Comptes rendus de lecture
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Socio-économie du travail
2021 – 2, n° 10. Le « dialogue social » en pratiques et en contextes - Auteurs : Freyssinet (Jacques), Foudi (Agathe), Sbyea (Maroua), Denis (Jean-Michel)
- Pages : 233 à 254
- Revue : Socio-économie du travail
Le dialogue social. L ’ avènement d ’ un modèle ?, Frédéric Géa et Anne Stévenot (dir.), Bruxelles, Bruylant, Collection Paradigme, 2021.
Jacques Freyssinet
IRES
Il n’est pas facile de rendre compte d’un ouvrage qui, en 700 pages et en petits caractères, réunit quarante-et-une contributions de spécialistes appartenant à des disciplines différentes. Le lecteur hésite d’autant plus devant la tâche lorsqu’il s’agit d’un thème sur lequel la littérature est déjà fort abondante. Cependant, l’effort mérite d’être accompli car il est largement récompensé. D’une part, le livre est le produit d’une démarche pluridisciplinaire élaborée ; d’autre part, il est construit sur la base d’une hypothèse de recherche originale.
Nous ne sommes pas en présence d’une classique juxtaposition d’éclairages apportés par des spécialistes de disciplines différentes, mais de textes construits à partir d’une problématique commune et qui « ont donné lieu à des échanges féconds entre les contributeurs au cours de deux journées riches, foisonnantes et stimulantes (…) loin des monologues (ou soliloques) habituels » (p. 9). Cette rencontre et ce dialogue doivent être salués sans pourtant en surestimer l’ambition : dix-huit contributions sont signées par des juristes, treize relèvent des sciences de gestion. Les autres disciplines n’occupent qu’une place réduite : trois sociologues, deux économistes, un politiste. L’élément nouveau et riche est donc constitué, sur un thème souvent dominé par les spécialistes des relations professionnelles, par une confrontation approfondie entre les approches du droit et de la gestion dont les deux responsables de la publication proposent des synthèses. De plus, les auteurs ont sollicité des contributions d’acteurs éminents du dialogue social.
Le second aspect original de l’ouvrage réside dans sa construction qui est conçue comme un itinéraire d’exploration d’une hypothèse directrice. Le chemin est fortement balisé par Frédéric Géa qui a rédigé le chapitre introductif et le chapitre conclusif, ainsi que de substantielles introductions au début de chaque partie. Au départ, il énonce 234l’hypothèse de « l’avènement d’un modèle de dialogue social » (p. 28) inspiré par la reconnaissance de la centralité acquise par cette notion au cours des dernières décennies. Elle est en effet promue par de nombreux gouvernements et par de grandes organisations internationales, aux premiers rangs desquels figurent l’Organisation Internationale du Travail (OIT), l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) ou l’Union européenne. Les acteurs sociaux s’y sont massivement ralliés, avec quelques exceptions au sein du mouvement syndical. La démarche ainsi enclenchée s’inscrit dans une double dynamique largement observée, d’une part, de recomposition des positions respectives de la loi et de la négociation collective et, d’autre part, de réordonnancement des niveaux de négociation. Il est donc légitime de tester à ce propos l’hypothèse de l’émergence d’un modèle en étudiant les évolutions entamées dans différents contextes puis, dans une démarche prospective, en examinant les conditions de possibilité de l’avènement d’un tel modèle.
Les auteurs reconnaissent la polysémie des usages de la notion de dialogue. La première exigence est donc de lui donner un contenu conceptuel. Ainsi que l’écrit Frédéric Géa : « plus qu’un mot ou une notion, c’est d’un concept qu’il s’agit » (p. 58). La source principale est fournie par les écrits de Francis Jacques et Mikhaïl Bakhtine (Geneviève Pignard, « En guise d’ouverture ») : le dialogue implique à la fois des échanges interpersonnels créateurs de sens et des interactions entre les discours. D’autres contributions se réfèrent aux conditions d’un dialogue vrai à visée d’entente telles qu’elles sont énoncées par Jürgen Habermas : publicité et inclusion, égalité, exclusion de la mystification, absence de contrainte (Anne Stévenot, « Dialogue ou monologue en sciences de gestion ? »). Le dialogue social tel qu’il est concrètement pratiqué répond-t-il à ces exigences ?
Les auteurs n’ignorent pas mais rejettent une première objection qui pourrait leur être adressée : à leurs yeux, « le dialogue social ne se réduit pas à une expression fourre-tout, autorisant à englober sans nuances ni limites ce qui se rapporterait aux relations de travail se déployant sur un registre collectif » (p. 39). Il est vrai que la question peut être légitimement posée lorsqu’on lit la définition proposée par l’OIT : « le dialogue social englobe toutes formes de négociation, de consultation 235ou d’échange d’informations entre représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs sur des questions d’intérêt commun liées à la politique économique et sociale » (Cyril Cosme, « Qu’est-ce que le dialogue social international ? »). L’Union européenne n’est qu’à peine plus précise : « Le dialogue social européen englobe les discussions, les consultations, les négociations et les actions communes entreprises régulièrement par des partenaires sociaux tels que les employeurs et les organisations syndicales. Il porte sur une grande variété de thèmes sociaux et professionnels. Il revêt deux grandes formes : un dialogue tripartite avec les autorités publiques ; un dialogue bipartite entre les organisations syndicales et les employeurs européens » (Jean-Philippe Lhernould, « La conception du dialogue social en droit de l’Union européenne »). L’hypothèse « fourre-tout » mérite donc d’être discutée.
Une seconde objection n’est pas non plus ignorée par les auteurs : l’hypothèse d’un modèle de dialogue social ne relève-t-elle pas « de l’illusion, voire de la mystification ? » (p. 39). N’aurait-elle pas pour fonction de faire disparaître le conflit ? À leurs yeux, dialogue et conflit ne sont pas incompatibles. Ils ont certainement raison sur le fond, mais les choix de vocabulaire ne sont pas neutres. Il est difficile d’ignorer que l’omniprésence de la promotion du dialogue social peut s’inscrire dans le cadre d’une stratégie de « pacification » des rapports sociaux et que le mot de conflit est absent de toutes les définitions officielles de ce dialogue social. « L’invocation du dialogue – et, en l’occurrence, du dialogue social – a pu être dénoncée comme une mystification dissimulant le dessein d’une politique qualifiée de néolibérale (…). Cette lecture porte, à coup sûr, une part de vérité (…). Et pourtant, à prendre ce mot (et ce concept) de dialogue au sérieux, une autre interprétation devient possible » (Frédéric Géa, p. 82-83).
