussi dans les manuscrits glosés d’Ovide. Il importe de souligner, à nouveau, que l’auteur français a pu trouver les données en question « n’importe où ». L’intérêt d’étudier les innovations plus spécifiquement à la lumière des manuscrits glosés d’Ovide découle de l’idée que l’auteur français travaillait sur la base d’un manuscrit des Métamorphoses, du fait qu’une multitude des témoins circulant en France à son époque contenaient des gloses, et du constat que des ajouts du même type figurent souvent aux mêmes endroits dans ces manuscrits.
À côté des éléments qui relèvent de la glose au sens strict, l’OM partage avec certains commentaires d’Ovide la tendance à ajouter de petits résumés des mythes ovidiens à des endroits spécifiques du texte. Aux points de transition entre les différentes fables, l’auteur de l’OM reprend souvent les contenus du récit qu’il vient de terminer. Certains de ces résumés servant de transition pourraient s’appuyer sur des données présentes dans les paratextes d’Ovide. On en trouve un exemple aux premiers vers du livre IX de l’OM17, reprenant les contenus des derniers vers du livre VIII selon Ovide, où Achéloüs parle de sa capacité à prendre diverses formes ainsi que de l’absence, quand il prend la forme d’un taureau, de l’une de ses cornes18. Précisons qu’un passage correspondant est présent à son tour au livre VIII de l’OM (VIII, 3511-3518), mais que ce dernier est suivi d’une série d’expositions qui se poursuivent jusqu’au vers 4328, fin du livre VIII. La présence de ces expositions qui se poursuivent pendant quelque huit-cents vers justifie le rappel des contenus de la fable au début du livre IX19 :
Dessus avez oÿ le conte,
Si comme Achiloüs le conte,
Qui serpent ert quant li plaisoit
299Ou riviere ou tor se fesoit,
Mes quant il se muoit en tor,
Il li failloit le destre cor :
Perdu l’avoit en un assault.
Pour le destre cor qui li fault
Souspire et commence a gesmir
Et li cors li prent a fremir.
Quel cause est qui gesmir le fet
Et pour qu’il a le front desfet
De son cor, enquiert et demande
Theseüs. […]
Le conte auquel renvoient ces vers est donc bien présent, chez Ovide comme dans l’OM, à la fin du livre précédent, où Achéloüs parle à la première personne de sa capacité à se transformer. Le rappel de ce conte par le passage cité ici, à la troisième personne, représente cependant une innovation par rapport au modèle ovidien. La présence d’un « résumé de transition » semblable dans le manuscrit Vat. lat. 1479 en tête du livre IX est intéressante à évoquer à cet égard20 :
Partem istam continuabimus supradicte particule sic dicentes : ‘ Ita dixerat Achelous qualiter mutabat se ipsum in diversas figuras, et quando mutabat se in taurum, carebat dextro cornu, et, com hoc dixisset, gemuit ’ . Et tunc Neptunius heros , scilicet Theseus, interrogavit que erat causa gemitus sui et quare cornu suum troncabatur, et tunc incepit Achelous repondere ; in littera continetur.
« Nous continuerons cette partie du petit chapitre ci-dessus de la façon suivante : “Ainsi Achéloüs avait dit qu’il s’était métamorphosé en prenant différentes figures, et quand il se changeait en taureau, il lui manquait la corne droite, et ces mots lui arrachèrent des gémissements.” Et ainsi Neptunius heros (“le héros fils de Neptune”), c’est-à-dire Thésée, lui demanda la cause de ses gémissements et pourquoi sa corne était rompue. Achéloüs commença alors à lui répondre. C’est ce que contient le texte. »
La proximité entre ce résumé et celui de l’OM réside dans le fait qu’ils figurent tous deux en tête du livre IX, qu’ils recourent à un discours à la troisième personne et à certaines constructions semblables (comparer et quando mutabat se in taurum, carebat dextro cornu avec mais quant il se muoit en tor, il li failloit le destre cor), lesquelles soulignent, en outre, un détail commun : la destre cor ou, dans le commentaire latin, dextro cornu. Chez Ovide, en effet, il n’est jamais précisé laquelle des deux cornes 300est arrachée de la tête d’Achéloüs21. Il se peut donc que l’OM intègre certains éléments de résumé mythologique qui représentent un surplus par rapport à Ovide et qui proviennent, comme les gloses individuelles, de la tradition des commentaires. Il serait sans doute intéressant à cet égard de comparer d’autres résumés transitionnels dans l’OM avec les données présentes dans les commentaires, à commencer par celui du manuscrit Vat. lat. 1479, qui comporte un certain nombre d’autres parallèles particulièrement prometteurs.
