Le glissement de tâches comme aporie de la construction d’un territoire professionnel Le cas des aides à domicile
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Socio-économie du travail
2020 – 1, n° 7. varia - Auteurs : Garabige (Alexandra), Trabut (Loïc)
- Pages : 53 à 84
- Revue : Socio-économie du travail
Le glissement de tâches
comme aporie de la construction
d’un territoire professionnel
Le cas des aides à domicile
Alexandra Garabige
et Loïc Trabut
Institut national d’études démographiques
Les aides à domicile, dont le travail consiste à offrir des services aux personnes en incapacité d’accomplir certains actes de la vie courante, notamment les personnes âgées, représentent 2 % des actifs occupés en France en 2012 selon l’enquête Emploi de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Ces métiers, exercés essentiellement par des femmes (97 %), se sont fortement développés face à la forte augmentation de la demande de care et à la mise en œuvre de « politiques publiquesvisant à organiser, réglementer, promouvoir et professionnaliser ces nouveaux emplois » (Cresson, Gadrey, 2004, p. 29). En dépit de diverses mesures destinées à structurer ce secteur, les conditions de travail et d’emploi restent dégradées quel que soit le statut d’exercice de ces métiers (réalisés pour un particulier, une association ou une entreprise) (Devetter et al., 2015 ; Garabige et al., 2015) et l’aide à domicile souffre encore aujourd’hui d’un manque de reconnaissance symbolique (Avril, 2014). « Ballotté[e]s entre le secteur sanitaire et social et les services à la personne, les aides à domicile peinent à s’affirmer comme profession » (Devetter, Messaoudi, 2013, p. 51). C’est pourquoi dans cet article, on s’intéresse à l’instar d’Annie Dussuet et d’Érika Flahault (2010) à une dimension qui permet, au-delà de la salarisation, de 54s’interroger sur la professionnalisation d’un métier : celui de sa capacité à créer des frontières avec d’autres professions et à obtenir le contrôle d’une juridiction au sens d’Andrew Abbott (1988).
Son ouvrage The System of Professions (1988) vise à analyser la capacité des professions à défendre ou étendre leur territoire, en lien avec l’étude du travail, ou comme le synthétise Florent Champy à rendre compte « des tâches qui reviennent à chacune d’elles dans la division du travail, de l’inégale protection de ces territoires contre les assauts de la compétition interprofessionnelle, et des évolutions de leurs frontières, tant sous l’effet de cette compétition que de forces externes au système des professions » (Champy, 2009, p. 177). Pour Andrew Abbott, la formation d’une juridiction professionnelle se joue dans trois arènes : l’opinion publique, le droit et le travail. Dans cette lignée, nous cherchons à analyser les obstacles à l’établissement de l’aide à domicile en tant que profession, en focalisant l’attention sur la façon dont ces salariés se différencient au sein de la division du travail par la sphère d’activités (Vezinat, 2016). On centre en particulier l’analyse sur le contenu du travail et, plus précisément, sur le phénomène du glissement de tâches.
Dans la littérature, cette expression renvoie surtout au « fait que des catégories de personnels non habilitées exécutent des tâches théoriquement réservées aux professions désignées par la réglementation » (Jounin, Wolff, 2006, p. 30). Plutôt étudié dans le cadre de professions au sens anglo-saxon du terme, notamment médicales (Buchet-Molfessis, 2008), on l’appréhende ici comme le fait que des professionnels réalisent des tâches qui ne relèvent pas de leur qualification ou de leur champ d’intervention, donc comme un écart au droit (issu des conventions collectives). Il peut avoir lieu entre les différents métiers de l’aide à domicile mais aussi avec les autres métiers de l’intervention à domicile, en particulier les emplois domestiques ou de services à la personne et les emplois sanitaires. Notre hypothèse est que le glissement de tâches est révélateur de la difficulté de ce groupe professionnel1 à contrôler son « territoire ».
55Après avoir présenté les modes d’emplois du secteur, en lien avec la façon dont se sont structurés historiquement ces métiers, entre emplois domestiques et sanitaires, nous proposerons une analyse du travail des aides à domicile. L’analyse des tâches prescrites et réelles permettra de mettre en lumière les frontières poreuses de ces métiers et différentes formes de glissement de tâches dont on cherchera à comprendre les ressorts pour montrer en quoi ces professionnels peinent à obtenir une place différenciée dans la division sociale du travail.
Cet article s’appuie sur des matériaux mixtes. D’abord, il part de l’analyse de trois enquêtes qualitatives menées, entre 2009 et 2016, auprès de salariés « aides à domicile » employés dans des structures associatives, qui visent à étudier l’organisation du travail en lien avec la production du service dans ce secteur. Deux enquêtes (l’une réalisée de 2009 à 2010 dans le cadre d’un contrat de recherche de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) – (Trabut, 2011), l’autre en 2015-2016) s’appuient sur des monographies d’associations (chacune emploie près de 160 aides à domicile, en mode prestataire et mandataire et interviennent dans deux départements différents). Ces enquêtes sont en particulier composées d’une série d’entretiens avec des cadres et des aides à domicile (au total une trentaine). La troisième, réalisée en 2013-2014 dans le cadre d’une convention avec la Confédération française démocratique du travail (CFDT) (Garabige et al., 2015), est composée d’entretiens (individuels et collectifs) avec des représentantes du personnel en activité dans six associations de taille variable dans deux autres départements. S’y ajoutent des observations de réunions syndicales de la branche dans ces deux territoires. Cette enquête a permis de recueillir le point de vue d’une quarantaine d’aides à domicile dans une quinzaine d’associations. La question du glissement de tâches n’était pas au cœur des problématiques de ces enquêtes mais elle a émergé de ces divers terrains. À ces enquêtes qualitatives s’ajoute l’exploitation d’une enquête quantitative de la Drees : l’enquête Intervenants à Domicile (IAD). Réalisée en 2008, au moment de la forte croissance des métiers de l’aide à domicile, et sans réédition depuis, elle s’intéresse aux caractéristiques et aux conditions de travail des personnes qui interviennent au domicile de personnes âgées, handicapées ou nécessitant de l’aide pour les actes de la vie quotidienne.
561. L’enquête IAD2
Première enquête à se focaliser sur les métiers de l’aide à domicile (Marquier, 2010), elle répond à un besoin de disposer d’informations sur les aides dispensées aux personnes fragilisées, notamment aux personnes âgées. L’enquête est représentative de l’ensemble des intervenants au domicile (travaillant par l’intermédiaire d’une association ou en emploi direct, à l’exception des salariés travaillant pour un CCAS ou un CIAS) des personnes fragilisées de France métropolitaine en excluant les professionnels de santé. Elle a été conduite auprès de 2 600 intervenants à domicile dans 30 départements après une enquête filtre téléphonique auprès de 5 545 individus. Ces professionnels peuvent être employés par des particuliers, soit directement soit par voie mandataire, ou par des organismes agréés de services à la personne. L’enquête renseigne sur le profil sociodémographique, les trajectoires professionnelles et de formation des intervenants, les conditions d’exercice de leur métier et la nature précise de leurs interventions, leurs opinions sur leur métier, leurs conditions de travail et les difficultés qu’elles peuvent rencontrer dans leur travail.
I. L’aide à domicile :
entre professionnalisation et tâtonnement
Les services d’aide à domicile s’adressent aujourd’hui à toutes les personnes qui se trouvent en incapacité d’accomplir certains actes de la vie courante. Globalement les tâches réalisées par ces professionnels se répartissent entre des actes de la vie quotidienne (hygiène, prise de repas, évacuation, habillage, transfert), des aides aux actes instrumentaux de la vie quotidienne (ménage, vaisselle, préparation des repas, lessive, repassage) et d’autres aides liées à l’accompagnement social (Marabet, 2014).
Pour autant, derrière cette appellation commune, révélant une certaine visibilité sociale de ce groupe, l’aide à domicile se caractérise en interne par un large nuancier de métiers réglementés par différentes conventions collectives et reste ballotée entre emplois sanitaires et domestiques ou de services à la personne. Un rapide détour historique permettra de comprendre la genèse de l’appellation d’aide à domicile 57et de montrer comment elle s’est structurée tout en laissant perdurer des flous sur ses frontières.