Rappelons que les auteurs présentent leur démarche comme la mise à l’épreuve d’une hypothèse. Est-il possible, à la lecture des nombreuses contributions, d’évaluer son degré de pertinence ? Globalement, les indices favorables ne sont pas inexistants, mais ils paraissent limités.
En premier lieu, plusieurs contributions invoquent le caractère « fourre-tout » pour expliquer le caractère quasi universel de l’adhésion au dialogue social. Ainsi, Jean-Philippe Lhernould, déjà cité à propos du dialogue social en droit de l’Union européenne, évoque-t-il « un ensemble a priori hétéroclite et protéiforme qui se distingue par sa 236pluralité d’acteurs, sa multitude d’instruments d’action et sa multiplicité de fonctions » (p. 135). Ainsi, Barbara Palli, qui propose une typologie des modèles de dialogue social sur la base d’une comparaison internationale, observe-t-elle : « Il y aurait sans doute plusieurs conceptions du dialogue social, presqu’autant qu’il y a de pays dans le monde qui le pratiquent » (p. 148). Dans le cas de la France, Marcel Grignard, expert en ce domaine, choisit comme sous-titre : « Dialogue social : confusion à tous les étages » (p. 338).
En second lieu, le risque d’instrumentalisation du dialogue social dans l’entreprise pour le mettre au service du management est mis en évidence par plusieurs contributions émanant notamment des sciences de gestion (par exemple, outre la contribution d’Anne Stévenot, déjà citée, celles d’Yves Moulin et Anne Stévenot, « Les espaces de discussion, condition du dialogue social » et de Rémi Bourguignon, « Le management est-il soluble dans le dialogue social ? »). Un autre aspect négatif au niveau de l’entreprise est souligné par Jean-François Pilliard, ancien Délégué général de l’UIMM (Union des Industries et Métiers de la Métallurgie) et ancien Vice-président du MEDEF (Mouvement des entreprises de France) en charge du pôle social : « Le dialogue social profite globalement à ceux et à celles qui sont en CDI avec des statuts élevés, laissant ainsi largement de côté les personnes en situation de précarité (salariés en CDD, travailleurs des plateformes…) » (p. 530). À juste titre, après avoir rappelé les conditions d’un dialogue véritable, Frédéric Géa conclut-il : « À défaut de s’inscrire dans une telle optique, le dialogue social peut s’apparenter à une mystification, ouvrant sur une manipulation, sinon même un acte de violence » (p. 203).
En troisième lieu, les évolutions actuelles n’offrent que des perspectives positives incertaines. Le dernier sous-titre de l’ouvrage, intitulé : « Un renouveau du dialogue social ? » explore trois dynamiques contemporaines. Il s’agit d’abord, avec Arnaud Casado et Mathilde Despax, de la montée en puissance du dialogue social environnemental. Si, en conclusion, les auteurs y voient « à n’en pas douter un futur chapitre du dialogue social » (p. 639), ils constatent préalablement que « si le dialogue social environnemental est une prérogative en devenir pour la représentation élue du personnel, il est une prérogative dont le potentiel reste à conquérir » (p. 627). Ensuite, Marguerite Kocher étudie les expériences de négociation sur la qualité de vie au travail dans le cadre de démarches 237de responsabilité sociale des entreprises. Ici encore, on découvre « une formidable dynamique de nature à donner à la négociation collective un nouveau visage » (p. 650), mais après avoir constaté que « peu lisible, peu accessible, elle se réduit trop souvent à un exercice formel de reporting ou de compliance éloigné des réalités de terrain » (p. 642). Enfin, Stéphane Vernac, s’intéresse à la transformation de la gouvernance et des représentations de l’entreprise, en particulier sur la base de la présence de représentants des salariés dans les instances de direction. Il invite « à repenser le dialogue social autour d’un objet, l’entreprise, envisagée comme un engagement collectif autour d’un “inconnu désirable” et d’y associer l’ensemble des parties qui la constituent, dont les salariés » (p. 657). Si la perspective est stimulante, force est de reconnaître que deux contributions précédentes (Gilles Auzero, ainsi que Nicolas Aubert et Xavier Hollandts) ont mis en évidence les oppositions patronales et les contradictions intra-syndicales qu’engendrait la présence, encore symbolique, d’administrateurs salariés.
Il ne faut cependant pas négliger, dans tous ces domaines, la contribution positive qu’apportent les juges à l’amélioration de la qualité du dialogue social grâce à l’importance croissante qu’ils accordent à la vérification de la loyauté dans le déroulement de la négociation collective (Laurence Pécaut-Rivolier, « Le juge et le dialogue social »).
Frédéric Géa conclut l’ouvrage sur « les voies du renouveau » : « Le dialogue social se pose en alternative par rapport à un modèle légicentriste, qui a dans une large mesure vécu, et un modèle de dérégulation inféodé aux impératifs économiques, aveugle à certains enjeux et sans égard pour le bien public ». L’alternative serait « un modèle reposant sur la coopération et donnant du sens. Par le dialogue » (p. 680). Adhérer à une telle perspective n’implique pas que l’on trouve dans les évolutions contemporaines les indices d’une dynamique qui porterait clairement dans cette direction.
L’accent qui a été mis ici sur les termes d’un débat qui est essentiel pour l’avenir des relations professionnelles et sociales a conduit à ne pas souligner l’intérêt de tout un ensemble de contributions qui présentent tantôt « l’état de l’art », tantôt les résultats de recherches récentes dans de nombreux autres domaines, par exemple, l’ingénierie du dialogue social, son rôle dans la performance des entreprises, les enjeux liés à la 238création du comité social et économique, aux négociations qui portent sur les plans de sauvegarde de l’emploi, sur l’égalité professionnelle femmes/hommes ou encore sur le télétravail. Autant d’arguments pour se plonger dans ce volumineux ouvrage.
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En luttes ! Les possibles d ’ un syndicalisme de contestation, Sophie Béroud et Martin Thibault, Raisons d’Agir, 2021.
Agathe Foudi
Clersé, Université de Lille
Il est fréquent que des formations politiques, des associations et des syndicats établissent des communiqués communs ou appellent collectivement à manifester. À la mi-novembre 2020, par exemple, 187 organisations s’étaient associées autour d’un texte adressé aux parlementaires pour s’opposer à trois dispositions de la loi « sécurité globale » et défendre ainsi le droit à manifester1. De même, en mai 2021, un large ensemble d’organisations, parmi lesquelles la CGT, Solidaires et la FSU, ATTAC, la LDH et le CRAN, La France Insoumise, Génération.s et le NPA établissaient un communiqué appelant à manifester « pour les libertés, contre les idées d’extrême-droite2 ». Dans un contexte politique particulièrement tendu, ces différentes initiatives peuvent être considérées comme un produit de ce pôle de contestation sociale dont la politiste Sophie Béroud et le sociologue Martin Thibault tentent de définir les contours et les conditions de réalisation.
