Comptes-rendus de lecture
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Socio-économie du travail
2020 – 1, n° 7. varia - Auteurs : Bustreel (Anne), Guillaume (Cécile), Lohier (Célestine), Bessis (Franck), Gheorghiu (Matei)
- Pages : 131 à 158
- Revue : Socio-économie du travail
Inégalités salariales dans les pays européens. Concepts, mesures et niveaux d ’ analyse, François Ghesquière,Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, coll. « Sociologie et anthropologie », 2017, 270 p.
Anne Bustreel
Université de Lille et Clersé
(UMR 8019)
L’ouvrage, issu d’une thèse de doctorat, s’attaque à la question très large des inégalités de salaires entre pays européens dans une perspective sociologique. Une telle approche d’un objet souvent laissé aux économistes ne peut que susciter l’intérêt de ces derniers, en ce qu’elle alimente la ré-interrogation d’un objet de recherche tellement familier dans la discipline. L’ouvrage propose ainsi une sociologie des inégalités salariales comparées. Le deuxième intérêt de l’ouvrage réside dans la démarche de l’auteur qui a clairement la volonté de mettre en cohérence ses choix méthodologiques et théoriques : la recherche réfléchie des outils les plus adaptés aux hypothèses théoriques comme aux enjeux empiriques des inégalités de salaires dans une comparaison internationale occupe ainsi une place importante dans l’ouvrage.
La première partie pose le cadre théorique et empirique dans lequel l’auteur va conduire son analyse des inégalités de salaire. Cette partie est exemplaire de la prudence et de la rigueur de l’auteur quant à la portée empirique mais surtout théorique et politique des choix opérés pour effectuer la mesure des inégalités de salaire. Il s’agit bien de mettre à plat les présupposés ou les postulats qu’impliquent non seulement les différents agrégats permettant de mesurer les inégalités de salaires, mais également les méthodes statistiques utilisées pour les expliquer. L’auteur commence, dans cette partie, par rappeler, de manière synthétique, les différents courants sociologiques au sein de l’analyse théorique des inégalités. Sa présentation est structurée autour de l’opposition entre une recherche des explications des inégalités salariales dans les caractéristiques individuelles, comme le diplôme, ou dans les caractéristiques institutionnelles des marchés du travail nationaux, comme le taux de 132syndicalisation. À cette opposition de nature théorique, il superpose une opposition de nature politique entre la responsabilité individuelle ou sociale des inégalités. Il revendique la mise en cohérence des outils de mesure avec le niveau, sociétal ou individuel, de l’explication théorique et du champ politique. Autrement dit, postuler que la réalité se trouve dans le fait social plutôt que dans l’individu implique des choix politiques qui mettent l’accent sur la responsabilité sociale plutôt que sur la responsabilité individuelle, et exige d’utiliser des outils statistiques adaptés au niveau sociétal. Ainsi, une mesure de l’inégalité salariale comme le coefficient de Gini, fortement synthétique, appelle des hypothèses explicatives de nature sociétale, et des politiques de lutte contre l’inégalité salariale positionnées au niveau des institutions ou des acteurs collectifs opérant sur les marchés du travail. L’auteur définit ainsi ce qu’il appelle le niveau d’analyse comme « l’entrecroisement entre des outils méthodologiques, des postulats théoriques et des positions politiques » (p. 250).
Poursuivant sur cette opposition, les deux parties suivantes proposent deux analyses empiriques, l’une sociétale et l’autre individuelle, conduites principalement à partir des données de l’enquête SILC 2004-2010 (Statistics on Income and Living Conditions), enquête de référence en matière de comparaison des revenus et des conditions de vie dans les pays européens.
La deuxième partie, consacrée à l’analyse sociétale, est la plus intéressante tant pour les méthodes quantitatives utilisées et confrontées par l’auteur que pour ses résultats, assez contre-intuitifs. Celle-ci cherche à expliquer empiriquement les écarts entre les valeurs du coefficient de Gini dans les différents pays européens. D’un point de vue théorique, l’auteur y justifie son choix d’expliquer les inégalités salariales par le fonctionnement des institutions du marché du travail, et en particulier des systèmes nationaux de relations professionnelles, plutôt que par des mécanismes de marché. Toutefois, il ne se confronte pas vraiment aux explications des inégalités de salaires par les mécanismes de marché. En la matière, il évoque des mécanismes plutôt microéconomiques, offres et demandes relatives de travail pour différentes catégories de main-d’œuvre, dont l’enjeu, pour passer au niveau sociétal, est de comprendre comment les inégalités salariales résultent d’effets de composition ou d’agrégation de décisions individuelles, question qui n’est pas abordée en tant que telle. Pour le coup, en ce qui concerne le niveau d’analyse, le compte n’y est pas tant au niveau de cette articulation avec le niveau 133macro qu’à celui de l’utilisation de taux très agrégés. Il rappelle ensuite l’indéniable importance des relations professionnelles pour la régulation et le fonctionnement des marchés du travail, telles que décrites par les typologies des relations industrielles. À partir de la typologie d’O’Reilly1 (2003), il identifie les caractéristiques de ces systèmes majeures pour la compréhension des inégalités salariales, à savoir différents éléments structurant les négociations collectives, comme la syndicalisation, le degré de centralisation des négociations collectives, le taux de couverture par les conventions collectives et enfin l’existence d’un salaire minimum national. D’un point de vue empirique, l’auteur utilise une méthode encore jeune, la QCA (Qualitative Comparative Analysis), qui reste peu utilisée mais semble tout à fait pertinente pour les comparaisons internationales, qu’il complète avec des méthodes plus classiques de régression. La QCA est une approche que l’on peut qualifier de systémique en ce qu’elle cherche à identifier de manière logique et systématique, sur la base de variables dichotomisées, toutes les combinaisons de caractéristiques des relations professionnelles qui conduisent à de l’inégalité salariale. Les deux approches utilisées par l’auteur de manière complémentaire ont des résultats stimulants car contre-intuitifs, même s’il est amené à exclure les anciens pays communistes. Elles montrent toutes deux que ni l’existence d’un salaire minimum, ni son niveau n’ont d’effet important sur l’inégalité salariale. Ce sont alternativement des taux de syndicalisation ou de couverture des conventions collectives élevés qui limitent l’inégalité salariale, mesurée par le coefficient de Gini ou des variantes utilisées pour tester la robustesse des résultats, comme le taux de pauvreté. Des taux de syndicalisation et de couverture par les conventions collectives tous deux faibles conduisent par contre à une inégalité salariale forte.
La troisième partie est consacrée à l’étude des facteurs individuels expliquant d’une part, les salaires bruts et le taux d’emploi à bas salaire, et d’autre part, les salaires nets et le risque d’être un travailleur pauvre. Ce double point de vue met l’accent soit sur la position relative sur le marché du travail, soit sur les ressources des travailleurs. Pour analyser les inégalités, l’auteur retient une modélisation pays par pays, considérant davantage les pays comme des « cas singuliers ». Les résultats de cette profusion de régressions, linéaires ou logistiques, montrent des tendances 134convergentes et connues quant aux corrélations entre le sexe, la qualification ou l’éducation, la durée du travail et les salaires. Cette troisième partie, méthodologiquement la plus proche de l’approche traditionnellement utilisée par les économistes, n’en dresse pas de bilan ni théorique ni empirique et laisse de côté des outils devenus classiques dans ce champ, comme la régression quantile qui permet de mieux tenir compte de l’ensemble de la distribution des salaires (Charnoz et al., 2013)2.
Dans l’ensemble, l’ouvrage est très agréable à lire en raison d’un fil conducteur bien tenu par l’auteur. L’un de ses grands mérites tient à la qualité de la réflexion sur les outils de mesure. L’auteur est toujours prudent, justifiant soigneusement ses choix, se montrant assez parcimonieux dans ses analyses empiriques. Il manque à mon sens la fin de l’histoire. L’auteur souhaitait mettre en évidence les convergences ou divergences entre les résultats des approches sociétales et individuelles, ce qui semble difficilement réalisable sans articuler les deux niveaux dans une même analyse. C’est peut-être là qu’est la limite de la recherche d’une très forte cohérence, bien défendue par l’auteur par ailleurs, entre le niveau de la mesure et le niveau de l’explication : les résultats des deux approches semblent finalement peu comparables.