Ce commentaire a, par ailleurs, la caractéristique intéressante de témoigner de certaines variantes dans le texte principal des Métamorphoses qui convergent avec ce qu’on lit dans l’OM22. Un exemple concret permettra d’illustrer ce point. Nous citons ici l’OM en regard du texte « reçu » d’Ovide. Il s’agit du moment où Achéloüs parle de sa lutte physique contre Hercule :
Mét. IX, 50-54 |
OM IX, 135-142 |
ter sine profectu uoluit nitentia contra reicere Alcides a se mea pectora ; quarto excutit amplexus adductaque bracchia soluit impulsumque manu (certum est mihi uera fateri) protinus auertit tergoque onerosus inhaesit. si qua fides (neque enim ficta mihi gloria uoce quaeritur), imposito pressus mihi monte uidebar. « Trois fois Alcide tente sans succès de rejeter loin de lui ma poitrine qui le presse ; la quatrième fois, il s’arrache de mon étreinte, dénoue mes bras qui l’enlacent et (puisqu’il faut confesser la vérité), me faisant tourner sur moi-même d’une brusque poussée, il s’attache à mon dos de tout son poids. Vous pouvez m’en croire (je ne cherche pas en ce moment à me glorifier par des mensonges), il me semblait que j’avais sur mon une montagne qui m’accablait. » |
Trois fois m’a Herculés requis Que petit a vers moi conquis. A la quarte fois m’embraça Si que les .ii. bras me laça Entre les siens, et si me serre De tel aïr que plus en serre Ne fusse pas, ce m’iere avis, Entre deus roiches. […] |
En comparant les deux passages, on constate que les rôles entre l’attaquant et le défenseur sont diamétralement opposés entre les deux textes. Chez Ovide, Hercule cherche trois fois à repousser Achéloüs qui l’attaque, puis, à la quatrième, il arrive à se dégager de son étreinte. Dans le texte français, en revanche, Hercule est décrit comme l’assaillant, qui cherche trois fois sans succès à prendre le dessus sur Achéloüs, avant qu’il n’arrive à l’attraper entre ses bras. De manière intéressante, le manuscrit Vat. lat. 1479 témoigne d’une version variante de ce passage, qui fait d’Hercule cherchant à rejeter a se mea pectora (avec mea renvoyant à Achéloüs), Hercule cherchant à rejeter a me sua pectora, ce qui brouille le sens des vers concernés23 :
Ter sine profectu voluit luctantia contra
reicere Alcides a me sua pectora ; quarto
excutit amplexus adducta que brachia solvit.
Le passage est, en plus, accompagné d’une note marginale qui propose une interprétation proche de celle que l’on retrouve dans les vers de l’OM24 :
Sine profectu. « Quamvis multociens me voluisset Hercules, regnare non potuit. Ad ultimum vertit se super dorsum meum, et ita me comprimebat ac si esset quidam mons. »
« Sans succès. “Quoiqu’Hercule ait tenté plusieurs fois de m’avoir, il ne put me maîtriser. À la fin il se retourna, en se plaçant sur mon dos, et ainsi il m’opprimait comme s’il était une montagne.” »
Dans la note marginale, comme dans l’OM, Hercule cherche non pas à échapper à l’étreinte d’Achéloüs, mais à prendre le dessus sur lui. Sans aller jusqu’à relever de manière systématique les variantes des vers ovidiens auxquels renvoie la glose dans d’autres manuscrits des Métamorphoses, notons déjà que la variante textuelle (a me sua pectora) n’est présente ni dans le manuscrit Vat. lat. 1598, ni dans le témoin parisien lat. 8010. Elle n’apparaît pas non plus dans la varia lectio des éditions des Métamorphoses par Hugo Magnus ou Richard Tarrant, ce qui suggère qu’elle ne circulait pas encore dans les plus anciens témoins du poème latin25. De manière plus générale, la présence de 302ce cas de figure suggère que le commentaire autant que l’état du texte principal dans le manuscrit Vat. lat. 1479 est potentiellement apparenté à celui de l’OM. D’un point de vue méthodologique, ce cas souligne l’importance de chercher des points de convergence sur le plan des gloses, mais aussi du texte sur lequel elles s’appuient – en soulignant que les deux – texte et gloses – adhèrent potentiellement à deux traditions séparées26.
À côté des gloses, résumés et modifications concernant les contenus mythologiques d’Ovide, il convient aussi de commenter les éléments qui relèvent de l’exposition. Comme nous l’avons noté supra, certains commentaires partagent avec l’OM la particularité de fournir des interprétations allégoriques à propos des mythes d’Ovide. Or la recherche de contenus exégétiques identiques entre les paratextes et la translation aboutit souvent à des résultats mitigés. Les éléments d’exégèse à propos de la rencontre entre Hercule et Achéloüs sont bien représentatifs de cet état de fait. L’épisode fait l’objet d’une exposition dans plusieurs commentaires d’Ovide. Nous en citons deux – d’après le manuscrit parisien lat. 8010 et le Vat. lat. 1598 (Commentaire Vulgate) – dont les contenus sont apparentés :
Paris, BnF, lat. 8010, f. 112v
Hercules monstra extirpans pro Deyanira cum Acheloo pugnans ei cornu dicitur fregisse. Deyanira dicitur quasi ‘ dei amnis ira ’ pro qua Deyanira, id est pro qua dei amnis ira Achelous enim ad eo creverat, quasi iratus, quod totam terram adjacentem occupaverat. Hercules pugnans ut advertere a frugibus amnis incrementum, sed Achelous in serpentem se mutavit, id est tortuose incessit quod 27 quem Hercules fere desiccavit. Postea se Achelous in taurum vertit, id est in duos rivulos fluxit, sed Hercules alterium desiccavit, unde fingitur ei unum cornu fregisse quod sacratum fuit copie. Nam terra illa redditur copiosa quam prius occupaverat aqua.
