Genre et politiques de l’emploi et du travail Introduction du numéro
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Socio-économie du travail
2020 – 2, n° 8. Genre et politiques de l’emploi et du travail - Auteurs : Guergoat-Larivière (Mathilde), Remillon (Delphine)
- Pages : 15 à 28
- Revue : Socio-économie du travail
Genre et politiques
de l’emploi et du travail
Introduction du numéro
Mathilde Guergoat-Larivière
Université de Lille, Clersé-UMR 8019
Centre d’Études de l’Emploi
et du Travail
Delphine Remillon
Institut national d’études démographiques (INED)
LiRIS, Université Rennes 2
Centre d’Études de l’Emploi
et du Travail
Si les femmes sont de plus en plus présentes sur le marché du travail, de nombreuses inégalités persistent à la fois en termes d’accès à l’emploi et une fois dans l’emploi. Le taux d’emploi féminin s’établit à 62,2 % en France en 2020, soit plus de 6 points en-dessous de celui des hommes et l’écart est encore plus marqué si l’on considère le taux d’emploi en équivalent temps plein dans la mesure où les femmes occupent près de 80 % des emplois à temps partiel (Mourlot et Yildiz, 2020). Les femmes perçoivent également des salaires mensuels inférieurs, en lien avec leur moindre temps de travail, la ségrégation sectorielle et professionnelle et leurs perspectives plus faibles de promotions (phénomène de « plafond de verre »). Ces différences de rémunération persistent y compris en termes de salaire horaire (lorsque les différences en termes de durée du travail sont prises en compte) et à poste identique bien que 16l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes soit inscrite dans la loi depuis plusieurs décennies (Lapeyre et al., dir., 2021). Ces constats se vérifient également dans le secteur public (Marry et al., 2017 ; Fremigacci et al., 2016). Les femmes sont aussi surreprésentées dans les emplois payés au Smic et font face à des contrats de travail plus précaires ainsi qu’à des conditions de travail différentes de celles des hommes ; leurs trajectoires professionnelles, souvent marquées par la maternité, demeurent beaucoup plus hétérogènes (temps partiel, sous-emploi, congés parentaux, etc.) – Guergoat-Larivière et Lemière (2018). Cet ensemble d’inégalités cumulées tout au long de la vie les amène, en fin de carrière, à percevoir des pensions nettement plus faibles que celles des hommes (Bonnet et al., 2015) et à disposer d’un patrimoine plus faible (Bessière et Gollac, 2020). Ces constats se vérifient à l’échelle européenne et mondiale (OIT, 2019), même si l’on observe des différences entre les pays, en lien notamment avec leur « régime de genre », c’est-à-dire la manière dont les institutions nationales structurent le temps de travail et les droits sociaux et organisent le partage des responsabilités entre l’État, le marché et la famille en termes de care (Lewis, 1992).
