Avant-propos
- Prix de la Fondation Catherine Gide 2014
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Sur Le Christianisme contre le Christ. Un projet de livre d’André Gide
- Pages : 11 à 13
- Collection : Bibliothèque gidienne, n° 22
Avant-propos
En février 1928, André Gide lit Faites vos jeux de Bernard Faÿ, sorti l’année précédente chez Grasset, et dans une lettre à l’auteur il commente ainsi sa lecture : « J’aime que chacune de ces histoires reste comme une proposition béante, grande ouverte sur l’avenir et inachevée1. » Dans les six nouvelles composant ce recueil et plus particulièrement dans l’esprit des jeunes héros qui les animent, Gide retrouve des traits familiers, parmi lesquels la ferveur qu’il avait célébrée des années auparavant dans ses Nourritures terrestres. Sur le plan esthétique, il apprécie en revanche l’ouverture de ces histoires et d’une écriture qui, à ses yeux, invite à se projeter dans le futur comme une « porte ouverte sur un avenir illimité2 ». Venant d’un écrivain qui, quelques années auparavant, avait publié ses Faux-monnayeurs et qui allait bientôt commencer la rédaction de Geneviève ou la confiance inachevée (le livre qui aurait justement dû rivaliser avec le premier), ces remarques appréciatives ne sont pas étonnantes.
Contrairement à son ami Roger Martin du Gard qui, après avoir envoyé le dernier tome de ses Thibault chez Gallimard, lui avoue tout son soulagement en admettant avoir « horreur de l’inachevé3 », chez Gide, l’inachèvement se donne comme le signe d’une pensée mobile, illimitée, fuyant toute fixation ultime. Le manque de bornes et de clôture est à concevoir en ce sens comme le signe d’un esprit qui « fait de l’infini avec l’imprécis et l’inachevé4 », pour le dire avec les mots d’Édouard, le personnage-écrivain des Faux-monnayeurs. Dans la pensée gidienne, l’inachèvement est tout d’abord un trait de l’esprit et ensuite une qualité esthétique qui caractérise aussi ses écrits intimes, et notamment ses 12correspondances, si riches de lettres « inachevées [qui] traînent désespérément sur [s]a table5 » et qu’il laisse souvent volontairement ouvertes pour permettre à la pensée de se former dans la confrontation avec l’autre (ou même de se conformer à lui), mais aussi pour alimenter le désir à la base de ses échanges. « Suite à ma lettre d’hier, inachevée – comme sera celle-ci, car je n’épuiserai jamais le plaisir de causer avec vous de nouveau6 », écrit-il en ouverture à une lettre de 1944 adressée à Dorothy Bussy. Cet « état de dialogue », fluidifiant sa pensée et qui devient chez lui de plus en plus « nécessaire7 », est l’un des facteurs qui en déterminent l’ouverture foncière, la même qu’il traduit dans Les Faux-monnayeurs,en faisant de l’inachevé le point d’achèvement (seulement apparemment paradoxal) de son « roman somme8 ».
La place que cette notion occupe dans son parcours intellectuel en tant qu’élément caractérisant et décloisonnant sa pensée est déterminante dans la compréhension de l’évolution d’un esprit qui se veut toujours mouvant et qui, lorsqu’il se fige, ne le fait que de manière provisoire pour exploiter jusqu’au bout les possibles d’une idée et ensuite s’affranchir d’elle, comme il advient avec plusieurs de ses œuvres fictionnelles. Si Roger Martin du Gard dit ne pas tolérer l’inachevé, Gide, quant à lui, développe ainsi une véritable aversion pour toute limite freinant ou même arrêtant le libre mouvement de l’esprit. De cette répulsion font état, tant au niveau de la forme que du contenu, nombre de ses écrits fictionnels et non fictionnels. Mais cette notion ne peut-elle pas nous aider à sonder aussi la nature des projets restés inachevés et les raisons de ces aboutissements manqués ? Cette question est à l’origine de la présente étude, portant sur un des écrits que Gide n’a jamais menés à son terme : Le Christianisme contre le Christ. D’ailleurs, l’un des axes principaux de la critique du christianisme que cet essai aurait dû formuler consiste justement en les limitations imposées par la religion chrétienne à l’esprit ainsi qu’à la libre pensée, des restrictions constituant une « règle », note-t-il en 131923, qui « violente et contrefait leurs mouvements les plus sincères9 », mais qui leur est aussi nécessaire comme terme de confrontation aussi bien que comme borne à franchir. Mais Gide ne terminera jamais ce livre potentiellement problématique, tant pour l’écrivain que pour la suite de son œuvre. La pensée gidienne aurait-elle donc, dans ce cas, été victime d’elle-même ? Ou a-t-elle trouvé une manière, plus insinuante mais aussi plus fidèle à elle-même, de s’exprimer sur un sujet si délicat et si dangereux pour lui ? Ce projet est-il resté vraiment inabouti ?