I.1. Modes d’emplois pluriels et pluralité
des métiers de l’aide à domicile
Si le terme d’aide à domicile existe dans la loi depuis 19563, il renvoie à une variété de situations professionnelles, associées à des conventions collectives différentes. Ainsi « Agent à domicile », « Agent polyvalent », « Employé à domicile », « Aide à domicile » étaient des termes issus de la Convention Collective Nationale des aides familiales rurales et personnel de l’aide à domicile en milieu rural ; « Employé de maison », « Assistante de vie 1 et 2 », « Dame ou homme de compagnie », « Employé familial » étaient issus de la Convention Collective Nationale des salariés du particulier employeur ; et « Aide-ménagère à domicile » de la Convention collective nationale des organismes d’aide ou de maintien à domicile. Les « Auxiliaires de vie » étaient eux, reconnus par deux des conventions collectives4 » (Trabut, 2014, p. 25). Aujourd’hui, cette complexité conventionnelle perdure puisque la production du maintien à domicile est structurée autour de trois branches professionnelles distinctes5, en fonction principalement du type d’employeur : la branche de l’aide à domicile (représentée par les organismes prestataires sans but lucratif, principalement associatifs) ; celle des entreprises privées lucratives de services à la personne (en croissance depuis 2005) et celle des salariés du particulier employeur6.
Coexistent différents modes d’emplois qui correspondent à des conventions collectives différentes : le mode de l’emploi direct, connu aussi sous l’appellation « gré à gré », est principalement défendu par la 58fédération des particuliers employeurs (organisation patronale unique de la branche). Le mode mandataire, c’est-à-dire où la structure est un médiateur dans la contractualisation entre salarié et personne dépendante, est également rattaché à la branche des particuliers employeurs bien qu’il soit uniquement mobilisé par des employeurs associatifs ou des entreprises. Le mode prestataire, enfin, renvoie à différentes conventions collectives selon le type d’employeur : d’une part, la branche de l’aide, de l’accompagnement, des soins et des services à domicile (qui recouvre les associations d’aide à domicile structurées autour de plusieurs fédérations) rattachée à une convention collective unique applicable depuis le 1er janvier 20127 ; d’autre part, les entreprises privées qui se sont récemment développées, notamment depuis le plan Borloo de 20058 dont l’objectif était un développement quantitatif et qualitatif de services à la personne par la mise en œuvre de nouvelles mesures d’incitation fiscale et de structuration de l’offre. À partir de 2005, des négociations autour d’une convention collective propre à ces entreprises ont été mises en place et ont abouti à la signature d’une convention collective, celle des services à la personne en 20129.
Les conventions collectives ainsi restructurées montrent que perdurent divers modes d’emplois qui cohabitent dans la prise en charge et l’accompagnement des personnes âgées. Ainsi, mi-2008, d’après l’enquête IAD, on estimait à 515 000 le nombre d’intervenants travaillant au domicile de personnes fragilisées. Parmi eux, 37 % travaillaient exclusivement pour des services prestataires, 24 % exclusivement en emploi direct pour des particuliers employeurs et 39 % exerçaient leur activité soit en mode mandataire soit de façon mixte, c’est-à-dire sous plusieurs modes (Marquier, 2010). Aussi, « l’aide à domicile mixte » (Labruyère, 1996) qui travaille à la fois avec le statut de salarié d’une association de maintien à domicile, c’est-à-dire prestataire, et avec celui d’employé du particulier sous mandat d’une association, ou non, demeure importante (Aldeghi, Loones, 2010). La diversité des situations professionnelles est déjà un premier indicateur du manque d’unité de ce groupe appelé « aide à domicile ».
59I.2. Des métiers construits à la croisée du domestique,
du social et du sanitaire
Ces référentiels multiples sont le fruit d’une double histoire : celle des métiers des emplois domestiques et celle des métiers du médico-social qui ne relèvent pas de la même logique (Devetter et al., 2015). L’emploi de gré à gré plonge ses racines dans la tradition ancienne de la domesticité au xixe siècle autour de la figure de la servante et de celle de l’employée de maison (Fraisse, 1979). Relativement mal connus en raison de l’absence de sources statistiques jusqu’à la fin du XIXe siècle, ces emplois se situaient traditionnellement à la frontière du salariat et relevaient souvent de l’économie informelle (emplois non déclarés). Dans le marché des emplois de maison, les salariés, dont le lieu de travail est le domicile privé de l’employeur, étaient isolés, ce qui interdisait tout fonctionnement d’un collectif de travail et tout échange permettant la transmission des savoirs et des valeurs professionnels. L’histoire des métiers du secteur sanitaire et social est plus récente. Si les services à domicile existent depuis le XIXe siècle, principalement orientés vers la prise en charge des enfants, ils étaient à l’origine soutenus par une logique de dons et de bénévolat militant (Dussuet, Loiseau, 2007). Ce n’est qu’à partir des années 1950 que les structures d’aide à domicile se sont développées dans leur acception actuelle avec l’« externalisation » marchande progressive du travail domestique et autour du métier des aides-ménagères10 (Fraisse, Gardin, 2012). La volonté de valoriser le travail de ces dernières, pour les distinguer des femmes de ménage, s’est traduite dans les années 1970 et au début des années 1980 par la signature des premières conventions collectives leur assignant « pour mission d’accomplir un travail matériel, social et sanitaire » à domicile. Les aides-ménagères ont alors été placées « dans une hiérarchie des métiers : ni tout en haut (au-dessus d’elles, se trouvent le personnel infirmier ou aide-soignant et les assistantes sociales), ni tout en bas (elles sont plus qualifiées que les femmes de ménage) » (Avril, 2014, p. 66) et ont changé de titre pour devenir des « aides à domicile ». La salarisation et la qualification de ces dernières se sont ensuite développées dans les années 1980 et au début des années 1990 avec le développement d’une politique sociale 60à destination des personnes en perte d’autonomie11 et la perspective de créations d’emplois dans les services à la personne (Lefebvre, 2013). En effet, « depuis le début des années 90, les politiques publiques françaises tendent à favoriser le développement des services aux personnes, considérés comme un “gisement d’emplois” particulièrement adapté à l’insertion professionnelle des jeunes et des adultes “en difficulté” » (Cresson, Gadrey, 2004, p. 30).
Si certaines mesures12 ont contribué à professionnaliser l’aide à domicile, d’autres ont conduit à une fragilisation du secteur (Jany-Catrice, Lefebvre, 2012). Pour favoriser la création d’emplois diverses mesures d’incitations financières ont été déployées en faveur du gré à gré mais aussi des structures privées. Elles ont contribué à « l’atomisation du marché des services aux personnes » (Cresson, Gadrey, 2004, p. 30) et, dans le cas du gré à gré, à renforcer la proximité de ces emplois avec « les emplois de maison », les plus profondément liés aux tâches domestiques. En effet, « la spécificité de l’emploi direct et à domicile réside dans la logique de domesticité et de servitude qui peut orienter les rapports de travail » (Moré, 2014). Par ailleurs, alors que la loi du 2 janvier 2002 (dite « loi 2002-2 ») a ancré l’aide à domicile dans le champ de l’action sociale et médico-sociale, le plan Borloo en 2005 a remis en cause cette appartenance en l’adossant à des activités relevant d’autres logiques, notamment « des logiques de confort [par exemple] pour des couples biactifs aisés externalisant une partie de leurs tâches domestiques » (Puissant, 2010, p. 13). Ainsi, à partir des années 1990 et plus encore avec la mise en place du plan Borloo, les associations, actrices historiques du secteur, ont été confrontées à une remise en cause du monopole dont elles disposaient dans la délivrance du service d’aide à domicile et dans la gestion des aides à la dépendance.
L’analyse de l’éclatement du champ conventionnel dans l’aide à domicile et de ses évolutions révèle donc la difficulté de ces métiers, construits à la frontière du secteur sanitaire et des emplois de maison, à 61maintenir leur monopole dans l’aide aux personnes âgées dépendantes et questionne leur capacité à maintenir et défendre leur territoire.
I. Le travail prescrit comme révélateur
de frontières poreuses
Au-delà de l’hétérogénéité des statuts et modes d’emplois, l’analyse du travail prescrit permet d’envisager la façon dont l’aide à domicile se différencie par la sphère d’activités (Vezinat, 2016). C’est pourquoi nous analysons maintenant la division du travail au sein des métiers du champ de l’aide à domicile mais aussi avec les autres métiers de l’intervention à domicile.
