Profit, Employment Time and Ethical Value-Added Pro Bono Work in Global Law Firms Established in France
- Publication type: Journal article
- Journal: Socio-économie du travail
2019 – 2, n° 6. Tant de capital, temps de travail ? - Author: Bosvieux-Onyekwelu (Charles)
- Pages: 187 to 212
- Journal: Social Economy of Labor
Profit, temps d’emploi
et plus-value morale
Le travail pro bono dans les multinationales
du droit en France
Charles Bosvieux-Onyekwelu
EHESS, Centre Maurice Halbwachs – UMR 8097 (CNRS-EHESS-ENS)
Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche sur les activités dites « pro bono1 » des cabinets d’avocats, c’est-à-dire sur les services juridiques rendus gratuitement, sous un fonctionnement plus ou moins perfectionné, par les professionnels du droit. Pratique importée des États-Unis, le pro bono est devenu, depuis une quinzaine d’années en France, un phénomène en vogue. Sa finalité est triple : répondre aux exigences de RSE qui pèsent sur les entreprises capitalistes que sont les multinationales du droit (global law firms) ; justifier, en fournissant des services juridiques aux plus pauvres, le monopole professionnel des avocats et des avocates ; rester fidèle, enfin, à l’idéal de désintéressement de la profession en permettant aux collaborateurs et aux collaboratrices de redonner un sens moral à leur pratique. Expression d’un ethos de service public aussi bien que d’un désir de soigner la réputation professionnelle des avocats et des avocates, le pro bono va donc bien souvent de pair avec le développement, dans les cabinets, du droit des affaires, pratique rémunératrice à même de financer les programmes philanthropiquesde ces derniers. Dans les multinationales du droit, qui ont été les fers de lance de la diffusion de cette pratique à travers le monde, 188il s’appuie également sur un mode particulier de mesure de l’activité (pour faire simple : à l’heure plutôt qu’au forfait). Ces caractéristiques sont susceptibles d’entrer en conflit avec la structure organisationnelle du barreau français, au sein de laquelle l’avocat dit « indépendant » joue encore un rôle non négligeable. Une partie significative de la profession continue en effet à pratiquer dans de petites structures (< 10 avocats), et n’a pas grand-chose de comparable avec les lawyers exerçant dans les multinationales du droit (Bessy, 2015, p. 129-179).
L’enquête, dont cette contribution émane, s’inspire des travaux qui ont documenté les métamorphoses qu’a connu l’emploi sous la forme du travail gratuit et du travail associatif (Hély & Simonet, 2008 & 2013), dessinant ainsi la figure du « “travailleur en bénévole” » (Simonet, 2010, p. 203). Ces recherches ont notamment montré que les exigences qui pesaient sur le travailleur salarié étaient de plus en plus nombreuses, et qu’on lui demandait, de façon croissante, « d’être un “bénévole” au sens étymologique du terme », c’est-à-dire qu’on attendait de lui « son “bien vouloir”, sa “bonne volonté”, voire sa “volonté de faire le bien” » (ibid.). Au-delà du salarié lui-même, d’autres travaux (Bory, 2008a & 2008b ; Shachar & Hustinx, 2017 ; Shachar et al., 2018) ont mis en évidence le lien de cet engagement au travail et de ces « générosités obligées » (Rozier, 2001 & 2013) avec une nouvelle rhétorique du capitalisme et de légitimation de l’action publique. À la suite de la genèse retracée par Peter Dobkin Hall (Dobkin Hall, 1992), il a ainsi été établi par Anne Bory que la diffusion du mécénat de compétences, c’est-à-dire « du bénévolat d’entreprise s’exerçant sur le temps de travail » (Bory, 2013, p. 54), devait beaucoup à l’influence états-unienne dans un contexte d’internationalisation des capitaux des grandes entreprises industrielles et de services. Ces pratiques, qui se sont développées, en France, depuis la fin des années 1990, s’inscrivent par ailleurs dans le mouvement de promotion de la responsabilité sociale des entreprises (Barraud de Lagerie, 2019). L’instruction fiscale de 2004 (Bory, 2013, p. 59) permet ainsi de déclarer les heures de bénévolat d’entreprise et de déduire, dans certaines limites, leur valeur chargée du paiement de l’impôt sur les sociétés, faculté dont les grands cabinets de conseil ont été les premiers à se saisir en raison d’une tarification à l’heure déjà pratiquées dans leurs prestations.
Si la mention des travaux relatifs au développement de la RSE permet de « déspécialiser » le propos en signalant que le mécénat de compétences 189n’est pas propre aux multinationales du droit, notre approche se distingue cependant en revenant aux sources juridiques du pro bono et en se concentrant sur des organisations (les multinationales du droit) dans lesquelles, comme nous l’expliquons plus bas, le don de compétences est monétisé (il ne s’agit donc pas tout à fait de travail gratuit ni de bénévolat). Parallèlement à ces travaux, les recherches sur le « philanthrocapitalisme » (Bishop & Green, 2008 ; McGoey, Thiel & West, 2018) méritent également d’être évoqués. Elles constituent en effet un cadre structurant pour l’enquête dont nous restituons ici les résultats, même si, comme l’a montré Sylvain Lefèvre, l’idée de philanthrocapitalisme doit être abordée avec prudence du fait de l’effet de « fausse nouveauté » suscité par le terme (Lefèvre, 2011). Pour notre recherche, la notion n’en demeure pas moins heuristique au sens où le pro bono relève d’une double marchandisation (de la générosité et de la représentation juridique). L’activité des multinationales du droit peut en effet être comprise comme un marché contesté, c’est-à-dire comme un marché où la commercialisation de ce qui s’échange « soulève des controverses morales » (Steiner & Trespeuch, 2014, p. 7), le pro bono servant notamment à estomper le hiatus entre le droit comme service de la justice et le droit comme moyen de faire de l’argent. Nous montrons ainsi que la structuration du pro bono dans les cabinets concernés s’ancre dans une forme de management moderne, lequel se définit par sa « prétention à jeter les bases d’une fusion entre deux projets, deux objectifs : celui lié aux intérêts de l’entreprise, à sa cause et ses propres valeurs, et celui de l’idéal personnel du travail pour des salariés à la recherche d’une réalisation de soi », les qualités « du “salarié vertueux” poussées à l’extrême » représentant « le point de rencontre entre ces deux quêtes » (Linhart, 2009, p. 153).
1. Que faut-il entendre exactement par « pro bono » ?
Il est difficile de donner une définition monovalente et homogène de la notion de pro bono (raccourcissement de l’expression latine « pro bono publico », signifiant littéralement « pour le bien public »), sauf à la rabattre, comme le font d’ailleurs certains avocats françaises, sur la pure et simple non-facturation de conseils juridiques. La définition du phénomène est en effet un des enjeux de la recherche, puisque les définitions indigènes ne sont elles-mêmes pas cadrées. On peut affirmer, à titre liminaire, que ledit phénomène a partie liée avec le service public de la justice et de l’accès au droit. Il n’est alors pas anodin de remarquer qu’à l’instar du syntagme de service 190public (qui, originellement, s’appliquait en français aux ecclésiastiques), l’expression de pro bono s’est imposée dans le langage juridique actuel au détriment de celle, plus ancienne et teintée de religiosité, de pro deo.