Un ensemble de politiques publiques ont pour objectif de réduire ces inégalités persistantes en agissant notamment sur le comportement des entreprises en matière d’égalité professionnelle. Par diverses mesures (crédit impôt famille, charte de la parentalité en entreprise, etc.), les décideurs politiques ont ainsi encouragé les employeurs à mettre en œuvre des politiques favorables à la famille afin d’atténuer les conflits entre vies familiale et professionnelle et aider les parents – en particulier les mères – à rester sur le marché du travail. Diverses lois relatives à l’égalité professionnelle ont aussi incité les entreprises à ouvrir des négociations sur ce sujet. Depuis la loi Roudy de 1983, un ensemble de textes législatifs sont venus renforcer ces obligations, notamment : i) la loi Génisson de 2001 (qui impose aux entreprises de se doter d’un accord triennal sur cette question ou, à défaut, d’un plan annuel, et réaffirme l’obligation pour les entreprises d’avoir un rapport de situation comparée – RSC – avec des indicateurs chiffrés) ; ii) la loi relative à l’égalité salariale entre les hommes et les femmes du 23 mars 2006 (qui impose des négociations sur la suppression des écarts de rémunération) ; iii) la loi Coppé-Zimmerman de 2011 (qui fixe des quotas de femmes dans les conseils d’administration et de surveillance des entreprises) ; 17iv) la loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes de 2014 ; v) la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel de 2018 qui met en place, pour chaque entreprise d’au moins 50 salariés, l’obligation de calculer et publier sur Internet son « Index d’égalité femmes-hommes », assortie d’une obligation de résultats (notes minimales à atteindre) sous peine de sanctions financières. Si ces différentes lois ont eu pour effet une accélération du rythme et du volume des négociations sur ce sujet (Pochic coord., 2019), il convient d’analyser leurs effets sur les inégalités de genre dans l’emploi et au sein des entreprises ainsi que le rapport des acteurs concernés aux obligations légales et indicateurs chiffrés qui se sont fortement développés (Blanchard et Pochic, 2021) – c’est un des enjeux auxquels s’attèlent certaines contributions de ce numéro : celle de Delphine Brochard et Vincent-Arnaud Chappe, ainsi que celle de Vanessa di Paola et Dominique Épiphane.
Au-delà des politiques ayant directement pour objectif de promouvoir l’égalité professionnelle, un ensemble de politiques publiques ou d’entreprises sont susceptibles d’affecter différemment l’emploi et le travail des femmes et des hommes, y compris lorsque ces politiques sont pensées comme « neutres » du point de vue du genre.
Dans le domaine de la politique de l’emploi, des travaux ont montré comment l’absence d’un traitement différencié pouvait amener à un recul des femmes dans les dispositifs (Lemière, dir., 2013, p. 67). De nombreuses autres politiques publiques façonnent également la manière dont les femmes se positionnent sur le marché du travail, en particulier les politiques familiales (modes de garde, congés parentaux…), la politique fiscale (quotient conjugal et familial) et les politiques sociales au sens large comme les retraites. En outre, certaines politiques prennent mieux en compte les situations des hommes que celles des femmes, sans qu’elles soient pourtant spécialement pensées comme genrées. À ce titre, la contribution de Annie Jolivet et Anne-Françoise Molinié dans ce numéro met en évidence que certaines femmes connaissent des pénibilités importantes en fin de carrière, tout comme certains hommes, mais que seules les conditions de travail pénibles typiques des métiers à dominante masculine sont prises en compte dans les critères de pénibilité pour le calcul de la retraite.
Dans les épisodes de crise, les politiques conjoncturelles mises en œuvre doivent également être questionnées du point de vue de leur 18neutralité au genre. Si la crise de 2008, majoritairement industrielle, a au départ plutôt moins affecté l’emploi féminin que masculin, l’effet des politiques d’austérité qui s’en sont suivies a été plus défavorable aux femmes qu’aux hommes (Périvier, 2018). La crise sanitaire débutée en 2020 et les politiques mises en place pour lui faire face (notamment le chômage partiel et le télétravail) doivent également être évaluées du point de vue de leurs effets sur les inégalités femmes-hommes. La contribution de Oana Calavrezo, Lewis Hounkpevi, Florence Journeau et Yoan Robin dans ce numéro s’y emploie à propos des mesures d’activité partielle, très fortement mobilisées dans de nombreux secteurs d’activité durant cette crise inédite.
Du côté des entreprises, si des politiques volontaires fondées sur la négociation sont parfois mises en place, certains dispositifs de gestion de la main-d’œuvre, en apparence neutres du point de vue du genre, peuvent avoir des effets différenciés sur les femmes et les hommes, telles que les règles de recrutement, de promotion (Lambert et Remillon, 2018), de formation continue, les restructurations d’entreprises (Bory et Pochic, 2014), etc. Certaines normes d’emploi, comme la disponibilité temporelle pour les cadres, sont en outre favorables aux hommes et ce quel que soit le contexte institutionnel, comme le montrent Anne Bustreel et Martine Pernod-Lemattre dans ce numéro. En outre, certaines politiques favorables à une meilleure articulation entre vie personnelle et vie professionnelle (horaires de travail flexibles, congés pour les aidants, télétravail…), si elles sont majoritairement ou uniquement mobilisées par les femmes peuvent finalement avoir des effets ambigus sur l’égalité professionnelle.
