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Classiques Garnier

Lire l’OM à la lumière des manuscrits glosés d’Ovide Réflexions et exemples tirés des récits d’Achéloüs et sa lutte contre Hercule (OM IX, 1-346)

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Lire lOM à la lumière
des manuscrits glosés dOvide

Réflexions et exemples tirés des récits dAchéloüs
et sa lutte contre Hercule (OM IX, 1-346)

LOM a la particularité dêtre, dans un premier temps, la traduction dun texte latin, les Métamorphoses. En dautres termes, on connaît a priori lœuvre qui a servi de modèle principal à lauteur français, et dont ce dernier a également repris le canevas narratif principal pour sa biographie dHercule. Considérons, à titre dexemple, le début du livre IX des Métamorphoses dOvide, qui souvre sur une question au discours indirect, posée au dieu-fleuve Achéloüs par Thésée : Quae gemitus truncaeque deo Neptunius heros / Causa rogat frontis (« Quelle est la cause de ses gémissements et de la mutilation que son front a subie, demande le héros, fils de Neptune1 »). On reconnaît sans peine lécho de ce passage dans le livre IX de ladaptation française, au moment où Achéloüs est interpelé : Quel cause est qui gesmir le fet / Et pour quil a le front desfet / De son cor (OM IX, 12-14). Ce nest quun parmi de nombreux passages où le texte français reprend assez fidèlement le poème latin. Lidée de « connaître le modèle » de lOM doit toutefois être relativisée, dans la mesure où les Métamorphoses survivent dans environ 500 manuscrits médiévaux et que la question de savoir lequel dentre eux lauteur du texte français avait sur sa table de travail reste ouverte jusquà ce jour2. Si cette question mérite dêtre approfondie davantage, cest surtout en raison des données textuelles dans lOM qui ne proviennent pas du texte « reçu » des Métamorphoses, tel que nous le connaissons des éditions modernes, mais qui pourrait émerger des manuscrits médiévaux du 292texte latin. Rappelons à ce propos que bon nombre des manuscrits des Métamorphoses comportent, à côté du texte dOvide, des gloses interlinéaires et, parfois, des commentaires marginaux.

Comme des chercheurs avant nous lont déjà montré, les gloses et commentaires dans les manuscrits médiévaux dOvide contiennent des informations qui se superposent, parfois, à des éléments que lauteur de lOM a ajoutés par rapport aux Métamorphoses3. Dans le passage cité supra, la question posée indirectement à Achéloüs est suivie de la précision enquiert et demande / Theseüs (OM IX, 14-15), appelant par son nom le personnage quOvide évoque de façon périphrastique dans lexpression Neptunius heros. Or un grand nombre des manuscrits glosés du texte dOvide comportent une note interlinéaire ou marginale à propos de cette périphrase. En voici quelques exemples.

Manuscrits glosés
des
Métamorphoses

Glose à propos de Neptunius heros ( Mét . IX, 2)

Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, f. 89r

Commentaire Vulgate, xiiie siècle, France

scilicet Theseus , filius Egei, filii Neptuni (en marge gauche)

Vatican, BAV, Vat. lat. 1479, f. 122r

Commentaire composite, xive siècle, France

Theseus (en interligne)

Paris, BnF, lat. 8010, f. 111r

Commentaire composite dit de « Guillaume de Thiegiis ». xive siècle, France

Theseus (en interligne)

Wolfenbüttel, Guelf. 13.10 Aug. 4, f. 75v

Commentaire composite (Arnoul dOrléans et al., plusieurs mains), xiiie-xive siècle, France.

Theseus filius Egei, filii Neptuni
(en interligne)

Les gloses latines expliquent la tournure choisie par Ovide, en identifiant le personnage, Thésée, dont le nom figure également dans le passage correspondant de lOM. On pourrait se demander, par conséquent, si lauteur du texte français avait sous les yeux un manuscrit des Métamorphoses dans lequel figurait déjà une telle glose.

Ce premier cas de figure est, certes, relativement banal. Lauteur de lOM a aussi pu déduire du contexte narratif de quel personnage il 293sagissait. Ou bien il a pu acquérir ailleurs le savoir mythologique nécessaire pour ajouter la précision concernant Thésée. Lexemple est néanmoins intéressant dans la mesure où il illustre une technique pratiquée par les commentateurs et adoptée, à son tour, par le translateur, tout en ladaptant aux besoins de son propre texte : les premiers « glosent », le second remplace certaines tournures dOvide qui ne sont peut-être plus compréhensibles sans intermédiaire pour un lecteur médiéval, dans le but de rendre plus accessible à ses contemporains « leur » Ovide. Ce procédé parallèle est intéressant justement lorsque les contenus des gloses et des remplacements respectifs coïncident, voire quand elles sont identiques sur le plan textuel. La récurrence de tels parallèles suggère, sur un plan général, que lauteur français sest inspiré de la technique pratiquée par les commentateurs latins et quil a peut-être puisé des données concrètes dans un (ou plusieurs) de ces paratextes en rapport avec lœuvre dOvide.

Avant de nous pencher sur quelques autres exemples concrets, il convient de dire quelques mots de plus sur les commentaires latins dOvide et le contexte dans lequel ils ont pris leur essor. Les quatre commentaires des Métamorphoses cités ci-dessus ont vu le jour en France, entre la deuxième moitié du xiiie et le début du xive siècle. Ils ont donc peut-être circulé au moment même où lOM a été rédigé. Ces textes latins sinscrivent dans une riche tradition de commentaires de lœuvre ovidienne qui sest développée à partir de la fin du xiie siècle dans lOrléanais4, entre autres sous la plume du maître Arnoul dOrléans, qui est lauteur dune série de gloses philologiques (les Glosulae) et dinterprétations allégoriques (les Allegoriae) en rapport avec les Métamorphoses5. Les commentaires de provenance française des xiiie et xive siècles sont des paratextes souvent composites, qui reprennent des éléments à lœuvre dArnoul ainsi quà dautres commentateurs et autorités. Chacun des commentaires cités supra intègre, par exemple, des vers de lIntegumenta Ovidii, poème allégorique à propos des Métamorphoses rédigée probablement en 1234 par Jean de 294Garlande, grammairien anglais actif dans le milieu universitaire parisien6. En dautres termes, les différents commentaires partagent, entre eux et avec lOM, la particularité dintégrer à la fois des éléments explicatifs et des interprétations allégoriques à propos des fables dOvide. Deux commentaires, en particulier, ont attiré lattention des chercheurs travaillant sur les sources de lOM. Cest, dun côté, le Commentaire Vulgate des Métamorphoses, rédigé vers 1260, probablement dans lOrléanais, lun des paratextes les mieux diffusés en rapport avec les Métamorphoses et dont des éléments survivent dans une trentaine de manuscrits7. De lautre, cest le commentaire composite du manuscrit Vat. lat. 1479, rédigé vers le début du xive siècle, peut-être dans laire parisienne, qui a été retenu notamment à cause des éléments dinterprétation christianisante présents parmi ses gloses8. Il sagit, dans les deux cas, des commentaires interlinéaires et marginaux transmis en conjonction avec le texte dOvide.