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Sociologie politique du syndicalisme, Baptiste Giraud, Karel Yon et Sophie Béroud, Paris, Armand Colin, 2018, 224 p.
Cécile Guillaume
University of Roehampton, Royaume-Uni
Ce manuel se situe au carrefour de plusieurs disciplines – histoire, sociologie et science politique. Il propose une lecture renouvelée du 135syndicalisme (et de ses nombreuses critiques) en mobilisant une multitude d’enquêtes de terrain réalisées par une nouvelle génération de chercheurs sans doute « moins disposée que la précédente à ne l’envisager que sous l’angle du déclin de son rayonnement militant et politique passé » (p. 13). Ces travaux, en grande partie dirigés ou réalisés par les auteurs, privilégient une entrée « par le bas » de la forme syndicale – les acteurs et les pratiques – avec une prédilection pour les approches localisées et ethnographiques, dans différents syndicats. Pour autant, et c’est tout le mérite de cet ouvrage très riche, ces enquêtes sont sans cesse re-situées dans une analyse socio-historique du processus d’institutionnalisation, à géométrie variable, qui caractérise le syndicalisme français.
Le premier chapitre se penche sur les conditions de naissance des institutions syndicales. Il souligne notamment le rôle central des ouvriers de métier qui a rendu difficile la construction de solidarités plus larges, mais aussi la séparation entre pratiques de solidarité et rôle revendicatif qui a conduit les syndicats français à avoir un spectre d’activités plus restreint que dans d’autres pays. L’autre caractéristique du syndicalisme français est son ancrage territorial, héritier des Bourses du Travail, incarné par des structures interprofessionnelles à géométrie variable, selon les syndicats. La plupart des syndicats généralistes ont par ailleurs adopté une forme confédérale (Didry, 2016) régie par des règles de démocratie interne accordant une autonomie aux syndicats et fédérations qui la composent. Ce « mécano institutionnel » est cependant hétérogène selon les confédérations et certains syndicats autonomes ou catégoriels (à l’image des enseignants), parfois issus des grandes confédérations, se tiennent éloignés de formes organisationnelles jugées trop centralisatrices. Les auteurs reviennent ensuite sur le processus controversé d’institutionnalisation des syndicats qui s’est traduit par la création progressive d’instances de représentation du personnel (Le Crom, 2003) et le développement de la négociation collective, dans le sillage de grandes luttes sociales, notamment en 1936 et 1968. Cette reconnaissance institutionnelle, pourtant très enviée dans d’autres pays, fait l’objet de nombreuses critiques soulignant la dépendance des syndicats à l’État, l’éloignement des représentants syndicaux de leur base (Rosanvallon, 1988) et de leurs organisations syndicales et un mouvement de professionalisation qui transforme les conditions (et les profils) de l’engagement syndical.
136Le second chapitre revient sur une autre question tout aussi débattue, celle des liens entre action syndicale et politique. Les auteurs rappellent que la politisation du syndicalisme français est liée à l’influence originelle du syndicalisme révolutionnaire, à l’instar de l’Italie et de l’Espagne, et au poids historique de la CGT, proche du Parti Communiste, dans le paysage syndical. Pour autant, en France comme dans d’autres pays, différentes formes syndicales cohabitent, y compris au sein de certaines confédérations (Prost, 2006), révélant des matrices politico-idéologiques variées. Surtout, ces dernières années, l’ensemble des syndicats a affirmé son indépendance à l’égard des formes institututionnelles de la politique. Cette distance au politique est le résultat de luttes, au sein du champ syndical et à l’interieur des organisations, pour la définition d’un syndicalisme légitime, autonome et (reconnu comme) professionnel. Cette dépolitisation apparente est aussi liée aux évolutions sociologiques du tissu militant, avec une désouvriérisation avérée, et au recentrage des espaces de l’action syndicale dans le champ professionnel, et notamment l’entreprise. Pour autant, de nombreuses enquêtes attestent du multi-engagement fréquent des syndicalistes (Barthélémy et al., 2012), en partie construit à partir de l’engagement syndical, vecteur de socialisation politique.
Le troisième chapitre revient sur la genèse de l’évolution des règles de la représentativité syndicale et de ses effets sur les formes de l’action syndicale. Les auteurs montrent ainsi comment la réforme de 2008 s’explique par le souhait des syndicats établis de regagner une légitimité contestée du fait de la baisse des adhérents et l’apparition de nouveaux acteurs en quête de reconnaissance institutionnelle. Ils soulignent toutefois que l’importation de cette logique électorale et ses modalités pratiques (la définition des collègues électoraux, l’organisation des scrutins) ont des effets excluant pour certaines catégories de salariés (précaires et chômeurs), tout en favorisant les organisations dont la base sociale est en croissance (notamment les cadres). Au final, cette réforme n’a conduit ni à une simplification du paysage syndical, ni à son renouvellement (Béroud et Yon, 2014). Elle a produit des formes de représentativité à géométrie variable, tout en confortant une tendance lourde à la centralisation des relations sociales dans l’entreprise et un renforcement des syndicats les mieux ajustés à sa mise en œuvre.
Les deux chapitres suivants explorent les ressorts sociaux et organisationnels de l’engagement syndical, de l’adhésion à la participation. 137Malgré la déstructuration et la précarisation du marché du travail, ainsi que les entraves managériales, les auteurs rappellent que certains syndicats ont mis en place des stratégies de syndicalisation centralisées ou plus locales. Celles-ci ont, entre autres, participé à la féminisation des adhérents et à l’implantation des syndicats dans les TPE-PME. Après des années de déclin, les effectifs syndicaux se sont stabilisés, certes à un niveau des plus faibles en Europe, mais les logiques de l’engagement ont évolué. Moins socialisés à l’action syndicale, les nouveaux adhérents arrivent au syndicalisme plus tardivement, une fois l’entrée dans la vie active stabilisée, et pour des motifs instrumentaux plus qu’idéologiques (Mischi, 2016). Pour autant, en fonction de l’offre de participation qui leur est faite, un certain nombre d’entre eux prennent des mandats et y trouvent un certain nombre de rétributions – intérêt du travail syndical, acquisition de savoir-faire, accès à la formation, sociabilités – qui peuvent aussi s’altérer au fil du temps ou devenir trop coûteuses pour la vie familiale ou professionnelle. Le passage à la responsabilité syndicale relève, pour sa part, de logiques de détection/sélection qui ont des effets discriminants pour les militants les moins ajustés aux attentes de rôle telles que définies par les différentes organisations, dans un contexte de professionalisation avérée des mandats syndicaux (avec tous les enjeux de reconversion que cela induit).
Le dernier chapitre revient sur les différents répertoires de l’action syndicale. Si la grève est une des formes emblématiques d’action syndicale, son intensité et le nombre de journées de mobilisations nationales ont largement décru à partir des années 1980 et 1990, avec une certaine résurgence, dans la décennie suivante, en réaction aux projets de réformes du marché du travail et de la protection sociale. Dans les entreprises, le nombre de jours de grève est également en net déclin du fait des transformations du modèle productif et du développement de la négociation collective, mais cela ne doit pas occulter le maintien de formes de conflictualité plus diffuses (Béroud et al., 2008). Des conflits durs, localisés, continuent par ailleurs d’exister, parfois accompagnés de séquestrations et d’une forte médiatisation, comme dans les cas de fermetures d’usine. De manière plus quotidienne, les militants sont essentiellement aspirés par leurs activités institutionnelles de négociation ou de représentation du personnel. Le recours ponctuel à la mobilisation collective ou à l’expertise peut s’articuler avec ces différentes activités, notamment dans des contextes 138de restructuration ou de licenciement collectif, ou tout simplement pour pallier aux limites du rôle de consultation et d’information des instances de représentation du personnel. Enfin, le recours au droit constitue une ressource dans le soutien individuel à l’adhérent ou dans des recours collectifs. Par ailleurs, au-delà du contentieux prud’hommal qui est en baisse, la référence à la loi et aux règles juridiques semble avoir pris une place centrale dans l’activité de négociation et de représentation des syndicalistes confrontés à une forte juridicisation des relations sociales au niveau des branches et dans les entreprises.