L’ambition de ce numéro spécial est donc d’analyser un ensemble de politiques publiques et d’entreprises, leur dimension genrée et leurs effets sur les situations des femmes et des hommes, à travers cinq contributions d’économistes et de sociologues.
Suivant la ligne historique de la revue Socio-Économie du Travail, ces travaux présentent une diversité méthodologique permettant d’éclairer le sujet sous différents angles et montrent toute la richesse des travaux actuels lorsqu’ils sont menés dans une perspective d’économie politique féministe (Périvier, 2020) ou de socio-économie féministe. Si tous mobilisent une approche empirique, l’un d’entre eux invite à dépasser encore 19davantage les clivages disciplinaires en cherchant un appui théorique du côté de la philosophie pour interroger la nature et les limites du processus démocratique en entreprise. En termes de matériau empirique, les auteures et auteurs des différentes contributions se sont appuyées à la fois sur des enquêtes quantitatives nationales ou européennes et sur des matériaux qualitatifs issus d’entretiens, notamment pour éclairer les logiques à l’œuvre au sein des entreprises.
En complément de ces cinq articles, cinq compte-rendus d’ouvrages viennent également alimenter la thématique de ce numéro spécial, reflétant la richesse des débats et des contributions autour de ce sujet ces dernières années.
Deux premiers articles s’intéressent à la mise en œuvre des mesures d’égalité professionnelle en entreprise.
L ’ article de Vincent-Arnaud Chappe et Delphine Brochard traite des négociations sur l’égalité professionnelle qui se sont fortement développées depuis le début des années 2000, sous l’impulsion des différentes lois visant à inciter, puis obliger, les entreprises à négocier sur ce sujet (cf.supra). Il adopte un point de vue original sur la question en ne cherchant pas directement à évaluer l’efficacité du dispositif par rapport à son objectif (la réduction des inégalités femmes-hommes en entreprise), mais en analysant l’effectivité du processus de négociation, c’est-à-dire en cherchant à voir dans quelle mesure il est véritablement délibératif et démocratique. Cet éclairage est essentiel car, comme on l’a vu, toute la politique publique d’égalité professionnelle ou presque est fondée sur ce modèle d’incitation à la négociation. Cette évaluation du dialogue social sur l’égalité professionnelle est réalisée à l’aune du modèle idéal-typique de démocratie du philosophe John Dewey. D’un point de vue empirique, Vincent-Arnaud Chappe et Delphine Brochard s’appuient sur vingt monographies d’entreprises. L’article montre la diversité des situations en matière de négociation sur l’égalité professionnelle, notamment selon la taille des entreprises. Les PME (petites et moyennes entreprises) et entreprises de taille intermédiaire voient la négociation surtout comme une contrainte administrative, tandis que les grandes entreprises sont souvent volontaristes sur ce sujet, qui fait écho à leurs préoccupations managériales et se révèle très important 20pour elles en termes d’image. Dans les deux cas néanmoins, l’étude révèle des limites fortes des négociations, notamment en ce qui concerne l’émergence d’un « public » capable de porter des revendications sur l’égalité professionnelle, mais aussi en termes de contenu et de qualité des « enquêtes » internes sur le phénomène réalisées en amont ou aval de la négociation, et donc en termes de délibération sur le sujet. Elle souligne notamment que le préformatage de l’information au sein de la rubrique « égalité professionnelle » de la Base de Données Économiques et Sociales (anciennement RSC) n’est pas toujours satisfaisant et que la capacité d’analyse de ces données reste insuffisante, par manque de ressources temporelles et cognitives. Les auteurs mettent ainsi l’accent sur les limites des outils actuels, voire l’aspect contre-productif de l’Index d’égalité professionnelle qui est venu s’ajouter à l’obligation de négocier mais qui affiche des valeurs largement supérieures à 75 % (seuil minimal requis par la loi) pour la majorité des entreprises, notamment les plus grandes, avec un risque de désincitation à la négociation. Leur conclusion générale est donc que la réalité de la négociation en entreprise sur le sujet de l’égalité professionnelle s’éloigne grandement du fait démocratique. Delphine Brochard et Vincent-Arnaud Chappe suggèrent des pistes d’amélioration, en particulier le développement des ressources temporelles et cognitives des instances représentatives du personnel.
