Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: Sur les francophonies et leurs littératures. Approches interculturelles
- Pages: 9 to 12
- Collection: Francophone Library, n° 13
Avant-propos
Les historiens ainsi que les littérateurs qui se sont penchés sur l’Amérique du nord, disaient parfois des coureurs de bois qu’ils étaient les pionniers de la civilisation européenne sur un continent encore sauvage. Or ils oubliaient trop facilement que ces trappeurs entraient en contact avec un univers culturel indigène qui les confrontait avec des expériences inédites et un savoir nouveau. Le message de paix inhérent à ces découvertes a été longtemps nié ou refoulé, alors que sévissait une lutte pour le pouvoir, implacable et souvent meurtrière, trop souvent confondue avec la modernisation d’une terre prétendument promise.
À une époque où l’humanité court des risques d’anéantissement à l’échelle planétaire, à moins de résister à la double tentation du nivellement autoritaire et des cloisonnements stériles, l’exploration des littératures dans l’optique à la fois de leurs particularités et de leurs interférences peut rendre des services médiateurs. Rien de plus propice au dépassement des attitudes bornées et des préjugés que la confrontation des lecteurs aux diversités et aux échanges se manifestant dans les littératures des peuples du monde. Le lecteur, d’abord conditionné par des idées reçues et une tradition plus ou moins contraignante, découvre sa curiosité à l’égard des altérités – tout en apprenant à repenser son univers d’origine. La littérature, on croit savoir ce que c’est, à savoir, selon Wikipédia, un ensemble d’œuvres écrites ou orales auxquelles on reconnaît une valeur esthétique. Or les choses se compliquent, tout à coup, lorsque l’on s’interroge sur la portée sémantique du mot considéré au singulier ou au pluriel. En face de la Littérature (avec majuscule) se dresse la multitude des littératures.
Voici un exemple proche de l’auteur de ces lignes : La littérature autrichienne, certes, est une littérature de langue allemande. Mais ce foyer de production littéraire ne s’identifie pas à la littérature allemande, avec laquelle il eut pourtant partie liée à certaines époques et à laquelle, à en croire certains, il appartient encore de nos jours. D’autre part, il 10y a eu et il continue d’y avoir encore des productions littéraires dans les autres langues autochtones d’Autriche. Reste à savoir si celles-ci relèvent de la littérature autrichienne ou des littératures « nationales » croate, slovène, hongroise… En suivant le fil de ses idées, le chercheur se dit qu’il y a, de plus, des immigrés qui écrivent et publient dans leur langue d’origine ou dans l’allemand de la société majoritaire. Où sont alors les définitions claires et précises ? Suffira-t-il de se cloisonner dans la contemplation de l’œuvre d’art isolée, en s’extasiant devant sa beauté formelle ou sa profondeur visionnaire, ou tout simplement sa réussite sur le marché des livres ?
Le coureur de bois faisant du portage1 au milieu de l’inconnu où il cherche à s’établir, du moins pour la durée d’un feu de camp, et où il se trouve souvent confronté à d’autres langues et d’autres visions du monde, se découvre étudiant éternel poursuivant son chemin à ses propres risques et périls. De son côté, celui qui se propose de faire le tour des langues romanes et de leurs littératures doit apprendre à combiner, en suivant l’exemple de l’aventurier en terre étrangère, les impulsions de sa curiosité avec beaucoup de prudence et de respect à l’égard de ceux qui écrivent et de ceux qui lisent. Face à des découvertes innombrables, le chercheur finira par se rendre compte à la fois du caractère relatif de ses recherches et des joies profondes qu’elles lui procurent. Alors, il fera de son mieux pour communiquer à d’autres cette curiosité et cette joie.