Très complémentaire d’autres ouvrages plus classiques portant sur les relations professionnelles, ce manuel apporte des éclairages précieux sur le fonctionnement de l’univers syndical, se dégageant d’une approche institutionnaliste surplombante expliquant les stratégies syndicales par leur environnement économique, social et politique. Du fait de la multiplicité des thématiques traitées, on peut regretter le manque d’approfondissements de certains angles, comme notamment la faible référence à l’imbrication des rapports sociaux de classe, de genre et de race dans la fabrication des engagements militants et dans le cadrage de l’action syndicale (Guillaume, 2018). De même, certains répertoires d’action auraient pû être davantage développés, à commencer par celui de la négociation collective, mais aussi celui des usages du droit qui ont fait l’objet d’enquêtes récentes, notamment sous l’angle des discriminations au travail (Chappe et al., 2019 ; Chappe et Keyhani, 2018). Enfin, la dimension interprofessionnelle et sociétale du syndicalisme est quasiment absente. Les syndicats continuent pourtant de s’investir dans des sujets de société – le logement, la protection sociale, les inégalités hommes-femmes – mais aussi de siéger dans de multiples organismes paritaires. Cela étant dit, il s’agit ici d’un ouvrage de référence de grande qualité tant sur le plan empirique que théorique, qui donne à voir un véritable renouveau de la pensée sur le syndicalisme.
Références bibliogaphiques
Barthélemy M., Dargent C., Groux G. et Rey H., Le Réformisme assumé de la CFDT, Paris, Presses de Sciences Po, 2012.
Béroud S., Denis J.-M., Desage G., Giraud B. et Pélisse J., La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, 2008.
139Béroud S. et Yon K., « La démocratie sociale saisie par les pratiques : l’application des nouvelles règles de représentativité dans les entreprises », in Narritsens A. et Pigenet M. (dir.), Pratiques syndicales du droit, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
Chappe V.-A., Keyhani N., 2018, « La fabrique d’un collectif judiciaire. La mobilisation des cheminots marocains contre les discriminations à la SNCF », Revue française de science politique, 2018/1 (Vol. 68), p. 7-29.
Chappe V.-A., Denis J.-M., Guillaume C. et Pochic S., 2019, La fin des discriminations syndicales ? Luttes judiciaires et pratiques négociées, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant.
Didry C., 2016, L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, Paris, La Dispute.
Guillaume C., 2018, Syndiquées. Défendre les intérêts des femmes au travail, Paris, Presses de Sciences Po.
Le Crom, J.-P., 2003, L’introuvable démocratie salariale, Paris, Syllepse.
Mischi J., 2016, Le Bourg et l’Atelier. Sociologie du combat syndical, Paris, Agone.
Politix, « Justice au travail », 2017/2, no 118.
Prost A., 2006, Autour du Front populaire. Aspects du mouvement social au xxe siècle, Paris, Le Seuil.
Rosanvallon P., 1988, La Question syndicale. Histoire et avenir d’une forme sociale, Paris, Calmann-Lévy.
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Les mondes enseignants. Identités et clivages, Géraldine Farges,2017, Paris, PUF, 240 p.
Célestine Lohier
Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis et Centre d’étude de l’emploi et du travail (CEET)
L’objectif affiché à la création du statut de professeur des écoles était, par la revalorisation de « la condition enseignante dans le premier degré » (p. 210), de rapprocher les enseignants du premier et du second 140degré. Cet objectif a-t-il été atteint ? Les enseignants du premier et du second degré forment-ils désormais un groupe unifié ? C’est la question à laquelle G. Farges, maître de conférence en sciences de l’éducation, tente de répondre dans cet ouvrage, paru en 2017 dans la collection Éducation & société (dirigée par A. Van Zanten). Dans le prolongement du travail de thèse de l’auteure, cet ouvrage s’intéresse aux identités des deux groupes professionnels que forment les enseignants du premier et du second degré, et à leurs évolutions dans le temps. Par une comparaison minutieuse des deux sous-groupes professionnels, l’auteure montre que, si ces réformes ont fait disparaître certains écarts qui existaient entre les enseignants du premier et du second degré, d’autres persistent et de nouveaux sont apparus.
Ce travail apporte une connaissance plus fine des mondes enseignants et vient combler un manque dans la littérature. En effet, les enseignants sont souvent présentés comme un groupe homogène, ou du moins unique, et réunis sous des termes génériques tels que « les profs », qui invisibilisent les spécificités des différents corps qui composent ce groupe professionnel. Un tel travail nous semble particulièrement important alors que la profession enseignante dans son ensemble est aujourd’hui « en crise » : les importantes difficultés de recrutement (OCDE, 2009 ; Cnesco, 2016) et le « malaise enseignant » (Basco, 2003 ; Barrère, 2017) semblent concerner l’ensemble de la profession. Pourtant, parce qu’ils n’ont pas les mêmes conditions de travail et d’emploi, ni le même rapport à leur travail et aux autres, les enseignants du premier et du second degré ne font pas tout à fait face aux mêmes problématiques et ne disposent pas des mêmes outils pour les surmonter. Il apparait donc important de savoir ce qui les distingue pour mieux « comprendre les problématiques professionnelles dont les enseignants font état » (p. 213).
L’auteure s’appuie sur une enquête par questionnaires réalisée en partenariat avec la MAIF3 à l’occasion de sa thèse, soutenue en 2010, et qui portait sur les identités culturelles des enseignants. Elle obtient ainsi un échantillon de 1749 enseignants en activité, dont 855 dans le premier degré et 894 dans le second. Les données ainsi récoltées sont complétées par l’exploitation de l’enquête Emploi de l’Insee (pour permettre la comparaison avec d’autres groupes d’actifs) et de deux terrains d’enquête par entretiens réalisés en 2007 et 2008. L’auteure mobilise 141également l’enquête réalisée par J.-M. Chapoulie et Do. Merllié (1971) au début des années 70, sur les enseignants du secondaire, pour mettre en lumière d’éventuelles variations entre ces deux périodes.
Sur le plan formel, la création du statut de professeur des écoles (PE) s’est traduite par la mise en œuvre d’une formation unifiée au sein des Écoles supérieures du professorat et de l’éducation – Espe, rebaptisées Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (Inspe) en 2019, un même titre de « professeur » et l’appartenance à la même catégorie de fonctionnaire (A) associée à des grilles de salaires identiques. G. Farges montre cependant que, dans les faits, des inégalités persistent entre les enseignants du premier degré et leurs homologues du second degré, en faveur de ces derniers (partie I). Les enseignants du premier comme du second degré passent par les Espe une fois le concours réussi. Toutefois, les candidats aux concours de recrutement se distinguent par les filières suivies avant le concours : les candidats au concours de recrutement des professeurs des écoles (CRPE) sont plus souvent issus des masters MEEF4 tandis que les masters disciplinaires restent nombreux parmi les professeurs du second degré. De plus, ils suivent au sein des Espe des parcours distincts. Ainsi « la formation s’est unifiée, mais sans s’uniformiser » (p. 41). En outre, les salaires des PE restent inférieurs à ceux des professeurs de collège et lycée (PCL) (chapitres 1 et 2). Et malgré une élévation générale des origines sociales des enseignants, les professeurs des écoles restent d’origine sociale plus modeste que les professeurs des collèges et lycées (chapitre 3).