Leur ouvrage s’ancre dans la dynamique des mouvements sociaux qui se sont déroulés en France ces vingt dernières années et, partant du constat d’une « faiblesse structurelle » (p. 12) des forces syndicales, il 239interroge leur place et l’efficacité de leur action. La thèse de S. Béroud et M. Thibault consiste ainsi à considérer qu’un pôle contestataire formé autour de quelques organisations a émergé dans le champ syndical et semble désormais pouvoir se développer. Pour dégager les conditions de ce possible développement, les auteurs prennent appui sur l’étude des syndicats SUD et de l’Union syndicale Solidaires. L’intérêt de se focaliser sur ces acteurs du champ syndical est assez évident : puisque leur apparition s’est inscrite dans un contexte d’affaiblissement général du syndicalisme et de forte désyndicalisation, l’analyse de leur développement permet de questionner « l’espace disponible pour un syndicalisme de contestation sociale, ouvertement opposé aux politiques néolibérales et souhaitant œuvrer à différentes formes d’émancipation. » (p. 14).
Partant de cela, la réflexion de S. Béroud et M. Thibault se structure autour de l’idée selon laquelle la pérennité d’un tel syndicalisme tient non seulement au positionnement des organisations syndicales face aux différentes réformes, mais aussi et surtout au travail ordinaire et quotidien de « politisation du combat syndical » (p. 150-151) qu’elles mènent. Suivant cette logique, leur ouvrage articule ainsi « l’analyse des stratégies des organisations dans le champ syndical » (plutôt réalisée dans les chapitres 1 et 2) à celle « des trajectoires de militants sur le terrain » (plutôt réalisée dans les chapitres 3 et 4).
Destiné à fournir un cadrage socio-historique, le premier chapitre est centré sur l’analyse des effets provoqués par l’arrivée des SUD et de l’Union syndicale Solidaires sur la structure du champ syndical et les pratiques de ses acteurs. Selon les auteurs, alors que la « première vie » des SUD, au début des années 1990, s’est déroulée à la lisière du champ syndical et en a peu affecté l’ordre des positions, la création de l’Union syndicale Solidaires en 1998 a en revanche nettement changé la donne puisque la fédération est progressivement parvenue à acquérir une place importante dans le champ syndical et à s’imposer comme une force susceptible d’y rebattre les cartes. Mais, si ces organisations ont réussi à modifier les équilibres du champ, S. Béroud et M. Thibault font valoir qu’elles y ont également importé des pratiques innovantes, telles que l’autogestion ou le principe des assemblées générales locales décisionnaires, et ont ainsi pu apparaître comme porteuses de « nouveaux modèles [syndicaux] » (p. 38) susceptibles de fragiliser les anciens.
240Ce cadre ayant été posé, le chapitre 2 explore les voies par lesquelles Solidaires s’est durablement intégrée dans le champ syndical et s’y est progressivement légitimée. Les auteurs avancent tout d’abord que son intégration dans ce champ serait assez largement le produit de l’engagement dont les organisations qui s’y rattachent ont fait preuve dans le cadre intersyndical : la fédération a en effet assez largement bénéficié de la participation de ses militants à des luttes emblématiques comme celles engagées contre le Contrat Première Embauche-Contrat Nouvelle Embauche (CPE-CNE). Une autre voie d’intégration et de légitimation de Solidaires aurait résidé dans sa capacité à promouvoir une conception de la lutte ouverte à des enjeux extérieurs à la sphère professionnelle (antifascisme, lutte contre les violences policières, lutte contre le racisme, etc.). Cette position « à l’interface de différents espaces de lutte » (p. 79) aurait en effet permis à Solidaires de s’émanciper de la domination de la CGT au sein de l’intersyndicale tout en affirmant sa présence dans « l’espace de la gauche “radicale” » (p. 84). Enfin, du fait des transformations des règles de la représentativité syndicale impulsées par la loi du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail, c’est aussi par le jeu électoral que l’organisation serait parvenue – avec un succès plus ou moins important selon les secteurs professionnels néanmoins3 – à peser au sein même des lieux de travail.
Déplaçant la focale de l’organisation vers les militants, S. Béroud et M. Thibault cherchent à éclairer dans le troisième chapitre les processus par lesquels s’opèrent l’apprentissage du syndicalisme et la politisation ordinaire du combat syndical. Depuis l’exploration et l’analyse de trajectoires de jeunes militants de SUD Rail, les auteurs soulignent que le défi majeur pour Solidaires aujourd’hui ne serait « plus de faire entrer de nouveaux militants, mais de réussir à les faire rester » (p. 124). En effet, le traitement discriminatoire dont les syndicalistes font l’objet, l’individualisation des carrières ainsi que la précarisation des conditions de travail et d’emploi, fragilisent objectivement et subjectivement l’engagement syndical et contribuent à le rendre plus incertain. Dans un tel cadre, ce serait alors surtout la faible politisation de la jeune génération de syndiqués qui pèserait sur la pérennité des forces syndicales car, 241pour faire face à ces difficultés, il semble indispensable que les militants soient « capables de penser leur engagement au-delà de leur quotidien professionnel » (p. 152). Un des enjeux clef pour Sud-Solidaires serait donc à présent de travailler à une socialisation syndicale qui politise ses militants.
En prenant là encore appui sur l’étude de parcours de militants – ceux de Leïla et Bernard, à la fois syndicalistes et Gilets Jaunes –, S. Béroud et M. Thibault s’interrogent alors dans le quatrième et dernier chapitre sur les possibles recompositions d’un pôle contestataire de luttes. Le rapport à l’engagement de ces deux militants – constant sur le terrain mais distant des appareils syndicaux – ainsi que les pratiques militantes qu’ils ont pu adopter – investissement dans des actions interprofessionnelles, importance accordée aux discussions – permettent aux auteurs de réfléchir aux voies de revitalisation du pôle syndical contestataire par la base. Dans cette perspective, S. Béroud et M. Thibault promeuvent la formation d’« espaces de rencontre » inspirés des ronds-points des Gilets Jaunes (p. 182) et proposent de faire des unions locales des syndicats des « ronds-points permanents » (p. 183). Par rapport aux espaces syndicaux classiques où dominent les mieux dotés en ressources culturelles, ce genre d’innovations serait favorable à l’investissement dans les mouvements sociaux de groupes de population particulièrement « éloignés des formes militantes institutionnalisées » (p. 183). Ces espaces permettraient ainsi à ceux « qui ont des horaires éclatés et qui ne connaissent pas de syndicats dans leur activité professionnelle de s’y retrouver et de s’y investir dans des luttes » (p. 183) ; ce que les auteurs conçoivent comme un levier efficace de la politisation militante et donc comme une réponse au problème rencontré par Solidaires et d’autres syndicats.