Si aucun des commentaires identifiés jusquà ce jour ne permet dexpliquer tous les éléments appartenant à la glose médiévale dOvide et intégrés dans lOM, on suppose tout de même que le traducteur français a travaillé à partir dun commentaire comparable, et peut-être apparenté, transmis dans un manuscrit des Métamorphoses. Le fait que lon nait pas (encore) pu trouver le modèle de lOM justifie, par ailleurs, lintérêt de prendre aussi en considération, à côté du Commentaire Vulgate et du commentaire 295du manuscrit Vat. lat. 1479, dautres paratextes consignant des contenus semblables, tel le commentaire du manuscrit Paris, BnF, lat. 8010 (dit de Guillaume de Thiegiis), qui reprend, comme le Vat. lat. 1479, des éléments de lœuvre dArnoul dOrléans et de Jean de Garlande9. Il semble intéressant aussi de considérer, dans le cas où ils présentent des parallèles prometteurs, des textes plus anciens qui anticipent les commentaires de la tradition orléanaise, comme les gloses continues du manuscrit de Munich, Bayerische Staatsbibliothek, clm 4610, dorigine allemande et datant de la fin du xie ou du début du xiie siècle, lun des plus anciens témoignages de létude dOvide au Moyen Âge10. En prêtant attention aux différents types dinnovations présents dans un segment du texte français qui suit a priori le texte des Métamorphoses,on peut essayer desquisser létendue – et les limites – de linfluence de ces paratextes, ainsi que, de manière générale, lutilité de lire le texte français en regard des manuscrits commentés dOvide. Nous proposons de le faire à partir des récits dAchéloüs portant sur sa lutte contre Hercule, qui ouvrent le livre IX de lOM.

Une lecture attentive du texte de lOM fait ressortir de nombreux détails de contenu qui, comme le remplacement de Neptunius heros par Theseüs, apportent des précisions par rapport à Ovide, éventuellement inspirés des gloses latines. On en retrouve dautres exemples dans le passage cité ci-dessous, qui concerne la réaction moqueuse dHercule à légard de la métamorphose dAchéloüs en serpent. Citons dabord les vers dOvide à côté de lOM, en relevant par des gras les éléments qui nous intéressent11 :

Mét. IX, 66-69

OM IX, 161-170

risit et inludens nostras Tirynthius artes

cunarum labor est angues superare mearum

dixit, “et ut uincas alios, Acheloe, dracones,

pars quota Lernaeae serpens eris unus echidnae  ?

Quant Herculés vit ma boisdie,

Ne se pot tenir quil nen rie.

En riant dist : « Moult petit pris

Ta boisdie. Jai bien apris

A plus fiers serpens sormonter.

296

« Le héros de Tirynthe se mit à rire et, se moquant de mes artifices : “Cest un exploit de mon berceau, dit-il, de dompter des serpents ; quand tu lemporterais sur les autres dragons, combien en faudrait-il comme toi, Achéloüs, pour égaler le serpent de Lerne né dÉchidna ? []” »

Je poi par mon esfors donter

Les serpens felons et hideuz

Que ma marrastre envoia deuz

A mon berçuel pour moi ocirre.

Je poi bien lIdre desconfire

[]

Lextrait réunit une série déléments que lauteur de lOM a modifiés, pour lesquels on retrouve des précisions identiques ou comparables dans les commentaires au passage latin correspondant.

Le premier concerne une transposition tout à fait analogue à lexemple concernant Thésée évoqué précédemment : Tirynthius (« le Tirynthien ») (Mét. IX, 66) est rendu par le nom Herculés (OM IX, 161). Dans lessentiel des commentaires cités supra, lappellation a été résolue de la même manière : les manuscrits Vat. lat. 1479 et lat. 8010 comportent une simple glose interlinéaire Hercules noté au-dessus de Tirynthius12 ; le Commentaire Vulgate précise quil sagit dHercules, a Tirinto opido13. Cette précision ne témoigne certes pas nécessairement dun rapport direct avec une glose particulière. Elle reflète toutefois lun des principes décriture de lauteur – sa tendance à résoudre les appellations périphrastiques – qui coïncide avec la pratique des glossateurs dans les manuscrits latins, quil avait peut-être sous les yeux.

Au vers suivant dOvide, Hercule mentionne que « cest un exploit de mon berceau [] de dompter des serpents ». Lauteur de lOM ajoute quelques précisions à propos de lépisode en question : il spécifie quil sagit des deuz serpents que sa marrastreenvoia à son berceau afin de le tuer. Plusieurs commentaires comportent, à lendroit correspondant, une glose avec un résumé de lépisode qui fournit des informations mythologiques où lauteur de lOM a pu glaner ce quil a ajouté. Citons-en ici deux, la première provenant de lancien commentaire du manuscrit clm 4610, la seconde du commentaire composite du manuscrit Vat. lat. 1479, se rapportant au vers 67 du livre IX des Métamorphoses14 :

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Quando Hercules [ adhuc erat ] in cunis, Iuno misit unum serpentem ad dextrum et alium ad sinistrum latus eius, ut eum interficerent , sed Hercules ambos strangulauit.

« Quand Hercule était encore au berceau, Junon envoya un serpent à son côté droit et un autre à sa gauche afin de le tuer, mais Hercule les étrangla tous les deux. »

[]Iuno, volens scire quis esset filius Iovis de duobus quos peperit Almena, misit duos serpentes illis. Yphius, visis serpentibus, cepit clamare ; Hercules, qui filius Iovis erat, accepit serpentes et interfecit.

« Junon, voulant savoir lequel des deux fils enfantés par Alcmène était le fils de Jupiter, leur envoya deux serpents. Iphitus, à la vue des serpents, se mit à crier ; Hercule, qui était le fils de Jupiter, attrapa les serpents et les tua. »

Ni lun ni lautre de ces commentaires ne comporte la formulation exacte quon retrouve dans lOM. Le manuscrit Vat. lat. 1479 fournit, en outre, des informations relatives à lépisode mythologique en question qui ne sont pas présentes dans lOM, notamment à propos du demi-frère jumeau dHercule. Il insiste aussi sur dautres détails, spécifiant que cest pour déterminer lequel des nourrissons est le fils de Jupiter, et non pour tuer Hercule, que Junon envoie les serpents. Les parallèles entre les gloses latines et la traduction française résident ici non pas dans la présentation formelle des détails, mais dans le fond même de lanecdote. Cest la présence dune telle glose, fournissant linformation à cet endroit précis, qui a pu inspirer lauteur du texte dajouter à son tour des précisions dans le passage correspondant de son texte.