Aux États-Unis et dans le monde anglophone, si l’expression est passée dans la langue courante pour désigner quelque chose que l’on fait de manière désintéressée, elle désigne plus spécifiquement une forme de travail bien particulière dans le cadre d’une organisation complexe et propre aux largelaw firms. L’originalité du modèle de pro bono exporté par les États-Unis est en effet de pouvoir s’appuyer sur la comptabilisation du travail de l’avocat à l’heure. Cette métrique de l’activité est caractéristique de la pratique facturée « classique » dans les multinationales du droit. Comptabilisant chaque minute passée sur un dossier, les collaborateurs des cabinets sont rémunérés par le biais d’une rétrocession annuelle fixe versée en 12 fois. Ils ont généralement un objectif à atteindre de 1600 à 1800 heures facturables par an, et ont droit à un bonus discrétionnaire fixé par leur cabinet s’ils dépassent ce seuil. Concrètement, ce type d’avocats ont à leur disposition un logiciel dédié pour le décompte (appelé « Smart Timer »), qui leur permet d’entrer leurs temps dans le système sans s’occuper de la facturation au client. Le traitement des dossiers pro bono entre dans ces heures facturables, sous la forme d’un « fee credit » alloué au collaborateur ou à la collaboratrice prenant en charge un dossier. En clair, en demandant à son « salarié2 » de reporter ses heures pro bono, le cabinet le rémunère pour le travail effectué, mais il ne facture rien à l’ONG ou à l’association qui en bénéficie. Il s’agit donc d’une forme de don intégré au temps de travail, même s’il faut noter que cette rémunération est indirecte : les heures de pro bono ne sont pas répercutées sur la rétrocession mensuelle que touche le collaborateur ou la collaboratrice, mais elles apparaissent dans le volume horaire annuel à partir duquel l’avocat peut prétendre à un bonus ou à une promotion.
En France, la greffe du pro bono a mis plus de temps à prendre, en raison notamment du comptage à l’heure que suppose le dispositif d’intéressement salarial décrit plus haut. C’est à la fin des années 1980 que quelques cabinets anglo-états-uniens se sont installés à Paris et ont fait de la France la capitale européenne du droit continental. C’est dans ce contexte, et par l’importation des law firms, que le terme « pro bono » est apparu en France et que la pratique s’est étendue. Celle-ci peut ainsi être étudiée comme ce que les juristes appellent, en droit comparé, un « legal transplant3 », c’est-à-dire comme une tentative de greffe juridique. Dans ce cadre, il faut bien voir, comme énoncé plus haut, que les avocats « français » ont une utilisation beaucoup plus extensive de l’expression. L’ordre des avocats du Barreau de Paris, par exemple, qui, par le biais du fonds de dotation Paris Barreau Solidarité, sert également d’entremetteur, organise des événements censés favoriser la promotion du pro bono entendu de manière large (organisation du Bus de la solidarité, une plateforme 191itinérante de consultations juridiques gratuites, et des « Trophées du pro bono », qui ont lieu chaque automne depuis 2012)4.
Ces dernières années, le pro bono a essaimé en France : le groupe bancaire BNP Paribas a récemment mis en place un programme de développement de ce type, et, en 2011, le « Pro Bono Lab », organisme à but lucratif destiné à mettre en contact bénévoles et associations à la recherche de compétences pour leur activité sociale, a été créé. Sans procéder à un usage normatif de la notion, et sans non plus décréter que la définition états-unienne est nécessairement la meilleure, on peut toutefois considérer que le pro bono se distingue de l’action humanitaire pure, c’est-à-dire de la participation bénévole aux missions d’associations ou aux actions de type philanthropique. Bien que celle-ci soit organisée par beaucoup d’acteurs au sein du secteur de l’économie sociale et solidaire, soit par des interventions dans les associations soit par le biais de dons, il ne s’agit pas d’une action juridique, « ce qui constitue l’essence du pro bono » (Diener, 2015, p. 142).
Fort des éléments de cadrage qui viennent d’être énoncés, cet article utilise comme colonne vertébrale de sa démonstration l’idée d’une correspondance assumée entre le niveau macro de l’organisation et le niveau micro du salarié. Il a aussi pour fil directeur l’analyse du pro bono comme un processus de transformation du travail gratuit en travail monétisé. À cet effet, la présente contribution s’attache tout d’abord à restituer la manière dont les collaborateurs et les collaboratrices articulent le pro bono à leur activité et expérimentent l’intégration du don de compétences à leur temps d’emploi (I). Dans un second temps, elle propose de documenter le cadre organisationnel du mécénat de compétences des avocats et des avocates, en expliquant comment il s’intègre à l’économie temporelle des cabinets et, plus globalement, à l’évolution du champ juridique (II).
2. Méthodes et sources de l’enquête
Cet article s’appuie sur une enquête en cours réalisée dans le cadre d’un post-doctorat effectué à l’EHESS. Il s’agit essentiellement d’un terrain exploratoire, amorcé, dans le cadre de l’élaboration d’un projet de recherche CNRS, en décembre 2016. Après un état des lieux de la littérature disponible sur la question (déjà consistante en anglais, quasi-inexistante en français5), le volet empirique de l’enquête a véritablement commencé en septembre 2017 avec le début du financement de notre recherche par l’EHESS.
192Comme la présente contribution l’illustre, l’enquête en question ne s’en tient pas exclusivement à une perspective de sociologie du droit : elle s’ancre également en plein dans la sociologie du travail et des professions ainsi que dans la sociologie économique. Elle a pour objectif de cartographier le secteur du pro bono en repérant l’ensemble des acteurs pertinents : avocats, représentants du barreau, responsables d’associations, d’ONG et d’organisations internationales, sans oublier les professionnels exerçant dans les clearing houses6. Elle met en œuvre une démarche associant entretiens et observations. Deux cabinets internationaux implantés à Paris sont privilégiés : la firme A et la firme B7. Ces deux cabinets ont été choisis pour des raisons d’opportunité (c’est là que nous y avions des contacts), mais aussi parce qu’ils ont des bureaux à Paris, et, surtout, parce qu’ils font partie des cabinets pionniers en matière de pro bono. La structure internationale du premier, par exemple, emploie 15 personnes à temps plein pour sa politique pro bono, sans compter les effectifs de l’entreprise aux États-Unis (les deux entités sont distinctes). En tout, 4200 avocats répartis dans 40 pays (dont 200 à Paris) travaillent pour cette multinationale. Outre ces deux cabinets, nous sommes également en contact – de manière plus informelle – avec deux autres global law firms : la firme C et la firme D.
I. Le pro bono : une temporalité du travail
Pour comprendre comment le pro bono s’intègre concrètement au temps d’emploi des collaborateurs et collaboratrices de cabinet, la sociologie du droit et des professions doit s’articuler à une sociologie des temporalités 193du travail. La notion de « temps d’emploi » désigne ici « la partie du temps de travail qui est accomplie sous statut social d’emploi8 », laquelle est susceptible d’englober les temps du, de et au travail (Maruani, 2000 ; Lallement, 2003). Pour les travailleurs très qualifiés dont il est question dans cette enquête, l’investissement dans la temporalité que requiert la pratique du pro bono peut relever d’une stratégie de distinction. En France, il a pour cadre un statut d’emploi hybride, à mi-chemin entre salariat et profession libérale. Inséré dans ce statut particulier, le pro bono permet à ceux et à celles qui pratiquent cette forme d’engagement de (re)donner un sens éthique à leur savoir-faire juridique.