Au final, En luttes ! apparaît comme un ouvrage destiné à un public sensible aux problématiques liées à la place du syndicalisme dans la société et, plus largement, aux mouvements sociaux. Assis sur une enquête au long cours entamée en 2008, cet essai vise en effet à faire état des multiples difficultés (en termes de moyens, de modalités d’organisation et d’action, de stratégies) rencontrées par les organisations syndicales qui s’inscrivent dans un syndicalisme de contestation pour défendre les droits des travailleurs. Si l’ouvrage de S. Béroud et M. Thibault parvient à fournir une analyse objective et scientifiquement fondée de la force sociale de ce syndicalisme, il offre dans le même temps aux 242militants et cadres syndicaux un éclairage sur quelques-unes des voies qui pourraient être empruntées pour améliorer le potentiel mobilisateur et contestataire de l’action syndicale. De ce point de vue, l’analyse des trajectoires militantes apparaît très fructueuse en ce qu’elle permet de rendre compte des éléments susceptibles d’élargir la base militante et/ou de favoriser un militantisme durable. À l’heure où certains se complaisent à délégitimer l’action syndicale pour affaiblir plus encore le nombre de contre-pouvoirs à l’autoritarisme montant, on ne peut voir dans cet essai, fidèle à la tonalité des Raisons d’Agir, qu’un ouvrage profondément salutaire et souffle d’espoir pour celles et ceux qui croient dans l’efficacité d’un syndicalisme de lutte.
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Travail et ambition sociale. Plaidoyer pour une refondation du syndicalisme, Paul Santelmann, L’autreface, 2021.
Jean-Michel Denis
ISST/IDHES
Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
On dit communément d’une instruction judiciaire dominée par un parti-pris qu’elle est menée à charge et non à charge et à décharge. Tel est le sentiment qui ressort une fois la dernière page de l’ouvrage de Paul Santelmann tournée. La charge à l’encontre du mouvement syndical français, conduite par cet ancien contrôleur du travail, qui a consacré une longue partie de sa carrière à la question de la formation professionnelle d’abord à la Délégation à la Formation Professionnelle, puis à l’AFPA – dont il a été le directeur de la prospective entre 1997 et 2020 –, et qui se présente aujourd’hui comme consultant en ingénierie des compétences, est effectivement rude ; elle est aussi menée sans répit, du début à la fin du livre. Elle n’est surtout que très rarement 243contrebalancée par des arguments plus en faveur du syndicalisme, même si cela n’est pas ce que l’on demande à un livre d’analyse, pour rappeler que celui-ci continue, malgré tout, de jouer un rôle important et nécessaire pour tenter de redresser, au profit des travailleurs, l’asymétrie intrinsèque à la relation de travail. Cette absence conduit à douter du sous-titre du livre Plaidoyer pour une refondation du syndicalisme, tant l’écriture prend plus la forme d’un réquisitoire, et l’on se demande ce qui reste à sauver du syndicalisme qui est présenté comme un édifice lézardé du sol au plafond.
Court de 159 pages, Travail et ambition sociale. Plaidoyer pour une refondation du syndicalisme est publié dans une nouvelle maison d’édition, consacrée aux humanités, et dont le nom, éponyme, L’autre face, dit le projet d’aborder, synthétiquement, l’envers des phénomènes et problèmes sociaux. L’ouvrage est composé de douze chapitres, d’une petite dizaine de pages chacun, appuyé systématiquement par une très courte bibliographie. Si son sous-titre, malgré son caractère trompeur, est explicite sur l’ambition de l’ouvrage, ce n’est pas le cas de son titre : travail et ambition sociale. Il le devient au fur et à mesure de la lecture. Il exprime en fin de compte la thèse de l’auteur, qui n’est pas nouvelle : le syndicalisme s’est éloigné du travail et des travailleurs. Dans les deux cas, cette prise de distance serait multifactorielle et la conséquence paradoxale d’un mouvement de rétractation et de méfiance montré par le mouvement syndical à l’égard de l’activité (de travail), du cadre dans laquelle elle se livre (l’entreprise) et de ceux qui l’exercent (les salariés). D’où, selon l’auteur, cette perte de légitimité de l’action syndicale, celle-ci ne pouvant retrouver sa signification réelle qu’en replaçant le travail au cœur « d’une nouvelle ambition sociale ».
Mais comment en est-on arrivé là ? Cette question constitue le fil conducteur de l’ouvrage qui peut être divisé en trois parties inégales : une première, très courte, dresse un état des lieux de « l’assèchement syndical » (chapitre 1) ; la deuxième, la plus volumineuse, en établit les causes (chapitre 2 à 9) ; et la dernière, énonce les enjeux auxquels le syndicalisme doit se confronter s’il veut retrouver force et crédibilité (chapitre 9 à 12 et conclusion). Passons sur les éléments de diagnostic concernant la faiblesse du taux de syndicalisation, en particulier dans le secteur privé, la fragmentation et la division syndicale. Outre qu’ils sont énoncés en moins de 8 pages, ils n’ont d’autres objectifs que d’alimenter 244les antiennes sur la bureaucratisation et l’institutionnalisation du syndicalisme, largement repris par la suite de l’ouvrage.