Comme troisième élément, la périphrase ovidienne Lernaeae serpens [] Echidnae (Mét. IX, 69) est « résolu » dans lOM par lindication du nom de la créature en question, lidre, donnée que lauteur a pu trouver pareillement dans plusieurs commentaires. Lancien commentaire du manuscrit clm 4610, par exemple, fournit lidentité du monstre en une phrase périphrastique : Idra est proprium nomen illius serpentis, quem Hercules interfecit in Lerna palude[]15. Les Glosulae dArnoul dOrléans comportent une glose à propos des alios (dracones) dOvide (Mét. IX, 69), précisant simplement abidra, et le Commentaire Vulgate ajoute une note en rapport au vers concerné qui mentionne lallusion à lépisode en question par Ovide : Hic intermiscet de capitibus ydre multiplicatis indomite [] (« Ici, il sattarde sur les têtes de lhydre indomptée qui se multipliaient »)16.

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De telles précisions dordre mythologique parsèment lensemble de lOM. Ils montrent une certaine tendance de notre traducteur à « appeler les choses par leur nom », faisant appel à des informations qui figurent, très souvent, aussi dans les manuscrits glosés dOvide. Il importe de souligner, à nouveau, que lauteur français a pu trouver les données en question « nimporte où ». Lintérêt détudier les innovations plus spécifiquement à la lumière des manuscrits glosés dOvide découle de lidée que lauteur français travaillait sur la base dun manuscrit des Métamorphoses, du fait quune multitude des témoins circulant en France à son époque contenaient des gloses, et du constat que des ajouts du même type figurent souvent aux mêmes endroits dans ces manuscrits.

À côté des éléments qui relèvent de la glose au sens strict, lOM partage avec certains commentaires dOvide la tendance à ajouter de petits résumés des mythes ovidiens à des endroits spécifiques du texte. Aux points de transition entre les différentes fables, lauteur de lOM reprend souvent les contenus du récit quil vient de terminer. Certains de ces résumés servant de transition pourraient sappuyer sur des données présentes dans les paratextes dOvide. On en trouve un exemple aux premiers vers du livre IX de lOM17, reprenant les contenus des derniers vers du livre VIII selon Ovide, où Achéloüs parle de sa capacité à prendre diverses formes ainsi que de labsence, quand il prend la forme dun taureau, de lune de ses cornes18. Précisons quun passage correspondant est présent à son tour au livre VIII de lOM (VIII, 3511-3518), mais que ce dernier est suivi dune série dexpositions qui se poursuivent jusquau vers 4328, fin du livre VIII. La présence de ces expositions qui se poursuivent pendant quelque huit-cents vers justifie le rappel des contenus de la fable au début du livre IX19 :

Dessus avez oÿ le conte,

Si comme Achiloüs le conte,

Qui serpent ert quant li plaisoit

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Ou riviere ou tor se fesoit,

Mes quant il se muoit en tor,

Il li failloit le destre cor :

Perdu lavoit en un assault.

Pour le destre cor qui li fault

Souspire et commence a gesmir

Et li cors li prent a fremir.

Quel cause est qui gesmir le fet

Et pour quil a le front desfet

De son cor, enquiert et demande

Theseüs. []

Le conte auquel renvoient ces vers est donc bien présent, chez Ovide comme dans lOM, à la fin du livre précédent, où Achéloüs parle à la première personne de sa capacité à se transformer. Le rappel de ce conte par le passage cité ici, à la troisième personne, représente cependant une innovation par rapport au modèle ovidien. La présence dun « résumé de transition » semblable dans le manuscrit Vat. lat. 1479 en tête du livre IX est intéressante à évoquer à cet égard20 :

Partem istam continuabimus supradicte particule sic dicentes : Ita dixerat Achelous qualiter mutabat se ipsum in diversas figuras, et quando mutabat se in taurum, carebat dextro cornu, et, com hoc dixisset, gemuit . Et tunc Neptunius heros , scilicet Theseus, interrogavit que erat causa gemitus sui et quare cornu suum troncabatur, et tunc incepit Achelous repondere ; in littera continetur.

« Nous continuerons cette partie du petit chapitre ci-dessus de la façon suivante : “Ainsi Achéloüs avait dit quil sétait métamorphosé en prenant différentes figures, et quand il se changeait en taureau, il lui manquait la corne droite, et ces mots lui arrachèrent des gémissements.” Et ainsi Neptunius heros (“le héros fils de Neptune”), cest-à-dire Thésée, lui demanda la cause de ses gémissements et pourquoi sa corne était rompue. Achéloüs commença alors à lui répondre. Cest ce que contient le texte. »

La proximité entre ce résumé et celui de lOM réside dans le fait quils figurent tous deux en tête du livre IX, quils recourent à un discours à la troisième personne et à certaines constructions semblables (comparer et quando mutabat se in taurum, carebat dextro cornu avec mais quant il se muoit en tor, il li failloit le destre cor), lesquelles soulignent, en outre, un détail commun : la destre cor ou, dans le commentaire latin, dextro cornu. Chez Ovide, en effet, il nest jamais précisé laquelle des deux cornes 300est arrachée de la tête dAchéloüs21. Il se peut donc que lOM intègre certains éléments de résumé mythologique qui représentent un surplus par rapport à Ovide et qui proviennent, comme les gloses individuelles, de la tradition des commentaires. Il serait sans doute intéressant à cet égard de comparer dautres résumés transitionnels dans lOM avec les données présentes dans les commentaires, à commencer par celui du manuscrit Vat. lat. 1479, qui comporte un certain nombre dautres parallèles particulièrement prometteurs.

Ce commentaire a, par ailleurs, la caractéristique intéressante de témoigner de certaines variantes dans le texte principal des Métamorphoses qui convergent avec ce quon lit dans lOM22. Un exemple concret permettra dillustrer ce point. Nous citons ici lOM en regard du texte « reçu » dOvide. Il sagit du moment où Achéloüs parle de sa lutte physique contre Hercule :

Mét. IX, 50-54

OM IX, 135-142

ter sine profectu uoluit nitentia contra

reicere Alcides a se mea pectora ; quarto

excutit amplexus adductaque bracchia soluit

impulsumque manu (certum est mihi uera fateri)

protinus auertit tergoque onerosus inhaesit.

si qua fides (neque enim ficta mihi gloria uoce

quaeritur), imposito pressus mihi monte uidebar.