L ’ article de Vanessa di Paola et de Dominique Épiphane s’intéresse au cas d’un grand groupe bancaire européen. Les auteures ont interviewé une quarantaine de top managers, femmes et hommes, dans les métiers du conseil et de l’ingénierie financière. Il s’agit à première vue d’un cas exemplaire en matière d’égalité professionnelle. Les auteures soulignent l’engagement du groupe depuis plus de vingt ans, allant au-delà des obligations légales : signatures de chartes, divers accords, obtention de labels, politique volontariste en matière de quotas, de rattrapage salarial des femmes, de mentoring des femmes à haut potentiel… Cela témoigne encore une fois de l’ampleur qu’a pris cette thématique de l’égalité professionnelle dans les grandes entreprises, depuis le début des années 2000, avec en arrière-plan une incitation politique forte. Pourtant, malgré d’indéniables succès, les auteures montrent que tous les objectifs fixés par l’entreprise ne sont pas encore atteints, notamment ceux relatifs à l’égalité salariale. Surtout, aucune réflexion ne semble 21avoir été menée sur les normes en matière d’organisation du travail ni sur les critères d’évolution professionnelle dont l’article montre qu’ils sont tout sauf neutres au genre : l’exigence de disponibilité des cadres, que ce soit en présentiel ou à distance, reste permanente ; la cooptation se fait toujours par les réseaux informels, principalement masculins ; la mobilité géographique à l’international reste la norme pour faire carrière ; l’ambiance viriliste demeure dans l’entreprise. L’article montre aussi que le paradigme choisi par l’entreprise pour traiter ces questions, qui est celui de la « diversité » (et non de la « mixité »), constitue en fait un obstacle au changement car il remet au cœur de l’évaluation la question des compétences et de la performance, qui sont pensées au masculin. Ainsi, on attend des femmes qu’elles se conforment aux normes masculines plutôt que d’agir sur ces normes. Ces normes ne sont pas remises en cause non plus par les femmes interrogées, qui expliquent qu’elles ont à un moment choisi de renoncer à aller plus haut dans leur carrière pour garder une vie de famille sans questionner ce “choix”. Enfin, les auteures mettent l’accent sur les résistances à l’œuvre dans l’entreprise, notamment du côté des hommes qui se sentent pénalisés par l’existence de quotas ou d’enveloppes salariales spécifiques destinées à corriger les inégalités salariales. Ces hommes contestent ou détournent ces dispositifs de leur objectif.
Même dans les entreprises ayant adopté une logique volontariste sur les questions d’égalité professionnelle, un certain nombre de règles (de recrutement, de promotion, de formation continue, etc.) peuvent donc contribuer à faire perdurer des inégalités entre femmes et hommes. La question de l’organisation du temps de travail constitue un des éléments fondamentaux susceptible de peser sur les conditions d’emploi et de travail et d’induire des inégalités de carrières entre femmes et hommes.