Au-delà de ces inégalités d’ordre économique, l’auteure montre la permanence d’une hiérarchie symbolique entre les enseignants des deux degrés (parties II et III), même si on ne peut nier une certaine proximité entre les jeunes professeurs des écoles, des collèges et des lycées. D’abord, les enseignants partagent le sentiment d’exercer une profession peu valorisée socialement mais aussi un sentiment de vocation, ou du moins la rhétorique associée, toujours présenté comme important dans le choix du métier. La profession d’enseignant du secondaire reste toutefois associée à un prestige plus important que celle de PE. De même, la valorisation intellectuelle est plus importante chez les enseignants du second degré, alors même que les enseignants des deux degrés ont désormais des niveaux d’étude similaires (chapitre 4). L’auteure pointe également 142une proximité entre les jeunes enseignants des deux degrés, soumis à des conditions de travail souvent plus difficiles que les enseignants plus anciens, tout en soulignant que les organisations du travail propres à chaque degré d’enseignement donnent lieu à des revendications spécifiques (chapitre 5). Enfin, l’ouvrage cherche à décrire les comportements de sociabilité et les pratiques culturelles des enseignants, toujours en mettant en lumière les proximités et distinctions entre enseignants du premier et du second degré. Sur ces éléments, l’auteure étend l’analyse aux discours que les enseignants portent sur leurs pratiques. D’une part, l’exploitation des entretiens permet à l’auteure de montrer une volonté partagée de se distancier de l’idée d’un « entre-soi » très fort chez les enseignants, alors même que les jeunes enseignants, dans le premier comme dans le second degré, déclarent avoir fréquemment des relations sociales avec d’autres enseignants en dehors du temps de travail. D’autre part, il apparait que les enseignants issus de milieux peu favorisés mettent davantage en avant leur attachement aux pratiques culturelles légitimes (ce que l’on pourrait interpréter comme de la « bonne volonté culturelle » (p. 183)) et témoignent d’une sociabilité enseignante plus intense. À l’inverse, les enseignants issus de milieux plus favorisés mettent en avant « l’ouverture » de leur réseau de sociabilité et « l’éclectisme » de leurs pratiques (chapitres 6 et 7).
Ainsi, de nombreux éléments distinguent les enseignants des premier et second degrés, et l’auteure défend l’idée que cette distance sociale se fonde à la fois sur des inégalités économiques et sur d’autres, plus symboliques, comme le prestige attaché à la profession, la valeur intellectuelle de celle-ci ou la façon de parler de ses pratiques culturelles et de sociabilité. En s’intéressant à ces différentes dimensions, et en replaçant ces éléments dans une perspective historique, G. Farges met en avant des dynamiques de distinction et de hiérarchisation entre les deux groupes d’enseignants.
Cet ouvrage offre un recensement large des distinctions entre les enseignants des premier et second degrés, bien que certains éléments aient été écartés. Dès l’introduction, l’auteure souligne les thèmes peu ou pas abordés dans son travail : les questions concernant les conditions de travail et les pratiques professionnelles sont peu développées, et le focus sur la comparaison des degrés d’enseignement et des classes d’âge écarte d’autres éléments de comparaison qui auraient pourtant 143été intéressants (différence de genre, différences entre les différents corps du second degré, les filières, les lieux d’enseignement…). Si ces « manques » relèvent ici principalement de limites techniques (taille et composition de l’échantillon, thème initial des entretiens), ils renvoient également à des éléments à notre connaissance encore peu traités par la littérature. Les conditions de travail et pratiques des enseignants du secondaire ont fait l’objet d’une littérature assez importante, notamment en sociologie (Maroy, 2006 ; Hélou et Lantheaume, 2008) et en sciences de l’éducation (Esteve, 1988 ; Ciavaldini-Cartaut, Marquie-Dubie et d’Arripe-Longueville, 2017), mais celles des enseignants du primaire sont moins étudiées. Les différences de genre, bien qu’elles aient récemment fait l’objet d’un article paru dans la revue Éducation & Formation (Zavidovique, Billaudeau, Gilbert et Vercombre-Jacquet, 2018), représente aussi une question relativement peu traitée. De même, peu de travaux offrent une comparaison des agrégés et des certifiés. Pourtant, alors qu’ils exercent souvent au sein d’un même établissement, leurs conditions d’exercice ne sont pas tout à fait les mêmes (rémunération, temps de travail, niveau d’enseignement…), les modalités des deux concours sont différentes, de même que les parcours en amont. Dès lors il nous semble qu’il serait intéressant de questionner les pratiques et le rapport au métier des enseignants certifiés et agrégés. Ces thèmes, évoqués sans être développés en profondeur, constituent autant de pistes pour des recherches futures. De plus, toutes les thématiques évoquées, qu’elles fassent ou non l’objet d’une analyse détaillée, sont associées à des références bibliographiques récentes, offrant une ressource assurément précieuse pour qui souhaite investir un champ de recherche relatif à la profession enseignante.
La lecture de l’ouvrage soulève par ailleurs plusieurs interrogations, notamment sur les liens entre les différents éléments étudiés, dont on peut regretter qu’ils ne soient pas plus systématiquement mis en avant par l’auteure. Par exemple, on peut se demander quel(s) effet(s) le rapport aux syndicats et aux associations professionnelles peut avoir sur les pratiques professionnelles et de sociabilité des enseignants, et inversement. Quel(s) lien(s) entre pratiques professionnelles et pratiques de sociabilité ? Les réseaux en ligne d’enseignants évoqués par l’auteure (p. 136) constituent-ils une ressource professionnelle pour les enseignants ? Une source de sociabilités nouvelles ?
144On peut en outre remarquer que l’auteure entend repérer les évolutions de la distance sociale séparant les enseignants du premier degré de ceux du second en s’appuyant principalement sur une comparaison des catégories d’âge. Or, il est souvent difficile de distinguer ce qui relève d’un effet d’âge de ce qui relève d’un effet de génération. Ainsi, l’interprétation de certains éléments s’avère délicate, comme le souligne parfois l’auteure elle-même. Par exemple, elle remarque que, par rapport aux enseignants plus âgés, le désir de poursuivre des études qui leur plaisaient a joué un rôle plus important dans le choix du métier des jeunes enseignants du premier degré, les rapprochant ainsi des enseignants du second degré. Cela peut être un effet de l’allongement des études des enseignants du premier degré, et donc montrer la disparition d’une distinction entre premier et second degrés par rapport à la génération précédente. Mais la différence de réponse entre jeunes enseignants et enseignants plus âgés pourrait aussi être liée au fait que pour les seconds, la fin des études et le choix de carrière sont plus lointains, et donc potentiellement sujets à des « reconstructions biographiques » (p. 111). L’auteure pare en partie à ces difficultés en mobilisant des éléments de contexte historique mais il reste complexe, dans certains cas, de les mettre en lien avec les réponses des enquêtés.
Enfin, l’augmentation depuis une dizaine d’années du nombre d’enseignants non titulaires (qui sont évoqués ici, sans être étudiés) aux côtés des enseignants titulaires soulève de nouvelles questions : quelles sont les caractéristiques sociodémographiques des enseignants non-titulaires ? Quelles sont leurs conditions de travail ? Leurs pratiques professionnelles et culturelles sont-elles les mêmes que celles des enseignants titulaires ? On peut se demander si, alors que le recours aux enseignants contractuels est de plus en plus fréquent dans l’éducation nationale, les enseignants non-titulaires constituent un nouveau « monde enseignant », voire s’ils participent à la reconfiguration des deux mondes identifiés par G. Farges.
Références bibliographiques
Barrère A., 2017. Au cœur des malaises enseignants. Paris : Armand Collin.
Basco L., 2003, « Le malaise des enseignants du premier degré », Recherches & éducations no 4.
Chapoulie J.-M. et Merllié D., 1971, Les professeurs de l’enseignement du second degré. Compte rendu d’enquête. Paris, Centre de sociologie européenne.
145Ciavaldini-Cartaut S., Marquie-Dubie H. et d’Arripe-Longueville F., 2017, « Pénibilité au travail en milieu scolaire, stratégie de faire face et stratégie de défense chez les enseignants débutants : un autre regard sur les éléments contributifs d’une vulnérabilité au phénomène de décrochage professionnel », Perspective inerdisciplinaire sur le travail et la santé.
Cnesco, 2016, Attractivité du métier d’enseignant. État des lieux et perspectives.
Esteve J.-M., 1988, « Le malaise des enseignants », Revue française de pédagogie no 84, p. 45-56.
Hélou C. et Lantheaume F., 2008, « Les difficultés au travail des enseignants. Exception ou part constitutive du métier ? », Recherche et Formation no 57, p. 65-78.
Maroy C., 2006, « Les évolutions du travail enseignant en France et en Europe : facteurs de changement, incidences et résistances dans l’enseignement secondaire », Revue française de pédagogie no 155, p. 111-142.