« Trois fois Alcide tente sans succès de rejeter loin de lui ma poitrine qui le presse ; la quatrième fois, il sarrache de mon étreinte, dénoue mes bras qui lenlacent et (puisquil faut confesser la vérité), me faisant tourner sur moi-même dune brusque poussée, il sattache à mon dos de tout son poids. Vous pouvez men croire (je ne cherche pas en ce moment à me glorifier par des mensonges), il me semblait que javais sur mon une montagne qui maccablait. »

Trois fois ma Herculés requis

Que petit a vers moi conquis.

A la quarte fois membraça

Si que les .ii. bras me laça

Entre les siens, et si me serre

De tel aïr que plus en serre

Ne fusse pas, ce miere avis,

Entre deus roiches. []

301

En comparant les deux passages, on constate que les rôles entre lattaquant et le défenseur sont diamétralement opposés entre les deux textes. Chez Ovide, Hercule cherche trois fois à repousser Achéloüs qui lattaque, puis, à la quatrième, il arrive à se dégager de son étreinte. Dans le texte français, en revanche, Hercule est décrit comme lassaillant, qui cherche trois fois sans succès à prendre le dessus sur Achéloüs, avant quil narrive à lattraper entre ses bras. De manière intéressante, le manuscrit Vat. lat. 1479 témoigne dune version variante de ce passage, qui fait dHercule cherchant à rejeter a se mea pectora (avec mea renvoyant à Achéloüs), Hercule cherchant à rejeter a me sua pectora, ce qui brouille le sens des vers concernés23 :

Ter sine profectu voluit luctantia contra

reicere Alcides a me sua pectora ; quarto

excutit amplexus adducta que brachia solvit.

Le passage est, en plus, accompagné dune note marginale qui propose une interprétation proche de celle que lon retrouve dans les vers de lOM24 :

Sine profectu. « Quamvis multociens me voluisset Hercules, regnare non potuit. Ad ultimum vertit se super dorsum meum, et ita me comprimebat ac si esset quidam mons. »

« Sans succès. “QuoiquHercule ait tenté plusieurs fois de mavoir, il ne put me maîtriser. À la fin il se retourna, en se plaçant sur mon dos, et ainsi il mopprimait comme sil était une montagne.” »

Dans la note marginale, comme dans lOM, Hercule cherche non pas à échapper à létreinte dAchéloüs, mais à prendre le dessus sur lui. Sans aller jusquà relever de manière systématique les variantes des vers ovidiens auxquels renvoie la glose dans dautres manuscrits des Métamorphoses, notons déjà que la variante textuelle (a me sua pectora) nest présente ni dans le manuscrit Vat. lat. 1598, ni dans le témoin parisien lat. 8010. Elle napparaît pas non plus dans la varia lectio des éditions des Métamorphoses par Hugo Magnus ou Richard Tarrant, ce qui suggère quelle ne circulait pas encore dans les plus anciens témoins du poème latin25. De manière plus générale, la présence de 302ce cas de figure suggère que le commentaire autant que létat du texte principal dans le manuscrit Vat. lat. 1479 est potentiellement apparenté à celui de lOM. Dun point de vue méthodologique, ce cas souligne limportance de chercher des points de convergence sur le plan des gloses, mais aussi du texte sur lequel elles sappuient – en soulignant que les deux – texte et gloses – adhèrent potentiellement à deux traditions séparées26.

À côté des gloses, résumés et modifications concernant les contenus mythologiques dOvide, il convient aussi de commenter les éléments qui relèvent de lexposition. Comme nous lavons noté supra, certains commentaires partagent avec lOM la particularité de fournir des interprétations allégoriques à propos des mythes dOvide. Or la recherche de contenus exégétiques identiques entre les paratextes et la translation aboutit souvent à des résultats mitigés. Les éléments dexégèse à propos de la rencontre entre Hercule et Achéloüs sont bien représentatifs de cet état de fait. Lépisode fait lobjet dune exposition dans plusieurs commentaires dOvide. Nous en citons deux – daprès le manuscrit parisien lat. 8010 et le Vat. lat. 1598 (Commentaire Vulgate) – dont les contenus sont apparentés :

Paris, BnF, lat. 8010, f. 112v

Hercules monstra extirpans pro Deyanira cum Acheloo pugnans ei cornu dicitur fregisse. Deyanira dicitur quasi dei amnis ira pro qua Deyanira, id est pro qua dei amnis ira Achelous enim ad eo creverat, quasi iratus, quod totam terram adjacentem occupaverat. Hercules pugnans ut advertere a frugibus amnis incrementum, sed Achelous in serpentem se mutavit, id est tortuose incessit quod 27 quem Hercules fere desiccavit. Postea se Achelous in taurum vertit, id est in duos rivulos fluxit, sed Hercules alterium desiccavit, unde fingitur ei unum cornu fregisse quod sacratum fuit copie. Nam terra illa redditur copiosa quam prius occupaverat aqua.

« On dit quHercule, exterminant des monstres, luttant à cause de Déjanire contre Achéloüs, a rompu une corne à ce dernier. On dit que Déjanire est comme dei amnis ira (“la colère du dieu fleuve”). Pour cette Déjanire, cest-à-dire pour “la colère du dieu fleuve”, Achéloüs sefforçait doccuper toute la terre environnante. Hercule lutta pour détourner laccroissement du fleuve des cultures, alors quAchéloüs se transforma dabord en serpent, cest-à-dire se rendit tortueux, lorsquHercule voulut lassécher. Après quoi Achéloüs se 303changea en taureau, cest-à-dire se mit à dériver par divers ruisseaux28. Mais finalement, Hercule lassécha entièrement. Ainsi on imagine quil lui rompit celle de ses deux cornes qui était consacrée à lAbondance, car la fertilité fut rendue à cette terre auparavant occupée par leau. »

Commentaire Vulgate Ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, f. 90v

Sic innuit actor quomodo deberet hoc exponi : per Herculem virum sapientem intelligimus qui contra Acheloum dimicans pro Deianira eum superavit, id est fluxum Acheloi fluvii nocivum mutavit in melius. Deianira siquidem quasi dei amnis ita dicitur per quam accipimus iniqum fluxum fluminis – crescebat enim sic quod terram adiacentem occupabat. Hercules autem a parte occupate terre ponebat obstacula. Achelous inde tumens alicubi derivabat et per impetum tortuose defluebat velud anguis, unde fictum est quod mutatus est in anguem. Tandem de se duos fecit rivulos Achelous cornibus tauri similes influendo, unde dictus est mutatus fuisse in taurum. Tandem Hercules viriliter resistens riuvlum a parte terre fluentem desiccavit et reddita est terra fertilis, quod innuit Ovidius fingens cornu fractum consecratum fuisse copie. Et ita cognoscitur moralis esse ista mutatio vel naturalis.