II.1. La division du travail dans l’aide à domicile…
Longtemps, l’aide à domicile a été définie de manière résiduelle. Ainsi en 1983, elle « se défini[ssai]t jusqu’à la limite des actes nécessitant l’intervention d’une personne exerçant une profession autre que la sienne13 ». Aujourd’hui, le périmètre de l’aide à domicile est relativement bien identifié dans les textes légaux autour de trois types d’activités : aide à la réalisation des tâches ménagères et domestiques ; à la personne pour l’accomplissement de gestes de la vie courante et l’accompagnement social vers le maintien ou la restauration de l’autonomie. Mais au sein de l’aide à domicile il existe une variété de métiers, associés à des catégories d’emploi de niveaux de formation différents et distingués selon les types d’activités à réaliser et le niveau de dépendance de la personne aidée.
Dans la branche de l’aide à domicile où la division du travail est la plus formalisée, on distingue trois types d’intervenants auprès des personnes âgées. Les « agents à domicile » (de catégorie A) réalisent et aident à l’accomplissement des activités domestiques (travaux courants d’entretien de la maison) et administratives simples, essentiellement auprès de personnes peu dépendantes. Cet emploi est accessible sans diplôme et 62qualification spécifique, les « agents à domicile » pouvant bénéficier de formations internes au sein des associations. Les « employés à domicile » (catégorie B) sont titulaires d’un diplôme de l’Éducation nationale (par exemple un BEP sanitaire et social), d’un certificat d’aptitude (tel qu’un CAP petite enfance) ou encore d’un titre professionnel (comme le titre d’assistant de vie). Ils interviennent auprès des personnes âgées qui ont des difficultés à accomplir les tâches ménagères de la vie quotidienne. Leurs missions les amènent à réaliser ou aider à la réalisation de ces tâches ménagères mais aussi à soutenir les personnes âgées dans des gestes de la vie courante (aider au lever, au coucher, à se laver et à veiller à la prise des médicaments, sous certaines conditions). Ils assurent un accompagnement relationnel et social (faire les courses, aider à la promenade, dialoguer, aider aux loisirs…). Les « auxiliaires de vie sociale » (AVS) (catégorie C) sont titulaires d’un diplôme d’État d’auxiliaire de vie sociale (DEAVS) ou d’une mention complémentaire d’aide à domicile14. Ces professionnels réalisent l’ensemble des tâches dévolues à l’aide à domicile mais auprès des personnes les plus dépendantes. Leurs missions sont élargies : ils peuvent notamment réaliser la toilette d’une personne non valide, couper les ongles des pieds et des mains (sauf indication contraire), administrer des médicaments dans le cadre d’une prescription médicale précisant « acte de la vie courante ». De plus, ils participent à l’évaluation de la situation familiale et coordonnent leurs actions avec l’entourage familial et les autres intervenants à domicile.
Ainsi, au sein de l’aide à domicile, il existe une division du travail avec différentes catégories d’intervenants dont les activités prescrites ne sont pas les mêmes. La hiérarchisation professionnelle entre ces métiers révèle que la spécialisation est liée aux tâches puisque certaines ne doivent en théorie être effectuées que par certains types d’aide à domicile, en fonction de leur diplôme et en fonction du degré de dépendance de la personne âgée. Notons que les besoins de la personne aidée sont évalués par les équipes médico-sociales des conseils départementaux, selon des référentiels nationaux, qui ont à ce titre un poids fort dans la prescription du travail des aides à domicile.
63II.2. … et ses frontières poreuses
L’analyse des activités concrètes prescrites révèle aussi les frontières floues de leur « territoire », avec d’autres groupes professionnels. D’abord, la frontière entre services à des populations vulnérables et services dits « de confort » se pose. Comme écrit précédemment, le plan Borloo a élargi la liste des services en brouillant la distinction entre services dits de « care » auprès de publics fragiles (enfants, personnes âgées, malades, etc.) et des services dits de « confort ». Loin de préciser le dénominateur commun entre des activités très disparates, il ajoute plutôt des éléments de complexification et ne vient pas clarifier les tensions qui traversent le secteur. Déjà, l’opérationnalisation concrète des tâches peut être difficile, par exemple lorsque les aides à domicile doivent aider à la réalisation ou réaliser l’entretien courant du linge et des vêtements, des surfaces et matériels pour la personne aidée et non de son entourage. Plusieurs difficultés pratiques émergent : comment distinguer la vaisselle et le linge à laver appartenant à la personne âgée (population vulnérable) ou à son entourage (service dit de confort) ? Mais surtout, avec l’absorption de l’aide à domicile dans les services à la personne, une même tâche réalisée pour une personne âgée dépendante ou pour une personne en pleine capacité de ses moyens sera réalisée tantôt par une aide à domicile, tantôt par une femme/homme de ménage, ce qui questionne la spécificité de leur spécialisation professionnelle. Cette dernière peut également être mise à mal en raison des stratégies de diversification des services que proposent certaines associations pour faire face à la concurrence et aux difficultés financières (Garabige, 2015). Un salarié « aide à domicile » est-il toujours « aide à domicile » lorsqu’il réalise l’entretien d’un logement d’une personne valide ?
Se pose également la question de la porosité des frontières avec le secteur sanitaire. Dans l’intervention au domicile, de nombreux acteurs familiaux ou professionnels peuvent intervenir auprès d’une personne âgée en perte d’autonomie. En particulier, en plus de l’aide apportée par les proches, les personnes dépendantes bénéficient souvent d’un accompagnement des services de soins infirmiers à domicile (SSIAD) ou des professionnels médicaux libéraux. Deux types de tâches révèlent particulièrement la porosité des frontières avec ces derniers : la réalisation de la toilette et la prise de médicaments. Selon les référentiels de métiers, les AVS peuvent aider seuls la personne dépendante à faire sa toilette lorsque celle-ci est 64assimilée à un acte de vie quotidienne et n’a pas fait l’objet de prescription médicale, tandis que les aides à domicile qui ne sont pas titulaires du DEAVS n’ont pas le droit de faire de toilette complète. Sans entrer ici dans l’analyse de l’application concrète de ces obligations, comme par exemple la difficulté à pratiquer une toilette « incomplète », soulignons qu’il n’est pas toujours facile de poser des limites entre toilette médicalisée (du ressort de l’infirmier ou, par délégation, de l’aide-soignant) et aide à la toilette. Plus encore, la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, ne va pas dans le sens d’une simplification puisqu’elle stipule, dans son article 9, qu’« une personne durablement empêchée, du fait de limitations fonctionnelles des membres supérieurs en lien avec un handicap physique, d’accomplir elle-même des gestes liés à des soins prescrits par un médecin, peut désigner, pour favoriser son autonomie, un aidant naturel ou de son choix pour les réaliser ». Le cas de la prise de médicaments révèle aussi cette porosité des frontières entre sanitaire et médico-social et même la prégnance du premier sur le second. En effet, au sein des différents métiers, seuls les AVS peuvent distribuer ou aider à la prise de médicaments et dans des conditions restrictives, puisque ces derniers doivent faire l’objet d’une prescription médicale portant la mention « acte de la vie courante » et être déposés dans un pilulier. Dans le cas où la prescription médicale ne spécifie pas « acte de la vie courante », seul un infirmier ou la famille peuvent donner les médicaments. Le choix du type de prescription est de la responsabilité du médecin. Ainsi, si la préparation des médicaments relève exclusivement de la compétence de praticiens médicaux, infirmiers et pharmaciens, leur distribution peut être réalisée ou non, selon la décision du médecin, par les aides à domicile ou le corps médical. Ces deux exemples montrent ainsi tout à la fois les frontières poreuses entre médico-social et sanitaire et la variabilité des tâches que les salariés de l’aide à domicile les plus diplômés peuvent, ou non, réaliser en fonction des prescriptions du médecin. Comme le souligne Anne-Marie Arborio, « la répartition des tâches, leur délimitation comme domaine privilégié de telle ou telle catégorie de personnel, font l’objet de remaniement fréquents, en particulier dans le domaine médical, avec des répercussions sur les paramédicaux » (Arborio, 2012, p. 118). On observe ainsi la permanence d’une certaine hiérarchie symbolique entre les deux secteurs, en dépit des efforts de formalisation des activités de l’aide à domicile.