I.1. Collaborateur de cabinet : un statut d’emploi hybride
Les avocats et les avocates qui exercent dans les filiales françaises des multinationales du droit ont le statut de collaborateurs libéraux, ce qui signifie qu’ils cumulent les caractéristiques des professions libérales avec certains traits du salariat. Il s’agit là d’une particularité française, puisque un avocat travaillant pour la même firme en Grande-Bretagne ou aux États-Unis aura, lui, le statut de salarié (à partir du moment où il n’est pas associé). Au sein des law firms implantées à Paris, les avocats collaborateurs libéraux sont seulement prestataires du cabinet qui les emploie, ce qui signifie qu’ils doivent payer leurs propres charges (TVA et cotisations sociales) sur la rétrocession d’honoraires que leur verse mensuellement leur employeur. Mais au-delà de l’aspect statutaire, c’est bien le sentiment d’un lien de subordination qui l’emporte chez les collaborateurs et les collaboratrices : « Je suis quasiment salarié », déclare ainsi un senior associate de la firme C. Ce sentiment provient du fait que les collaborateurs et les collaboratrices, de même que les of-counsels9, n’ont pas l’impression de générer eux-mêmes leur travail, puisque les 194clients ne sont pas les leurs. Comme le dit le même enquêté, « le client “appartient” à l’associé ». De ce point de vue, le statut de collaborateur libéral représente une forme de flexibilité puisqu’il permet aux avocats concernés d’avoir une clientèle personnelle, qui, après quelques années de pratique et de « séniorité », peut représenter jusqu’à 25 % du chiffre d’affaires d’un collaborateur ou d’une collaboratrice. Parmi les quatre modèles de collaboration distingués par Christian Bessy, les avocats et les avocates dont nous parlons correspondent à la figure du « collaborateur entrepreneur » (Bessy, 2010, p. 41), c’est-à-dire du collaborateur dont il est attendu qu’il démarche, peu à peu, les clients, et auquel le cabinet pour lequel il travaille est susceptible d’accorder des rétrocessions élevées.
Si les avocats et les avocates qui officient dans des multinationales du droit ne sont pas salariés, leur temps d’emploi se signale par des horaires atypiques, caractérisés par une forte imprévisibilité et par une disponibilité temporelle maximale. Évoquant certaines nuits passées au cabinet pour boucler un dossier, un collaborateur nous confie que cela « lui rappelle la prépa », illustrant ainsi le statut électif de ces avocats d’élite10 qui ont souvent découvert le droit par une grande école plus que par les facultés. Cette distribution du temps de travail est fortement dépendante du statut au sein du cabinet : ce n’est pas tant qu’un associé aura une amplitude horaire plus restreinte que ses collaborateurs ou collaboratrices (les associés sont d’ailleurs eux-mêmes amenés à prendre des dossiers pro bono), mais, plus simplement, qu’il disposera du pouvoir de rendre imprévisible le temps d’emploi de ses inférieurs hiérarchiques. Or, comme l’écrit Pierre Bourdieu, « le pouvoir absolu est le pouvoir de se rendre imprévisible et d’interdire aux autres toute anticipation raisonnable, de les installer dans l’incertitude absolue en ne donnant aucune prise à leur capacité de prévoir » (Bourdieu, 1997, p. 328). Au dire de tous les professionnels rencontrés, toutefois, le métier d’avocat d’affaires n’est pas un métier où l’on travaille à flux tendus, puisque l’activité est dépendante des dossiers qui arrivent de manière contingente dans le département en question. À un pic de grande intensité peut 195ainsi succéder une période plus calme, propice, d’ailleurs, à l’acceptation d’un dossier pro bono.
I.2. Se donner bonne conscience tout en travaillant
Lorsqu’ils parlent de leur mécénat de compétences, les avocats et les avocates mettent l’accent sur le fait qu’ils ne sont pas censés faire de différence entre les clients payants et les dossiers pro bono : ceux-ci réclament le même degré d’attention que ceux-là, ce qui se matérialise par un numéro d’affaire, par la vérification de l’absence de conflit d’intérêts et par la rédaction d’une feuille de temps dans laquelle sont consignées toutes les tâches effectuées. Au sujet des ONG et des associations qu’elle reçoit au siège du cabinet, la responsable pro bono de la firme A affirme ainsi : « Nous avons des locaux qui peuvent les impressionner, mais nous tenons à leur montrer que nous nous soucions d’eux et nous voulons les traiter comme des clients normaux ». Si le collaborateur ou la collaboratrice sait qu’avec le mode de calcul de l’activité qui est en vigueur dans les law firms, chaque portion de son labeur sera comptabilisée, on lui fait aussi comprendre que le travail avec les clients payants doit rester prioritaire. Il est ainsi potentiellement dans une situation de double bind, employé à satisfaire les clients qui le rémunèrent (indirectement) tout en cherchant à faire les heures annuelles nécessaires à l’obtention honorifique de son macaron « Pro Bono Challenge ». En d’autres termes, la participation au travail pro bono n’est jamais vraiment imposée, si ce n’est par la contrainte de l’incitation forte (« strong incentive »), mais, comme me l’explique une of-counsel de la firme B, « dès que vous faites pas d’argent, on vous fait sentir que vous êtes moins important ». Le nombre d’heures pro bono intégrables à l’évaluation annuelle de la performance de l’avocat est d’ailleurs la plupart du temps limité (à 80 heures dans la firme B). Un mot d’ordre managérial sert à résumer cet impératif de ne pas perdre de vue les objectifs chiffrés : « Stay close to the revenue stream » (littéralement : ne vous éloignez pas de la source de revenus)11. Aussi, s’il existe des instruments pour rappeler aux collaborateurs et aux collaboratrices qu’ils ne travaillent pas pour une ONG mais pour 196une entreprise capitalistique, c’est-à-dire pour une structure dont le but est de faire du profit, certaines réactions indiquent que ce n’est pas pour autant que les dossiers pro bono sont pris à la légère ou bâclés :
Quand on a un dossier facturable, paradoxalement, on passe moins de temps dessus, on est plus pressé, parce qu’on sait que le client paye et que souvent, il s’est mis d’accord avec l’associé sur un flat fee12. C’est beaucoup plus agréable, en fait, de travailler sur un dossier pro bono, parce qu’on n’a pas cette pression de la facturation. (entretien numéro 13, middle associate, homme, 38 ans)
Le propos de cet enquêté est instructif car il suggère que, tout en étant conscients du fait qu’il est important que, comme chez le psychanalyste, le client paye, les avocats et les avocates sont aussi sensibles à l’existence de savoir-faire discrets, par lesquels « celui qui en bénéficie ne sait pas ce qu’il en a coûté à la personne qui a produit le service » (Molinier, 2010, p. 165).