« Lauteur suggère ainsi comment cela devrait être expliqué : nous comprenons par Hercule lhomme savant qui, luttant au sujet de Déjanire contre Achéloüs, surmonte ce dernier, cest-à-dire il change le flux nocif du fleuve Achéloüs en laméliorant. Déjanire est, dit-on, par conséquent, comme dei amnis ira (“la colère du dieu fleuve”) et par elle nous comprenons le flux inégal du fleuve – il croissait en effet pour occuper toute la terre adjacente. Cependant, Hercule posa un obstacle sur les terres occupées. Ainsi Achéloüs, en se gonflant, dérivait ailleurs et découlait avec impétuosité, se faisant tortueux comme un serpent : cest pourquoi on imagine quil a été mué en serpent. Finalement, Achéloüs faisait de lui-même deux ruisseaux, comme sil coulait dans les deux cornes dun taureau, cest pourquoi on dit quil a été transformé en taureau. Finalement Hercule, résistant virilement, a asséché le ruisseau qui coulait par les terres, et la terre a été rendue fertile à nouveau. Cest ce quOvide suggère imaginant que la corne rompue a été consacrée à lAbondance. Et ainsi on reconnaît que cette mutation est morale, ou naturelle. »

Au fond, les deux interprétations se basent sur les mêmes correspondances : Déjanire est étymologisée en dei amnis ira, « la colère du dieu fleuve », qui fait que lAchéloüs (en tant que fleuve) dévie de son cours, se rendant sinueux (comme un serpent), dérivant par deux ruisseaux (rapprochés des deux cornes du taureau). Hercule, en bon héros civilisateur, sen rend maître, en asséchant lun des deux cours deau (comme il rompt lune des cornes du taureau), ce qui fait que les terres environnantes deviennent fertiles à nouveau. Cette interprétation apparaît telle 304quelle dans les Allegoriae dArnoul dOrléans29. En effet, lextrait du commentaire lat. 8010 est une reprise quasi mot-à-mot de linterprétation arnoulfienne30. Le Commentaire Vulgate innove, à son tour, sur cette base en introduisant des éléments de valorisation morale. Hercule est qualifié d« homme savant » qui sait améliorer le « flux nocif » de lAchéloüs. Si le commentateur Vulgate termine son interprétation en la qualifiant doublement – et ita cognoscitur moralis esse ista mutatio vel naturalis – cest bien, semble-t-il, parce que linterprétation arnoulfienne à la base de son interprétation est une allégorie « naturelle », alors que les éléments innovateurs quil y ajoute sont dordre « moral ».

Compte tenu de sa présence dans différents commentaires dérivés, linterprétation en question semble avoir été assez diffusée. Elle napparaît cependant pas sous cette forme dans les deux expositions à propos de lépisode que lon trouve dans lessentiel des manuscrits de lOM31. On peut à cet endroit rappeler les deux, afin de souligner les divergences, mais aussi les parallèles ténus avec les données dans les commentaires :

La première exposition de lépisode dans lOM, qualifiée de sentence et alegorie (OM IX, 233), fait de la lutte entre Hercule et Achéloüs pour Déjanire une abstraction théologique, jointe à un message édifiant : Dieu (Hercule) vainc le monde (Achéloüs) qui, avec la chair et le diable, cherche à semparer de lâme (Déjanire) – et il nous apprend à les vaincre à notre tour. Les différentes métamorphoses dAchéloüs deviennent des caractéristiques ou attributs négatifs associés au monde : ce dernier est perpétuellement changeant et instable (comme leau), il abrite des malices et des déceptions (comme le serpent) et il est associé à lorgueil (comme le taureau). 305On pourrait proposer de voir un point de convergence entre cette allégorie et lexposition du commentaire Vulgate dans lidée de la muableté du monde (OM) et liniquum fluxum (Commentaire Vulgate) du fleuve, qualités négatives qui sont communément associées à limage du monde – et cela de manière très courante. Mais on cherche en vain dans les commentaires latins à propos du mythe en question des traces des concepts abstraits qui interagissent dans lallégorie du texte vernaculaire.

La seconde exposition, désignée comme estoire (OM IX, 325), représente une lecture historicisée du mythe. Achéloüs est un riche duc de Calidoine, qui lutte contre Hercule pour la main de Déjanire. Ses métamorphoses renvoient aux différentes situations où Hercule le vainc : ce dernier le surmonte en bataille navale et terrestre (~ en forme aquatique et serpentine), avant quAchéloüs ne se mette en une tour, quHercule brûle et détruit (~ en forme de taureau, auquel Hercule brise une corne). La terre environnante est fertile depuis, grâce à la rivière qui parcourt le paysage. À part le fait quelle se termine, comme les interprétations dans les commentaires, par un fleuve qui rend fécondes les terres, cette lecture na à son tour rien de commun avec les expositions proposées dans les paratextes latins. Lune des correspondances entre mythe et histoire dans lOM suggère en outre que linterprétation pourrait relever de la plume du translateur plutôt que des commentaires : la métamorphose dAchéloüs en forme de taureau semble sappuyer primairement sur la ressemblance formelle, voire lhomographie, entre to(u)r « taureau », tour « tour », et peut-être accessoirement cor « corne ». Achéloüs dit, dans le contexte de la fable, quil se mua en un fier tour (OM IX, 185) ; dans lestoire, il Se mist en une soie tour (338). LAchéloüs de la fable voit son destre cor enfrait (192), comme celui de lhistoire voit sa tour enfraite (341). Lestoire en question se construit sur la base de tels parallélismes, dont on peut supposer (en labsence dun éventuel commentaire, encore inconnu à ce jour, qui ferait un lien entre taurus-turris) quils ont pu être forgés par lauteur français.

Le translateur aurait-il donc « inventé » lessentiel des interprétations ultérieures à propos dAchéloüs ? Avant de statuer, il convient dajouter quelques mots supplémentaires à propos des données dans les commentaires, en regardant au-delà du passage sur Achéloüs. Considérons, par exemple, que le Commentaire Vulgate intègre en 306rapport avec une autre fable (au livre III, à propos des trois filles de Cadmus), une interprétation allégorique qui reprend les mêmes concepts théologiques qui apparaissent dans lallégorie à propos dAchéloüs selon lOM, parlant des Troi requerour trop doutable / – La char, le monde et le diable (IX, 237-238) qui veulent prendre lâme. Nous nous contentons ici de citer un extrait de linterprétation de lépisode au livre III des Métamorphoses, afin de souligner les concepts parallèles32 :

Per hoc siquidem tria deperit anima , [ ] scilicet miseria quam generat nobis caro et rerum etiam mundanarum ignorancia et demonis insania [ ] .