65Ainsi le travail prescrit des aides à domicile révèle les frontières floues de ce métier avec le travail sanitaire et le travail domestique. L’analyse de la sphère de l’activité des aides à domicile révèle d’abord que la spécialisation professionnelle par la tâche est insuffisante pour garantir leur territoire, celui de l’aide aux personnes en perte d’autonomie. Par ailleurs, le travail prescrit est largement tributaire d’une série d’acteurs, extérieurs à l’aide à domicile (famille mais aussi évaluation médico-sociale et corps médical). Or les travaux de sociologie des professions ont montré que ce sont dans les groupes qui possèdent une juridiction professionnelle sur un domaine d’activités et qui définissent eux-mêmes leur activité que la proximité entre travail réel et prescrit est plus forte (Vezinat, 2016). On peut alors se demander comment, au-delà du travail prescrit, s’effectue le travail réel et ainsi questionner la porosité des frontières du territoire de l’aide à domicile.
I. Les frontières du travail à l’épreuve du réel :
le glissement de tâches
Pour appréhender cette question, nous centrons notre analyse sur le glissement de tâches mis en lumière à partir de l’étude des activités réalisées par ces professionnels. Nos enquêtes qualitatives permettent de mettre en lumière trois formes de glissement. D’abord, il peut avoir lieu entre les différents métiers de l’aide à domicile et est alors ascendant (quand un salarié remplit les fonctions d’un salarié de catégorie supérieure) et descendant (quand un salarié de catégorie supérieure remplit les fonctions d’un salarié de catégorie inférieure, donc intervient auprès d’un public moins dépendant). Ensuite, il peut s’opérer quand les aides à domicile remplissent des tâches qui ne relèvent pas de l’aide à domicile mais de l’activité de femmes/hommes de ménage ou de services à la personne. Enfin, il a lieu entre les professionnels de l’aide à domicile et ceux du secteur sanitaire (soins infirmiers ou services d’aide-soignant notamment). Après avoir qualifié ces formes de glissement (à partir de nos entretiens), nous reviendrons sur leur ampleur dans l’aide à domicile (à partir de l’exploitation de l’enquête quantitative).
66III.1. Des types variés de glissement de tâches
Ces différents types de glissement de tâches s’enchevêtrent le plus souvent au cours de l’activité quotidienne des salariés mais ils restent difficiles à mettre au jour puisque, comme le rappelle Christelle Avril (2014), le monde des aides à domicile, dispersé dans les domiciles privés, est difficile d’accès. Si une enquête ethnographique chez des personnes âgées dépendantes, telle que cette dernière a pu la réaliser, est pertinente pour les étudier, les entretiens que nous avons réalisés rendent compte, eux, à la fois des activités réelles effectuées mais aussi des incertitudes sur les tâches que les aides à domicile peuvent réaliser, ou non, et les raisons pour lesquelles elles15 acceptent ou refusent ce glissement de tâches. De ce point de vue, exception faite des représentants syndicaux qui reconnaissent et dénoncent ce dernier, le plus souvent, les aides à domicile quand elles parlent sur ce thème évoquent ce qu’elles ont le droit de faire, ou non, et peuvent minimiser l’importance du phénomène. Lors des entretiens, c’est le plus souvent quand des types précis d’activités sont évoqués que le glissement de tâches ressort de leurs propos de manière consciente.
Le premier type se fait entre les différents métiers d’aide à domicile et se traduit par le fait que des salariés réalisent des tâches d’aide à domicile qu’ils ne sont pas censés faire en raison de leur niveau de qualification. Si pour les salariées rencontrées appartenant aux catégories A et B, cela peut être source de valorisation, les plus diplômées peuvent y voir un manque de reconnaissance. On peut le voir dans les propos de cette femme, titulaire du DEAVS (catégorie C) :
Alors, moi j’ai posé la question à une personne qui nous faisait un cours. Je lui ai dit : « Quel est le boulot de l’auxiliaire de vie sociale ? Je ne sais pas, est-ce que c’est de faire la vaisselle ? Est-ce que c’est de balayer et de faire du ménage ou est-ce que c’est d’être auprès de la personne et d’être pour ses besoins personnels ? ». Je lui ai dit : « Je ne sais plus où se situe le travail de l’AVS ? ». Parce que si c’est pour faire du ménage, il y a des femmes de ménage. Les personnes chez qui je vais, elles ont des femmes de ménage. Si c’est pour faire du ménage, il y a les femmes de ménage. Si c’est pour faire chauffer un peu au micro-onde, une femme de ménage elle peut faire chauffer un peu au micro-onde. Alors si c’est pour les toilettes, 67encore les toilettes, il y en a qui font les toilettes qui n’ont pas le diplôme. Les toilettes encore je comprends, mais sinon pour faire le ménage, lever la personne, l’habiller, n’importe qui peut habiller une personne à partir du moment où on fait attention. Donc moi j’ai posé la question : « Où est le travail de l’AVS ? En quoi ça consiste ? ».
Cette auxiliaire de vie sociale souligne notamment le fait que certaines catégories d’aide à domicile réalisent des toilettes alors même qu’elles ne sont pas diplômées. Cet extrait d’entretien permet d’entrevoir le glissement de tâches interne à l’aide à domicile. Il révèle que ces professionnels réalisent les mêmes types de tâche auprès des mêmes types de publics quelle que soit leur catégorie. Il permet également d’entrevoir un deuxième type de glissement de tâches, celui vers le métier de femme/homme de ménage. Parce que les aides à domicile ont à réaliser des activités d’entretien et de ménage, les frontières avec ce métier ne sont pas toujours nettes et peuvent donner lieu à des demandes, notamment des familles, dépassant le cadre légal, comme l’illustre cet autre extrait d’entretien :
Intervieweuse : Il y a des familles qui vous demandent de faire des choses en plus ?
Interviewée : Non, ben si, ça peut arriver, mais je dis : « On n’a pas le droit. »
Intervieweuse : C’est quoi comme type de demande ?
Interviewée : Ben, n’importe, ou alors : « Ben, vous ne voulez pas nettoyer le balcon ou quoi que ce soit. » Je dis : « Non, on n’a pas le droit, on n’a pas à faire ça, ce n’est pas de notre domaine à nous. Je suis aide à domicile. », « Ben, vous êtes femme de ménage. » Je dis : « Non, ce n’est pas la même chose. »
Intervieweuse : Ah oui, il y en a qui disent ça ?
Interviewée : Oui, il y en a beaucoup qui croient qu’on est femme de ménage. Ils se croient encore dans le temps.
Cette aide à domicile, de catégorie B mais disposant d’une expérience de près de 15 ans dans le secteur, parvient à faire valoir ses compétences et refuse la demande. Si les aides à domicile ne sont pas toujours en mesure de refuser, cet exemple illustre la porosité du périmètre de leurs activités et la permanence d’une représentation qui les associent aux personnels d’entretiens.
Le dernier type de glissement de tâches se traduit par le fait que les aides à domicile réalisent des actes relevant de soins infirmiers. Si les 68salariées rencontrées sont le plus souvent informées des frontières entre les deux secteurs et de ce qui relève, ou non, de leurs compétences, certains glissements de tâches, comme mettre des bas de contention ou changer des pansements, semblent courants parmi l’ensemble des aides à domicile. On le voit dans les propos de cette aide à domicile de catégorie C :
Les pansements, on ne peut pas les faire ; les bas de contention on est censé pas les faire, c’est un acte infirmier mais on les met, je ne parle pas des bandes, mais les bas si…Les sondes gastriques, et cætera. Des collègues savent que ça ne se fait pas mais on peut penser que c’est valorisant pour certaines de faire des actes infirmiers.
Dans les entretiens, notamment quand les aides à domicile ont une formation d’aide-soignante ou encore ont pu être formées sur le tas par des professionnels du secteur sanitaire, elles réalisent, toujours en dehors du cadre juridique, d’autres tâches plus techniques ou complexes, comme mettre des gouttes ou encore aider à l’évacuation. S’il peut être valorisant, le glissement de tâches est problématique puisqu’il porte sur le corps de la personne âgée et comporte des risques pour sa santé et par ricochet des risques juridiques pour les salariés. À l’occasion d’une réunion de branche, des représentants syndicaux cédétistes16 ont dénoncé ce type de pratique chez leurs collègues :
Après moi j’ai des collègues d’aide à domicile qui se retrouvent chez cette dame très autoritaire et qui dit « d’habitude on me le fait », donc une collègue qui s’est retrouvée sous la dictée de la dame à faire ce soin, c’est hyper grave parce que l’infirmière devait passer une heure ou deux après.