Les instruments de mesure qui sont utilisés dans le domaine du pro bono peuvent être récupérés aux fins de l’enquête car ils permettent d’objectiver la proportion de cette pratique dans les cabinets. Dans la firme C, l’objectif pour chaque collaborateur est actuellement d’accomplir 20 heures par an, alors que la firme A table pour sa part sur un volume de 35 heures. Si l’objectif des 20 heures est satisfait à hauteur de 90 % dans la branche parisienne de la première, la pro bono manager de la seconde cherche, en collaboration avec ses supérieurs (les associés du cabinet), à faire passer le taux de participation de 65 à 75 %. Le bureau parisien de la firme B, pour sa part, n’a pas fixé d’objectif chiffré à la participation de ses collaborateurs et collaboratrices au pro bono, ce qui le singularise des bureaux new-yorkais et chicagolais. Ces différences en termes d’exigence et de mobilisation des avocats et des avocates peuvent s’expliquer par l’histoire propre à l’organisation : les fondateurs états-uniens de la firme A sont réputés avoir toujours été favorables au pro bono et au service des plus pauvres, là où, au sein de l’antenne parisienne de la firme B (fruit de la fusion entre un cabinet français, un cabinet états-unien et un cabinet chinois), les associés français (a priori moins 197spontanément portés sur le pro bono) sont majoritaires. Toujours dans la firme A, l’implication des différentes branches du cabinet est inégale : les deux tiers du volume de pro bono de l’antenne parisienne est le fait d’avocats rattachés au département du contentieux, alors que ceux du département corporate sont les plus difficiles à mobiliser13. Au sein de la firme B, la responsable locale du pro bono nous a indiqué que sur les 125 avocats du cabinet, elle savait ne pouvoir compter que sur environ 25 d’entre eux.
Les collaborateurs n’ignorent pas qu’au sein des multinationales du droit, ils sont jugés sur le nombre d’heures qu’ils facturent. Bien que ne rapportant directement rien à la firme, le travail pro bono présente, sous cet angle et du point de vue du collaborateur, un certain avantage, par comparaison, par exemple, avec le business développement, qui fait partie intégrante de l’aptitude commerciale sur laquelle on juge un potentiel futur associé, mais qui, lui, n’est pas reporté dans les heures de travail. Pour ces juristes qui aspirent à devenir des avocats managers, il ne paraît absolument pas viable que le pro bono ne soit pas intégré à l’organisation. Une enquêtée déclare ainsi que « le pro bono sur la base du volontariat, ce n’est pas possible : nous sommes une profession individualiste, et, sans incitation, on n’en ferait pas, tout simplement parce qu’on n’aurait pas le temps ». Il faut noter que, via le calcul des heures, la rétribution en question peut prendre la forme d’une augmentation, d’un bonus ou d’une promotion. Il faut aussi noter qu’elle prend place dans le cadre d’un dosage subtil, puisque l’évaluation du travail d’un collaborateur ou d’une collaboratrice intègre en réalité quatre indicateurs : les heures travaillées, les heures facturables, les heures effectivement facturées et les heures non facturables14. Quels que soient le débouché obtenu et la métrique retenue, l’idée est surtout de permettre au collaborateur de gagner du temps en n’ayant pas à chercher lui-même une cause à servir :
198On veut que tout soit mis à disposition des collaborateurs, y compris le pro bono. Le pro bono, c’est comme une commodité, c’est comme une salle de sport. (entretien numéro 11, partner, homme, 44 ans).
La comparaison de cet enquêté se comprend mieux si l’on pose qu’une activité concurrente du pro bono peut être l’aide juridictionnelle. Si un avocat décide de se porter volontaire pour cette dernière, cela implique bien souvent qu’il passe une demi-journée au tribunal, ce qui est bien moins pratique et bien moins avantageux que le traitement d’un dossier pro bono sur lequel il pourra travailler dans son bureau voire à son domicile. On retrouve ici le côté « faire le bien à la carte et sans avoir à chercher une cause ou à s’engager sur le long terme » du bénévolat d’entreprise tel qu’il a été analysé par A. Bory, ce que cette auteure appelle, chez les salariés qu’elle observe, un « engagement distancié » (Bory, 2008a, p. 418).
La plupart du temps, les collaborateurs ne peuvent choisir eux-mêmes à qui ils vont offrir leur compétence : il s’agit de travailler pour des associations connues et reconnues (et rarement, en tout cas en France, pour des individus), et il faut que l’action envisagée s’intègre à la politique pro bono du cabinet, que celui-ci souhaite la plus uniforme possible au niveau international. Dans le cas de la firme C, les collaborateurs (junior, middle ou senior) ainsi que les of-counsels peuvent être à l’initiative d’une action pro bono, mais leur proposition est étroitement encadrée, et remonte toujours jusqu’au siège des États-Unis. On l’a dit, la participation aux projets pro bono est, dans les multinationales, quasi imposée. Aussi, dans un contexte de développement d’un « temps de travail plus événementiel, réclamant initiative et relation » (Pélisse, 2012, p. 788), a fortiori pour les collaborateurs qui visent à devenir associés, l’injonction au pro bono peut s’apparenter à une forme de surtravail. En outre, au lieu de considérer cette activité comme un service au cabinet qui va permettre à ce dernier de communiquer et d’accroître sa base clients, certains ne voient pas le pro bono d’un très bon œil car ils ont eux-mêmes un engagement associatif/caritatif ou entretiennent leur propre mécénat, qu’ils veulent voir rester privé (ils ne veulent pas que ce soit une politique de firme). Face au pro bono, cependant, la réaction la plus répandue parmi les collaborateurs et les collaboratrices semble être globalement de se demander : « Est-ce que j’aurais le temps et est-ce que je saurais faire ? ». Toute heure passée à travailler sur une formation 199proposée par l’Alliance des avocats français pour les droits de l’Homme peut être comptée et validée au titre de la formation continue15, mais, comme le souligne la dirigeante de cette clearing house, les bienfaits du pro bono sont ailleurs, « sur le taux de suicide et sur le burn-out des avocats ». On sait en effet que plus l’organisation est hiérarchisée, plus les avocats et les avocates ont des tâches juridiques et techniques. Vu ainsi, le pro bono s’apparente, dit cette même enquêtée, « à une découverte formidable sur le plan humain : on retrouve les racines du métier ». Si, comme on l’a mentionné, le mécénat de compétences doit devenir une routine, et, à ce titre, être géré comme n’importe quel autre dossier, la nuance par laquelle on fait comprendre aux collaborateurs que le travail avec les clients payants doit rester prioritaire est aussi bien réelle. Ceux-ci se trouvent ainsi dans une situation d’injonction contradictoire, employés à satisfaire les clients qui les rémunèrent (indirectement) tout en faisant les heures de pro bono nécessaires au prestige symbolique de la profession et, accessoirement, à leur bonne conscience :
Moi, je vais te dire, 95 % de mon travail et de mon temps de cerveau [sic], c’est de la fusion-acquisition pour des grands groupes. Tu vois, le genre de dossiers où on fait pas de sentiment. Donc je te dis pas que j’ai l’impression de me salir les mains, mais je suis chrétienne, donc je te dirai que prendre un dossier pro bono par-ci par-là, ça me fait du bien. J’ai l’impression de réparer le mal que je fais la plupart du temps. C’est comme, tu sais, un feel-good movie. (entretien numéro 2, junior associate, femme, 27 ans)
De manière quasi métaphysique, le pro bono renvoie ultimement à une forme de rachat : les lawyers disent s’y adonner, pour, en quelque sorte, se « laver » du « mal » dont ils s’estiment responsables par leur pratique assidue du droit des affaires. Ce qui est ici en cause, c’est donc à la fois une dynamique réputationnelle et une action rédemptrice, ces deux éléments renvoyant directement à l’évolution de l’avocature et à son intégration dans un capitalisme marchand qui questionne profondément la profession et sa tradition de service à la société.