« Par ces trois choses, lâme meurt [] à savoir la misère que provoque notre chair et lignorance des choses de ce monde et la folie des démons []. »

Les éléments en question napparaissent certes pas en conjonction avec les trois métamorphoses dAchéloüs, mais bien dans le contexte dun autre mythe impliquant une « série ternaire » (trois personnages, en loccurrence). On pourrait suggérer, par conséquent, que lauteur du texte français forgeait ses interprétations en recourant à certains éléments de discours qui circulaient déjà dans les commentaires, et quil a assemblés ensuite selon son gré, en une sorte de bricolage exégétique. Les travaux éditoriaux en cours sur le Commentaire Vulgate permettront, à moyen et long terme, de donner une réponse plus nuancée à la question. Il semble toutefois que lauteur du texte français ait travaillé, pour une partie de ses interprétations, avec une matière qui était déjà en place dans les commentaires dOvide.

Ladaptation des contenus ovidiens au contexte culturel et idéologique médiéval ne se fait pas uniquement à travers les expositions, mais également au moyen de petites nuances qui apparaissent sur le plan des fables. Cest sur le plan de ces « ajustements » que se situe éventuellement lapport principal du translateur français. Nous avons toutefois relevé un passage qui présente des nuances dordre idéologico-culturel que lauteur français aurait pu glaner dans les commentaires. On peut considérer dabord lextrait suivant des Métamorphoses à côté du segment correspondant de lOM, où le lecteur apprend de quelles qualités Hercule se vante lorsquil se présente au roi de Calydon et père de Déjanire, en cherchant à limpressionner :

307

Mét. IX, 14-15

OM IX, 61-71

Ille Iouem socerum dare se, famamque laborum,

et superata suae referebat iussa nouercae.

« Lui faisait valoir ses avantages : Jupiter comme beau-père, la gloire de ses travaux et le fait dêtre venu à bout des ordres de sa belle-mère. »

Vantant saloit de sa proesce,

De son sens et de sa noblesce

Herculés qui la vault avoir.

[]

« Bon rois, dist Herculés li preus,

Ses honors ert et ses grans preus

Se vous la me donnez a fame.

Par tout le mont sespant la fame

De mon pris et de mon barnage.

Si sui de moult noble parage,

Filz au dieu qui tone et espart. »

Dans le passage ovidien, Hercule mentionne sa parenté avec Jupiter ainsi que sa gloire et son habileté à accomplir des actes héroïques que lui a ordonnés sa marâtre. Le texte français introduit le segment correspondant par un résumé plus général des qualités du héros : il se vante de sa proesce, son sens et sa noblesce. Ensuite, lauteur français passe à un discours prononcé à la première personne par Hercule, qui se présente comme un seigneur de noble naissance, puissant et respecté, dont la renommée sétend par le monde entier. Dans son ensemble, le passage témoigne dune belle transposition des qualités dun héros du mythe antique vers celles dun membre de la noblesse féodale.

Un tel exemple dacculturation pourrait tout à fait relever de la plume du translateur. Il est intéressant de constater toutefois que le passage en question fait lobjet dune note marginale dans le Commentaire Vulgate qui offre quelques similitudes33 :

Quattuor commendabilia sunt inquirenda in marito accipiendo, scilicet virtus, forma, prudentia sive eloquentia et nobilitas . Ideo se commendat Hercules de duobus, scilicet nobilitate et virtute : nobilitate, ubi promittit Iovem socerum quod maxima est nobilitas quia deus est ; virtute, ubi dicit iussa noverce superata.

« Quatre qualités louables sont à chercher lorsquil est question de prendre un mari, à savoir la vertu, la beauté, la sagacité ou éloquence et la noblesse. Ainsi Hercule fait valoir deux de ces qualités, à savoir la noblesse et la vertu : la noblesse, parce quil promet Jupiter comme beau-père, ce qui correspond à la plus grande noblesse car il est un dieu ; et la vertu, parce quil dit avoir triomphé des ordres de sa belle-mère. »

308

Cest surtout la remarque initiale à propos des différents mérites à rechercher dans un mari potentiel, qui résonne dans les premiers vers cités de lextrait de lOM : nobilitas-noblesce ; virtus, dont des nuances sont présentes dans le terme proesce ; et prudentia qui se recoupe avec sens. Les termes ne sont pas entièrement identiques, et les concepts dorigine ne létaient pas non plus, mais en les énumérant en début des passages respectifs, le commentateur et le translateur renvoient potentiellement à un même code culturel et commencent leur interprétation du passage par une évocation de qualités abstraites avant de passer aux faits concrets (comme le fait Ovide). Commentaire et traduction ne sont peut-être pas directement liés, mais on peut simaginer quils participent dun même discours sous-jacent.

Ladaptation des contenus ovidiens au contexte culturel médiéval auquel on assiste dans ce passage, et dans lOM en général, témoigne cependant aussi de divergences nettes avec les commentaires. Dautres passages parlant dHerculés li preus et des autres protagonistes impliqués dans le segment qui nous occupe sont visiblement ajustés au style poétique des romans médiévaux en vers, faisant apparaître des éléments descriptifs et formulaires qui sécartent clairement du registre des commentaires latins. Pour en citer un autre exemple illustratif, la simple mention de Déjanire comme pulcherrima virgo chez Ovide (Mét. IX, 9) donne lieu à une longue parenthèse descriptive dans lOM (IX, 39-50) :

Son cler vis, sa bele façon,

Son front plus luisant que glaçon,

Ses crins blondés, crespés et lons

Qui li batoient aus talons,

Ses iex vairs, ses sorcis vautis,

Son menton bien fait et traitis,

Son biau nez, sa bele bouchete,

Ses dens, ses levres, la fossete

Quele avoit ou menton assise

Ne de lautre cors la devise

Ne vous porroit langue descrire.

La bele ot non Deÿanire.

On se retrouve devant une description stéréotypée qui conviendrait parfaitement à une demoiselle dans un roman de chevalerie. Un tel portrait « codifié », suivant un schéma prédéfini quant à lordre de description des différentes parties du visage34, faisant appel à des 309amplifications et constructions itératives taillées pour remplir le format de loctosyllabe, ne serait à sa place ni dans les vers dOvide, ni dans la glose explicative des clercs qui le lisaient dans les écoles médiévales. De telles descriptions sont récurrentes dans lOM, de même que dautres éléments formulaires et procédés stylistiques qui sont répandus de manière générale dans les textes romanesques en vers. Les nombreux prétendants à la main de cette Déjanire-demoiselle, qui Moult fu cortoise et de hault pris (OM IX, 53), sont Maint duc, maint conte, maint princhier / Et maint home de halt parage (OM IX, 56-57). La transposition de la matière ovidienne se fait conjointement à une adaptation à lhorizon dattente littéraire courtois avec lample mise à contribution des réduplications synonymiques et dautres éléments de remplissage et dornement stylistique35.

