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Classiques Garnier

Préface

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PRÉFACE

Ce livre, très concis, à la fois très clair et très dense, où rien ne manque et où rien nest de trop, est un bon exemple du type de rigueur scientifique qui convient à lhistoire de la philosophie. Chantal Jaquet, formée à lexcellente école dAndré Lécrivain, puis de Jean-Marie Beyssade, avait tous les moyens de mener à bien ce genre de travail, et elle y a parfaitement réussi. Son objectif, précis et limité, dans sa teneur littérale, est au fond dexpliquer aussi complètement que possible les définitions de léternité et de la durée qui nous sont données dans lÉthique : quels sont leurs antécédents dans les premiers écrits de Spinoza ? Que signifient-elles exactement ? À quelles sortes dêtres Spinoza les applique-t-il lune et lautre ? Quels rapports Spinoza établit-il entre les deux formes dexistence ainsi définies ? Quant à la méthode suivie, elle pourrait se résumer en une seule formule : les textes, rien que les textes, tous les textes, avec le moins dextrapolation possible. Cela nexclut certes pas la réflexion philosophique, bien au contraire : lauteur a une connaissance très sûre du spinozisme, et la pertinence avec laquelle elle lutilise en est la preuve ; mais pour cette raison même, elle nen utilise, à chaque étape de son argumentation, que ce qui est strictement indispensable à son propos : sans présupposer au départ une interprétation globale du système, sans nous en imposer aucune en particulier à larrivée, elle ne fait que tracer, pour ce qui concerne lobjet de son travail, une ligne de démarcation entre les interprétations possibles et celles qui ne le sont pas. Mais cet ascétisme méthodologique, joint à la modestie du propos, est précisément ce qui assure lefficacité de la démarche : la ligne est tracée dune écriture indélébile. Or les implications en sont énormes.

Un seul exemple. Linterprétation que lauteur nous donne de la très subtile définition spinoziste de léternité –interprétation quelle oppose à la mienne, mais peu importe, puisque les conséquences en sont les mêmes – lamène à conclure que ce nest pas improprement (comme

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on le croit souvent, et comme Gueroult lui-même semble parfois le croire), mais en toute rigueur et à la lettre, que la propriété ainsi définie est attribuée par Spinoza non seulement à la substance, mais aussi aux modes infinis et, dans une certaine mesure, aux modes finis, notamment à lentendement humain. De même, lauteur établit que la durée, si lon prend sa définition à la lettre, nest attribuable en toute rigueur quaux modes finis, à lexclusion des modes infinis. De même, enfin, la confrontation de ces deux concepts lui permet de montrer quils sont exclusifs lun de lautre, y compris lorsquils sappliquent aux mêmes êtres : ce qui en nous est éternel, pris en tant que tel, est certes indestructible, mais ne dure pas ; et ce qui en nous est sujet à la durée, pris en tant que tel, nest pas éternel. Tout cela est simple, clair, et parfaitement expliqué. Mais lenjeu en est capital, car ce sont justement ces points-là qui suscitent des résistances considérables.

Lesquelles ? Jai longtemps cru que plus personne ne confondait léternité de notre entendement, telle que Spinoza la conçoit, avec une immortalité sujette à la durée ; mais, semble-t-il, tel nest pas le cas : jen ai eu récemment un témoignage très surprenant. Dans cette mesure, lauteur a sans doute raison de me reprocher davoir jadis employé le mot « immortalité » pour bien souligner, non sans quelque provocation, quil fallait prendre à la lettre ce que Spinoza nous dit de lindestructibilité de la partie éternelle de notre esprit. Mais je pensais alors à une autre sorte de résistance. Celle-ci part de bonnes raisons : on aime Spinoza, on répugne à lui attribuer des thèses que lon juge indéfendables aujourdhui, et lon cherche à len disculper. Or il est bien certain, comme le rappelle notre auteur, que la thèse de léternité partielle de notre esprit est intimement liée à celle selon laquelle notre entendement, mode fini immédiat de la pensée, est une partie de lentendement infini de Dieu. Et il est non moins certain que cette dernière nest guère moderne. On sefforce donc de réinterpréter la conception spinoziste de lentendement infini : quand on ne réduit pas celui-ci à la simple somme (pourtant nécessairement finie) de tous les entendements humains, on le considère comme désignant métaphoriquement autre chose : lunivers propositionnel, ou lensemble de toutes les théories vraies réelles et possibles, ou lensemble des « pensées » au sens de Frege, etc. Léternité, alors, qui devient purement épistémologique, nappartient plus quaux vérités conçues par notre entendement et non plus à notre entendement

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lui-même, qui doit ainsi être détruit avec notre corps et avec la partie imaginative de notre esprit. À moins que lon ne fasse de notre propre éternité une métaphore, à nouveau, pour désigner la conformité de notre existence à notre essence (ce quelle est aussi bien entendu) pendant une vie présente au terme de laquelle, néanmoins, nous serons entièrement anéantis. Tout cela est parfois fort beau et fort intéressant, peut-être même vrai en soi et pour soi, mais ne devrait pas être confondu avec la pensée de Spinoza. Contre ces confusions sans cesse renaissantes, le présent livre, dans la mesure même où la validité de ses énoncés ne dépend pas dune interprétation densemble que lon pourrait toujours récuser, constitue un excellent garde-fou.

Ce nest là quun exemple, et il y aurait bien dautres choses à dire. On admirera, notamment, la façon très éclairante dont lélargissement du champ dapplication du concept déternité est rattaché à lévolution qui, du Court Traité à lÉthique, la fait passer du statut de « dénomination extrinsèque » à celui de notion commune. On appréciera lexplication très convaincante, quoique trop brève, de lemploi dexpressions temporelles (remanet, semper, etc.) à propos de léternité, en se demandant simplement si elle ne justifie pas les formulations de B. Rousset auxquelles lauteur sattaque pourtant. On saluera laffirmation insistante du caractère positif de la durée –ni illusion ni dégradation – et laffirmation corrélative selon laquelle le salut éternel doit sanalyser aussi en termes de perte. On aimera, sans peut-être y adhérer entièrement, les analyses très originales contenues dans le paragraphe consacré au T.T.P. Et lon accordera sans réserve que le problème du « passage » de léternité à la durée est en réalité un faux problème, bien quon lait inlassablement posé pour accuser Spinoza dincohérence. Sur tous ces points également, le garde-fou est solide.

« Avec Spinoza, je me sens bien », me disait un jour Chantal Jaquet. À lire son livre, cela se voit, et cela en rend la lecture agréable. Quon le lise donc.

Alexandre Matheron