200II. Le pro bono et son design organisationnel :
un corrélat de la marchandisation du droit
Aux États-Unis, les lawyers insistent sur le fait qu’ils sont une profession et non un business. Alors que les investissements de la puissance publique en matière d’accès à la justice sont sur le recul, l’engagement des avocats et des avocates dans le domaine du pro bono met en relief l’insistance sur la culture et les principes du marché (Dobbin, Garrett & Simmons, 2008) ; il contribue à décentrer le regard sur l’État en mettant la responsabilité de l’égalité et de la justice sur les individus et les acteurs privés. En ce sens, l’expansion du pro bono des multinationales du droit constitue un fait saillant : c’est le pilier de l’intrusion du « philanthrocapitalisme » dans les professions juridiques. L’implantation des global law firms, la montée en puissance du droit des affaires et le développement du pro bono constituent ainsi trois phénomènes connexes, liés tant sur le plan pratique que chronologique. Cette intrication est en outre à l’avenant de l’évolution la plus récente du capitalisme, qui exige des entreprises qu’elles mesurent leur impact sur le bien-être social ainsi que leur participation à la production de l’intérêt général.
II.1. Implantation des law firms, montée en puissance
du droit des affaires et développement du pro bono
Aux États-Unis comme en Europe continentale, le champ juridique s’est historiquement construit sur le fondement d’une dénégation à l’égard de l’économique, à l’instar d’autres champs comme le champ littéraire ou le champ universitaire. La forme de la global law firm, qu’il importe de traduire par « multinationale du droit » plutôt que par « cabinet d’avocats », opère une rupture par rapport à cet héritage dans la mesure où elle fonctionne comme une entreprise. La plupart de ces law firms obéissent au modèle Cravath (du nom de Cravath, Swaine & Moore, un cabinet qui passe pour être le premier à avoir installé ce type de structure juridique) : une LLP (Limited Liability Partnership), c’est-à-dire une forme de propriété divisée en parts ouvrant droit à une rémunération dépendant du bénéfice dégagé à chaque exercice. Grâce à la diffusion de ce mode d’organisation de l’activité, les grandes firmes contrôlent 201l’essentiel du revenu généré par le champ juridique et par le marché international financier, ce qui suscite la critique des petits cabinets et des cabinets de niche16. En matière de pro bono, ceux-ci accusent notamment les multinationales du droit d’exercer une concurrence déloyale à leur égard. Les cabinets spécialisés en droit des associations, par exemple, considèrent que, dans le cadre de leur mécénat de compétences, les law firms mettent sur certains dossiers des avocats et des avocates dont le droit des associations n’est pas la spécialité, et arguent du fait que si les ONG et les associations ont de quoi rémunérer leurs salariés, elles devraient aussi être en mesure de payer pour les services juridiques dont elles ont besoin.
Ainsi, dans un certain nombre de pays occidentalisés prolifèrent à présent les cabinets d’avocats d’affaires (corporate law firms) fondés sur le modèle états-unien. Dans son étude sur les caractéristiques du global lawyer à partir d’une enquête comparée en Chine et en Allemagne, Carole Silver précise qu’entre 1988 et 2008, le nombre de bureaux à l’étranger des 250 plus grosses firmes états-uniennes a été multiplié par quatre, et, qu’en l’espace de 20 ans, les avocats et les avocates travaillant dans ces bureaux sont devenus douze fois plus nombreux (Silver, 2011, p. 2). Ces law firms constituent des prestataires de services juridiques haut de gamme qui investissent au maximum les potentialités du droit des affaires. La plus grande part de l’activité de ces cabinets se déroule en l’occurrence en dehors des juridictions : il s’agit de guider leurs clients à travers les embûches de la régulation, de les représenter devant les instances gouvernementales, de faire du lobbying ou de la négociation. En un mot, l’essentiel des services que cette élite professionnelle fournit à ses clients n’a qu’un lointain rapport avec le droit. C’est ainsi dans ce contexte d’un cœur de métier éloigné des tribunaux que se développe le pro bono, l’élite du barreau représenté par les avocats d’affaires se ménageant parallèlement un créneau pour le service des plus pauvres. Sous cet angle, le pro bono peut alors apparaître comme la contrepartie éthique de l’investissement dans le droit des affaires.
202Dans le champ juridique, ce sont surtout les global law firms qui poussent au développement de ces activités. Elles épousent un modèle organisationnel très différent des cabinets français et des avocats indépendants car elles constituent des modèles hybrides, réconciliant dans leur pratique « le service public et celui du capital » (Dezalay, 1992, p. 19). Le pro bono s’est en effet développé dans un contexte d’extension du droit des affaires (Dezalay & Garth, 2004), et c’est dans les cabinets qui ont le taux de profit par associé le plus élevé qu’il y a le plus de pro bono labour (Boutcher, 2011). Pour la France, l’étude statistique qui a été conduite par Olivier Favereau et Christian Bessy (Favereau & al., 2013) auprès de 205 cabinets a pareillement signalé une corrélation positive entre la taille des cabinets et celle de leurs entreprises clientes. C’est dire que le pro bono est rigoureusement lié à la dimension de plus en plus marchande des services juridiques : le volumineux chiffre d’affaires engendré par la pratique intensive du commercial law – on parle là d’une élite professionnelle et salariale dont le taux horaire se situe rarement en dessous de 400€ bruts17 – est précisément ce qui permet aux multinationales de dégager des marges de manœuvre budgétaires pour financer le mécénat de compétences de leurs collaborateurs et de leurs collaboratrices.
Quelques années après la mise en place de l’aide judiciaire18, Anne Boigeol notait : « Si l’acquisition de capital symbolique peut, dans une certaine mesure – qui peut être importante – compenser un manque à gagner, elle ne saurait se substituer à la perspective de gains économiques, qui apparaît de fait très compromise en cas de développement trop rapide de la production désintéressée obligée » (Boigeol, 1981, p. 82). Il semblerait qu’avec la structuration du pro bono, les cabinets états-uniens aient trouvé un compromis, acceptable à leurs yeux, entre le profit et la munificence, en faisant accepter, sur le plan organisationnel, l’idée qu’il ne pouvait y avoir de généreux donateur sans fee-earner. L’institutionnalisation du pro 203bono repose en effet sur une intégration du service rendu dans le calcul du temps d’emploi des collaborateurs (cf. encadré 1), qui permet ainsi de faire entrer le don dans le calcul du partage de la valeur ajoutée. Appliquer le comptage horaire au travail pro bono correspond donc à la mise en place d’un mécanisme d’intéressement intelligent (aux yeux des associés comme des collaborateurs et collaboratrices). À une échelle plus globale, il faut bien voir que le pro bono ne sert pas que la bonne conscience des avocats et des avocates qui le pratiquent : sa fonction est aussi, pour les cabinets, de se rendre plus attractif auprès des clients et des potentielles recrues et futurs associés. Si le pro bono est un marché des causes, qui se déroule sur le mode d’un appel d’offres et d’une adjudication, cela signifie que la compétition est de tous les côtés (chez les « fournisseurs » comme chez les bénéficiaires). Rebecca Sandefur relève ainsi qu’aux États-Unis, c’est dans les États où les juristes ressentent le plus de compétition de la part des non juristes (c’est-à-dire dans les États où leur monopole professionnel est le plus menacé) que le taux de pratique du pro bono est le plus élevé (Sandefur, 2007, p. 100).