OCDE, 2009, Regards sur l’éducation.
Zavidovique L., Billaudeau N., Gilbert F. et Vercambre-Jacquet M.-N., 2018 (mars), « Conditions d’exercice et bien-être au travail des enseignants. Quelles différences hommes-femmes ? » Éducation & Formations no 96, p. 233-250.
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Production et légitimation d ’ une réforme. Le « projet de loi Travail », Philippe Légé, 2019, Éditions du Croquant, coll. « Savoir/Agir », 158 p.
Franck Bessis
Triangle, Université Lyon 2
Membre des économistes atterrés, P. Légé a contribué directement au débat sur la réforme du Code du travail intervenue en 2016, l’une des plus contestées du quinquennat de François Hollande, notamment par le mouvement « Nuit Debout ». Dans cet ouvrage, il adopte une perspective différente, en étudiant le processus de construction de la loi, depuis la mise en place de la commission Combrexelle chargée d’un rapport préparatoire en avril 2015 jusqu’à la présentation du projet en Conseil des ministres un an plus tard. Seuls le premier chapitre et la conclusion 146sortent de ces limites temporelles en proposant, pour le premier, une mise en perspective historique de l’organisation juridique du dialogue social en France, pour la seconde, de commenter les conséquences politiques immédiates de cette réforme, dont l’objectif principal était de « faire une plus grande place à la négociation collective et en particulier à la négociation d’entreprise5 ». L’étude repose sur des rapports, discours officiels et entretiens donnés à la presse par le président de la République et quatre membres du gouvernement6. P. Légé a également interrogé trois membres du cabinet de M. El Khomri qui ont tous fini par démissionner parce qu’ils étaient en désaccord avec ce projet de loi, un membre du cabinet du précédent ministre du Travail F. Rebsamen, une personne qui a travaillé près de trente ans au Ministère du Travail (et préféré gardé l’anonymat), deux journalistes, deux représentants de syndicats, une sociologue qui a participé à la mission Combrexelle et deux économistes, moins directement impliqués dans ce processus. Il s’appuie aussi abondamment sur les témoignages et analyses contenues dans trois ouvrages de témoignages parus en 20167.
Le premier chapitre contextualise le projet de loi de deux manières. L’auteur présente d’abord la série de réformes de marché du travail que ce projet complète, en faisant l’hypothèse d’une dépendance au sentier frayé depuis 1999 et le projet de « Refondation sociale » porté par le Medef. Il interroge ensuite le rôle des institutions européennes dans la construction du projet de loi, et suggère que les recommandations faites au niveau européen sont surtout le résultat d’un processus de co-production avec les gouvernements nationaux auxquels elles s’adressent. Dans ce cas, comme dans celui de l’OCDE8, la vision d’une instance supranationale qui impose sa vision aux États ne semble pas résister à l’enquête. Cette question est également reprise au quatrième chapitre, qui montre comment les interventions de représentants de la 147Commission européenne dans le débat français, sous forme de prises positions publiques, ou de questions orientées envoyées aux syndicats pour la préparation du rapport pays France 2016, ont pu entretenir l’idée d’une réforme dictée par Bruxelles.
Le deuxième chapitre est consacré à la commission Combrexelle, le contenu et la réception de son travail par les organisations patronales et syndicales. Comprenant deux économistes, P. Cahuc et M. Didier, et une sociologue, A. Jobert, cette commission est surtout dominée par les juristes. Certains de ses membres participent également à la production de deux autres rapports sur le même sujet produit par l’Institut Montaigne et Terra Nova. P. Légé étudie les usages différenciés de ces trois rapports et avance, avec ses enquêtés, l’idée que les deux autres rapports ont eu une fonction de normalisation du premier, qui apparaît ainsi comme porteur d’une position de compromis raisonnable.
Le troisième chapitre passe de la production du rapport à la production du projet de loi. Cette loi devrait plus à la volonté du premier Ministre qu’à celle de sa Ministre du Travail, fraîchement nommée, après que le rapport Combrexelle a été commandé. Au-delà du cadrage établi dans la lettre de mission adressée à J.-D. Combrexelle, M. Valls, engagé dans une course au réformisme avec É. Macron, aurait gardé la main sur le processus par l’intermédiaire du directeur de cabinet de M. El Khomri, de sa directrice adjointe et de sa conseillère en droit du travail, tous trois restés en poste après le départ de F. Rebsamen. Les enquêtés identifient ces trois personnages comme les principaux rédacteurs du projet de loi. Le processus aurait par-là échappé aussi bien aux conseillers plus politiques de la Ministre (arrivés avec elles) qu’à la Ministre elle-même. Les jeux d’influence entre le Premier ministre, la Ministre du Travail et son directeur de cabinet, et le « choc des cultures » entre équipe technique et équipe politique, vécus et relatés par les différents enquêtés appartenant à l’équipe politique, expliquent leur échec à faire valoir leur point de vue et les démissions qui ont suivi.
Le quatrième chapitre présente les dysfonctionnements intervenus dans le processus de production de la loi, à partir des critiques émises par les syndicats et les membres du cabinet démissionnaires : non-respect de l’obligation faite depuis 2007 au gouvernement, pour toute réforme du droit du travail, de consulter les partenaires sociaux, fuite du projet de loi dans la presse, recours au 49.3 envisagé dès le début par 148le gouvernement, et « maladresses de Bruxelles » (p. 110) déjà abordées plus haut. Si l’auteur se montre plus réservé sur ce dernier point, il reprend en revanche à son compte les autres éléments mis en avant par les acteurs pour conclure au caractère exceptionnel de cette réforme, ce qui constitue la conclusion principale de son étude : « la loi Travail n’est pas une réforme parmi tant d’autres. Son processus de production concentre les dérives du fonctionnement des institutions de la Ve République et cette dérive pose un problème démocratique » (p. 147).
Le cinquième et dernier chapitre, intitulé « Les justifications » pourrait être le symétrique du précédent consacré aux dénonciations, mais tandis que ces dernières portaient sur le processus, ce chapitre se concentre sur les discours en faveur du projet de loi. P. Legé se livre ici à une analyse de rhétorique en assimilant la justification à des éléments de langage, dont l’instabilité, relevée par une enquêtée, constitue le principal axe de lecture : le projet aurait été présenté comme permettant d’abord de simplifier le Code du travail, puis de sécuriser les entreprises, puis de protéger les entreprises et les salariés, puis de préserver, et enfin même de développer, des contrats à durée indéterminée. En plus de ce premier glissement, l’auteur relève, dans les discours des responsables politiques, le remplacement du terme « flexibilité » par ceux d’« adaptation », d’« agilité » et de « souplesse9 ». Il s’intéresse aussi aux occurrences des concepts économiques d’insiders et d’outsiders dans les rapports et discours, avant de présenter les interventions des économistes dans le débat public par tribunes interposées. Comme au sein de la commission Combrexelle, l’auteur note le faible poids des économistes par rapport aux juristes dans l’espace médiatique, cette fois au regard du nombre de tribunes, puis laisse au journaliste C. Chavagneux le soin de commenter cette affaire. Ce dernier déplace notre regard sur l’expertise économique en s’intéressant, non pas aux fondements scientifiques de ces tribunes, ni même à leur efficacité, mais plutôt aux effets des interventions contradictoires des économistes sur leur propre communauté10. Finalement, les économistes 149qui ont pris position en faveur de la loi semblent avoir participé à la confusion quant aux objectifs poursuivis, en mettant tour à tour en avant la diminution du chômage et l’augmentation de la vitesse à laquelle les personnes retrouvent un emploi.