Classiquement, les analyses qui reprennent la thèse de la crise du syndicalisme distinguent deux grandes séries de causes : les causes exogènes, qui agissent comme des contraintes exercées à son encontre (transformation du tissu productif, éclatement du salariat, fragilisation des statuts d’emploi, etc.), et les causes endogènes, produites par le mouvement syndical lui-même, et qui en font un acteur majeur de sa propre crise. On retrouve partiellement cette grille de lecture dans l’ouvrage de Paul Santelmann, même s’il insiste fortement sur la responsabilité du syndicalisme français dans les difficultés qu’il connaît depuis plusieurs décennies. D’autant que, dans le livre, les contraintes extérieures sont moins abordées par les effets qu’elles génèrent sur celui-ci que par l’incapacité du syndicalisme à s’y confronter voire à y répondre. Double responsabilité donc. Surtout, parmi ces facteurs extérieurs, un retient particulièrement l’attention de l’auteur, au point de lui consacrer dans l’analyse une place au moins aussi importante que celle accordée au mouvement syndical. Contre toute attente, ce n’est pas de la transformation du travail sous toutes ses déclinaisons dont il s’agit mais de l’étreinte délétère exercée par l’État dans le champ des relations professionnelles. Comme si le syndicalisme était tombé dans tous les pièges dressés, volontairement ou non, par ce dernier et ne parvenait pas à s’en défaire. Le rapide retour historique entrepris par l’auteur, ainsi que le balayage qu’il effectue des grands thèmes ou problématiques auxquels est confronté le syndicalisme (le dialogue social et la négociation collective, le rapport avec la classe politique, la lutte contre le chômage, la formation, etc.), lui permettent de dénoncer ce parasitage mortifère de l’action syndicale par l’acteur public. Tous les domaines énoncés ci-dessus en portent le stigmate : la négociation collective neutralisée par « la façon dont l’État a occupé le champ économique et social pendant plusieurs décennies par le biais du tripartisme » (p. 61) ; la lutte contre le chômage, du fait de la subordination du champ paritaire de la gestion de l’emploi à l’intervention publique (p. 71) ; la formation professionnelle « dossier emblématique de la stérilisation du dialogue social par l’État » (p. 81) ; jusqu’à sa participation à la mise en place d’un néo-corporatisme avec les syndicats du secteur public (p. 32) ; sans compter son application trop tatillonne de la règlementation du travail par « un 245code du travail trop invasif » (p. 105) et des mécanismes de contrôle du travail trop insidieux « sous prétexte de transparence » (idem).
Indirectement, pour avoir joué un rôle non négligeable dans l’intégration institutionnelle du syndicalisme – y compris en prenant en charge une partie de son financement –, et donc en favorisant et en consolidant la constitution d’une bureaucratie syndicale « installée au niveau des confédérations et des instances paritaires relayée par un système de représentation institutionnelle » (p. 19), l’État serait en partie responsable de la coupure du syndicalisme vis-à-vis du monde du travail. Mais en partie seulement. Car il aurait été aidé en cela par les organisations syndicales elles-mêmes, ou plus exactement par la place et le rôle croissant joué en leur sein par les syndicats du secteur public – compte tenu de l’étiolement du syndicalisme dans le secteur privé –, et par la porosité existante entre les structures exécutives des syndicats et les structures technocratiques de l’État – l’auteur parle à ce sujet de « convergence sociologique et culturelle » (p. 48). Cette collusion ne serait pas si grave si elle se limitait à l’édification d’un néo-corporatisme au niveau de l’État centré sur la gestion des carrières des fonctionnaires. Mais si elle l’est, pour l’auteur, c’est pour au moins trois raisons : tout d’abord parce qu’elle a permis la mainmise des syndicats du public sur les directions syndicales, « les syndicalistes du privé[laissant tendanciellement la place]aux syndicalistes du public plus disponibles pour occuper les directions intersectorielles, interprofessionnelles, nationales et même départementales de l’activité syndicale hors-entreprise, précisément là où l’État est lui-même organisé » (p. 61-62) ; ensuite, et corrélativement, parce que cette domination s’est traduite par une insuffisante prise en compte des apports et des intérêts des salariés du secteur marchand, doublée d’une vision faussée des réalités de celui-ci ainsi que des effets de la mondialisation sur le travail et son évolution ; enfin, parce que l’orientation plus idéologique et combative des syndicats du public a définitivement sapé « tout potentiel de développement d’un courant réformiste combinant stratégie syndicale, prise en compte des orientations patronales et politique gouvernementale » (p. 60) ou, pour le dire autrement, « toute perspective de cogestion à l’allemande » (p. 42). Pour Paul Santelmann, cette double identité, idéologique et militante, du syndicalisme français, qui est sa marque de fabrique, est ce qui explique cet éloignement réciproque avec le monde du travail : le premier, par éloignement ou par méfiance, est incapable de prendre en compte les évolutions qui marquent le second (il peut être ainsi considéré 246comme en partie responsable de la dévaluation du travail et de l’emploi) ; et le second ne se reconnait plus dans les visions portées par le premier – d’autant qu’elles sont génératrices de divisions –, ni dans les actions et les combats qui leurs sont liées. On le voit, la critique n’est pas légère et prend souvent la forme de la dénonciation : celle, par exemple, de la pénétration et de la diffusion de longue date des « idées gauchistes » au sein du mouvement syndical, qui se combineraient aujourd’hui à l’influence du Rassemblement National et de La France Insoumise, le tout étant mis dans le même sac (p. 52). Voire de la caricature : lorsqu’il explique le conservatisme patronal comme résultant non de ses idées propres, mais comme le contrecoup des positions syndicales imperméables au compromis et par leur suivisme du dirigisme étatique.
Alors, comment sortir le syndicalisme de sa crise ? La réponse à cette question fait l’objet des derniers chapitres du livre qui abordent les différents défis auxquels doit se confronter le mouvement syndical s’il veut renouer avec le monde du travail. Parmi eux : la mise en place d’un « nouveau pacte éducatif et social » pour réévaluer l’emploi et le travail via « la refondation d’une politique du travail et de la formation » (p. 115) et la reconsidération du rôle joué par les syndicats dans l’entreprise ; la confrontation à la révolution des temps, des espaces et des processus de travail, qui nécessite de repenser les organisations et les nouvelles modalités d’exercice du travail (p. 127) ; l’économie verte, en intégrant dans la conduite des entreprises les contraintes et enjeux environnementaux.
Si globalement, on ne peut qu’être d’accord avec l’auteur sur ces enjeux, peu de choses sont dites en revanche sur le rôle et les positions que doivent tenir les syndicats dans le cadre de ces processus. D’autant que l’auteur reprend d’une main ce qu’il donne de l’autre. On ne peut pas considérer qu’il s’agit là de thématiques auxquelles les syndicats doivent impérativement se confronter tout en leur reprochant dans le même mouvement de ne pas le faire, de critiquer leur immobilisme et leur surdité vis-à-vis des opinions exprimées par les salariés sur ces dernières. Au final, le doute exprimé au début de cette note à propos du projet de l’auteur de proposer des éléments contributifs à la refondation du syndicalisme est confirmé par la conclusion du livre. Ce que propose l’auteur correspond moins à un projet de refondation du syndicalisme qu’à une reconstruction totale sur le plan de son organisation, de son fonctionnement, de ses pratiques d’action et de représentation, mais aussi de son idéologie.