Ainsi, le glissement de tâches apparaît sous des formes variées et, qu’il soit ascendant ou descendant, est plus ou moins accepté par les aides à domicile. Le fait de rendre service ou de réaliser des tâches ne relevant pas de leur compétence ou de leur niveau de qualification peut être évoqué pour témoigner de leur capacité à en faire plus que ce que le métier exige. Pour d’autres au contraire, il peut être dénoncé quand il est perçu comme un manque de reconnaissance (notamment dans le cas du glissement vers le métier de femme de ménage) ou comme un risque (notamment 69dans le cadre des activités de soins). Ainsi, ce phénomène est loin d’être consensuel parmi les aides à domicile, même s’il est apparu comme une pratique courante dans leur travail. Ces désaccords dans les pratiques peuvent, comme dans d’autres métiers, apparaître comme des freins à la constitution d’un groupe professionnel stable, légitime et identifiable (Ollivier, 2009). Pour en mesurer l’importance, nous nous appuyons sur l’exploitation de l’enquête IAD qui permet d’en fournir une quantification.
III.2. Ampleur du glissement de tâches
Si l’enquête IAD renseigne sur les activités des aides à domicile, les items proposés sont restreints aux activités légales et les éléments permettant de comprendre le glissement de tâches sont limités. Afin d’appréhender le phénomène à partir de l’enquête, on peut donc seulement mobiliser deux approches. D’une part, nous analysons les activités déclarées par les professionnels (dans l’enquête filtre téléphonique) permettant ainsi de montrer la porosité des frontières entre les différents métiers de l’intervention à domicile et donc les conditions propices au développement du glissement de tâches. D’autre part, nous nous appuyons sur une question qui permet de rendre compte de l’ampleur du glissement de tâches à travers un proxy, le dépassement de responsabilité, tel que perçu par les aides à domicile, à savoir : « Vous arrive-t-il d’assumer des responsabilités que vous ne devriez pas assumer ? ».
S’agissant de la première approche, précisons d’un point de vue méthodologique que dans l’enquête IAD, chaque enquêté devait s’assigner un métier (avec la question : « parmi la liste suivante, quel métier correspond le mieux ou le plus souvent au travail que vous exercez dans le domaine des services à la personne ? » qui a permis de collecter 5 470 réponses) et choisir parmi une liste de 9 items les activités habituellement réalisées (3 tâches maximum par enquêté). L’enquête vise principalement à rendre compte des activités que les intervenants réalisent en lien avec la définition de l’aide à domicile. De ce fait, elle n’interroge pas les salariés sur l’activité en dehors de ce champ (comme par exemple des prestations relevant du sanitaire). Pour autant, sa mobilisation en lien avec l’autodéfinition des salariés dans les différentes catégories d’emploi permet de dresser un portrait du cœur d’activités des différents types intervenants. De plus, nous avons retenu deux autres métiers interrogés par l’enquête : les femmes de ménage et les aides-soignantes pour comparer la déclaration de leurs activités avec celle des aides à domicile.
70La figure 1 propose une répartition de la fréquence des tâches déclarées par les enquêtés comme étant effectuées « habituellement », en distinguant les différentes catégories d’aide à domicile – aide-ménagère 19 % (catégorie A), aide à domicile 34 % (catégorie B), AVS 33 % / aide médico-psychologique (AMP) 1 % / assistance de vie 13 % (catégorie C), les femmes de ménage et les aides-soignantes17.
La répartition des tâches pour les trois catégories d’aide à domicile met en lumière un phénomène de porosité interne au sein de l’aide à domicile. En effet, les trois activités les plus fréquentes (travaux ménagers courants, courses et préparation des repas, aide ou assistance aux personnes) le sont quelle que soit la catégorie d’emploi. Cependant, la fréquence de déclaration des « travaux ménagers courants » d’une part et celle de l’« aide ou assistance aux personnes » d’autre part évoluent de manière opposée selon la catégorie d’emploi. On note en effet une fréquence croissante de l’« aide ou assistance aux personnes » allant de 48 % des enquêtés se déclarant être « aide-ménagère » jusqu’à 88 % de ceux se déclarant « aide médico-psychologique, assistante de vie, auxiliaire de vie sociale ». Du côté des travaux ménagers courants, si la fréquence est proche de 100 % pour les enquêtés se déclarant « aide-ménagère », elle ne descend pas en dessous de 90 % pour ceux se déclarant « aide médico-psychologique, assistante de vie, auxiliaire de vie sociale ». Ainsi, on constate que les mêmes types de tâches sont réalisés par les différents intervenants de l’aide à domicile, avec cependant une fréquence des types d’activités réalisées différente selon les métiers.
Si l’on compare maintenant la répartition des activités des trois catégories d’aide à domicile (au centre de la figure 1) avec les femmes de ménage et les aides-soignantes, il apparaît de manière peut-être attendue que les aides-ménagères ont des activités qui semblent proches de celles des femmes/hommes de ménage alors que celles des AVS/AMP/assistantes de vie semblent plus proches de celles des aides-soignant·e·s. Rappelons que si le droit de réaliser une tâche dépend en partie du niveau de qualification des intervenants, il dépend aussi des caractéristiques socio-sanitaires des individus aidés, information que l’enquête 71IAD n’offre pas à ce stade. En ce sens, l’enquête IAD ne permet pas de s’assurer d’un glissement de tâche effectif : en effet, par exemple, le fait qu’un salarié « aide-ménagère » réalise de l’aide ou de l’assistance aux personnes n’est en soi pas systématiquement un glissement de tâches, ce n’est pas le cas si la personne est faiblement dépendante.
Si nous ne connaissons pas la situation socio-sanitaire des personnes aidées nous permettant de savoir avec certitude si la tâche réalisée est, ou non, dans le périmètre du salarié, l’analyse des déclarations des activités réalisées confirme la difficulté à distinguer les différentes catégories d’aide à domicile par les tâches réalisées. La similitude des activités des aides à domicile avec celles des deux autres métiers (femme/homme de ménage et aide-soignant·e) rend quant à elle visible la porosité des frontières avec les services de confort et le sanitaire.
Fig. 1 – Distribution des trois activités principales déclarées pour chaque emploi.
Source : Enquête auprès des Intervenants à domicile (IAD) - 2008, Drees - Ministère de la Santé (producteur), ADISP (diffuseur).
Champs : ensemble des intervenants de l ’ enquête IAD déclarant intervenir auprès de personnes âgées de plus de 60 ans nécessitant de l ’ aide pour effectuer les actes de la vie quotidienne
Lecture : 99 % des aides-ménagères déclarent effectuer habituellement des « travaux ménagers courants… », 71 % des « courses, préparation de repas », 48 % de l ’ « aide ou assistance aux personnes… », 8 % de l ’ « aide aux démarches administratives… », 5 % des « travaux d ’ entretien du logement… ».
72S’agissant de notre seconde approche (fig. 2), l’enquête IAD interroge les intervenants à propos des responsabilités qu’ils ne devraient pas assumer avec la question : « Vous arrive-t-il d’assumer des responsabilités que vous ne devriez pas assumer ? ». 20 % des salariés, toute catégorie d’emploi confondue, déclarent être confrontés souvent ou toujours au glissement de tâches ainsi défini. La fréquence est croissante avec la catégorie d’emploi déclarée. Les salariés « aides-ménagères » sont ainsi 56 % à déclarer au moins « parfois » assumer des responsabilités qu’ils ne devraient pas assumer. C’est le cas de 62 % des salariés se déclarant « aide à domicile » et 69 % des « AMP / assistantes de vie / AVS ».
Fig. 2 – Fréquence du « glissement de tâches » selon l’emploi déclaré.
Source : Enquête auprès des Intervenants à domicile (IAD) - 2008, Drees - Ministère de la Santé (producteur), ADISP (diffuseur).