Ce travail d’une grande richesse ne peut être discuté dans tous ses aspects dans le cadre du présent compte-rendu. En étudiant sur courte période à différentes échelles (une commission, un cabinet, des relations interministérielles, l’espace médiatique, l’Europe) comment et par quels acteurs le contenu de ce projet a été décidé et légitimé, P. Légé permet de mieux comprendre le caractère exceptionnel de cet épisode mouvementé au regard de l’évolution des institutions du travail (chapitre 1) et du fonctionnement habituel des institutions démocratiques (chapitre 4). Il s’intéresse également par différentes entrées (chapitre 2, 3 et 5) au rôle joué par des économistes dans cette réforme. C’est au prisme de cette dernière question que je commenterai cet ouvrage. Plusieurs travaux d’histoire, de science politique et de sociologie économique, participent ces dernières années à un renouvellement des questions classiques de la sociologie de l’expertise appliquées aux savoirs économiques. Quelle peut être la contribution spécifique de l’économiste à ce domaine, au-delà de la simple production de témoignages lorsqu’il est lui-même amené à prendre le rôle de conseiller ou d’expert ? Au moins deux exemples permettent d’avancer l’idée que la lecture plus précise par l’économiste des théories économiques en jeu peut lui permettre d’étayer des rapprochements11, ou bien au contraire de remettre en question les interprétations trop rapides de certaines correspondances comme des preuves d’influence12. Ceci à condition d’assumer, à un moment de l’analyse, ses lunettes d’économiste. La position n’est pas évidente à tenir, car contrairement au sociologue ou au politiste qui peuvent, dans une certaine mesure, se considérer hors-champ, l’économiste se trouve ici pour une part importante pris dans son objet. Mais il peut 150aussi en contrepartie sans doute pousser plus loin la lecture interne des controverses qu’il étudie, non pas bien sûr pour rejeter les enseignements de sciences sociales voisines, mais pour viser plutôt une articulation plus convaincante d’enquêtes et de perspectives internaliste et externaliste. Ici, il me semble que P. Légé apporte de nombreuses clarifications utiles au débat mais ne parvient pas complètement à tirer parti de sa position, notamment du fait qu’il n’interroge pas suffisamment les conséquences de sa proximité à une partie des enquêtés.
Pour justifier cette impression, je repartirai de l’analyse du fonctionnement des cabinets, livrée au troisième chapitre, où Pierre-André Imbert, le directeur de cabinet de F. Rebsamen puis M. El Khomri, semble avoir joué un rôle décisif. Formé dans les années 1990 à l’université Paris 1 puis inscrit en thèse dans cette même université au laboratoire Matisse, ce dernier connaît bien les travaux hétérodoxes qui mettent en cause l’efficacité de réformes visant plus de flexibilité du marché du travail. C’est même, à l’époque avec l’économiste de l’université Paris 1 L. Hoang-Ngoc13, l’un des rédacteurs de l’Appel des économistes pour sortir de la pensée unique lancé à la suite du mouvement de décembre 1995 (p. 83). Comment un économiste critique en est-il venu à rédiger un projet de loi défendu par le premier Ministre à partir de l’idée, plus en phase avec le modèle orthodoxe insider-outsider, que « les rigidités ne protègent pas, elles excluent » (discours de Valls cité p. 134) ? Après avoir documenté les différentes étapes de cette évolution, P. Légé reprend à son compte l’explication par les perspectives de carrière avancée par M. Husson14, en l’appuyant d’extraits d’entretiens avec P. Jacquemain, l’un des conseillers démissionnaires de M. El Khomri, et L. Hoang-Ngoc qui tous deux la trouvent « très justes ». Paradoxalement, ces convergences sur lesquelles insistent P. Légé nous semblent plus affaiblir l’interprétation que la renforcer, en offrant le symétrique de la « circulation circulaire propre à produire un effet d’auto-confirmation et d’auto-renforcement » habituellement mis en évidence dans le cas de la production de l’idéologie dominante15. Établir la liste des textes 151d’économistes que l’auteur utilise, non comme des objets d’études (comme le modèle insider-outsider) mais comme des références, permet également d’entrevoir un espace de circulation bien délimité : sont cités comme références des textes de P. Askenazy et C. Ehrel (p. 23), A. Eydoux et A. Fretel (p. 39), J. Freyssinet (p. 58), A. Fretel (p. 62), M. Husson (p. 80 et 84, p. 126, p. 130), T. Coutrot (p. 126), Christophe Ramaux (p. 149), pour la plupart membres du collectif des économistes atterrés16 passés par l’université Paris 1. Sortir de cet espace, constitué à la fois de chercheurs et d’acteurs, n’aurait peut-être pas invalidé la lecture des évènements faite par l’auteur, mais aurait considérablement enrichi sa perspective compréhensive. Dès l’introduction, P. Légé prenait soin de souligner qu’il n’avait eu accès qu’à des « acteurs “périphériques” (journalistes, chercheurs, etc.) ou en rupture plus ou moins nette, avec l’institution dans laquelle ils travaillaient (membres démissionnaires du cabinet de M. El Khomri, retraitée du ministère du Travail) » (p. 9). Il soulignait également sa « position d’économiste publiquement engagé contre le projet de loi Travail » (p. 10), qu’il entendait contrebalancer en cherchant à « comprendre les pratiques et le langage d’un grand nombre d’acteurs, sans distribuer de médaille » (p. 10, je souligne). Bien souvent, il s’est en effet gardé d’avancer ses propres éléments d’interprétation des processus politiques au cœur de son étude, ce qui l’a conduit à un usage particulier de la parole des enquêtés, illustré dès le premier chapitre sur la mise en perspective historique de la loi. Ce sont les enquêtés qui fournissent les éléments d’analyse du processus étudié : la loi est une « poursuite, un approfondissement » d’un mouvement amorcé précédemment, explique F. Angei, membre du bureau confédéral de la CGT (p. 14) ; mais elle l’intensifie au point d’en constituer un épisode exceptionnel, « ce n’est pas une réforme parmi d’autres » indique A. Eydoux (p. 16) ; et pour comprendre les débats, il faut au moins remonter à « ce que le Medef appelait la Refondation sociale » en 1999 suggère A. Jobert (p. 17)17. 152Cette manière d’utiliser les entretiens, conduit à traiter indifféremment la parole d’acteur de la mission Combrexelle récoltée au cours des entretiens et les écrits de chercheurs18. Ce glissement a son équivalent côté acteur avec les entretiens menés auprès de P. Jacquemain, et les citations d’extraits du livre qu’il a lui-même consacré à cet épisode, avec un effet supplémentaire dans ce cas : les dires de l’enquêté se trouvent recoupés et, sans surprise, confortés par ses propres écrits. L’auteur souscrit ainsi sans réserve à la parole des enquêtés, plutôt que de la resituer parmi une pluralité de points de vue, ou plutôt en la resituant au sein d’une pluralité de points de vue limitée à un ensemble de personnes globalement d’accord entre elles, faute d’avoir pu interroger et comprendre d’autres personnes incriminées par les premières.
Cette absence de symétrie ne met pas en question la qualité de ce livre, dont l’un des intérêts majeurs consiste à multiplier les points d’observation de la production de la loi en étant attentif aux savoirs économiques en circulation le long de ce processus.
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Makers. Enquête sur les laboratoires du changement social, Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement, 2018, Seuil, 352 p.
Matei Gheorghiu
CERReV Unicaen – Coordinateur du Conseil Scientifique du Réseau français des Fablabs et membre du Conseil National des Tiers-Lieux
Une nouvelle espèce d’individus, les makers, et leurs tanières, fablabs, hackerspaces, tiers-lieux, hantent depuis quelques années les publications 153spécialisées et les foires à l’innovation. Ils sont présentés tantôt comme l’avant-garde de la révolution numérique, tantôt comme la 5e colonne du néo-libéralisme, charriant dans leur sillage une nuée d’espoirs, de craintes et de spéculations. Une politique publique leur a même été récemment consacrée, portée par un « Conseil national des tiers-lieux19 », instance censée annoncer la naissance d’une nouvelle filière, devant s’incarner localement dans quelques trois cents espaces hybrides, les « Fabriques des territoires ». C’est à l’exploration de cet univers que se consacre une équipe de sociologues du Cnam dont le dernier ouvrage se propose de faire un – nécessairement provisoire – état des lieux de cette enquête.
