Préliminaires Albert Camus et Mohammed Dib
- Publication type: Book chapter
- Book: Sur les francophonies et leurs littératures. Approches interculturelles
- Pages: 31 to 32
- Collection: Francophone Library, n° 13
Préliminaires
Albert Camus et Mohammed Dib
Faut-il démontrer la complémentarité de trans- et d’inter-, ainsi que l’intérêt de leur coprésence dans les recherches consacrées aux cultures et à leurs manifestations littéraires ? À la recherche d’exemples particulièrement probants on tombe sur la situation à la fois trans- et interculturelle de l’Algérie du milieu du xxe siècle. Dans ce contexte, le colonisateur semble s’opposer au colonisé, le « Français » à l’« Arabe », le musulman au chrétien et le Berbère à tout le monde, dans un conflit à la fois politique et culturel qui finit par dégénérer en catastrophe sanglante. Si le chercheur s’oriente dans le sens du modèle transculturel, il constate que toutes les oppositions mentionnées ci-dessus sont « absurdes » en raison de l’hybridité totale caractérisant les acteurs du drame. Un écrivain tel que Camus est à la fois l’héritier de colonisateurs sans scrupules et l’enfant d’immigrés pauvres. Il est le Pied-noir, le méditerranéen avec une forte dose d’hispanité, l’intellectuel français occupant une place forte au sein de la vie parisienne, l’Européen et le citoyen du monde prix Nobel de littérature. Dans ses écrits, il défend l’homme élémentaire, rivé à une condition sans espoir, contre toutes les fixations identitaires et toutes les oppressions sanglantes accumulées au cours de l’histoire de l’humanité. Une situation analogue caractérise son contemporain et « frère ennemi » Mohammed Dib originaire de Tlemcen, Arabo-Berbère élevé dans un contexte marqué par les traditions andalouses, scolarisé à la française, proche des Pieds-noirs dans le cadre de l’école d’Alger, transplanté dans l’Hexagone en 1959, installé près du centre parisien, imprégné de spiritualité orientale et islamique, accueillant des impulsions d’origine états-unienne et scandinave.
Chacun des deux écrivains semble se détacher progressivement, au cours de sa carrière, des cultures en apparence « sphériques » pour s’implanter, chacun à sa façon, dans un entre-deux ou entre-plusieurs typiquement transculturel, où s’effacent toutes les limites. L’interculturalité, quant à elle, accepte ces métissages comme un point de départ et une 32évidence peut-être un peu banale, allant de soi. Ensuite, elle s’interroge sur les processus faisant apparaître les deux auteurs et leur création à la lumière de leurs configurations sociales, formant pour ainsi dire le terrain de jeu où s’accomplit leur travail littéraire. L’élan créateur se manifestant au sein des deux sociétés « algériennes » en présence se nourrit des tensions et pressions auxquelles est exposée chacune de ces sociétés. Dans le cas de Camus, on a affaire à un système culturel conforme aux aspirations des groupes d’élite au sein d’une minorité privilégiée dans un contexte colonial, aux prises avec les défis émanant à la fois de la métropole colonisatrice et des autochtones colonisés. L’écrivain, provenant d’un milieu socialement défavorisé de la société franco-algérienne intervient au moment où le système en vigueur se transforme à la fois par la nécessité de tenir compte (du moins partiellement) de la majorité autochtone et de tenir tête aux défis émanant des standards parisiens/hexagonaux. Par son écriture engagée, Camus cherche à apporter une contribution efficace à ce processus d’ouverture, sans pour autant tourner le dos à son monde d’origine qui remonte puissamment à la surface lorsque l’écrivain fait dans Le Premier Homme le bilan de son univers culturel qui est aussi le bilan de sa vie. Camus meurt au moment où il veut affirmer encore une fois la dignité d’une culture pied-noir en pleine transformation, qui essaie de s’ouvrir à l’universel et d’accueillir tout ce qui arrive de l’extérieur, sans pour autant se renier.
Quant à Dib, situé d’abord du côté des revendications autochtones et se rapprochant progressivement de la vie culturelle des Pieds-noirs et des Français hexagonaux, il cherchera à édifier une nouvelle culture sur les ruines de la culture maghrébine ancienne, arabo-berbère, gravement endommagée par le colonialisme, en faisant dialoguer, dans son œuvre en prose et son théâtre, des acteurs sociaux peut-être capables de fonder une convivence future. Finalement, il reviendra aux thèmes de l’enfance – seule capable, d’après lui, d’opérer une espèce de synthèse entre l’Occident et le Maghreb arabo-berbère. L’« Infante maure » Lyyli Belle, fille d’un père algérien et d’une mère russo-scandinave, trouve son bonheur dans une situation rêvée où l’on peut être deux ou plusieurs à la fois, en passant par des chemins dépourvus de barrages et de clôtures. Si Dib refuse de s’installer dans l’entre-deux ou l’entre-plusieurs des cultures qui sont les siennes et qu’il habite, cela ne signifie pas du tout qu’il opte pour quelque Clash of Civilisations, bien au contraire.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-15095-4
- EAN: 9782406150954
- ISSN: 2494-7563
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15095-4.p.0031
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-11-2023
- Language: French