II.2. Le pro bono expression des transformations
contemporaines du capitalisme
Si l’implantation du pro bono dans l’hexagone charrie avec elle une dimension de géopolitique des systèmes juridiques, cette dernière doit surtout permettre de révéler les différences dans le rapport au capitalisme en France et en Amérique du Nord. De part et d’autres, c’est non seulement la relation à la philanthropie qui n’est pas la même, mais aussi celle des professions à l’État. Du fait de la faiblesse de celui-ci du point de vue du welfare state, une place plus grande est laissée à l’initiative des groupes privés pour la gestion et la régulation des services publics. Cette configuration pousse les lawyers à agir parallèlement à l’État, par exemple en redistribuant leur richesse via le pro bono, qui peut, sous cet angle, être métaphoriquement compris comme une taxation en interne, entièrement gérée par les entreprises. Même en France, ce facteur n’est pas complètement absent :
En France, dès que l’on parle de pro bono, on nous renvoie à l’aide juridictionnelle. Mais ça n’a rien à voir ! Nos programmes pro bono sont beaucoup plus élaborés que ce que l’État propose avec l’aide juridictionnelle, et les sommes engagées ne sont pas du tout du même ordre. (entretien numéro 3, partner, homme, 58 ans)
204Le propos de cet enquêté est à mettre en balance avec le fait qu’en une décennie, l’aide juridictionnelle a quasiment doublé, passant de 189 à 306 millions d’euros entre 1998 et 2008, même si le nombre d’avocats et d’avocates qui la pratiquent ne cesse, lui, de diminuer. Il est aussi à mettre en balance avec le fait que, dans la branche parisienne du cabinet dont cet enquêté est l’un des associés, le pro bono renvoie à une ligne de dépenses de 150 000 euros dans un budget annuel de 54 millions. Dans un contexte toutefois marqué par le désengagement progressif de l’État en matière de services publics et de solidarité, les représentants de la profession n’oublient jamais de se rappeler au bon souvenir de la puissance publique. En 2009, le rapport Darrois a préconisé, dans cet esprit, une certaine rationalisation de l’aide juridictionnelle, tout en plaidant en faveur du recrutement, par les barreaux, d’avocats et d’avocates qui en seraient chargés sur fonds publics.
La diffusion du pro bono s’inscrit clairement dans la conjoncture d’un capitalisme qu’employeurs, pouvoirs publics et experts veulent de plus en plus éthique. Appliquée aux cabinets d’avocats, la responsabilité sociale des entreprises (RSE) comporte quatre éléments : la relation client, le fonctionnement du cabinet en interne (avec entre autres les conditions de travail et les possibilités de formation), l’environnement et le pro bono. Au niveau des relations externes, il est patent que la pratique de ce dernier a un impact positif sur le contact avec les clients, non seulement avec ceux qui bénéficient directement de l’activité mais aussi avec les clients qui paient, ces derniers étant très sensibles aux actions pro bono de leur avocat, sans doute parce que ces clients, qui sont souvent de grandes entreprises, sont eux aussi soumis aux obligations de la RSE :
Tout le monde va vous dire que les cabinets font du pro bono pour leur image de marque. Mais concrètement, qu’est-ce que cela veut dire ? Avec le pro bono, la confiance entre le client et l’avocat s’en trouve renforcée19. Les conditions de travail s’améliorent et il arrive d’ailleurs que le client vienne faire appel à nous pour participer à un projet pro bono qui lui est propre. (entretien numéro 7, middle associate, homme, 33 ans)
205Un associé de la firme B nous raconte également qu’au moment de la fusion qui a donné naissance à cette dernière, l’autre groupe impliqué dans la transaction est venu leur demander de détailler quelles étaient leurs actions en termes de pro bono. Il arrive même que les programmes en question soient mis en avant dans le cadre des pitches dans lesquels chaque cabinet essaie d’entrer pour sécuriser ses rentrées d’argent et les rendre régulières. Ces pitches sont des appels d’offres que les grands groupes passent tous les deux ou trois ans pour sélectionner les trois ou quatre law firms à qui elles vont confier leurs affaires juridiques à l’échelle mondiale. Souvent de culture anglo-protestante, ces acteurs partagent l’idée que les risques qui affectent les droits humains sont aussi des risques pour le climat des affaires, et se montrent aussi soucieux, en tout cas en apparence, du respect des minorités ethniques et sexuelles. Ainsi, en même temps qu’elle a embauché un nouveau responsable pro bono pour son secteur Europe, la firme B a aussi nommé un manager « in charge of diversity and inclusion ».
Comme cela a été rappelé, l’insistance sur un capitalisme d’entreprise responsable est contemporaine du reflux de l’intervention de l’État en France (et dans d’autres démocraties européennes) depuis une trentaine d’années. Dans le secteur juridique, cette évolution pousse parfois à se demander si les élites politico-administratives sont encore convaincues que la justice est d’essence régalienne, et même, plus généralement, à constater que les autorités publiques ont acté et cautionné la remise en question, par les institutions philanthropiques, du « monopole étatique de l’intérêt général » (Lambelet, 2012, p. 60). Il se trouve que ce compromis hybride entre secteur public et acteurs privés correspond à une évolution qu’on peut également repérer dans le droit et dans certaines caractéristiques du système judiciaire actuel. En effet, tandis que, dans la culture fortement libertaire qui prévaut aux États-Unis, le procès « se substitue en partie aux fonctions compensatrices de l’État-providence » (Jasanoff, 2013, p. 202), dans les hautes sphères du droit des affaires, le recours à la pratique de l’arbitrage illustre une tendance certaine vers la privatisation de la justice : comme l’écrit Yves Dezalay, « en choisissant leurs arbitres, en décidant de mettre entre parenthèses certaines règles de procédure ou de fond et en limitant la publicité des décisions, la clientèle de l’arbitrage ne se taille pas seulement une justice sur mesure, elle s’assure surtout que les juges qu’elle se donne ne feront pas prévaloir 206une logique purement juridique sur les préoccupations commerciales inhérentes à un conflit particulier » (Dezalay, 1992, p. 214). De façon plus générale, à Paris, où se trouvent réunis 60 % des avocats et des avocates de France, presque la moitié de la profession n’a absolument aucun contact avec les juridictions. Cela se retrouve dans les activités pro bono, au sujet desquelles les avocats interrogés sont unanimes : la règle, en France, est de limiter son action au conseil, et donc de ne pas entrer dans des actions contentieuses.