247Analyser l’objet syndical en privilégiant une entrée par le travail est un choix pertinent. C’est du reste celui effectué par nombre de spécialistes des relations professionnelles, quelle que soit leur discipline, qui défendent une conception travailliste de celles-ci – ce qui ne les empêche pas de voir que le monde du travail est également transformé par des mutations économiques et des politiques publiques du travail, en particulier en France, qui lui sont en partie extérieures. Mais cela requiert une analyse plus détaillée et surtout moins univoque de la manière dont le syndicalisme a été bousculé par les mutations du travail depuis plusieurs décennies. Car, c’est un truisme de le rappeler, à travers cette transformation, qui intègre celle de l’entreprise, du droit, etc., c’est tout un ensemble de pratiques sociales et de rapports sociaux de travail qui s’en trouvent bouleversés. Si la frilosité du syndicalisme à l’égard de la question du travail au profit de celles de l’emploi et du salaire, pour ne prendre que cet exemple, a pu correspondre à une certaine réalité historique – et encore serait-il nécessaire de la circonstancier et de la détailler en ce qu’elle n’a jamais reflétée une position syndicale unique et homogène –, celle-ci n’a réellement plus cours. Si le « retour sur le métier, la corporation, l’unité de travail », en réaction à la mise à mal du travail par une certaine forme de capitalisme a été effectivement l’œuvre, en premier lieu, des principaux concernés, à savoir les salariés eux-mêmes, cela fait plusieurs décennies que les syndicats se sont engagés dans la réappropriation empirique de ces enjeux4. Il suffit de parcourir les thèmes proposés dans les cahiers de formation syndicale pour s’en convaincre. Analyser le rapport syndical au travail, c’est non seulement l’aborder dans sa dimension processuelle mais également interactive, c’est-à-dire en en faisant le produit des rapports entre les acteurs. C’est ainsi montrer que l’organisation du travail, parmi l’ensemble des thématiques abordées par les syndicats avec les directions d’entreprise, est celle sur laquelle ces dernières sont les plus réticentes à négocier, sans parler d’intégrer les représentants des salariés à y réfléchir en amont de tout processus de décision. Et de comprendre que si le salaire reste de loin le thème majeur de la négociation collective, il dissimule souvent celui des conditions de travail5.
248L’affaiblissement du syndicalisme est réel, la fragilité de son implantation dans le secteur privé est indéniable, sa capacité à interférer sur les choix économiques et sociaux, de l’entreprise à l’interprofessionnel, s’est réduite au fil du temps. « En même temps », paradoxalement, les syndicats continuent de peser et de jouer un rôle dans la régulation collective du travail, même si celle-ci laisse de côté un pan du salariat. C’est toute l’ambivalence du cadre français des relations professionnelles que l’on aurait aimé voir rappeler dans cet ouvrage.
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Deux millions de travailleurs et des poussières. L ’ avenir des emplois du nettoyage dans une société juste,François-Xavier Devetter et Julie Valentin, Éditions « Les petits matins », 2021.
Maroua Sbyea
Université de Lausanne
Les mobilisations professionnelles dans le secteur du nettoyage font actuellement l’objet d’une couverture médiatique de plus en plus prégnante. Plus particulièrement, les grèves de femmes de chambre dans le nettoyage hôtelier ont fait l’objet d’une forte médiatisation, du fait de la diversité de leurs modes d’actions collectifs et de leurs modalités d’organisation syndicale. Un exemple récent très médiatisé est celui du mouvement des femmes de chambre de l’Ibis-Batignolles, qui s’est achevé par une victoire relative des grévistes, à la suite d’une mobilisation de près de deux ans. Il est caractérisé par la construction d’une narration médiatique centrée sur les grévistes et leur parcours de femmes immigrées, de mères de famille, ainsi que sur leurs revendications face à leur employeur, un sous-traitant employé par l’entreprise Accor.
Par leur récurrence, ces mobilisations professionnelles mettent en évidence la nécessité d’analyses en sociologie et en économie du travail des dysfonctionnements internes au secteur du nettoyage, qui compromettent 249les processus de dialogue social dans le secteur du nettoyage en sous-traitance et nuisent aux possibilités de représentation syndicale des salariées.
Rédigé par François-Xavier Devetter et Julie Valentin (tous deux économistes), cet ouvrage propose une réflexion fournie sur le statut et les conditions de travail des salariées du nettoyage, ainsi que sur les perspectives d’évolution de leur situation professionnelle, dans un contexte sectoriel où la sous-traitance demeure le mode d’organisation du travail le plus hégémonique. Des travaux antérieurs ont bien offert des analyses sur le statut des travailleuses du nettoyage, notamment sous l’angle des effets de la sous-traitance sur les salariées. L’on pense notamment aux travaux d’Isabelle Puech6, de Carine Eff7, et ceux de Christine Guégnard et Sylvie-Anne Mériot8 sur les mobilisations de femmes de chambre au début des années 2000 et la précarité au travail des nettoyeuses sous l’angle du genre. D’autres travaux, comme ceux de Sylvie Montchatre9 ont apporté un éclairage sur l’évolution même du statut des nettoyeuses dans le cadre de la sous-traitance vers une précarité pluridimensionnelle. D’autres auteurs, comme Jean-Michel Denis10 et Cristina Nizzoli11 offrent des analyses diverses sur l’évolution de la syndicalisation dans le secteur et la difficulté d’accès des travailleuses du nettoyage à une forme de représentation salariale satisfaisante, et complètent ainsi des analyses de socio-histoire s’intéressant plus généralement aux mobilisations au travail des classes populaires (Guy Groux12, Sophie Béroud13). Enfin, des travaux plus généraux sur la construction du lean management dans les 250entreprises françaises (Fabrice Bourgeois, Annie Thébaud-Mony) ont permis de mettre en évidence le paradigme économique qui a pu motiver les entreprises donneuses d’ordre à privilégier le recours à la sous-traitance pour leurs activités de nettoyage, malgré les risques psychosociaux et la précarisation des salariées qui lui sont associés.
Si ces travaux ont contribué à l’analyse des conditions de travail des agents de nettoyage (que ce soit dans le nettoyage en entreprise, le travail hôtelier ou dans le service public), le présent ouvrage en fait un bilan actualisé, tout en discutant les analyses purement économiques qui tendent à réduire le travail des agents de nettoyage à des tâches subalternes, peu qualifiées et improductives. Les auteurs mobilisent, outre des données statistiques récentes sur les salariées du secteur, ainsi que sur les coûts et les profits liés à la sous-traitance, des entretiens menés avec des agents de nettoyage, des salariées à des postes élevés chez des sous-traitants, ainsi que d’autres dans des établissements publics chargés du recrutement de ces agents.