« On dit qu’Hercule, exterminant des monstres, luttant à cause de Déjanire contre Achéloüs, a rompu une corne à ce dernier. On dit que Déjanire est comme dei amnis ira (“la colère du dieu fleuve”). Pour cette Déjanire, c’est-à-dire pour “la colère du dieu fleuve”, Achéloüs s’efforçait d’occuper toute la terre environnante. Hercule lutta pour détourner l’accroissement du fleuve des cultures, alors qu’Achéloüs se transforma d’abord en serpent, c’est-à-dire se rendit tortueux, lorsqu’Hercule voulut l’assécher. Après quoi Achéloüs se 303changea en taureau, c’est-à-dire se mit à dériver par divers ruisseaux28. Mais finalement, Hercule l’assécha entièrement. Ainsi on imagine qu’il lui rompit celle de ses deux cornes qui était consacrée à l’Abondance, car la fertilité fut rendue à cette terre auparavant occupée par l’eau. »
Commentaire Vulgate Ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, f. 90v
Sic innuit actor quomodo deberet hoc exponi : per Herculem virum sapientem intelligimus qui contra Acheloum dimicans pro Deianira eum superavit, id est fluxum Acheloi fluvii nocivum mutavit in melius. Deianira siquidem quasi dei amnis ita dicitur per quam accipimus iniqum fluxum fluminis – crescebat enim sic quod terram adiacentem occupabat. Hercules autem a parte occupate terre ponebat obstacula. Achelous inde tumens alicubi derivabat et per impetum tortuose defluebat velud anguis, unde fictum est quod mutatus est in anguem. Tandem de se duos fecit rivulos Achelous cornibus tauri similes influendo, unde dictus est mutatus fuisse in taurum. Tandem Hercules viriliter resistens riuvlum a parte terre fluentem desiccavit et reddita est terra fertilis, quod innuit Ovidius fingens cornu fractum consecratum fuisse copie. Et ita cognoscitur moralis esse ista mutatio vel naturalis.
« L’auteur suggère ainsi comment cela devrait être expliqué : nous comprenons par Hercule l’homme savant qui, luttant au sujet de Déjanire contre Achéloüs, surmonte ce dernier, c’est-à-dire il change le flux nocif du fleuve Achéloüs en l’améliorant. Déjanire est, dit-on, par conséquent, comme dei amnis ira (“la colère du dieu fleuve”) et par elle nous comprenons le flux inégal du fleuve – il croissait en effet pour occuper toute la terre adjacente. Cependant, Hercule posa un obstacle sur les terres occupées. Ainsi Achéloüs, en se gonflant, dérivait ailleurs et découlait avec impétuosité, se faisant tortueux comme un serpent : c’est pourquoi on imagine qu’il a été mué en serpent. Finalement, Achéloüs faisait de lui-même deux ruisseaux, comme s’il coulait dans les deux cornes d’un taureau, c’est pourquoi on dit qu’il a été transformé en taureau. Finalement Hercule, résistant virilement, a asséché le ruisseau qui coulait par les terres, et la terre a été rendue fertile à nouveau. C’est ce qu’Ovide suggère imaginant que la corne rompue a été consacrée à l’Abondance. Et ainsi on reconnaît que cette mutation est morale, ou naturelle. »
Au fond, les deux interprétations se basent sur les mêmes correspondances : Déjanire est étymologisée en dei amnis ira, « la colère du dieu fleuve », qui fait que l’Achéloüs (en tant que fleuve) dévie de son cours, se rendant sinueux (comme un serpent), dérivant par deux ruisseaux (rapprochés des deux cornes du taureau). Hercule, en bon héros civilisateur, s’en rend maître, en asséchant l’un des deux cours d’eau (comme il rompt l’une des cornes du taureau), ce qui fait que les terres environnantes deviennent fertiles à nouveau. Cette interprétation apparaît telle 304quelle dans les Allegoriae d’Arnoul d’Orléans29. En effet, l’extrait du commentaire lat. 8010 est une reprise quasi mot-à-mot de l’interprétation arnoulfienne30. Le Commentaire Vulgate innove, à son tour, sur cette base en introduisant des éléments de valorisation morale. Hercule est qualifié d’« homme savant » qui sait améliorer le « flux nocif » de l’Achéloüs. Si le commentateur Vulgate termine son interprétation en la qualifiant doublement – et ita cognoscitur moralis esse ista mutatio vel naturalis – c’est bien, semble-t-il, parce que l’interprétation arnoulfienne à la base de son interprétation est une allégorie « naturelle », alors que les éléments innovateurs qu’il y ajoute sont d’ordre « moral ».