Le dernier élément d’analyse susceptible de rattacher la propagation du pro bono aux évolutions les plus récentes du capitalisme contemporain touche au primat de l’objectivité du chiffre, centrale dans l’évaluation de la performance (Salais, 2010). Dans son rapport annuel sur ses activités pro bono, la firme D met ainsi en avant ses 97 000 heures effectuées sur l’année 2014. Ces bilans comptables signalent bien que la politique du pro bono prend des airs de charité ostentatoire et qu’elle fait pleinement partie de l’activité économique des firmes : les cabinets d’avocats veulent faire savoir ce qu’ils font, car le pro bono n’épouse pas la logique du don anonyme. Au contraire, c’est un facteur qui entre en jeu dans le calcul pour la A-list, classement publié sur les law firms par The American Lawyer à partir d’une série d’indicateurs de performance et de qualité. The American Lawyer, média de référence pour l’information juridique aux États-Unis, a même mis au point un système de classement spécifique pour le pro bono (the Am Law Pro Bono Scorecard), et Vault.com, site qui fait autorité pour l’information sur les entreprises, en a fait autant. Soucieuse de suivre le mouvement, l’American Bar Association a mis en place un Pro Bono Measurement Criteria Subcommittee, chargé de réfléchir à la meilleure manière de mesurer les bénéfices et les retombées des activités pro bono. Dans ce cadre, chaque collaborateur d’une law firm qui accomplit ses 20 heures reçoit un macaron « Pro Bono Challenge ». Une telle évolution repose, on l’a dit, sur une facturation à l’heure. Elle révèle en outre les mutations connues par une profession qui, à ses débuts, ne facturait pas d’honoraires – en Grande-Bretagne, les barristers avaient dans leur robe une petite poche qu’ils faisaient traîner, et dans laquelle les personnes qu’ils défendaient étaient libres de verser ou non une obole. Au commencement de l’informatisation de la facturation, l’ancien bâtonnier du barreau de Versailles André Damien s’émouvait déjà que l’honoraire, calculé sur ordinateur selon la prestation fournie, 207soit « fixe, stable, précis comme une note de grand hôtel » (cité par Assier-Andrieu, 2011, p. 103).
Avec le pro bono, on est donc en présence d’une logique de gouvernement par les instruments (Lascoumes & Le Galès, 2005). Un associé de la firme D explique ainsi que le mécénat de compétences des collaborateurs et des collaboratrices entre dans ce qu’ils appellent « les heures de référence », ce qui peut englober, outre le travail facturable classique, les heures de formation, par exemple à l’égard des nouveaux entrants dans le cabinet. Ce même associé mentionne de surcroît le fait qu’à ses yeux, la comptabilisation des heures correspond, encore plus qu’à une rémunération, à « un mode d’évaluation des collaborateurs20 ». Une telle métrique du travail fait penser de très près à un slogan qui circulait dans les milieux réformateurs blairistes des années 1997-2001, lesquels ont été importants dans l’acculturation des structures de l’État britannique au New Public Management : « If you value it, you measure it21 ». Ainsi, même la pro bono manager de la firme A est tenue de reporter ses heures, alors qu’elle ne prend aucun dossier facturable – elle n’est pas inscrite au barreau et ne peut pas plaider – et se contente d’organiser la politique pro bono du cabinet à l’échelle européenne. Ce report des heures sert à des fins de communication, aussi bien interne qu’externe. Chaque fin d’année, dans la filiale parisienne de la firme C, un courriel qui liste l’ensemble des collaborateurs et collaboratrices ayant effectué leurs 20 heures de pro bono est ainsi envoyé à tous les avocats et à toutes les avocates ; à l’échelle de l’ensemble du groupe, un récapitulatif annuel qui fait ressortir le palmarès des filiales qui ont fait le plus de pro bono est également adressé à tout le monde.
Que ce soit en termes de communication ou d’émulation, le pro bono est donc clairement utilisé, dans l’univers des multinationales du droit, comme un outil de marketing. Autrement dit, il n’y a pas de mesure concrète de la « performance » de la pratique du pro bono du point de vue de ce qu’elle fait à l’accès au droit. L’évaluation de la performance se 208fait plutôt en fonction des objectifs fixés en termes de nombres d’heures, ce qui n’est qu’un étalon des moyens mis en œuvre. Cet instrument de mesure fonctionne comme une convention, peu ou mal interrogée, mais toujours très largement imitée dans des stratégies d’affichage et de réputation. L’argument, développé par le néoinstitutionnalisme, du mimétisme normatif reliant les entreprises d’un même champ organisationnel (Di Maggio & Powell, 1983), peut ici être mobilisé au sens où toutes les global law firms font du pro bono (ce qui est une autre manière de dire qu’au vu de la façon dont fonctionne le marché mondialisé du droit, il serait problématique, pour une multinationale et par rapport à ses concurrents, de ne pas en faire).
Conclusion
Les sociologues sont habitués à penser que le gratuit cache toujours quelque chose. On peut cependant, sans considération définitive sur l’utilité sociale du phénomène, trouver que l’invention du pro bono dans les multinationales du droit a quelque chose de prodigieux, au sens de bien trouvé. Nul doute qu’on peut voir là, dans l’équation possible entre morale et profit, une incarnation de la raison des affaires que promeuvent, dans les multinationales, les business ethicists. Mais en permettant d’enrichir les approches sur le mécénat en entreprise et les temporalités du travail, l’intérêt d’une enquête sur le pro bono est aussi de comprendre les ressorts profonds d’un capitalisme que, pour désamorcer sa critique, élites professionnelles et économiques travaillent à rendre de plus en plus éthique, de plus en plus vert, de plus en plus féministe (Pochic, 2017). Au demeurant, dans le cas du droit, le management de la vertu nous rappelle au statut particulier des juristes, c’est-à-dire à « la droiture de ceux qui disent le droit », qui est à la fois « l’un des fondements de l’effet que le droit exerce au dehors, et un effet que le droit exerce sur ceux qui exercent le droit, et qui, pour avoir le droit de dire le droit, doivent être “droits” » (Bourdieu, 1991, p. 97).
Alors que l’exigence de pro bono se répand de plus en plus dans le droit, y compris dans les facultés et dans les formations du barreau, 209il peut être risqué de croire qu’il n’y a pas de luttes sur la définition du pro bono aux États-Unis, dans le pays qui est le berceau de cette pratique, a fortiori à un moment où la forme organisationnelle qui l’a développée – la large law firm – s’y trouve contestée. Du point de vue « français », il ne fait néanmoins aucun doute que quand les États-uniens se lancent dans quelque chose, cela fait une énorme différence en termes de moyens investis. Nous voulons dire par là que l’on constate une institutionnalisation du pro bono plus forte aux États-Unis qu’en France : comme cela a été rappelé, avec une vaste majorité d’avocats travaillant dans des structures moyennes (20 à 50 salariés) et petites (moins de 10), lesquelles se réduisent parfois à une simple association de moyens (une imprimante en commun), la comparaison devient difficile à tenir par rapport aux multinationales du droit. Or l’on sait – l’exemple états-unien le montre bien – que plus un cabinet a un chiffre d’affaires élevé, plus il fait de pro bono. C’est même une condition pour que ce dernier fonctionne comme un dispositif d’action publique, c’est-à-dire comme un moyen de ponctionner de la richesse et de la redistribuer sans passer par l’État. En ce sens, le pro bono apparaît comme une façon pour les entreprises d’aider les riches à aider les pauvres. C’est dans cette exacte mesure que les professionnels du champ juridique peuvent prétendre continuer à se situer du côté de ce que le sociologue des mouvements sociaux Doug McAdam appelle les « helping professions » (McAdam, 1989, p. 746), alors que, dans le cas de l’élite du barreau officiant dans les multinationales du droit, ils se sont rangés aux côtés d’un capitalisme financier très peu enclin à alimenter les caisses de l’État social. Le pro bono, ce ne sont donc pas que des bonnes actions : c’est aussi, du point de vue anthropologique, avoir les principes de ses intérêts.
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1 Pour une discussion plus élaborée du sens de cette locution, voir, plus bas, dans la même page, l’encadré 1.