L ’ article d ’ Anne Bustreel et Martine Pernod-Lemattre propose ainsi une analyse comparative du régime temporel du « travailleur idéal » dans les professions hautement qualifiées en France, au Royaume-Uni et en Suède. Le régime temporel du travailleur idéal correspond à une situation de « sur-disponibilité temporelle » et est défini par les auteures à partir de trois éléments : avoir de longues heures de travail (plus de 45 h), faire déborder ses activités professionnelles sur son temps libre et disposer d’une autonomie temporelle (choisir ses horaires ou bénéficier 22d’horaires souples). Cette norme de « sur-disponibilité temporelle » est traditionnellement associée aux hommes, qui peuvent travailler « sans compter », y compris lorsqu’ils ont des enfants, du fait du partage traditionnel des tâches domestiques et parentales, majoritairement assumées par les femmes. L’article fait toutefois l’hypothèse – et c’est là que se trouve l’apport de la comparaison européenne – que cela peut dépendre du régime de genre en vigueur dans chaque pays, notamment de la présence ou non d’une offre publique et abordable de garde des enfants. Les trois pays étudiés correspondent chacun à des configurations différentes : le Royaume-Uni reste marqué par un modèle de male breadwinner fort, la France est caractérisée par un modèle modifié de male breadwinner et la Suède par un modèle de male breadwinner faible.
À partir de l’enquête européenne sur les conditions de travail (EWCS) de la fondation de Dublin (Eurofound), les auteures parviennent à quantifier la diffusion de ce régime de « sur-disponibilité temporelle » dans les trois pays, en contrôlant pour un certain nombre d’éléments et en comparant les situations des femmes et des hommes, avec ou sans enfant. Il apparaît que, dans les trois pays considérés, les hommes avec enfants sont bien plus sur-disponibles que les femmes, avec ou sans enfant. Ce constat dépasse la diversité des régimes de genre : le modèle du « travailleur idéal » semble donc rester masculin, et concerner plutôt les hommes avec enfants, confirmant le renforcement de la division sexuée du travail dans les couples hétérosexuels suite aux naissances. La présence d’enfants semble toutefois jouer un rôle particulièrement important au Royaume-Uni pour expliquer les écarts entre femmes et hommes en termes de sur-disponibilité temporelle, en lien avec la moindre prise en charge du care par l’État. En France, les écarts de surdisponibilité temporelle entre femmes et hommes semblent s’expliquer davantage par leurs différences en termes de métiers et de secteurs d’activité, tandis qu’en Suède ces écarts s’expliquent à la fois par des différences de métiers et de secteurs et par un moindre accès des femmes à des entreprises de grande taille et à des fonctions de direction. Dans ces deux pays, la moindre surdisponibilité temporelle des femmes avec enfants apparaît donc peut-être moins directement liée aux enfants eux-mêmes mais davantage à des processus de sélection et d’auto-sélection des femmes dans des postes plus compatibles avec des charges familiales.
23S’appuyant aussi sur un travail quantitatif mené à partir d’une enquête sur les conditions de travail, mais cette fois à l’échelle française (enquêtes Conditions de Travail – Risques Psycho-Sociaux 2013 et 2016 de la Dares en panel), l’article d’Annie Jolivet et Anne-Françoise Molinié nous informe plus largement des disparités des conditions de travail des femmes et des hommes en se concentrant sur les salariés seniors. Ces disparités jouent en effet un rôle direct sur la manière dont certaines politiques structurelles, en l’occurrence la politique des retraites, impactent les femmes et les hommes. On retrouve dans cet article l’idée selon laquelle des politiques publiques a priori neutres du point de vue du genre peuvent en réalité avoir des effets très différents sur les femmes et les hommes. Cette question a été abordée largement en 2020 lors de la présentation du projet de loi de réforme portant sur les retraites (CEET, 2020). Elle fait également référence au fait que les indicateurs utilisés pour appréhender les situations des unes et des autres peuvent considérablement influencer la perception que nous avons des effets de certains dispositifs ou de certaines réformes. La mobilisation d’indicateurs de conditions de travail ou de profils-types adaptés aux situations des hommes peut occulter voire fausser l’analyse des effets des politiques publiques sur les femmes.