Et c’est précisément là que se situe la principale difficulté et le premier mérite de ce travail : décrire, dans leur diversité, leur complexité, leurs contradictions parfois, sans les figer, les personnes, espaces et circonstances au sein desquels émergent des règles communes et des pratiques partagées. Ainsi présenté, ce programme d’enquête pourrait s’appliquer à toutes les dimensions de la vie individuelle et collective, tant l’influence des nouvelles technologies sur notre quotidien est profonde et diffuse ; l’abondance des publications prenant l’innovation pour objet peut en témoigner. Mais cette menace d’éparpillement est ici conjurée grâce à l’apparition, ces dix dernières années, d’une nébuleuse d’entrepreneurs de normes qui donne à ce processus une unité d’action que les auteurs de l’ouvrage ont adoptée comme terrain d’analyse.
Le second et non moindre mérite de ce travail est de faire preuve d’un certain flair et d’une curiosité sincère pour cette nébuleuse émergente. Cet intérêt a permis à l’équipe de faire partie des premiers chercheurs à avoir identifié des acteurs clé de cet écosystème, de s’engager avec eux dans une réflexion sur leur identité. Leur statut établi dans une institution prestigieuse a par ailleurs facilité la constitution de ces phénomènes en objets de recherche légitime. La démarche aura permis de produire un texte qui reflète assez fidèlement et participe aux tentatives d’institutionnalisation d’un monde social au sens de Becker. L’ensemble est un document riche et instructif qui permet de se faire une certaine idée de l’état des lieux et des pratiques dans le monde dit des makers. Tentons un rapide résumé des chapitres avant de formuler quelques réserves.
154Dans un premier chapitre, illustrant parfaitement l’adage selon lequel le rapport au changement est la chose au monde la plus stable et la mieux partagée, les auteurs établissent une généalogie du mouvement des makers, en retraçant ses racines à l’épopée des shakers, au mouvement Arts&Craft, au DIY, et aux promoteurs, de ce côté-ci de l’Atlantique, du « système D ». Le second chapitre est consacré à une revue de la diversité des lieux et des pratiques et tente de constituer un portrait de famille, en se basant sur des « différenciations morphologiques » recoupant schématiquement des divergences idéologiques.
Dans le chapitre suivant, les auteurs mettent ces initiatives en perspective avec les tensions qui traversent l’écosystème et structurent les rapports entre acteurs, essayant de révéler ainsi les cousinages et les secrets de famille. Poursuivant l’exploration de ces conflits, le chapitre 4 décrit les batailles autour des noms et des termes employés pour désigner ces espaces et ces initiatives. Dans cette phase d’institutionnalisation, de vifs débats portent sur les noms que doivent prendre les choses, imposer un label représentant une ressource de pouvoir décisive dans ce processus.
L’appréhension de la diversité des positions et des références est approfondie dans le chapitre 5 par le biais d’une attention prêtée à différentes trajectoires de makers. Une esquisse de typologie est dressée, distinguant sept profils : les ingénieurs, les artistes et les designers/architectes, les techniciens, les journalistes, les médiateurs culturels, les administrateurs, les étudiants. Si cette typologie repose sur la reconstruction d’une trajectoire officielle et répond à des critères exogènes au supposé monde considéré, les auteurs signalent en fin de chapitre que les identités sont tout de même « plurielles et pluri-statutaires » et que les stratégies de présentation de soi des acteurs insistent sur l’effacement des références aux normes institutionnelles.
Les chapitres 6, 7 et 8 tentent de dépasser cette difficulté (comment se constituer une identité stable, qui permette la reconnaissance mutuelle sans avoir recours aux identités forgées dans les cadres institutionnels remis en question ?) en explorant la manière dont les makers essayent pratiquement de construire un monde en commun, par le biais des réseaux et des alliances avec divers acteurs institutionnels, publics ou privés, qu’ils mobilisent.
Cette exploration conduit les auteurs à souligner la prétention de ces entrepreneurs de normes de construire un « nouveau monde », ce qui 155ne va pas sans offrir de prise à diverses contradictions. L’ouvrage passe alors en revue une suite de références constituant un apparent panthéon de la culture maker. Cette évocation amène les auteurs à reformuler (dans le chapitre 6) des distinctions indigènes entre makers et hackers en s’appuyant sur une analyse de contenu de quatre ouvrages écrits par des spécialistes ou des promoteurs de ce monde en voie de constitution. On peut regretter qu’à cette occasion, nous y reviendrons, l’exposé s’en tienne à une simple reprise du contenu des ouvrages sans mise en perspective des trajectoires sociales de leurs auteurs. La suite nous propose une description des différentes structures émergentes qu’ils ont pu observer, les événements qui y sont organisés, et les personnes qui y participent. On peut y suivre le déroulement d’une maker faire européenne, d’un congrès de hackers à Berlin et d’une semaine de makers à Nantes.
L’effervescence ainsi dépeinte donne naissance à des embryons d’organisations collectives que les auteurs recensent en partie (chapitre 7) et dont ils relatent l’émergence. Malgré l’aspect non linéaire de leur développement – l’histoire bégaye – l’analyse du mouvement en France sur plusieurs années témoigne d’une tendance à la croissance et à la concentration (donc à l’institutionnalisation) de ces réseaux par le biais d’essaimages, d’alliances avec divers acteurs institutionnels et de visibilité accrue (chapitre 8). Cette institutionnalisation passe entre autres par des partenariats avec le monde universitaire, les artisans d’art et les grandes entreprises.
En conclusion, les auteurs s’appuient sur les trois distinctions suggérées par Alain Supiot, entre formation et travail (1), entre travail rémunéré et travail gratuit (2) enfin entre travail dépendant et travail indépendant (3), et montrent que de nombreux cas de figure aujourd’hui remettent en question ces distinctions (formation tout au long de la vie, effacement des frontières entre emploi et travail bénévole, et recours croissant à des formes d’indépendance qui ne sont que formelles). Ces remarques conduisent les auteurs à interpréter l’émergence des makers comme le symptôme d’une recomposition de l’organisation du travail et des normes qui la structurent à laquelle la sociologie devra être bien plus attentive à l’avenir.
Si cet essai est stimulant par l’exploration de phénomènes peu considérés et peu étudiés jusqu’ici et remarquable par l’engagement des chercheurs vis-à-vis de leur objet, on peut toutefois esquisser un 156certain nombre de réserves. La première, la plus sérieuse, dont découlent toutes les autres, consiste à remettre en question l’utilisation du concept de « monde » au sens beckerien pour caractériser l’ensemble des phénomènes considéré ici. Existe-t-il un monde des makers, et par suite, existe-t-il une catégorie d’individus qu’il serait légitime de regrouper sous cette appellation ?
La référence à la figure de l’artiste permet assez facilement d’esquisser les frontières d’un monde professionnel, et elle le fait en vertu d’une construction culturelle pluriséculaire, la dotant d’un ancrage institutionnel profond20. Les cadres de référence y sont bien établis ainsi que les règles du jeu, et les professionnels du secteur exercent leurs compétences en s’appuyant sur des références légitimes, dont seules la généalogie, l’actualisation et l’interprétation font l’objet de controverses. La maîtrise de ces cadres de référence permet de distinguer sans faute le spécialiste du profane, la pratique professionnelle de celle de l’amateur, la critique informée de l’avis « subjectif ».
A contrario, le monde des makers ne bénéficie pas de cette profondeur historique. L’ambivalence des positions y est d’autant plus aisée qu’il n’existe pas d’autorités établies. Le manque de repères favorise un certain flou et rend la coordination des acteurs, la confiance dans les règles et, partant, l’anticipation et la hiérarchisation difficiles. Ainsi, il apparait risqué de fixer, comme tentent de le faire les auteurs, des frontières à ce monde, à moins de vouloir justement s’instituer en gardiens du temple. Plus risqué encore est de corréler, comme ils le tentent en conclusion (p. 321 – 322), les risques d’effondrement du monde maker à l’introduction de finalités « extérieures » à ce monde dont on ne connaît pas véritablement les limites. Au reste, le monde de l’art s’est-il jamais effondré sous les tentatives d’instrumentalisation des différentes institutions qui ont cherché à s’approprier le capital symbolique produit par l’activité artistique ?