Compte tenu de sa présence dans différents commentaires dérivés, l’interprétation en question semble avoir été assez diffusée. Elle n’apparaît cependant pas sous cette forme dans les deux expositions à propos de l’épisode que l’on trouve dans l’essentiel des manuscrits de l’OM31. On peut à cet endroit rappeler les deux, afin de souligner les divergences, mais aussi les parallèles ténus avec les données dans les commentaires :
–La première exposition de l’épisode dans l’OM, qualifiée de sentence et alegorie (OM IX, 233), fait de la lutte entre Hercule et Achéloüs pour Déjanire une abstraction théologique, jointe à un message édifiant : Dieu (Hercule) vainc le monde (Achéloüs) qui, avec la chair et le diable, cherche à s’emparer de l’âme (Déjanire) – et il nous apprend à les vaincre à notre tour. Les différentes métamorphoses d’Achéloüs deviennent des caractéristiques ou attributs négatifs associés au monde : ce dernier est perpétuellement changeant et instable (comme l’eau), il abrite des malices et des déceptions (comme le serpent) et il est associé à l’orgueil (comme le taureau). 305–On pourrait proposer de voir un point de convergence entre cette allégorie et l’exposition du commentaire Vulgate dans l’idée de la muableté du monde (OM) et l’iniquum fluxum (Commentaire Vulgate) du fleuve, qualités négatives qui sont communément associées à l’image du monde – et cela de manière très courante. Mais on cherche en vain dans les commentaires latins à propos du mythe en question des traces des concepts abstraits qui interagissent dans l’allégorie du texte vernaculaire.
–La seconde exposition, désignée comme estoire (OM IX, 325), représente une lecture historicisée du mythe. Achéloüs est un riche duc de Calidoine, qui lutte contre Hercule pour la main de Déjanire. Ses métamorphoses renvoient aux différentes situations où Hercule le vainc : ce dernier le surmonte en bataille navale et terrestre (~ en forme aquatique et serpentine), avant qu’Achéloüs ne se mette en une tour, qu’Hercule brûle et détruit (~ en forme de taureau, auquel Hercule brise une corne). La terre environnante est fertile depuis, grâce à la rivière qui parcourt le paysage. À part le fait qu’elle se termine, comme les interprétations dans les commentaires, par un fleuve qui rend fécondes les terres, cette lecture n’a à son tour rien de commun avec les expositions proposées dans les paratextes latins. L’une des correspondances entre mythe et histoire dans l’OM suggère en outre que l’interprétation pourrait relever de la plume du translateur plutôt que des commentaires : la métamorphose d’Achéloüs en forme de taureau semble s’appuyer primairement sur la ressemblance formelle, voire l’homographie, entre to(u)r « taureau », tour « tour », et peut-être accessoirement cor « corne ». Achéloüs dit, dans le contexte de la fable, qu’il se mua en un fier tour (OM IX, 185) ; dans l’estoire, il Se mist en une soie tour (338). L’Achéloüs de la fable voit son destre cor enfrait (192), comme celui de l’histoire voit sa tour enfraite (341). L’estoire en question se construit sur la base de tels parallélismes, dont on peut supposer (en l’absence d’un éventuel commentaire, encore inconnu à ce jour, qui ferait un lien entre taurus-turris) qu’ils ont pu être forgés par l’auteur français.
Le translateur aurait-il donc « inventé » l’essentiel des interprétations ultérieures à propos d’Achéloüs ? Avant de statuer, il convient d’ajouter quelques mots supplémentaires à propos des données dans les commentaires, en regardant au-delà du passage sur Achéloüs. Considérons, par exemple, que le Commentaire Vulgate intègre en 306rapport avec une autre fable (au livre III, à propos des trois filles de Cadmus), une interprétation allégorique qui reprend les mêmes concepts théologiques qui apparaissent dans l’allégorie à propos d’Achéloüs selon l’OM, parlant des Troi requerour trop doutable / – La char, le monde et le diable (IX, 237-238) qui veulent prendre l’âme. Nous nous contentons ici de citer un extrait de l’interprétation de l’épisode au livre III des Métamorphoses, afin de souligner les concepts parallèles32 :
Per hoc siquidem tria deperit anima , [ … ] scilicet miseria quam generat nobis caro et rerum etiam mundanarum ignorancia et demonis insania [ … ] .
« Par ces trois choses, l’âme meurt […] à savoir la misère que provoque notre chair et l’ignorance des choses de ce monde et la folie des démons […]. »
Les éléments en question n’apparaissent certes pas en conjonction avec les trois métamorphoses d’Achéloüs, mais bien dans le contexte d’un autre mythe impliquant une « série ternaire » (trois personnages, en l’occurrence). On pourrait suggérer, par conséquent, que l’auteur du texte français forgeait ses interprétations en recourant à certains éléments de discours qui circulaient déjà dans les commentaires, et qu’il a assemblés ensuite selon son gré, en une sorte de bricolage exégétique. Les travaux éditoriaux en cours sur le Commentaire Vulgate permettront, à moyen et long terme, de donner une réponse plus nuancée à la question. Il semble toutefois que l’auteur du texte français ait travaillé, pour une partie de ses interprétations, avec une matière qui était déjà en place dans les commentaires d’Ovide.