L’article d’Annie Jolivet et Anne-Françoise Molinié montre ainsi que si un tiers des salariés sont relativement « épargnés » par des conditions de travail pénibles, et ce de façon uniforme entre femmes et hommes, il est possible de distinguer différentes configurations de conditions de travail défavorables chez les seniors : conditions de travail « physiques et avec peu de soutien » (par exemple, les services à la personne), conditions de travail « sous pression » (cadres), conditions de travail « décalées et physiques » (professions intermédiaires) et enfin conditions de travail « pénibles et contraintes » (ouvriers). Dans ces quatre configurations, les seniors sont moins nombreux à déclarer en 2013 souhaiter et/ou se sentir capables de faire le même travail jusqu’à la retraite. Pour la plupart de ces configurations, cela ne se traduit pourtant pas par de plus nombreux départs en retraite entre 2013 et 2016. Cela tient très vraisemblablement aux conditions d’emploi passées de ces salariées et salariés, les conditions de travail pénibles en 2013 semblant être aussi associées à des parcours passés plus hachés et précaires et donc à une moindre accumulation de droits à la retraite.
24En termes de différences de genre, les hommes seniors sont surreprésentés dans les configurations aux conditions de travail « décalées et physiques » et « pénibles et contraintes » que l’on peut rapprocher du travail taylorisé, tandis que les femmes seniors le sont nettement dans les conditions de travail postindustrielles « physiques et sans soutien » et « sous pression ». Or, ces conditions de travail entament la soutenabilité de l’emploi senior dans une proportion comparable à ce qu’on mesure pour le travail taylorisé. Le problème de la soutenabilité de l’emploi senior se pose donc pour les femmes autant que pour les hommes. Cependant, confrontées à des carrières moins continues et à des salaires moins élevés au fil de cette carrière, les femmes doivent travailler plus longtemps, toutes choses égales par ailleurs, pour atteindre un niveau de pension satisfaisant. En outre, elles sont relativement plus concernées que les hommes par certaines conditions de travail pénibles, telles que les risques psychosociaux, non pris en compte dans les facteurs de pénibilité pour le calcul de la retraite. Cet article invite donc à mieux prendre en compte la pénibilité au travail, qui s’exprime différemment pour les femmes et pour les hommes, et à reconsidérer les politiques en faveur de l’emploi des seniors.
Au-delà de ces politiques structurelles, comme les retraites, il importe de s’intéresser à la question de la neutralité en termes de genre de politiques plus conjoncturelles, particulièrement dans le cadre de la crise actuelle. Des premiers éléments laissent en effet penser qu’elle pourrait avoir eu un effet plus négatif sur les femmes que sur les hommes du fait des secteurs d’activité impactés, des plans de relance qui visent surtout des secteurs masculins, du développement du télétravail qui contribue à un effacement des frontières entre univers privés et professionnels plus marqué pour les femmes, principalement en charge des tâches domestiques et parentales, etc.