Dans la mesure où de telles amplifications, « embellissements » et autres ajustements au discours littéraire de lépoque abondent dans lOM, il est évident que lauteur français incorpore des données qui ne proviennent pas des commentaires. Ces derniers représentent néanmoins, comme nous avons cherché à lesquisser dans ce premier tour dhorizon, un point dentrée propice pour notre compréhension dun large éventail dajouts de différents types dans le texte français. Après tout, les manuscrits commentés des Métamorphoses nous fournissent une strate supplémentaire dinformations, située entre les vers dOvide et ceux de ladaptation en octosyllabes français. Ces données comportent des indices, et potentiellement des éléments déclencheurs ayant motivé certaines modifications opérées par le translateur ; elles sont, en dautres mots, susceptibles déclairer la manière dont le traducteur a travaillé. Des précisions, des ajouts et résumés dordre mythologique, même certaines nuances sémantiques qui se manifestent dans lOM et qui divergent des Métamorphoses telles que nous les connaissons à partir des éditions critiques modernes peuvent sexpliquer quand on les lit en tenant compte des gloses latines médiévales dOvide. Les éléments de glose nous aident aussi, ex negativo, à faire le tri des éléments qui sont susceptibles de provenir dautres contextes. Comme nous le verrons de plus près dans les études de cas suivantes, les paratextes fournissent parfois même des renvois vers dautres sources dont lauteur français a pu tirer sa matière 310concrète. Dans cette suite détudes, qui se concentreront sur des passages de lOM qui innovent de différentes manières par rapport à Ovide, les gloses latines nous serviront à nouveau de point de départ, car elles nous aideront ensuite, selon les cas, à cibler dautres sources potentielles, dautres textes qui se trouvent dans un rapport dinterdiscursivité avec lOM, ou dautres éléments qui relèvent de la création du translateur.

1 Mét. IX, 1-2. Les traductions des Métamorphoses, ici et dans la suite, sont citées daprès Ovide, Les Métamorphoses, éd. et trad. Lafaye, op. cit. Nous nous sommes permis dadapter la traduction de Lafaye systématiquement, lorsquil y avait un décalage entre lédition et la traduction citées, et ponctuellement afin de rendre plus littéralement les mots dOvide ou pour mieux faire ressortir les parallèles (ou divergences) avec le texte français.

2 Nous avons abordé cette question dans une étude à part, « À la recherche du modèle latin de lOvide moralisé. Observations sur les témoins manuscrits des Métamorphoses », Traire de latin et espondre, op. cit., p. 99-131.

3 Voir déjà J. Engels, Études sur lOvide Moralisé, thèse Groningen, Wolters, 1943, Demats, Fabula, op. cit., p. 61 sqq.Cf. aussi le chapitre dI. Salvo García, « Introduction aux sources de lOvide moralisé », Ovide Moralisé. Livre I, op. cit., t. 1, p. 193-210.

4 Nous avons déjà parlé de cette tradition dans la première partie de notre travail (cf. supra, p. 113-114). À propos des commentaires dOvide originaires de France, voir Coulson, « Ovids Metamorphoses in the School Tradition of France », art. cité.

5 On dispose dune édition des Allegoriae par F. Ghisalberti, « Arnolfo dOrléans. Un cultore di Ovidio nel secolo xii », Memorie del Reale Istituto lombardo di scienze e lettere, 24:4, 1932, p. 157-234. Une édition partielle des Glosulae (aux livres III, VII-VIII et XI) est disponible dans la thèse doctorale de D. Gura, A Study and Edition of Arnulf of Orléanss Philological Commentary to the Metamorphoses, thèse Columbus, Ohio State University, 2010. Pour une liste des témoins des Allégoriae, voir Coulson et Roy, Incipitarium Ovidianum, op. cit., entrée no 257 ; pour les témoins des Glosulae, voir ibid., no 419.

6 Ce poème a été à son tour édité par Ghisalberti : Giovanni di Garlandia, Integumenta Ovidii, poemetto inedito del secolo xiii, éd. F. Ghisalberti, Milan, Principato, 1933. Il survit dans quelque vingt témoins, suivant la liste de témoins donnée par Coulson et Roy, Incipitarium Ovidianum, op. cit., entrée no 333.

7 Une partie du commentaire au premier livre des Métamorphoses a été éditée par F. T. Coulson, The « Vulgate » Commentary on Ovids Metamorphoses. The Creation Myth and the Story of Orpheus, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1991. À propos des manuscrits du commentaire, voir Coulson, « MSS of the “Vulgate” Commentary on Ovids Metamorphoses : A Checklist », Scriptorium, 39:1, 1985, p. 118-129, « MSS of the “Vulgate” Commentary on Ovids Metamorphoses : Addendum », Scriptorium, 41:2, 1987, p. 263-264, ainsi que Coulson et Roy, Incipitarium Ovidianum, op. cit., entrée no 421. À propos des allégories dans ce commentaire, voir Coulson, « The Allegories in the Vulgate Commentary », Ovidius explanatus, op. cit., p. 23-38. Comme nous lavons noté supra, p. 281, n. 7, une édition intégrale de ce commentaire avec traduction française est en préparation sous la direction de Frank Coulson et Piero Andrea Martina. Le premier volume en est déjà paru : Commentaire Vulgate des Métamorphoses dOvide. Livres I-V, op. cit. ; le deuxième, contenant le commentaire des livres VI à X, est en cours de finalisation.

8 Voir déjà F. Ghisalberti, « LOvidius Moralizatus di Pierre Bersuire », Studi Romanzi,23, 1933, p. 87-89, puis Engels, « Études sur lOvide moralisé », art. cité, comme le rappelle aussi Salvo García, « Introduction aux Sources de lOvide Moralisé », art. cité, p. 198-199. Renvoyons encore à lédition et tradition en cours de ce commentaire, dont sont déjà parus les premiers deux volumes : Un commentaire médiéval [], Livres I-V, et Livres VI-X, éd. Ciccone, trad. Possamaï-Pérez, op. cit.

9 Voir F. T. Coulson, « William of Thiegiis and Latin Commentary on the Metamorphoses in Late Medieval France », Vehicles of Transmission, Translation, and Transformation in Medieval Textual Culture, éd. R. Wisnovsky, F. Wallis, J. C. Fumo, and C. Fraenkel, Turnhout, Brepols, 2011, p. 293-311, ainsi que « Ovids Metamorphoses in the School Tradition of France », art. cité, p. 71-74.