L’adaptation des contenus ovidiens au contexte culturel et idéologique médiéval ne se fait pas uniquement à travers les expositions, mais également au moyen de petites nuances qui apparaissent sur le plan des fables. C’est sur le plan de ces « ajustements » que se situe éventuellement l’apport principal du translateur français. Nous avons toutefois relevé un passage qui présente des nuances d’ordre idéologico-culturel que l’auteur français aurait pu glaner dans les commentaires. On peut considérer d’abord l’extrait suivant des Métamorphoses à côté du segment correspondant de l’OM, où le lecteur apprend de quelles qualités Hercule se vante lorsqu’il se présente au roi de Calydon et père de Déjanire, en cherchant à l’impressionner :
307
Mét. IX, 14-15 |
OM IX, 61-71 |
Ille Iouem socerum dare se, famamque laborum, et superata suae referebat iussa nouercae. « Lui faisait valoir ses avantages : Jupiter comme beau-père, la gloire de ses travaux et le fait d’être venu à bout des ordres de sa belle-mère. » |
Vantant s’aloit de sa proesce, De son sens et de sa noblesce Herculés qui la vault avoir. […] « Bon rois, dist Herculés li preus, Ses honors ert et ses grans preus Se vous la me donnez a fame. Par tout le mont s’espant la fame De mon pris et de mon barnage. Si sui de moult noble parage, Filz au dieu qui tone et espart. » |
Dans le passage ovidien, Hercule mentionne sa parenté avec Jupiter ainsi que sa gloire et son habileté à accomplir des actes héroïques que lui a ordonnés sa marâtre. Le texte français introduit le segment correspondant par un résumé plus général des qualités du héros : il se vante de sa proesce, son sens et sa noblesce. Ensuite, l’auteur français passe à un discours prononcé à la première personne par Hercule, qui se présente comme un seigneur de noble naissance, puissant et respecté, dont la renommée s’étend par le monde entier. Dans son ensemble, le passage témoigne d’une belle transposition des qualités d’un héros du mythe antique vers celles d’un membre de la noblesse féodale.
Un tel exemple d’acculturation pourrait tout à fait relever de la plume du translateur. Il est intéressant de constater toutefois que le passage en question fait l’objet d’une note marginale dans le Commentaire Vulgate qui offre quelques similitudes33 :
Quattuor commendabilia sunt inquirenda in marito accipiendo, scilicet virtus, forma, prudentia sive eloquentia et nobilitas . Ideo se commendat Hercules de duobus, scilicet nobilitate et virtute : nobilitate, ubi promittit Iovem socerum quod maxima est nobilitas quia deus est ; virtute, ubi dicit iussa noverce superata.
« Quatre qualités louables sont à chercher lorsqu’il est question de prendre un mari, à savoir la vertu, la beauté, la sagacité ou éloquence et la noblesse. Ainsi Hercule fait valoir deux de ces qualités, à savoir la noblesse et la vertu : la noblesse, parce qu’il promet Jupiter comme beau-père, ce qui correspond à la plus grande noblesse car il est un dieu ; et la vertu, parce qu’il dit avoir triomphé des ordres de sa belle-mère. »
308C’est surtout la remarque initiale à propos des différents mérites à rechercher dans un mari potentiel, qui résonne dans les premiers vers cités de l’extrait de l’OM : nobilitas-noblesce ; virtus, dont des nuances sont présentes dans le terme proesce ; et prudentia qui se recoupe avec sens. Les termes ne sont pas entièrement identiques, et les concepts d’origine ne l’étaient pas non plus, mais en les énumérant en début des passages respectifs, le commentateur et le translateur renvoient potentiellement à un même code culturel et commencent leur interprétation du passage par une évocation de qualités abstraites avant de passer aux faits concrets (comme le fait Ovide). Commentaire et traduction ne sont peut-être pas directement liés, mais on peut s’imaginer qu’ils participent d’un même discours sous-jacent.
L’adaptation des contenus ovidiens au contexte culturel médiéval auquel on assiste dans ce passage, et dans l’OM en général, témoigne cependant aussi de divergences nettes avec les commentaires. D’autres passages parlant d’Herculés li preus et des autres protagonistes impliqués dans le segment qui nous occupe sont visiblement ajustés au style poétique des romans médiévaux en vers, faisant apparaître des éléments descriptifs et formulaires qui s’écartent clairement du registre des commentaires latins. Pour en citer un autre exemple illustratif, la simple mention de Déjanire comme pulcherrima virgo chez Ovide (Mét. IX, 9) donne lieu à une longue parenthèse descriptive dans l’OM (IX, 39-50) :
Son cler vis, sa bele façon,
Son front plus luisant que glaçon,
Ses crins blondés, crespés et lons
Qui li batoient aus talons,
Ses iex vairs, ses sorcis vautis,
Son menton bien fait et traitis,
Son biau nez, sa bele bouchete,
Ses dens, ses levres, la fossete
Qu’ele avoit ou menton assise
Ne de l’autre cors la devise
Ne vous porroit langue descrire.
