Aller au contenu

Classiques Garnier

Préliminaires Albert Camus et Mohammed Dib

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Sur les francophonies et leurs littératures. Approches interculturelles
  • Pages : 31 à 32
  • Collection : Bibliothèques francophones, n° 13
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406150954
  • ISBN : 978-2-406-15095-4
  • ISSN : 2494-7563
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15095-4.p.0031
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/10/2023
  • Langue : Français
31

Préliminaires

Albert Camus et Mohammed Dib

Faut-il démontrer la complémentarité de trans- et dinter-, ainsi que lintérêt de leur coprésence dans les recherches consacrées aux cultures et à leurs manifestations littéraires ? À la recherche dexemples particulièrement probants on tombe sur la situation à la fois trans- et interculturelle de lAlgérie du milieu du xxe siècle. Dans ce contexte, le colonisateur semble sopposer au colonisé, le « Français » à l« Arabe », le musulman au chrétien et le Berbère à tout le monde, dans un conflit à la fois politique et culturel qui finit par dégénérer en catastrophe sanglante. Si le chercheur soriente dans le sens du modèle transculturel, il constate que toutes les oppositions mentionnées ci-dessus sont « absurdes » en raison de lhybridité totale caractérisant les acteurs du drame. Un écrivain tel que Camus est à la fois lhéritier de colonisateurs sans scrupules et lenfant dimmigrés pauvres. Il est le Pied-noir, le méditerranéen avec une forte dose dhispanité, lintellectuel français occupant une place forte au sein de la vie parisienne, lEuropéen et le citoyen du monde prix Nobel de littérature. Dans ses écrits, il défend lhomme élémentaire, rivé à une condition sans espoir, contre toutes les fixations identitaires et toutes les oppressions sanglantes accumulées au cours de lhistoire de lhumanité. Une situation analogue caractérise son contemporain et « frère ennemi » Mohammed Dib originaire de Tlemcen, Arabo-Berbère élevé dans un contexte marqué par les traditions andalouses, scolarisé à la française, proche des Pieds-noirs dans le cadre de lécole dAlger, transplanté dans lHexagone en 1959, installé près du centre parisien, imprégné de spiritualité orientale et islamique, accueillant des impulsions dorigine états-unienne et scandinave.

Chacun des deux écrivains semble se détacher progressivement, au cours de sa carrière, des cultures en apparence « sphériques » pour simplanter, chacun à sa façon, dans un entre-deux ou entre-plusieurs typiquement transculturel, où seffacent toutes les limites. Linterculturalité, quant à elle, accepte ces métissages comme un point de départ et une 32évidence peut-être un peu banale, allant de soi. Ensuite, elle sinterroge sur les processus faisant apparaître les deux auteurs et leur création à la lumière de leurs configurations sociales, formant pour ainsi dire le terrain de jeu où saccomplit leur travail littéraire. Lélan créateur se manifestant au sein des deux sociétés « algériennes » en présence se nourrit des tensions et pressions auxquelles est exposée chacune de ces sociétés. Dans le cas de Camus, on a affaire à un système culturel conforme aux aspirations des groupes délite au sein dune minorité privilégiée dans un contexte colonial, aux prises avec les défis émanant à la fois de la métropole colonisatrice et des autochtones colonisés. Lécrivain, provenant dun milieu socialement défavorisé de la société franco-algérienne intervient au moment où le système en vigueur se transforme à la fois par la nécessité de tenir compte (du moins partiellement) de la majorité autochtone et de tenir tête aux défis émanant des standards parisiens/hexagonaux. Par son écriture engagée, Camus cherche à apporter une contribution efficace à ce processus douverture, sans pour autant tourner le dos à son monde dorigine qui remonte puissamment à la surface lorsque lécrivain fait dans Le Premier Homme le bilan de son univers culturel qui est aussi le bilan de sa vie. Camus meurt au moment où il veut affirmer encore une fois la dignité dune culture pied-noir en pleine transformation, qui essaie de souvrir à luniversel et daccueillir tout ce qui arrive de lextérieur, sans pour autant se renier.

Quant à Dib, situé dabord du côté des revendications autochtones et se rapprochant progressivement de la vie culturelle des Pieds-noirs et des Français hexagonaux, il cherchera à édifier une nouvelle culture sur les ruines de la culture maghrébine ancienne, arabo-berbère, gravement endommagée par le colonialisme, en faisant dialoguer, dans son œuvre en prose et son théâtre, des acteurs sociaux peut-être capables de fonder une convivence future. Finalement, il reviendra aux thèmes de lenfance – seule capable, daprès lui, dopérer une espèce de synthèse entre lOccident et le Maghreb arabo-berbère. L« Infante maure » Lyyli Belle, fille dun père algérien et dune mère russo-scandinave, trouve son bonheur dans une situation rêvée où lon peut être deux ou plusieurs à la fois, en passant par des chemins dépourvus de barrages et de clôtures. Si Dib refuse de sinstaller dans lentre-deux ou lentre-plusieurs des cultures qui sont les siennes et quil habite, cela ne signifie pas du tout quil opte pour quelque Clash of Civilisations, bien au contraire.