10 Ce dernier a été édité par R. W. Böckerman, The Bavarian Commentary and Ovid : Clm 4610, the earliest documented commentary on the Metamorphoses, Cambridge, Open Book Publishers, 2020.

11 Nous nous sommes permis dadapter légèrement la traduction des Métamorphoses par Lafaye, op. cit.

12 Ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1479, f. 122v ; ms. Paris, BnF, lat. 8010, f. 112r.

13 Ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, f. 90r, glose interlinéaire.

14 Le commentaire clm 4610 est cité daprès Böckerman, The Bavarian Commentary and Ovid, op. cit. ;cest nous qui traduisons. La glose du manuscrit Vat. lat. 1479 est citée daprès Un commentaire médiéval [], éd. Ciccone, trad. Possamaï-Pérez, op. cit., dont nous avons adapté légèrement la traduction. Les gras sont de nous.

15 Glose à Mét. IX, 69, citée daprès Böckerman, The Bavarian Commentary and Ovid, op. cit.

16 La glose dArnoul est citée daprès le ms. Munich, BSB, clm 7205, f. 47ra, glose à Mét. IX, 68. Pour le Commentaire Vulgate, voir le ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, f. 90r, marge de gauche.

17 Suivant la segmentation des livres et la numérotation des vers dans notre édition, qui reprend celle introduite par de Boer. Selon les manuscrits, le début du livre IX de lOM est situé en effet à différents endroits, à savoir notre vers 1, 11 ou 27.

18 Voir le passage en question à la fin du livre VIII chez Ovide : « [] Nam modo, qui nunc sum, uideor, modo flector in anguem, / armenti modo dux uires in cornua sumo, / cornua, dum potui. Nunc pars caret altera telo / frontis, ut ipse uides. » Gemitus sunt uerba secuti. (« [] “En effet, tantôt je suis moi-même et apparais tel, tantôt je deviens serpent, tantôt chef dun troupeau, je concentre mes forces dans mes cornes, dans mes cornes, tant que jai pu le faire. Maintenant, comme tu vois, un côté de mon front est désarmé.” Des gémissements suivent ces mots. ») (Mét. VIII, 881-884).

19 OM IX, 1-14.

20 La glose, qui se trouve au f. 122r et se rapporte à lincipit du livre IX des Métamorphoses, est citée ici daprès Un commentaire médiéval [], éd. Ciccone, trad. Possamaï-Pérez, op. cit. ; nous adatons légèrement la traduction.

21 Toutefois, il y a un vers ovidien qui précise quHercule a arraché la corne de sa main droite, ce qui a pu conduire à la réinterprétation observée ici : [] rigidum fera dextera cornu, dum tenet, infregit truncaque a fronte reuellit. « [] tandis quil tient de sa main droite une de mes cornes, il la brise malgré sa dureté et larrache de mon front quil mutile. » (Mét. IX, 85-86, trad. adaptée légèrement daprès celle de Lafaye).

22 Cest un constat que nous avons fait dans Endress, « À la recherche du modèle latin de lOvide Moralisé », art. cité, en part. p. 117-119.

23 Mét. IX, 50-54, cités daprès le ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1479, f. 122v ; la transcription des vers et les gras sont de nous.

24 La glose latine et sa traduction sont citées daprès Un commentaire médiéval [], éd. Ciccone, trad. Possamaï-Pérez, op. cit., avec de légères modifications apportées à la traduction.

25 Cf. Ovidi Nasonis Metamorphoseon Libri XV, éd. H. Magnus, Berlin, Weidmann, 1914, ainsi que léd. Tarrant, où il ny a pas de variantes à propos des vers IX, 50-51.

26 Voir encore Endress, « À la recherche du modèle latin de lOvide Moralisé », art. cité, p. 110, où nous évoquons des exemples de gloses qui accompagnent le texte dOvide et citent des lemmes des Métamorphoses, mais en suivant un texte qui diverge de celui figurant dans les manuscrits en question.

27 Ms. vraisemblablement quod, avec une lettre suscrite (?) qui a ensuite été rayée.

28 Lexplication est elliptique. On la comprend mieux si lon considère linterprétation correspondante que donne le Commentaire Vulgate (cité sur cette même page) : Tandem de se duos fecit rivulos Achelous cornibus tauri similes influendo.

29 Elle repose sur une interprétation historicisante bien plus ancienne, que lon trouve déjà chez Diodore de Sicile, associant la corne rompue dAchéloüs au canal du fleuve qui aurait été détourné par Hercule (ou Héraclès) (cf. supra, p. 46).

30 Voici interprétation en question, daprès les Allegoriae :Hercules monstra extirpans, pro Deianira cum Acheloo pugnans, ei dicitur cornu fregisse. Deianira quasi dei amnis ira dicitur. Pro qua Deianira, i. pre dei amnis ira, Achelous adeo certaverat quod totam terram adiacentem occupaverat. Hercules pugnans ut averteret a frugibus amnis incrementum, cum prius in serpentem semutaret Achelous i. tortuose se verteret, cum eum Hercules desiccare vellet. Et cum eum desiccavit, postea Achelons se vertit in taurum i. per varios rivulos derivare cepit. Eum tandem Hercules fere desiccavit. Unde fingitur unum de cornibus ei fregisse quod sacratum est Copie, nam terra illa reddida est copiosa quam prius aqua occupaverat (F. Ghisalberti, « Arnolfo dOrléans. Un cultore di Ovidio nel secolo XII », art. cité, liber IX, § 1).

31 Des composantes apparaissent néanmoins de manière évidente dans une interprétation supplémentaire de lépisode, commune aux manuscrits de la « rédaction z » du texte. Nous nous arrêterons brièvement sur cette dernière infra, p. 371-372. Voir notre annexe, p. 456-457, pour une transcription de lextrait.

32 Ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, commentaire en rapport à Mét. III, 707, cité daprès Commentaire Vulgate des Métamorphoses dOvide, éd. Coulson et Martina, trad. Martina et Wille, op. cit. ; les gras sont de nous.

33 Ms. Vatican, BAV, Vat. lat. 1598, f. 89v, commentaire en rapport à Mét. IX 15.

34 Cf. à ce propos E. Faral, Les arts poétiques du xiie et du xiiie siècle : recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen âge, Paris, Champion, 1924, p. 80, et A. Colby, The Portrait in Twelfth-Century French Literature. An Example of the Stylistic Originality of Chrétien de Troyes, Genève, Droz, 1965, p. 23-89.

35 Voir aussi, par exemple, Achéloüs annonçant quil racontera son histoire malgré la honte quelle suscite en lui, en employant des formules très récurrentes : Tout par ordre le vous dirai, / Ja pour honte ne men tairay[var. mentirai] (OM IX, 21-22).