La bele ot non Deÿanire.
On se retrouve devant une description stéréotypée qui conviendrait parfaitement à une demoiselle dans un roman de chevalerie. Un tel portrait « codifié », suivant un schéma prédéfini quant à l’ordre de description des différentes parties du visage34, faisant appel à des 309amplifications et constructions itératives taillées pour remplir le format de l’octosyllabe, ne serait à sa place ni dans les vers d’Ovide, ni dans la glose explicative des clercs qui le lisaient dans les écoles médiévales. De telles descriptions sont récurrentes dans l’OM, de même que d’autres éléments formulaires et procédés stylistiques qui sont répandus de manière générale dans les textes romanesques en vers. Les nombreux prétendants à la main de cette Déjanire-demoiselle, qui Moult fu cortoise et de hault pris (OM IX, 53), sont Maint duc, maint conte, maint princhier / Et maint home de halt parage (OM IX, 56-57). La transposition de la matière ovidienne se fait conjointement à une adaptation à l’horizon d’attente littéraire courtois avec l’ample mise à contribution des réduplications synonymiques et d’autres éléments de remplissage et d’ornement stylistique35.
Dans la mesure où de telles amplifications, « embellissements » et autres ajustements au discours littéraire de l’époque abondent dans l’OM, il est évident que l’auteur français incorpore des données qui ne proviennent pas des commentaires. Ces derniers représentent néanmoins, comme nous avons cherché à l’esquisser dans ce premier tour d’horizon, un point d’entrée propice pour notre compréhension d’un large éventail d’ajouts de différents types dans le texte français. Après tout, les manuscrits commentés des Métamorphoses nous fournissent une strate supplémentaire d’informations, située entre les vers d’Ovide et ceux de l’adaptation en octosyllabes français. Ces données comportent des indices, et potentiellement des éléments déclencheurs ayant motivé certaines modifications opérées par le translateur ; elles sont, en d’autres mots, susceptibles d’éclairer la manière dont le traducteur a travaillé. Des précisions, des ajouts et résumés d’ordre mythologique, même certaines nuances sémantiques qui se manifestent dans l’OM et qui divergent des Métamorphoses telles que nous les connaissons à partir des éditions critiques modernes peuvent s’expliquer quand on les lit en tenant compte des gloses latines médiévales d’Ovide. Les éléments de glose nous aident aussi, ex negativo, à faire le tri des éléments qui sont susceptibles de provenir d’autres contextes. Comme nous le verrons de plus près dans les études de cas suivantes, les paratextes fournissent parfois même des renvois vers d’autres sources dont l’auteur français a pu tirer sa matière 310concrète. Dans cette suite d’études, qui se concentreront sur des passages de l’OM qui innovent de différentes manières par rapport à Ovide, les gloses latines nous serviront à nouveau de point de départ, car elles nous aideront ensuite, selon les cas, à cibler d’autres sources potentielles, d’autres textes qui se trouvent dans un rapport d’interdiscursivité avec l’OM, ou d’autres éléments qui relèvent de la création du translateur.
1 Mét. IX, 1-2. Les traductions des Métamorphoses, ici et dans la suite, sont citées d’après Ovide, Les Métamorphoses, éd. et trad. Lafaye, op. cit. Nous nous sommes permis d’adapter la traduction de Lafaye systématiquement, lorsqu’il y avait un décalage entre l’édition et la traduction citées, et ponctuellement afin de rendre plus littéralement les mots d’Ovide ou pour mieux faire ressortir les parallèles (ou divergences) avec le texte français.
2 Nous avons abordé cette question dans une étude à part, « À la recherche du modèle latin de l’Ovide moralisé. Observations sur les témoins manuscrits des Métamorphoses », Traire de latin et espondre, op. cit., p. 99-131.
3 Voir déjà J. Engels, Études sur l’Ovide Moralisé, thèse Groningen, Wolters, 1943, Demats, Fabula, op. cit., p. 61 sqq.Cf. aussi le chapitre d’I. Salvo García, « Introduction aux sources de l’Ovide moralisé », Ovide Moralisé. Livre I, op. cit., t. 1, p. 193-210.
4 Nous avons déjà parlé de cette tradition dans la première partie de notre travail (cf. supra, p. 113-114). À propos des commentaires d’Ovide originaires de France, voir Coulson, « Ovid’s Metamorphoses in the School Tradition of France », art. cité.
5 On dispose d’une édition des Allegoriae par F. Ghisalberti, « Arnolfo d’Orléans. Un cultore di Ovidio nel secolo xii », Memorie del Reale Istituto lombardo di scienze e lettere, 24:4, 1932, p. 157-234. Une édition partielle des Glosulae (aux livres III, VII-VIII et XI) est disponible dans la thèse doctorale de D. Gura, A Study and Edition of Arnulf of Orléans’s Philological Commentary to the Metamorphoses, thèse Columbus, Ohio State University, 2010. Pour une liste des témoins des Allégoriae, voir Coulson et Roy, Incipitarium Ovidianum, op. cit., entrée no 257 ; pour les témoins des Glosulae, voir ibid., no 419.