Champ : Ensemble des intervenants au domicile des personnes fragilisées, qu ’ ils soient salariés d ’ un organisme d ’ aide à domicile ou d ’ un particulier (directement ou par l ’ intermédiaire d ’ un service mandataire).
Lecture : 62 % des salariés se déclarant « aide à domicile » assument des responsabilités qu ’ ils ne devraient pas assumer. Pour 18 % d ’ entre eux, la situation est déclarée permanente (3 % toujours) ou fréquente (15 % souvent).
L’enquête IAD, ne permet pas d’aller plus loin dans l’analyse du glissement de tâches et notamment de quantifier les différentes formes identifiées dans nos enquêtes qualitatives. Elle confirme néanmoins, à 73l’instar d’autres travaux (Avril, 2014 ; Devetter, Puissant, 2018) que les aides à domicile en font plus que ce qui est prescrit. Courant, voire installé dans les pratiques de travail, le glissement de tâches révèle le périmètre instable du territoire des aides à domicile. Il questionne dans le même temps leur capacité à contrôler leur territoire, celui de l’aide aux personnes âgées dépendantes.
I. Ce que révèle le glissement de tâches
Afin d’envisager cette question, nous mettons maintenant en lumière plusieurs caractéristiques du glissement de tâches en nous appuyant là encore sur une approche mixte, et notamment sur une régression logistique.
IV.1. Pluralité de prescripteurs
et dépendance des aides à domicile
Le glissement de tâches est difficile à contrer car il émane d’une pluralité d’acteurs qui participent à la définition de la relation d’aide. « L’organisation du travail et les contours du travail d’aide, tel qu’il se fait au domicile des autres, sont en effet co-construits par une pluralité d’acteurs, depuis l’association, la/les salarié·e·s et la personne aidée, en passant par son entourage ou le voisinage » (Lada, 2011, p. 14), auxquels peuvent s’ajouter les professionnels de santé. En situation d’interaction avec l’usager ou le client, les aides à domicile doivent tenir compte à la fois des consignes de la hiérarchie mais aussi des demandes de personnes âgées et de leurs proches. Selon IAD, par exemple, près de 30 % des salariés déclarent rencontrer des difficultés à la suite d’une demande d’actes de la part de la personne âgée ou sa famille ne relevant pas de leur qualification (tâches ménagères non courantes, soins, médicaments). Les personnes âgées ou leur entourage peuvent « abuser de l’isolement de la salariée [/du salarié] pour lui faire effectuer des tâches qu’elle [/il] n’a pas à faire » (Avril, 2014, p. 49). En ce sens, le domicile comme espace privé et isolé peut renforcer le pouvoir hiérarchique des usagers. D’ailleurs, selon IAD, les salariés « aides à domicile » déclarant 74expérimenter souvent ou toujours des moments où ils sont obligés de se débrouiller seuls dans des situations difficiles sont significativement plus exposés au glissement de tâche que les autres (tab. 3). Ce dernier peut également émaner d’un jeu interactionnel avec le personnel soignant, comme le révèle cet extrait d’entretien :
Interviewée : Même des bas de contention, faut pas croire hein. S’ils sont mal mis et que vous avez une veine qui craque ou une varice ? Ça reporte sur qui ? Normalement c’est une infirmière qui doit passer, mais elles veulent pas hein…
Intervieweuse : Pourquoi elles veulent pas ?
Interviewée : Parce qu’elles disent que c’est pas leur rôle elles disent que c’est une aide-soignante ou une auxiliaire de vie, mais non, nous on n’a pas appris ça hein… moi je sais le faire parce que j’ai appris à la clinique.
Comme l’a bien montré Véronique Feyfant (2017) dans son analyse du travail des infirmières libérales à domicile, ces dernières intègrent les AVS dans leur analyse de la situation « d’une part en tenant compte de leur présence comme facteur décisionnel du fait de garder ou de déléguer le soin, et d’autre part en transformant d’éventuelles concurrentes en partenaires de soins, sur lesquelles elles pourront exercer une relation d’autorité » (Feyfant, 2017, p. 266).
En cas de difficultés, les salariés « aides à domicile » peuvent, dans des structures, informer les responsables de secteur et poser des limites au glissement de tâches. Par exemple, dans l’une des structures associatives étudiées, la direction a mis en place certaines formations au cours desquelles il était rappelé aux salariés les tâches qu’ils pouvaient faire ou non. Les aides à domicile étaient alors plus aptes à refuser certaines demandes des usagers. Selon IAD d’ailleurs, les salariés travaillant en prestataire exclusif, c’est-à-dire dans le cadre d’un contrat salarié traditionnel, encadré par une structure associative ou privée lucrative sont ceux qui, toute chose égale par ailleurs, sont le moins confrontés au glissement de tâches (tab. 3). Néanmoins, le fait de recevoir des injonctions contradictoires est un facteur qui a un impact positif significatif sur le fait de déclarer prendre des responsabilités qu’ils ne devraient pas assumer (tab. 3), la diversité des prescripteurs pouvant atténuer les formes de protection offertes par les associations (Avril, 2014).
Mais, le glissement de tâches n’est pas toujours source de problèmes pour les aides à domicile, comme en témoignent les propos de cette aide de catégorie C qui en minimise les risques :
75Et je retourne à 19h, pour une heure, alors il y a la toilette, plus le changement du pansement de la sonde. Donc ça c’est à faire tous les jours, tous les jours, tous les jours. Là c’est pareil, le fils est médecin, donc ça devrait être fait par la famille ou un infirmier, mais bon, il n’y a rien de méchant. Le fils, il m’a dit s’il y a un souci, vous m’appelez, j’arrive, donc bon… Quand y a des escarres c’est pareil, on essaye de faire ce qu’on peut, c’est pareil.
Le glissement de tâches résulte ici d’une forme d’arrangement avec la famille (un fils médecin), qui s’est routinisé au point d’être minimisé.La proximité avec la personne âgée, la relation de confiance avec la personne aidée ou sa famille ou encore le personnel infirmier peut également favoriser le glissement de tâches. Cela corrobore le résultat de l’analyse quantitative selon lequel une plus faible ancienneté va de pair avec une moindre prise de responsabilités que les salariés ne devraient pas assumer (tab. 3).
Ainsi, face à la pluralité des prescripteurs, dans ce lieu de travail spécifique, les aides à domicile adaptent leurs pratiques en fonction de leur propre histoire, de leurs expériences et compétences. Selon les configurations interactionnelles (qu’elles soient plus ou moins conflictuelles ou coopératives), ces professionnels sont amenés à réaliser des tâches qu’ils ne sont pas censés faire.
IV.2. Un travail sur matériau humain
et les défaillances de la prise en charge
Le glissement de tâches est d’autant plus difficile à contrer que l’aide à domicile est une relation de service spécifique dans la mesure où le travail s’effectue sur du « matériau humain » (Arborio, 2012). On observe par exemple qu’il est, toute chose égale par ailleurs, relativement lié à un changement de l’état de santé d’une personne aidée qui a entraîné un besoin nouveau (tab. 3). Outre la gestion des aléas, il permet de pallier certaines défaillances dans l’organisation de la prise en charge globale des personnes aidées.
Déjà, l’organisation des tournées dans les structures d’aide à domicile est particulièrement contrainte. Les besoins physiologiques et certains « principes d’humanité » (Arborio, 2012) contraignent les emplois du temps des aides à domicile en concentrant l’activité et donc des besoins de compétences similaires sur certains créneaux horaires (Garabige, Trabut, 2015). L’organisation en flux tendu de la main d’œuvre sous contrainte 76d’optimisation des emplois du temps est à l’origine de situations favorisant le glissement de tâches. En particulier, ce dernier s’exerce dans les associations pour pallier les contraintes de l’organisation : manque de personnel qualifié en lien avec le problème des temps d’intervention courts et de gestion des emplois du temps complexe ; gestion des absences ou de la pénurie de personnel (ponctuelle ou pérenne). Ces difficultés très fréquentes dans le secteur sont telles que les responsables peuvent demander aux aides à domicile d’effectuer des tâches pour lesquelles ils ne sont pas qualifiés, comme l’explique cette directrice :
On est confronté à des salariées, et je dirais que légalement elles ont le droit, le week-end – il faut savoir que les interventions du week-end, surtout du dimanche vont être sur des actes qu’on appelle « essentiels de la vie quotidienne », on ne va pas faire de ménage par exemple, on va y aller pour la toilette, la nourriture etc. – sauf, que quand on n’a pas assez de catégories C pour faire les roulements du week-end et qu’on envoie des A, la fille va me dire : « mais attendez, je suis désolée je ne vais pas travailler le week-end moi, je ne suis pas payée pour ça, je ne suis pas formée pour ça, je ne suis pas payée pour ça ! » Juridiquement, ça pose problème parce qu’effectivement c’est imparable, elles ont le droit de dire ça.