Le premier chapitre du livre s’attache à développer plusieurs éléments statistiques autour des conditions de travail des salariées du secteur du nettoyage. Les auteurs y présentent des données sur la pénibilité des tâches attribuées aux salariées et sur les nombreuses maladies professionnelles qui caractérisent ces emplois. Malgré leur pénibilité, les emplois dans ce secteur connaissent une forte augmentation de leurs effectifs, en parallèle d’une importante dégradation des conditions et de la qualité de vie au travail pour les salariées. Les auteurs soulignent tout particulièrement le rôle joué par les pouvoirs publics dans cette évolution du secteur du nettoyage, et mettent en évidence le poids de l’État dans la légitimation de l’externalisation du nettoyage, que ce soit en tant que financeur du service, ou en tant qu’employeur.
Le deuxième chapitre fait un état des lieux des risques psychosociaux et des pénibilités associées aux travailleuses du nettoyage et offre un éclairage sur le rôle de l’externalisation dans l’aggravation des difficultés des travailleuses et leur précarisation économique et sociale. Rappelant d’abord les éléments constitutifs qui font du nettoyage un « sale boulot » par excellence, puis les risques psychosociaux qui lui sont associés, 251l’ouvrage souligne aussi la faiblesse des rémunérations, qui ne prennent en compte ni heures supplémentaires ni temps de trajet (temps longs pour les salariées, habitant souvent en périphérie des chantiers auxquels elles sont affectées). Les employeurs n’accordent, en outre, que peu de pauses pendant les heures de travail malgré la pénibilité physique. Est également rappelée la faiblesse du statut accordé aux salariées, notamment par le recours au temps partiel qui les précarise et les conforte hiérarchiquement en bas de l’échelle des métiers. Ce chapitre est aussi l’occasion d’introduire le rôle de la sous-traitance dans l’intensification de ces dynamiques et l’aggravation de la dégradation des conditions de travail des agents de nettoyage. Il distingue ainsi entre les salariées du nettoyage employées directement par des entreprises ou des établissements publics (qui sont donc insérées dans ces structures et reconnues comme des salariées à part entière) et les salariées externalisées, embauchées par un sous-traitant et mises au service d’une entreprise ou d’un établissement public, le donneur d’ordre. Cet ajout d’un intermédiaire, le sous-traitant, fait toute la différence pour les salariées : il se traduit par une diminution de la rémunération, une différence de statut au sein de l’entreprise donneuse d’ordre, de retraite (elles ne sont pas couvertes par les conventions collectives qui régissent le secteur du nettoyage, et sont bien moins rémunérées que les salariées internalisées), ainsi qu’une moindre représentation syndicale du fait de contrats instables et de durées variables d’affectation sur chantier.
Le troisième chapitre approfondit la réflexion autour des coûts réels de la sous-traitance dans le secteur du nettoyage, et ainsi des potentielles économies réalisées par les bénéficiaires de ces services. À travers la mobilisation de données chiffrées, les auteurs font le constat suivant : globalement, l’externalisation ne permet pas de diminuer le coût global associé aux services de nettoyage. Les principaux perdants de ce calcul économique sont les travailleuses, qui voient leur statut se précariser et leurs conditions de travail se dégrader. Si le coût de la main-d’œuvre est lui réduit par le biais de l’externalisation, l’absence de protection syndicale affecte la qualité des conditions de travail des salariées externalisées et conduit à une dégradation de la qualité même du service de nettoyage fourni. En outre, il n’y a que peu de différences entre les coûts de gestion dans les deux cas de figure : la faiblesse des taux d’encadrement dans le cas de l’externalisation, associé à un fort absentéisme et à un turnover conséquent 252(qui caractérise particulièrement la population fragile employée en sous-traitance), ne permettent pas d’établir une supériorité de l’externalisation du secteur du nettoyage sur un modèle internalisé. Bien plus encore, étant donné le report des coûts sociaux, dans le cas de l’externalisation, sur les caisses de Sécurité Sociale, les sous-traitants n’absorbent pas ce coût supplémentaire associé notamment à l’absentéisme du secteur. Les auteurs concluent ainsi à une égalité, en matière d’économies réalisées, entre l’externalisation et l’internalisation des services de nettoyage : ils insistent surtout sur la différence radicale que le passage de l’un à l’autre constitue pour les travailleuses du secteur.
Le quatrième chapitre apporte des éléments de définition importants sur le nettoyage, les tâches qui lui sont associées, ainsi que sur les identités professionnelles qui le constituent. Ce chapitre s’attarde principalement sur les effets de l’externalisation sur la configuration de ces identités. Il insiste particulièrement sur le fait que, si la sous-traitance doit produire un service à un moindre coût, cela passe forcément par des sacrifices en termes de qualité du service et de santé au travail pour ses salariées. Les auteurs montrent que la sous-traitance n’offre en réalité pas de gains de productivité ou d’efficacité accrus par rapport aux autres modes de production, et que ses modalités de déploiement pèsent négativement sur les exigences fixées dans les cahiers des charges établis par les donneurs d’ordre. En outre, elle s’accompagne d’une perte d’autonomie pour les travailleuses, et efface les possibilités de configuration d’une identité professionnelle définie par le collectif de travail des salariées du nettoyage.
Cette réflexion est poussée et appuyée par des données chiffrées dans le chapitre cinq, qui développe les raisons pour lesquelles le recours à la sous-traitance se poursuit, malgré des économies de coûts moins avantageuses que souhaitées. Les auteurs distinguent quatre mécanismes, jouant en faveur de ce que l’on peut qualifier d’acharnement pro-externalisation. D’abord, ils évoquent une motivation idéologique, dans la lignée de la pensée néolibérale, favorisant la réduction des coûts et la flexibilisation du marché du travail. Une autre raison avancée par les auteurs est liée à cette première motivation, et concerne la pression exercée par les lobbyistes du secteur (prestataires, consultants accompagnant la transition des entreprises vers l’externalisation, etc.) sur de potentielles réformes qui pourraient mettre en danger les profits liés à l’externalisation. En outre, une autre motivation à l’externalisation se 253retrouve dans le processus même de prise de décision dans les structures qui choisissent de faire la transition : la nécessité d’arbitrer entre un maintien du nettoyage en interne et le passage à l’externalisation est soumise à des enjeux de restriction budgétaire et de prise de décision morcelée, éclatée, sans vision globale. Ces contraintes poussent souvent à préférer l’externalisation, bien que ce choix ne soit pas forcément plus avantageux au niveau de l’entreprise ou de l’administration publique concernée. Enfin, une dernière motivation à la sous-traitance concerne la perception des salariées du nettoyage. L’externalisation permet, pour les entreprises, de mettre à distance ces travailleuses, principalement des femmes, socialement et économiquement subalternes, âgées, et considérées comme difficiles à gérer et particulièrement absentéistes. L’externalisation est à ce titre perçue comme une solution de facilité pour les managers, et un moyen simple de recentrer les activités de l’entreprise et de mettre à distance, d’extérioriser des activités perçues comme périphériques.