6 Ce poème a été à son tour édité par Ghisalberti : Giovanni di Garlandia, Integumenta Ovidii, poemetto inedito del secolo xiii, éd. F. Ghisalberti, Milan, Principato, 1933. Il survit dans quelque vingt témoins, suivant la liste de témoins donnée par Coulson et Roy, Incipitarium Ovidianum, op. cit., entrée no 333.
7 Une partie du commentaire au premier livre des Métamorphoses a été éditée par F. T. Coulson, The « Vulgate » Commentary on Ovid’s Metamorphoses. The Creation Myth and the Story of Orpheus, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1991. À propos des manuscrits du commentaire, voir Coulson, « MSS of the “Vulgate” Commentary on Ovid’s Metamorphoses : A Checklist », Scriptorium, 39:1, 1985, p. 118-129, « MSS of the “Vulgate” Commentary on Ovid’s Metamorphoses : Addendum », Scriptorium, 41:2, 1987, p. 263-264, ainsi que Coulson et Roy, Incipitarium Ovidianum, op. cit., entrée no 421. À propos des allégories dans ce commentaire, voir Coulson, « The Allegories in the Vulgate Commentary », Ovidius explanatus, op. cit., p. 23-38. Comme nous l’avons noté supra, p. 281, n. 7, une édition intégrale de ce commentaire avec traduction française est en préparation sous la direction de Frank Coulson et Piero Andrea Martina. Le premier volume en est déjà paru : Commentaire Vulgate des Métamorphoses d’Ovide. Livres I-V, op. cit. ; le deuxième, contenant le commentaire des livres VI à X, est en cours de finalisation.
8 Voir déjà F. Ghisalberti, « L’Ovidius Moralizatus di Pierre Bersuire », Studi Romanzi,23, 1933, p. 87-89, puis Engels, « Études sur l’Ovide moralisé », art. cité, comme le rappelle aussi Salvo García, « Introduction aux Sources de l’Ovide Moralisé », art. cité, p. 198-199. Renvoyons encore à l’édition et tradition en cours de ce commentaire, dont sont déjà parus les premiers deux volumes : Un commentaire médiéval […], Livres I-V, et Livres VI-X, éd. Ciccone, trad. Possamaï-Pérez, op. cit.
9 Voir F. T. Coulson, « William of Thiegiis and Latin Commentary on the Metamorphoses in Late Medieval France », Vehicles of Transmission, Translation, and Transformation in Medieval Textual Culture, éd. R. Wisnovsky, F. Wallis, J. C. Fumo, and C. Fraenkel, Turnhout, Brepols, 2011, p. 293-311, ainsi que « Ovid’s Metamorphoses in the School Tradition of France », art. cité, p. 71-74.
10 Ce dernier a été édité par R. W. Böckerman, The Bavarian Commentary and Ovid : Clm 4610, the earliest documented commentary on the Metamorphoses, Cambridge, Open Book Publishers, 2020.
11 Nous nous sommes permis d’adapter légèrement la traduction des Métamorphoses par Lafaye, op. cit.
12 Ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1479, f. 122v ; ms. Paris, BnF, lat. 8010, f. 112r.
13 Ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, f. 90r, glose interlinéaire.
14 Le commentaire clm 4610 est cité d’après Böckerman, The Bavarian Commentary and Ovid, op. cit. ;c’est nous qui traduisons. La glose du manuscrit Vat. lat. 1479 est citée d’après Un commentaire médiéval […], éd. Ciccone, trad. Possamaï-Pérez, op. cit., dont nous avons adapté légèrement la traduction. Les gras sont de nous.
15 Glose à Mét. IX, 69, citée d’après Böckerman, The Bavarian Commentary and Ovid, op. cit.
16 La glose d’Arnoul est citée d’après le ms. Munich, BSB, clm 7205, f. 47ra, glose à Mét. IX, 68. Pour le Commentaire Vulgate, voir le ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, f. 90r, marge de gauche.
17 Suivant la segmentation des livres et la numérotation des vers dans notre édition, qui reprend celle introduite par de Boer. Selon les manuscrits, le début du livre IX de l’OM est situé en effet à différents endroits, à savoir notre vers 1, 11 ou 27.
18 Voir le passage en question à la fin du livre VIII chez Ovide : « […] Nam modo, qui nunc sum, uideor, modo flector in anguem, / armenti modo dux uires in cornua sumo, / cornua, dum potui. Nunc pars caret altera telo / frontis, ut ipse uides. » Gemitus sunt uerba secuti. (« […] “En effet, tantôt je suis moi-même et apparais tel, tantôt je deviens serpent, tantôt chef d’un troupeau, je concentre mes forces dans mes cornes, dans mes cornes, tant que j’ai pu le faire. Maintenant, comme tu vois, un côté de mon front est désarmé.” Des gémissements suivent ces mots. ») (Mét. VIII, 881-884).