Dans la période de rationalisation des dépenses publiques, les associations doivent en effet gérer des situations nécessitant des personnels qualifiés et, le plus souvent, réduire ou limiter le niveau de qualification des salariés. Les politiques de « libre choix » (Argoud, 2009) et le renforcement de l’ouverture à la concurrence depuis le plan Borloo ont impliqué une série d’évolutions dans les modes d’organisation de la prise en charge de la dépendance et amplifié les contraintes organisationnelles et financières des structures de l’aide à domicile. Dans ce contexte de difficultés financières, certaines associations assurent des formations (non qualifiantes) aux aides à domicile pour qu’ils soient plus en mesure de gérer ces situations mais ce « bricolage organisationnel » (Coutard, 2001) tend à pérenniser le glissement de tâches.
De plus, la prise en charge à domicile suppose une coordination entre divers intervenants (aide à domicile, infirmier, aide-soignant…) qui n’est pas toujours simple à mettre en œuvre. Les aides à domicile peuvent assumer certaines responsabilités pour garantir la continuité de la prise en charge, comme l’illustre cet extrait d’entretien avec une aide de catégorie B :
77On peut clamper la perfusion le temps que l’infirmière elle repasse, parce que admettons qu’elle passe à 8 heures et qu’elle ne repasse pas avant 11 heures, bon ben il y a de l’air qui rentre, bon ben si la perfusion elle est finie, ben on clampe, elle nous le montre et puis on le fait, normalement on n’a pas le droit… On clampe la perfusion et puis elle quand elle arrive, elle n’a qu’à changer la bouteille quoi. Pour éviter qu’il y ait l’air qui rentre sinon le sang il remonte. Normalement c’est interdit.
Cette dimension renvoie à une approche plus systémique de la prise en charge au domicile des personnes en perte d’autonomie et notamment à la question de la division du travail avec le secteur sanitaire. Comme dans les établissements de santé, si le glissement de tâches peut être le fruit d’arrangements issus de routines ou de liens amicaux, il résulte également de choix économiques, « le rapport entre la charge de travail et les effectifs imposa[nt] aux infirmières de déléguer certaines de leurs tâches » (Jounin, Wolff, 2006, p. 33). Dans le contexte de baisse des financements qui affecte l’ensemble des modes de prise en charge de la dépendance, l’aide à domicile peut être amenée à assumer, par effet de domino, certaines charges dévolues pourtant au secteur sanitaire. En effet, la situation actuelle, marquée par le fait que les services de soins infirmiers à domicile n’ont pas toujours les moyens de faire face à toutes les demandes (en témoigne les listes d’attente dans certaines structures), voire les cas où les infirmiers libéraux ne peuvent ou ne souhaitent pas se déplacer au domicile pour des toilettes (preneuses de temps et peu rémunérées), renforce le glissement de tâches. Ces carences budgétaires dans le secteur sanitaire ont pour effet la délégation de certaines tâches, assimilables à du « sale boulot » (Hughes, 1997), au secteur médico-social et en particulier aux aides à domicile.
Ainsi, le glissement de tâches est le fruit d’un jeu interactionnel avec une variété de prescripteurs, mais il est également largement déterminé par les attentes et besoins des usagers. Comme l’avait montré Everett Hughes (1997), la division du travail fait également intervenir le client « qui contribue, de façon inégale, selon les périodes, à la définition des problèmes » (Champy, 2009, p. 54). S’il peut être source de valorisation pour certains, il se fait le plus souvent au détriment des salariés « aides à domicile » qui réalisent certaines tâches, sans en avoir ni les qualifications, ni la reconnaissance juridique, sociale et financière.
78Tab. 3 – Régression logistique expliquant le « glissement de tâches » (valeur
de référence : ne pas assurer des responsabilités que vous ne deviez pas assumer).
Paramètres |
Estimation |
Khi-2 |
Pr > Khi-2 |
|
de Wald |
||||
Constante |
0.0301 |
0.0484 |
0.8258 |
|
Avez-vous déjà rencontré ou rencontrez-vous encore des difficultés dans votre travail dans les cas suivants ? (Réf. Non) |
||||
Suite à une ou des demandes d’actes qui ne sont pas du rôle de l’aide à domicile, (soins, médicaments ou des tâches ménagères non courantes par exemple) de la part d’une personne aidée ou de son entourage |
||||
Oui (1 098 individus soit 42,44 % de l’effectif) |
0.5196 |
21.5551 |
<.0001 |
|
Suite à une demande que vous ne vouliez pas effectuer (par exemple faire du gros nettoyage, laver le gros linge sale, ramasser les défécations) de la part de la personne aidée ou de son entourage |
||||
Oui (896 individus soit 34,63 % de l’effectif) |
0.0545 |
0.2163 |
0.6418 |
|
Suite à un changement de l’état de santé d’une personne aidée qui a entraîné un besoin d’aide nouveau |
||||
Oui (1 228 individus soit 47,47 % de l’effectif) |
0.4509 |
18.4723 |
<.0001 |
|
Y a-t-il des moments où vous êtes obligé(e) de vous débrouiller tout(e) seul(e) dans des situations difficiles ? (Réf. Jamais, Parfois) (1 629 individus soit 74,49 % de l ’ effectif) |
||||
Souvent, toujours (558 individus soit 25,51 % de l’effectif) |
0.9386 |
53.0567 |
<.0001 |
|
Avez-vous la possibilité de joindre ou de faire intervenir facilement du personnel médical (hors numéros d ’ urgence tels que les pompiers ou le Samu) ? (Réf. Jamais, Parfois) (797 individus soit 36,44 % de l ’ effectif) |
||||
Souvent, toujours (1 390 individus soit 63,56 %) |
0.0978 |
0.9767 |
0.3230 |
|
79
Êtes-vous d ’ accord avec l ’ affirmation (Réf. Pas d ’ accord, Pas du tout d ’ accord) : |
||||
Attendre le travail d’autres intervenants ralentit souvent mon propre travail |
||||
D’accord, Tout à fait d’accord (484 individus soit 22,13 %/ réf. 1703 individus soit 77,87 %) |
0.0610 |
0.2345 |
0.6282 |
|
Je reçois des ordres contradictoires de la part d’autres personnes |
||||
D’accord, Tout à fait d’accord (441 individus soit 20,16 % de l’effectif/ réf. 1 746 individus soit 79,84 %) |
0.4831 |
12.0076 |
0.0005 |
|
Catégorie d ’ emploi (Réf. cat. C) (1 013 individus soit 46,32 % de l ’ effectif) |
||||
Cat. A (425 individus soit 19,43 %) |
-0.2131 |
2.6549 |
0.1032 |
|
Cat. B (749 individus soit 34,25 %) |
0.0307 |
0.0778 |
0.7803 |
|
Ancienneté dans le métier au moment de l ’ enquête (Réf. de 3 ans à 10 ans, 1 003 individus soit 45,86 % de l ’ effectif) |
||||
plus de10 ans (511 individus soit 23,37 %) |
0.0954 |
0.7075 |
0.4003 |
|
de 0 à 3 ans (673 individus soit 30,77 %) |
-0.2827 |
5.6621 |
0.0173 |
|
Mode d ’ exercice (Réf. emploi mandataire ou mixte, 1 283 individus soit 58,66 % de l ’ effectif) |
||||
prestataire exclusif (430 individus soit 19,66 %) |
-0.4226 |
11.7853 |
0.0006 |
|
emploi direct exclusif (474 individus soit 21,67 %) |
-0.0546 |
0.1987 |
0.6557 |
Source : Enquête auprès des Intervenants au domicile des personnes fragilisées (IAD) - 2008, Drees - Ministère de la Santé (producteur), ADISP (diffuseur).
