Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Sub specie æternitatis. Étude des concepts de temps, durée et éternité chez Spinoza
- Auteur : Matheron (Alexandre)
- Pages : 13 à 15
- Collection : Les Anciens et les Modernes - Études de philosophie, n° 23
PRÉFACE
Ce livre, très concis, à la fois très clair et très dense, où rien ne manque et où rien n’est de trop, est un bon exemple du type de rigueur scientifique qui convient à l’histoire de la philosophie. Chantal Jaquet, formée à l’excellente école d’André Lécrivain, puis de Jean-Marie Beyssade, avait tous les moyens de mener à bien ce genre de travail, et elle y a parfaitement réussi. Son objectif, précis et limité, dans sa teneur littérale, est au fond d’expliquer aussi complètement que possible les définitions de l’éternité et de la durée qui nous sont données dans l’Éthique : quels sont leurs antécédents dans les premiers écrits de Spinoza ? Que signifient-elles exactement ? À quelles sortes d’êtres Spinoza les applique-t-il l’une et l’autre ? Quels rapports Spinoza établit-il entre les deux formes d’existence ainsi définies ? Quant à la méthode suivie, elle pourrait se résumer en une seule formule : les textes, rien que les textes, tous les textes, avec le moins d’extrapolation possible. Cela n’exclut certes pas la réflexion philosophique, bien au contraire : l’auteur a une connaissance très sûre du spinozisme, et la pertinence avec laquelle elle l’utilise en est la preuve ; mais pour cette raison même, elle n’en utilise, à chaque étape de son argumentation, que ce qui est strictement indispensable à son propos : sans présupposer au départ une interprétation globale du système, sans nous en imposer aucune en particulier à l’arrivée, elle ne fait que tracer, pour ce qui concerne l’objet de son travail, une ligne de démarcation entre les interprétations possibles et celles qui ne le sont pas. Mais cet ascétisme méthodologique, joint à la modestie du propos, est précisément ce qui assure l’efficacité de la démarche : la ligne est tracée d’une écriture indélébile. Or les implications en sont énormes.
Un seul exemple. L’interprétation que l’auteur nous donne de la très subtile définition spinoziste de l’éternité –interprétation qu’elle oppose à la mienne, mais peu importe, puisque les conséquences en sont les mêmes – l’amène à conclure que ce n’est pas improprement (comme
on le croit souvent, et comme Gueroult lui-même semble parfois le croire), mais en toute rigueur et à la lettre, que la propriété ainsi définie est attribuée par Spinoza non seulement à la substance, mais aussi aux modes infinis et, dans une certaine mesure, aux modes finis, notamment à l’entendement humain. De même, l’auteur établit que la durée, si l’on prend sa définition à la lettre, n’est attribuable en toute rigueur qu’aux modes finis, à l’exclusion des modes infinis. De même, enfin, la confrontation de ces deux concepts lui permet de montrer qu’ils sont exclusifs l’un de l’autre, y compris lorsqu’ils s’appliquent aux mêmes êtres : ce qui en nous est éternel, pris en tant que tel, est certes indestructible, mais ne dure pas ; et ce qui en nous est sujet à la durée, pris en tant que tel, n’est pas éternel. Tout cela est simple, clair, et parfaitement expliqué. Mais l’enjeu en est capital, car ce sont justement ces points-là qui suscitent des résistances considérables.
Lesquelles ? J’ai longtemps cru que plus personne ne confondait l’éternité de notre entendement, telle que Spinoza la conçoit, avec une immortalité sujette à la durée ; mais, semble-t-il, tel n’est pas le cas : j’en ai eu récemment un témoignage très surprenant. Dans cette mesure, l’auteur a sans doute raison de me reprocher d’avoir jadis employé le mot « immortalité » pour bien souligner, non sans quelque provocation, qu’il fallait prendre à la lettre ce que Spinoza nous dit de l’indestructibilité de la partie éternelle de notre esprit. Mais je pensais alors à une autre sorte de résistance. Celle-ci part de bonnes raisons : on aime Spinoza, on répugne à lui attribuer des thèses que l’on juge indéfendables aujourd’hui, et l’on cherche à l’en disculper. Or il est bien certain, comme le rappelle notre auteur, que la thèse de l’éternité partielle de notre esprit est intimement liée à celle selon laquelle notre entendement, mode fini immédiat de la pensée, est une partie de l’entendement infini de Dieu. Et il est non moins certain que cette dernière n’est guère moderne. On s’efforce donc de réinterpréter la conception spinoziste de l’entendement infini : quand on ne réduit pas celui-ci à la simple somme (pourtant nécessairement finie) de tous les entendements humains, on le considère comme désignant métaphoriquement autre chose : l’univers propositionnel, ou l’ensemble de toutes les théories vraies réelles et possibles, ou l’ensemble des « pensées » au sens de Frege, etc. L’éternité, alors, qui devient purement épistémologique, n’appartient plus qu’aux vérités conçues par notre entendement et non plus à notre entendement
lui-même, qui doit ainsi être détruit avec notre corps et avec la partie imaginative de notre esprit. À moins que l’on ne fasse de notre propre éternité une métaphore, à nouveau, pour désigner la conformité de notre existence à notre essence (ce qu’elle est aussi bien entendu) pendant une vie présente au terme de laquelle, néanmoins, nous serons entièrement anéantis. Tout cela est parfois fort beau et fort intéressant, peut-être même vrai en soi et pour soi, mais ne devrait pas être confondu avec la pensée de Spinoza. Contre ces confusions sans cesse renaissantes, le présent livre, dans la mesure même où la validité de ses énoncés ne dépend pas d’une interprétation d’ensemble que l’on pourrait toujours récuser, constitue un excellent garde-fou.
Ce n’est là qu’un exemple, et il y aurait bien d’autres choses à dire. On admirera, notamment, la façon très éclairante dont l’élargissement du champ d’application du concept d’éternité est rattaché à l’évolution qui, du Court Traité à l’Éthique, l’a fait passer du statut de « dénomination extrinsèque » à celui de notion commune. On appréciera l’explication très convaincante, quoique trop brève, de l’emploi d’expressions temporelles (remanet, semper, etc.) à propos de l’éternité, en se demandant simplement si elle ne justifie pas les formulations de B. Rousset auxquelles l’auteur s’attaque pourtant. On saluera l’affirmation insistante du caractère positif de la durée –ni illusion ni dégradation – et l’affirmation corrélative selon laquelle le salut éternel doit s’analyser aussi en termes de perte. On aimera, sans peut-être y adhérer entièrement, les analyses très originales contenues dans le paragraphe consacré au T.T.P. Et l’on accordera sans réserve que le problème du « passage » de l’éternité à la durée est en réalité un faux problème, bien qu’on l’ait inlassablement posé pour accuser Spinoza d’incohérence. Sur tous ces points également, le garde-fou est solide.
« Avec Spinoza, je me sens bien », me disait un jour Chantal Jaquet. À lire son livre, cela se voit, et cela en rend la lecture agréable. Qu’on le lise donc.
Alexandre Matheron
- Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
- ISBN : 978-2-8124-3592-8
- EAN : 9782812435928
- ISSN : 2260-8311
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3592-8.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/12/2015
- Langue : Français