Le dernier chapitre ouvre des pistes d’améliorations potentielles, en envisageant notamment des politiques publiques qui permettraient d’améliorer le statut des agents de nettoyage, aussi bien du point de vue des conditions de travail que de celui de leur inclusion dans une identité professionnelle mieux définie et plus épanouissante. Une des pistes d’intérêt avancée concerne la réforme du statut des nettoyeuses : les auteurs appellent notamment de leurs vœux la mise en place de protections juridiques décentes pour les salariées, à la charge des donneurs d’ordre. Malgré les marges de manœuvre limitées associées au marché de prestation qui caractérise le secteur du nettoyage, les entreprises donneuses d’ordre peuvent contrôler les conditions de travail du secteur, le respect de la législation du travail et le recours à de meilleurs produits de nettoyage pour la santé de leurs salariées. Ces entreprises peuvent également donner le ton aux prestataires en refusant les offres les plus basses de services de nettoyage, et apporter un soutien aux revendications salariales des travailleuses. Des pistes plus directes d’amélioration des conditions de travail des salariées du nettoyage concernent notamment l’augmentation de leur rémunération, la revalorisation de leurs heures de travail pour compenser leurs horaires atypiques, et plus globalement transformer leur vision du nettoyage en tant que travail productif et essentiel.
254Au total, la principale force de ce livre réside dans la synthèse conceptuelle et méthodologique des enjeux de l’externalisation des services de nettoyage, hégémonique dans ce secteur. L’ouvrage présente également une approche assez complète des conditions de travail des salariées du secteur et une réflexion originale sur les effets de la sous-traitance. Il s’agit d’une synthèse essentielle, permettant d’actualiser les travaux en sociologie et en économie du travail autour du nettoyage et de ses spécificités. Dans les pistes d’améliorations proposées par les auteurs, la question de la ré-internalisation des travailleuses du nettoyage est évoquée comme une piste viable, confirmée en cela par la récurrence des grèves dans le secteur contre la sous-traitance, et les issues de ces grèves (se soldant souvent par une internalisation, ou au moins par une amélioration globale des conditions de travail et des rémunérations). La volonté généraliste et synthétique de l’ouvrage nuit toutefois par moment à la précision de certaines analyses, notamment autour des enjeux spécifiques au secteur du nettoyage et les effets délétères de la sous-traitance sur cette population aux vulnérabilités spécifiques, à l’intersection du genre et de la race. Les auteurs évoquent, sans le développer, cet enjeu double de genre et de race, alors même que la majorité des salariées du secteur sont des nettoyeuses, issues de l’immigration africaine. Peu de travaux en sociologie du travail et de l’immigration ont produit des analyses sur le travail des femmes immigrées de première génération. Quelques travaux comme ceux de Sabah Chaïb14, ainsi que ceux de Magali Boumaza15, apportent des analyses ciblées respectivement sur les femmes immigrées au travail ainsi que sur la construction du travailleur précaire comme nouvelle figure des mobilisations socio-professionnelles. L’on regrette toutefois le manque d’analyses plus récentes centrées sur cette intersection entre race et genre, très typique du nettoyage en sous-traitance, et qu’il conviendrait de développer à la lumière des mobilisations les plus récentes du secteur.
1 On pourra retrouver l’intégralité de la lettre à l’adresse suivante (consultée le 13/04/2022) : https://www.laquadrature.net/2020/11/12/55-organisations-contre-la-securite-globale/.
2 On pourra retrouver l’intégralité de l’appel en question à l’adresse suivante (consultée le 13/04/2022) : https://www.appelpourleslibertes.com/.
3 Solidaires est bien implantée dans la fonction publique. Dans les entreprises, elle est désormais confrontée aux mêmes difficultés que les autres organisations syndicales en matière de syndicalisation.
4 Stéphane Rozès (2006), « La question syndicale à l’épreuve du nouveau cours du syndicalisme », Mouvements, 1/43, p. 96-107.
5 Sans compter que les deux accords nationaux interprofessionnels signés en 2020 concernent le télétravail et la santé au travail.
6 Isabelle Puech, « Le temps du remue-ménage. Conditions d’emploi et de travail de femmes de chambre », Sociologie du Travail, vol. 46, no 2, avril-juin 2004, p. 150-167.
7 Carine Eff, « Journal d’une femme de chambre. La lutte improbable des salariées d’Arcade », Vacarme, vol. 22, no 1, 2003, p. 60-66.
8 Christine Guégnard, Sylvie-Anne Mériot, « Régulation et précarisation : l’exemple des femmes de chambre », Communication au XIe journées internationales de sociologie du travail, Londres 20-22 juin 2007.
9 Sylvie Monchatre, « Ce que l’évaluation fait au travail. Normalisation du client et mobilisation différentielle des collectifs dans les chaînes hôtelières », Actes de la recherche en sciences sociales, 2011/4 (no 189), 2011, p. 42-57.
10 Jean-Michel Denis, « Conventions collectives : quelle protection pour les salariés précaires. Le cas de la branche du nettoyage industriel », Travail et emploi, 2008/4 (no 116), p. 45-56.
11 Cristina Nizzoli, C’est du propre ! Syndicalisme et travailleurs du « bas de l’échelle » (Marseille et Bologne). Presses Universitaires de France, « Partage du savoir », 2015, 212 p.
12 Guy Groux, « L’individu protestataire et l’entreprise. Un nouvel enjeu contractuel », Négociations, 2009/2 (no 12), 2009, p. 171-182.
13 Sophie Béroud, « Les classes populaires au travail. Quelle représentation ? », Savoir/Agir, 2019/3 (no 49), p. 65-72 ; Sophie Béroud, « Les syndicats, c’est fini ? », in Fondation Copernic (éd.), Manuel indocile de sciences sociales. Pour des savoirs résistants. Paris, La Découverte, « Hors collection Sciences Humaines », 2019, p. 507-514.
14 Sabah Chaïb, « Femmes, migration et marché du travail en France », Les cahiers du CEDREF, 12|2004, p. 211-237.
15 Magali Boumaza, « 64. Nouvelles figures des luttes sociales : les précaires », Michel Pigenet (éd.), Histoire des mouvements sociaux en France. De 1814 à nos jours., La Découverte, 2014, p. 696-701.
- Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN : 978-2-406-14086-3
- EAN : 9782406140863
- ISSN : 2555-039X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14086-3.p.0233
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/10/2022
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français