Champ : Ensemble des intervenants au domicile des personnes fragilisées, qu ’ ils soient salariés d ’ un organisme d ’ aide à domicile ou d ’ un particulier (directement ou par l ’ intermédiaire d ’ un service mandataire)
Lecture : Une estimation statistiquement significative et de valeur positive indique que, pour la modalité étudiée, par rapport à la modalité de référence de la variable considérée, le facteur accroît les chances d ’ appartenir au groupe modélisé. Plus l ’ estimation est éloignée de 0, plus l ’ influence du facteur auquel il est associé est importante.
80Conclusion
En dépit des discours et des mesures destinées à structurer et professionnaliser l’aide à domicile, force est de constater que ces salariés, même si on les regroupe sous le même nom, constituent un groupe hétérogène qui peine à occuper une place différenciée dans la division sociale du travail et à contrôler son territoire.
D’abord, l’analyse de la structuration du secteur révèle la variété de situations professionnelles dans ce champ d’intervention particulièrement complexe. La diversité des modes d’emplois relevant de plusieurs conventions collectives va de pair avec une multiplicité des types d’employeurs. Cette complexité est le fruit d’une histoire assez récente, dans laquelle l’aide à domicile, évoluant au gré des réformes publiques, reste ballotée entre sanitaire et services à la personne. Ensuite, le travail prescrit révèle que la différenciation par la sphère d’activités (par la tâche et selon l’état de dépendance de la personne âgée) est insuffisante pour garantir aux aides à domicile un « territoire ». En effet, les tâches à réaliser ne leur confèrent pas une spécialisation professionnelle et le niveau d’autonomie des personnes âgées est largement déterminé et donc contrôlé par des acteurs externes à l’aide à domicile, notamment ceux relevant du sanitaire. Enfin, l’analyse du travail réel et du glissement de tâches montre que le territoire des aides à domicile est instable. Nos enquêtes qualitatives et quantitatives révèlent que ces professionnels réalisent fréquemment toute une série de tâches qui ne relèvent pas de leur qualification ou de leur champ d’intervention. Loin d’être accepté par l’ensemble des aides à domicile, ce phénomène semble pourtant difficile à contrer. D’une part, il émane d’une pluralité de prescripteurs participant à la relation d’aide : les usagers et leurs familles, mais aussi les structures employeuses (dont les marges de manœuvre sont limitées) et le personnel sanitaire plaçant les aides à domicile dans des formes de dépendance multiples. D’autre part, il permet de pallier les problèmes de manque de personnel et de coordination avec les autres intervenants, sanitaires notamment.
Contrairement à ce qui s’observe en établissement, à domicile, le glissement de tâches ne se joue pas seulement entre différentes professions, 81mais émane également des usagers et de leur famille et conduit à une délégation de tâches variées, allant des tâches ménagères aux tâches sanitaires. Tout se passe finalement comme si le travail des aides à domicile se faisait encore « par défaut », se composant « des tâches qui restent à faire, selon ce que fait la personne âgée, mais aussi les autres intervenants profanes et professionnels à domicile » (Avril, 2014, p. 72). Notre analyse confirme ainsi que « le lien entre un groupe professionnel et une tâche – qui permet à une sphère d’activité de se former et d’être défendue – dépend (…) à la fois de la concurrence des professions entre elles mais aussi des influences extérieures qui forcent les professionnels à réajuster en permanence leurs relations » (Vezinat, 2016, p. 59). Le glissement de tâches apparaît alors comme une forme d’ajustement face aux injonctions d’acteurs variés (les personnes âgées, leur famille, les intervenants sanitaires, les structures employeuses elles-mêmes dépendantes des financeurs publics…) qui se fait au détriment des aides à domicile. Ces salariés dont « les niveaux de formation initiale sont faibles, les statuts souvent précaires et les salaires très bas (…) font appel à des savoirs pratiques et des capacités relationnelles variées qui leur permettent d’être le pivot, le maillon indispensable pour organiser la coopération entre tou·te·s les intervenant·e·s. » (Cresson, Gadrey, 2004, p. 37) sans pour autant être reconnus.
C’est pourquoi, pour envisager la question de la reconnaissance de ce groupe qui a pu être qualifié de « métiers sans profession » (Devetter et al., 2015), il convient de (re)penser la division du travail au sein de l’ensemble du système de prise en charge des personnes en situation de perte d’autonomie à domicile. L’analyse du glissement de tâches laisse en effet à penser que « le système de soins et de services variés qui se met en place à domicile autour des personnes qualifiées de dépendantes forme un espace de rencontres “obligé” » (Cresson et al., 2003) qui reste encore un impensé organisationnel et institutionnel.
82Bibliographie
Abbott A., 2014, The System of Professions : An Essay on the Division of Expert Labor, University of Chicago Press, Chicago.
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1 L’expression groupe professionnel désigne « des ensembles de travailleurs exerçant une activité ayant le même nom, et par conséquent dotés d’une visibilité sociale, bénéficiant d’une identification et d’une reconnaissance, occupant une place différenciée dans la division sociale du travail, et caractérisés par une légitimité symbolique » (Demazière, Gadéa, 2009, p. 20).
2 Plus d’informations sont disponibles à https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/seriesource-method11.pdf (consulté le 25/11/2020).
3 Article 157, Chapitre v Aide sociale aux personnes âgées du Code de la famille et de l’aide sociale publié au Journal officiel de la République française, 28 janvier 1956.
4 Convention collective nationale des organismes d’aide ou de maintien à domicile et convention collective nationale des aides familiales rurales et personnel de l’aide à domicile en milieu rural.
5 Le secteur public – que nous ne traitons pas ici – intervient également via les centres communaux et intercommunaux d’action sociale (CCAS et CIAS).
6 54 % des heures rémunérées de services à la personne (qui incluent l’aide à domicile) proviennent des particuliers employeurs (emploi direct ou organisme mandataire). Les heures rémunérées en prestataire le sont pour 49,8 % par des associations, 8,8 % par des organismes publics et pour 41,4 % par des entreprises privées (43,8 % des heures en mode prestataire sont destinées à l’assistance aux personnes âgées) (Kulanthaivelu, 2020).
7 Cette convention collective unique est le fruit du regroupement de trois conventions collectives historiques construites dans les années 1970 et 1980.
8 Loi du 26 juillet 2005 relative au développement des services à la personne - dite « Plan Borloo ».
9 Pour une analyse détaillée de la construction et de la structuration des champs conventionnels dans les services à la personne, Cf. Lefebvre, 2013.
10 Ancienne dénomination des aides à domicile.
11 Notamment avec la création de plusieurs prestations sociales : la « prestation spécifique de dépendance » en 1997 et l’« allocation personnalisée à l’autonomie » en 2002.
12 Notamment reconnaissance des acquis de l’expérience, création en 2002 du diplôme d’État d’auxiliaire de vie sociale accessible par la formation initiale, accord de branche de 2002 sur les emplois et les rémunérations revalorisant en particulier les métiers de l’intervention et convention collective de la branche de l’aide, de l’accompagnement, des soins et des services à domicile applicable depuis 2012.
13 Convention collective nationale des organismes d’aide ou de maintien à domicile du 11 mai 1983 agréée par arrêté du 18 mai 1983 JONC 10 juin 1983.
14 Depuis 2016, le DEAVS a été remplacé par le DEAES (diplôme d’État d’accompagnant éducatif et social). L’ensemble des données mobilisées a été collecté avant ce changement.
15 L’utilisation du féminin sera utilisée pour rendre compte du fait que dans nos entretiens les « aides à domicile » étaient des femmes.
16 Il serait intéressant de connaître la position des différentes organisations syndicales sur la question du glissement de tâches. Rappelons néanmoins que l’action syndicale reste difficile et peu connue dans ce secteur (Béroud, 2013 ; Garabige, 2017).
17 On fait le choix ici de s’appuyer sur l’auto-déclaration des salariés pour la définition des métiers sans pour autant pouvoir toujours vérifier les diplômes associés. En effet, les catégories proposées dans la question ne reprennent pas systématiquement les métiers définis dans les conventions collectives applicables en 2008. On fait ensuite le choix de les hiérarchiser de cette manière.
- Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN : 978-2-406-11409-3
- EAN : 9782406114093
- ISSN : 2555-039X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11409-3.p.0053
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/03/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : aide à domicile, travail prescrit, travail réel, glissement de tâches, territoire