Une seconde réserve en découle. Si l’on admet que ce qui se trame dans ce pseudo-monde est un processus d’institutionnalisation, qu’est-ce qu’en serait le substrat, ce qui serait amené à s’institutionnaliser ou à être institutionnalisé ? Un ensemble de personnes ? Leurs activités ? Leur 157culture ? Cette situation et ces débats (hétéronomie et hétérogénéité, ambitions politiques et sociales, absence de règles claires) présentent de nombreuses analogies avec les caractéristiques de la nébuleuse des ingénieurs émergeant avec la première révolution industrielle, et se poursuivant au cours du long xixe siècle, décrite et analysée en détail par Odile Henry21. De par leurs compétences techniques, les ingénieurs disposent d’un pouvoir économique, donc d’une influence politique. En raison de la faible intégration de leur corps professionnel (diversité des origines sociales, opposition entre polytechniciens et autodidactes, etc.), et des enjeux politiques que leurs compétences impliquent, leur capacité d’action collective est faible mais son appréhension par le « commun des mortels » est inversement proportionnelle à cette faiblesse.
Si le monde des ingénieurs (comme des makers) apparait relativement uniforme du dehors, il l’est plus en raison de la forte dissymétrie d’information et de capacité de compréhension du grand public des débats théoriques et politiques qui le traversent que d’une cohérence interne. Techniciens tirant leur force des services qu’ils rendent à des entités capables de mobiliser un fort volume de capital (quelle qu’en soit la nature), les ingénieurs (comme les makers) sont contraints à établir des alliances avec des représentants des institutions établies. Cela est d’ailleurs mentionné à plusieurs reprises dans le texte, mais sans que les auteurs n’entrent dans le détail de cette problématique. Il aurait été intéressant d’aborder cette question par le biais d’une étude des aspects économiques du secteur de la fabrication numérique, d’une analyse de la chaine globale de valeur de l’informatique ou des effets de l’informatisation ou de l’entrée dans un réseau de makers sur les orientations politiques. Il aurait été aussi intéressant d’éclairer cette dimension macro en produisant en parallèle une analyse des trajectoires sociales et professionnelles des makers. Plutôt qu’une typologie, n’aurait-il pas été plus utile de constituer des matrices relationnelles individuelles et collectives, des différentes formes d’engagements successifs ou simultanés des acteurs à l’égard de diverses institutions et causes ?
Ce qui semble se jouer dans cet univers en voie de constitution, c’est en effet un ensemble de controverses portant sur des questions fondamentales comme celle de l’intérêt général, du bien commun, de la 158légitimité des organisations et de leurs modes de fonctionnement. Ces controverses sont animées par des personnes qui occupent des positions dans des institutions particulières, en plus d’être des makers. Et nous ne pouvons bien comprendre les positions prises par les acteurs, leurs orientations idéologiques, mais aussi plus largement le sens stratégique des transactions, alliances et conflits, qu’en interrogeant la superposition d’engagements et d’attachements des personnes qui y sont impliquées.
En raison de leur intérêt sincère pour cet écosystème émergent, mais aussi en tant qu’acteurs investis d’une légitimité institutionnelle et dotés d’intérêts spécifiques, les chercheurs eux-mêmes prennent part à ce grand jeu de redéfinition des frontières institutionnelles et des règles d’interaction entre-elles qui accompagne la transformation numérique. N’aurait-il pas été utile alors de compléter ce tableau, soigneusement dépeint en tout état de cause, par une réflexion sur la place de l’institution universitaire dans le cadre de cette transformation, sur la posture du chercheur et une déconstruction de ses déterminants professionnels ? Le lecteur, expert ou profane, n’en aurait été que mieux averti et la portée politique et scientifique du texte n’en aurait été que plus ample et percutante. Nous ne doutons pas cependant que, l’équipe poursuivant ses travaux, elle saura apporter des réponses de qualité à ces questions en suspens.
1 O’Reilly J. (éd), Regulating Working-Time. Transitions in Europe. Cheltenham, Edward Elgar, 2003.
2 Charnoz P., Coudin É., Gaini M., 2013, « Une diminution des disparités salariales en France entre 1967 et 2009 », Emplois et Salaires, Insee Références.
3 Mutuelle d’assurance des instituteurs de France.
4 Masters Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation.
5 Extrait de la lettre de mission adressée par le Premier Ministre à J.-D. Combrexelle.
6 Le Premier ministre (M. Valls), la ministre du Travail (M. El Khomri), le ministre de l’Économie (É. Macron) et le secrétaire d’État aux relations avec le Parlement (J-M. Le Guen).
7 Davet G. et Lhomme D., 2016, Un président ne devrait pas dire ça… Les secrets d’un quinquennat, Paris, Stock. Mailly J.-C., 2016, Les apprentis sorciers. L’invraisemblable histoire de la loi travail, Paris, Les liens qui libèrent. Jacquemain P., 2016, Ils ont tué la gauche, Paris, Fayard.
8 Gayon V., « Un atelier d’écriture internationale : l’OCDE au travail. Éléments de sociologie de la forme “rapport” », Sociologie du Travail, juillet 2009, vol. 51, no 3, p. 324-342.
9 Sans prétendre en avoir identifié l’origine, signalons toutefois que ce glissement sémantique n’a rien de récent : le terme de « souplesse » était déjà largement mis en avant et préféré à celui de « flexibilité » par M. Aubry en 1998, alors Ministre de l’Emploi et de la Solidarité, pour défendre le projet de loi relative à la réduction du temps de travail (voir par exemple sa présentation du projet de loi devant l’Assemblée Nationale le 27 janvier 1998).
10 Où la position de P. Cahuc retraduite par C. Chavagneux (« quand il n’y a pas de consensus entre nous, surtout n’en faites pas débat public », p. 137), apparaît remarquablement proche de celle d’E. Malinvaud dégagée par M. Renault (« qu’il n’y ait pas d’expertise au-delà de ce qui fait consensus » (Renault, 2016, p. 414), qui s’intéressait lui aussi dans sa thèse aux effets de l’expertise sur la discipline. Renault M., Edmond Malinvaud, entre science et action : chronique d’une macroéconomie en transition, Paris 1, 2016.
11 Voici un premier exemple : Reichart A. et Slifi A., « The influence of monetarism on Federal Reserve policy during the 1980s », Cahiers d’économie Politique, 2016, no 70, p. 107-150.
12 Voici un deuxième exemple, toujours dans le domaine des politiques monétaires : Carré É., « Une histoire du ciblage de l’inflation : science des théoriciens ou arts des banquiers centraux ? », Cahiers d’économie Politique, 2014, no 66, no 1, p. 127-171.
13 Député européen du Parti Socialiste de 2009 à 2014, il créé sa propre formation politique en 2015 avant de rejoindre deux ans plus tard la France insoumise où il préside le mouvement des Socialistes insoumis.
14 M. Husson, « Qui pilote la loi El Khomri ? », À l’Encontre, mars 2016.
15 Bourdieu P. et Boltanski L., « La production de l’idéologie dominante », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1976, vol. 2, no 2, p. 3-73 (p. 61).
16 À l’exception de C. Ehrel et J. Freyssinet, toutefois signataires du Manifeste des économistes atterrés paru en 2010. P. Légé prend également appui sur des publications collectives de l’Institut de recherche économique et sociale (p. 17, 22 et 57), dirigé par J. Freyssinet de 1988 à 2002.
17 Suggestion suivie par l’auteur sans autre élément de justification que cette citation, bien qu’il ait relevé au préalable que « la place de la négociation collective dans le droit du travail français est une question récurrente, au moins depuis la loi Auroux du 13 novembre 1982 » (p. 14).
18 Illustration pages 17-18 où l’on passe quasiment sans discontinuité de la citation d’un extrait d’entretien avec A. Jobert à la citation de l’article de Jobert (2017).
19 https://www.cohesion-territoires.gouv.fr/tiers-lieux (consulté le 25/11/2020).
20 Bourdieu P., 1992, Les règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil ; Moulin R., 1992, L’artiste, l’institution et le marché, Paris, Flammarion ; Becker H.S., 1988, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion.
21 Henry O., 2010, Les guérisseurs de l’économie. Sociogenèse du métier de consultant, Paris, CNRS Editions.
- Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN : 978-2-406-11409-3
- EAN : 9782406114093
- ISSN : 2555-039X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11409-3.p.0131
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/03/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français