2 Nous mettons le terme entre guillemets, car, en France, les avocats travaillant dans les law firms n’ont pas le statut de salarié (avec la protection qui, du point de vue du droit du travail, en découle).
3 Sur la notion de « legal transplant », voir Bonichot & Morand-Deviller, 2010 ; Gaudemet, 1996 et Watson, 1974.
4 Si la comparaison entre la France et les États-Unis n’est ici qu’esquissée, nous en avons décrit plus en détail les tenants et les aboutissants dans un autre article (Bosvieux-Onyekwelu, 2018) auquel le lecteur pourra, en complément, se reporter.
5 Un seul article (Diener, 2015) a pour l’instant été publié en français sur le pro bono. Il est le fait d’une juriste qui est aujourd’hui chargée des questions de déontologie au sein du Barreau de Paris.
6 Une clearing house est une structure, assimilable à un intermédiaire de marché, qui met en relation l’offre (i.e. les cabinets) et la demande (les ONG et les associations) de pro bono. Cette mise en relation implique une adhésion du cabinet à la clearing house, moyennant une cotisation annuelle proportionnelle au chiffre d’affaires de ce dernier. En France, la principale clearing house s’appelle l’Alliance des avocats français pour les droits de l’Homme (AADH) ; en Europe, les deux acteurs majeurs du secteur sont Pilnet et The Public Interest Network. Eu égard à notre approche, qui cherche à corréler les résultats économiques des cabinets avec leur investissement dans le pro bono, il n’est par ailleurs pas anodin de constater que le terme de clearing house est emprunté au secteur de la finance (je remercie Benjamin Lemoine d’avoir attiré mon attention sur ce point).
7 Bien que les global law firms agissent et se vendent comme de véritables marques (à l’instar d’autres multinationales comme Coca-Cola ou Google), et bien qu’elles soient tout sauf silencieuses au sujet de leurs programmes pro bono, nous avons préféré anonymiser, pour des raisons de déontologie (à la fois sociologiques et émanant des enquêtés), les quatre structures sur lesquelles nous enquêtons principalement.
8 Expression reprise de l’introduction du dossier thématique (p. 16) dans lequel s’inscrit cet article.
9 Dans cette contribution, et sauf indication contraire, toutes les traductions de l’anglais vers le français sont les nôtres. Pour la traduction du statut (associate, of-counsel, partner) au sein du cabinet, nous laissons généralement le terme anglais par souci d’uniformisation, car les mots en question sont soit difficilement traduisibles (ainsi de « equity partner » ou « non equity partner »), soit n’ont pas, à notre connaissance, d’équivalent en français (« of-counsel », par exemple). Dans la hiérarchie des multinationales du droit, of-counsel est le statut intermédiaire entre collaborateur (associate) et associé (partner). Passer of-counsel lorsqu’on est collaborateur peut correspondre à une promotion, mais ce statut est aussi parfois une « voie de garage » pour des avocats et les avocates en qui les supérieurs hiérarchiques ne voient pas de futurs potentiels associés.
10 Sur la disposition des élèves des classes préparatoires en matière de rapport au temps, voir Darmon, 2015, notamment p. 133-186. Voir aussi les travaux que Sébastien Stenger consacre à l’« extreme hours culture » de ces « insecure overachievers » que sont les salariés des cabinets de conseil (Laillier & Stenger, 2017, par exemple).
11 L’expression en question est souvent revenue dans la bouche des enquêtés. Nous l’avons également entendue lors du Pro Bono Forum (un cycle de conférences international réunissant chaque année tous les acteurs du secteur), au cours d’un panel intitulé « Making the Most out of Pro Bono ».
12 Le flat fee s’apparente à un forfait : l’associé sait que, pour tel dossier, le client dispose par exemple d’un budget de 150 000 euros, et il s’arrange pour que la facturation ne dépasse pas ce montant. Une autre pratique, appelée « blended rate », consiste, dans les cas où le même dossier est confié à deux avocats dont l’un a un taux horaire de 300 euros et l’autre de 500 euros, de fixer l’honoraire au milieu, soit 400 euros.
13 Cet élément peut sembler a priori contradictoire avec le fait que, comme indiqué plus haut, le pro bono des multinationales implantées en France se restreint au conseil, mais on peut aussi considérer (c’est là une interprétation) que les avocats spécialisés en contentieux sont aussi ceux et celles qui, fréquentant les tribunaux de manière régulière, sont le plus sensibilisés aux problèmes d’accès au droit et aux ressources juridiques.
14 C’est dans cette dernière catégorie que s’inscrivent les heures pro bono. Ici, « non facturable » s’entend du point de vue du cabinet (la firme ne facture rien au bénéficiaire de la prestation, mais le collaborateur ou la collaboratrice a bien la faculté de faire figurer, dans une certaine limite, son travail pro bono dans ses heures de référence).
15 À l’intérieur des cabinets, le pro bono est aussi utilisé pour former les jeunes avocats et leur donner l’occasion de se faire la main sur des dossiers non-payants.
16 Un cabinet de niche est un cabinet qui est spécialisé dans un domaine particulier du droit, comme par exemple le droit de la famille ou le droit fiscal. Une telle spécialisation s’oppose à l’ambition intégratrice des global law firms, dont le but, en réunissant, au sein d’une même structure, des spécialités différentes, est de pouvoir proposer à leurs clients à la fois une offre globale sur tous les sujets et les montages les plus complexes et les plus techniques qui soient.
17 Récemment, un « equity partner » (ce qui correspond à la position la plus élevée et la plus enviée au sein d’un cabinet) avec qui nous faisions un entretien et à qui nous essayions de faire dire son salaire en demandant innocemment « Un associé, ça gagne combien ? 10 000 € par mois ? » nous répondait : « Oui, 10 000 plus un zéro ».
18 Introduite par une loi de 1972, l’aide judiciaire permet aux personnes à faible revenus de voir leurs frais de justice (avocat, huissier, expertise) pris en charge par l’État. Elle est à distinguer de la commission d’office, procédure par laquelle un avocat se porte volontaire auprès du barreau dont il dépend pour défendre des justiciables qui n’ont pas d’avocat. Dans les faits, cependant, les personnes qui bénéficient de la commission d’office sont aussi souvent les mêmes qui sont à l’aide juridictionnelle.
19 Dans la suite de cet entretien, le même enquêté me dira, en termes plus crus : « Le but avec le pro bono, c’est que les clients ne voient plus seulement les avocats comme des mecs qui viennent leur prendre leur fric ».
20 On pourrait ici tenter un parallèle avec le rôle des publications comme mesure de l’activité des enseignants-chercheurs. Récemment, Viewforth Consulting, un cabinet de conseils spécialisé dans l’enseignement supérieur et la recherche, est même allé jusqu’à chiffrer le « pro bono public engagement and knowledge exchange » des universitaires britanniques à 40 millions d’heures, ce qui, selon les calculs de ce cabinet, équivalait, pour l’année 2015-2016, à l’injection de 3,2 milliards dans l’économie du Royaume-Uni.
21 Littéralement : « Si vous attachez de l’importance à quelque chose, vous le mesurez ».
- CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN: 978-2-406-10053-9
- EAN: 9782406100539
- ISSN: 2555-039X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10053-9.p.0187
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-17-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Pro bono, lawyers, transnational law firms, sociology of work, economic sociology