19 OM IX, 1-14.
20 La glose, qui se trouve au f. 122r et se rapporte à l’incipit du livre IX des Métamorphoses, est citée ici d’après Un commentaire médiéval […], éd. Ciccone, trad. Possamaï-Pérez, op. cit. ; nous adatons légèrement la traduction.
21 Toutefois, il y a un vers ovidien qui précise qu’Hercule a arraché la corne de sa main droite, ce qui a pu conduire à la réinterprétation observée ici : […] rigidum fera dextera cornu, dum tenet, infregit truncaque a fronte reuellit. « […] tandis qu’il tient de sa main droite une de mes cornes, il la brise malgré sa dureté et l’arrache de mon front qu’il mutile. » (Mét. IX, 85-86, trad. adaptée légèrement d’après celle de Lafaye).
22 C’est un constat que nous avons fait dans Endress, « À la recherche du modèle latin de l’Ovide Moralisé », art. cité, en part. p. 117-119.
23 Mét. IX, 50-54, cités d’après le ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1479, f. 122v ; la transcription des vers et les gras sont de nous.
24 La glose latine et sa traduction sont citées d’après Un commentaire médiéval […], éd. Ciccone, trad. Possamaï-Pérez, op. cit., avec de légères modifications apportées à la traduction.
25 Cf. Ovidi Nasonis Metamorphoseon Libri XV, éd. H. Magnus, Berlin, Weidmann, 1914, ainsi que l’éd. Tarrant, où il n’y a pas de variantes à propos des vers IX, 50-51.
26 Voir encore Endress, « À la recherche du modèle latin de l’Ovide Moralisé », art. cité, p. 110, où nous évoquons des exemples de gloses qui accompagnent le texte d’Ovide et citent des lemmes des Métamorphoses, mais en suivant un texte qui diverge de celui figurant dans les manuscrits en question.
27 Ms. vraisemblablement quod, avec une lettre suscrite (a ?) qui a ensuite été rayée.
28 L’explication est elliptique. On la comprend mieux si l’on considère l’interprétation correspondante que donne le Commentaire Vulgate (cité sur cette même page) : Tandem de se duos fecit rivulos Achelous cornibus tauri similes influendo.
29 Elle repose sur une interprétation historicisante bien plus ancienne, que l’on trouve déjà chez Diodore de Sicile, associant la corne rompue d’Achéloüs au canal du fleuve qui aurait été détourné par Hercule (ou Héraclès) (cf. supra, p. 46).
30 Voici interprétation en question, d’après les Allegoriae :Hercules monstra extirpans, pro Deianira cum Acheloo pugnans, ei dicitur cornu fregisse. Deianira quasi dei amnis ira dicitur. Pro qua Deianira, i. pre dei amnis ira, Achelous adeo certaverat quod totam terram adiacentem occupaverat. Hercules pugnans ut averteret a frugibus amnis incrementum, cum prius in serpentem semutaret Achelous i. tortuose se verteret, cum eum Hercules desiccare vellet. Et cum eum desiccavit, postea Achelons se vertit in taurum i. per varios rivulos derivare cepit. Eum tandem Hercules fere desiccavit. Unde fingitur unum de cornibus ei fregisse quod sacratum est Copie, nam terra illa reddida est copiosa quam prius aqua occupaverat (F. Ghisalberti, « Arnolfo d’Orléans. Un cultore di Ovidio nel secolo XII », art. cité, liber IX, § 1).
31 Des composantes apparaissent néanmoins de manière évidente dans une interprétation supplémentaire de l’épisode, commune aux manuscrits de la « rédaction z » du texte. Nous nous arrêterons brièvement sur cette dernière infra, p. 371-372. Voir notre annexe, p. 456-457, pour une transcription de l’extrait.
32 Ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, commentaire en rapport à Mét. III, 707, cité d’après Commentaire Vulgate des Métamorphoses d’Ovide, éd. Coulson et Martina, trad. Martina et Wille, op. cit. ; les gras sont de nous.
33 Ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, f. 89v, commentaire en rapport à Mét. IX 15.
34 Cf. à ce propos E. Faral, Les arts poétiques du xiie et du xiiie siècle : recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen âge, Paris, Champion, 1924, p. 80, et A. Colby, The Portrait in Twelfth-Century French Literature. An Example of the Stylistic Originality of Chrétien de Troyes, Genève, Droz, 1965, p. 23-89.
35 Voir aussi, par exemple, Achéloüs annonçant qu’il racontera son histoire malgré la honte qu’elle suscite en lui, en employant des formules très récurrentes : Tout par ordre le vous dirai, / Ja pour honte ne m’en tairay[var. mentirai] (OM IX, 21-22).
- CLIL theme: 3438 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moyen Age
- ISBN: 978-2-406-15464-8
- EAN: 9782406154648
- ISSN: 2261-0367
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15464-8.p.0291
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-24-2024
- Language: French