Tout a commencé en 1962, lorsque l’étudiant passa une année entière à Toulouse pour rédiger une thèse destinée à renseigner un directeur de travail de l’Université de Vienne sur l’existence ou la non-existence d’une littérature occitane moderne et contemporaine. Pour le jeune chercheur avançant dans ses recherches grâce à bien des rencontres et des lectures, c’était la mise en question permanente de stéréotypes dans l’air allant de pair avec la découverte d’une France insoupçonnée et surprenante. En suivant son inspiration, l’aventurier a fini par aller plus loin en roulant sa bosse, pour ainsi dire, à travers l’Europe et au-delà, en Afrique comme en Amérique du nord. Pendant tout ce temps-là, il a voulu comprendre, dépasser l’état présent des études, participer à maints débats. À un moment donné, il a senti que le temps était venu de rentrer les récoltes et d’offrir, en toute humilité, à la communauté 11de ses homologues et des plus jeunes, les résultats de ses travaux. En même temps, une conviction s’imposait, selon laquelle ces recherches ne concernaient pas exclusivement les spécialistes. Les rencontres avec l’Occitanie et les diverses francophonies avaient fait mûrir l’idée que la philologie, les études littéraires et culturelles comportaient certains aspects touchant à la politique, non pas dans le sens d’une adhésion à quelque parti ou à un parti pris idéologique, mais concernant à la fois la vie de l’individu en contexte social et l’évolution de la communauté humaine – cette dernière se présentant à son tour comme un singulier et un pluriel. Face à une telle expérience, le chercheur désormais de plus en plus inquiet a mis du temps à comprendre à quel point il est tentant de s’installer dans quelque position douillette au sein de la vie universitaire et quels sont les risques que prend celui qui s’habitue à sa tour d’ivoire, alors qu’autour de lui le monde change de façon inévitable. Voici sans doute l’une des raisons pour lesquelles les articles et les livres publiés par l’auteur de ces lignes se répartissaient selon l’emploi de la langue, de l’allemand ou du français, avec une préférence par trop commode pour la première de ces langues.
Heureusement, le chercheur a fini par comprendre qu’il fallait se rendre plus accessible et, peut-être, plus utile notamment en recourant à la langue – ou les langues – des pays dont il était question dans ses écrits. Après la publication d’un recueil d’études par l’Université de Bordeaux (Kirsch, 2000a), l’approfondissement et l’élargissement des recherches a rendu indispensable une nouvelle présentation synthétique de ce qui a été découvert et médité au cours des deux dernières décennies.
Cet ouvrage traite de la France et des francophonies envisagées, en premier lieu, en tenant compte des littératures de langue française et occitane. La base théorique est fournie par des discussions sur l’interculturel. Dans ce domaine-là, il a paru indispensable de recourir à d’autres disciplines telles que l’anthropologie, la sociologie, l’Histoire, pour n’en citer que quelques-unes. En procédant ainsi, le chercheur était bien conscient du risque que prend celui qui aborde des questions plus ou moins délicates. Considérer la France comme une francophonie parmi d’autres et, risque majeur, mettre la culture d’oc sur un pied d’égalité avec la culture rayonnant à partir de Paris – voilà des audaces qui ne sont pas faites pour plaire à tout le monde. Un aspect quelque peu rassurant tient à l’espoir de l’auteur de pouvoir compter sur la 12compréhension de ses lecteurs quant à la façon dont se combinent, dans le présent ouvrage, l’aspiration à la rigueur scientifique avec un grand amour des pays traités et de leurs cultures.
Plusieurs des études contenues dans ce volume ont été publiées, de l’année 2000 à aujourd’hui, sous forme d’articles rédigés en langue française pour des revues scientifiques et des recueils de recherches. Elles ont été soumises à un travail de restructuration et d’élagage textuel visant à illustrer l’état présent des conceptions de l’auteur. Seule une étude plus ancienne remontant aux années 1990 a été traduite de l’allemand en vue de l’intégrer à la présente publication. En organisant les textes dans le sens d’une composition rigoureuse et en structurant l’ensemble de l’ouvrage par des commentaires et des approfondissements, nous avons cherché à dépasser le niveau des recueils où des essais sont simplement juxtaposés. Du début à la fin, la structure invite la lectrice ou le lecteur à suivre les fils d’une pensée conférant à ce livre une certaine unité. Chaque section se termine par une conclusion personnelle à caractère provisoire, ouvrant à la réflexion et à de nouvelles perspectives.
1 Transport, à dos d’homme, d’une embarcation ou de tout autre matériel quand les écueils, chutes, etc. rendent la navigation dangereuse.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-15095-4
- EAN: 9782406150954
- ISSN: 2494-7563
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15095-4.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-11-2023
- Language: French