L ’ article de Oana Calavrezo, Lewis Hounkpevi, Florence Journeau et Yoan Robin traite de cette question en s’intéressant au recours à l’activité partielle dans le contexte récent de la crise sanitaire liée à la Covid-19. Il mobilise une enquête originale réalisée par l’Unédic en septembre-octobre 2020 : environ 2000 salariées et salariés ont été interrogés à propos de leur situation d’activité (emploi, chômage, activité partielle) entre mi-mars (début du premier confinement) et fin août 252020. La question est de savoir si un dispositif a priori neutre au genre comme l’activité partielle a connu une utilisation genrée pendant la crise et plus particulièrement pendant la période s’étendant du premier confinement de mars à la fin de l’été 2020. On aurait pu supposer des différences entre femmes et hommes en lien avec plusieurs éléments : tout d’abord il existe une forte ségrégation sexuée des métiers et des secteurs d’activité. Or les secteurs ont été impactés très différemment par la crise sanitaire : les femmes sont à la fois surreprésentées dans des secteurs qui étaient en « première ligne » pendant la crise et ont connu des situations de suractivité, comme la santé, et dans des secteurs très impactés par celle-ci et ayant été à l’arrêt pendant une longue période, comme le commerce (non alimentaire). Par ailleurs, lors de cette crise inédite, les différents épisodes de confinement ont obligé de nombreuses personnes à réduire leur activité pour s’occuper de leurs proches, notamment leurs enfants pendant le premier confinement, du fait de la fermeture des écoles et des services de garde. Les femmes étant plus en charge des tâches domestiques et parentales, on pouvait s’attendre à ce qu’elles soient plus concernées par un arrêt d’activité pour ce motif et donc par l’activité partielle (la garde d’enfants étant un des motifs de recours au dispositif). Finalement, tous ces éléments étant pris en compte, l’article met bien en évidence une surreprésentation des femmes dans l’activité partielle mais elle est faible et semble surtout liée à ce motif de garde des enfants car ce sont surtout les femmes avec enfants qui sont concernées. Si le sexe a joué (légèrement) sur ce type de parcours, ce n’est pas le cas pour les autres – les femmes ne sont pas sousreprésentées dans le parcours « travail uniquement », ni dans le parcours « travail et chômage » durant la période étudiée. Il serait intéressant de prolonger ces analyses sur le devenir différencié des femmes et des hommes à plus long terme (une fois l’arrêt des dispositifs d’activité partielle notamment). L’article donne en effet des premières pistes qui laissent penser que les effets de moyen-long terme pourraient être différents pour les femmes et pour les hommes, notamment parmi celles et ceux ayant connu l’activité partielle pendant la crise. L’enquête montre en effet que ces derniers, femmes comme hommes, sont ceux qui ont le moins confiance en l’avenir concernant leur situation personnelle. En ce qui concerne les concessions que ces individus seraient prêts à faire en cas de changement d’emploi, on voit apparaître des différences entre femmes 26et hommes, les premières étant davantage prêtes à diminuer leur temps de travail et moins enclines à sacrifier leur vie familiale que les seconds.
En conclusion, les articles de ce numéro montrent qu’en dépit des nombreuses politiques publiques et d’entreprises en faveur de l’égalité professionnelle, celle-ci est encore loin d’être atteinte. Ils défendent que traiter efficacement de cette question du genre et du travail ne peut se résumer à quelques mesures ou quotas. C’est véritablement toute l’organisation du travail qui doit être revue dans cette optique, les modes de gestion de la main-d’œuvre, les politiques publiques et d’entreprises et leur « neutralité au genre » qui doivent être questionnées et les parties prenantes des négociations sur ces questions outillées et formées. Cela renvoie à la prise en compte de la question du genre à tous les niveaux, dans toutes les politiques, mot d’ordre que les institutions internationales ont promu sous le vocable de gender mainstreaming (ou « approche intégrée de l’égalité », Dauphin et Sénac, 2008) mais qui semble en perte de vitesse ces dernières années au niveau européen (Jacquot, 2017). En France, cette approche est encore peu développée même si certaines municipalités ont annoncé récemment vouloir mettre en œuvre un budget « sensible au genre » (gender budgeting). Avoir en tête cette question du genre à tous les niveaux et dans toutes les politiques relatives à l’emploi et au travail semble être un enjeu particulièrement important dans la période actuelle de sortie de la crise sanitaire et de relance de l’activité économique. En effet, de premiers travaux montrent déjà que les femmes ont, davantage que les hommes, vécu une intensification du travail et une dégradation des conditions de travail pendant la crise (Beatriz et al., 2021). Il conviendra de suivre et d’évaluer les effets de plus long terme de la crise sur les inégalités de genre et l’impact des changements notables et durables dans les modes d’organisation du travail, notamment le développement du télétravail.
27Bibliographie
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- Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN : 978-2-406-12361-3
- EAN : 9782406123613
- ISSN : 2555-039X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12361-3.p.0015
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/12/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français