Les pages qui composent cette étude sont nées de ces interrogations et de la volonté de creuser la problématique de la critique gidienne du christianisme et de la place occupée dans ce cadre par la figure du Christ, qui habite la pensée de l’écrivain tout au long de sa vie, à savoir bien avant et parallèlement bien après la conception de son Christianisme contre le Christ. Avant de donner lieu au présent livre, cette recherche a alimenté les pages introductives du volume André Gide, l’Européen portant, entre autres, sur le rôle joué par le christianisme dans la pensée européenne de l’écrivain10, question ultérieurement approfondie dans le troisième chapitre de cette étude –, ainsi qu’une lecture analytique des textes critiques consacrés dans les années 50 et 60 à la pensée religieuse de Gide11, période dans laquelle paraissent la plupart des ouvrages entièrement dédiés à cette question.
Les deux premières études issues de cette recherche ainsi que celle qui suit ont pu voir le jour grâce au soutien conjoint de la Fondation Catherine Gide et du Centre André Gide-Jean Schlumberger de la Fondation des Treilles, à qui vont mes plus vifs remerciements. Je remercie également Ambre Philippe pour le suivi éditorial de ce volume.
1 André Gide à Bernard Faÿ, lettre du 20 février 1928, dans Bernard Faÿ, Les Précieux, Paris, Perrin, 1966, p. 78.
2 Ibid.
3 Roger Martin du Gard à André Gide, lettre du 10 juin 1939, dans André Gide, Roger Martin du Gard, Correspondance, t. II : 1935-1951, introduction de Jean Delay, Paris, Gallimard, 1968, p. 170.
4 Les Faux-monnayeurs [1925], RR2, p. 350.
5 André Gide à Ernst Robert Curtius, lettre du 13 novembre 1948, dans André Gide, Ernst Robert Curtius, Correspondance. 1920-1950,édition critique établie par Peter Schnyder et Juliette Solvès, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », 2019, p. 269.
6 André Gide à Dorothy Bussy, lettre du 16 novembre 1944, dans André Gide, Dorothy Bussy, Correspondance, t. III : janvier 1937-janvier 1951, édition établie par Jean Lambert, Paris, Gallimard, « Cahiers André Gide », 1982, p. 283.
7 20 janvier 1919, J1, p. 1100.
8 Voir à ce propos Pierre Masson et Jean-Michel Wittmann avec Aude Laferrière, Le Roman somme d’André Gide, Les Faux-monnayeurs, Paris, CNED-PUF, 2012.
9 Feuillets [1923], J1, p. 1239.
10 Martina Della Casa, « Introduction. André Gide : vers une Europe “vraiment vivante” », dans Martina Della Casa (éd.), André Gide, l’Européen, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », 2019, p. 11-52.
11 Martina Della Casa, « André Gide et le christianisme. Un sujet critique », dans Paola Codazzi (éd.), André Gide et ses critiques (1951-1969), Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », 2022 (en cours d’édition).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13134-2
- EAN : 9782406131342
- ISSN : 2494-4890
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13134-2.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/06/2022
- Langue : Français