Books review
- Publication type: Journal article
- Journal: Socio-économie du travail
2018 – 2, n° 4. La démocratie au travail : usages et catégories / Democracy at work: uses and categories - Authors: Petit (Héloïse), Méda (Dominique), Dallery (Thomas)
- Pages: 157 to 174
- Journal: Social Economy of Labor
L ’ institution du travail. Droit et salariat dans l ’ histoire, Claude Didry, La Dispute, 2016.
Héloïse Petit
CLERSE – UMR CNRS 8019
Université de Lille 1
Dans cet ouvrage, Claude Didry propose une nouvelle lecture de l’histoire sociale du salariat post-révolutionnaire. Il retrace plus de deux siècles d’histoire, en mettant constamment en perspective le droit et son usage. L’auteur s’appuie pour cela sur des travaux d’historiens, sociologues, juristes et parfois économistes, ainsi que sur ses propres recherches en sociologie du travail, alliant des méthodologies différentes (de l’étude de matériaux historiques à des analyses quantitatives ou qualitatives pour les périodes plus récentes). Dans une première partie (chapitres 1 et 2), Claude Didry nous invite à repenser radicalement l’histoire sociale du salariat au xixe. La seconde partie (chapitres 3 et 4) propose une lecture de la naissance du droit du travail et des conventions collectives comme vecteur d’émergence de collectifs de travail au niveau de l’établissement ou de l’entreprise. La dernière partie (chapitres 5 et 6) s’appuie sur ce rôle structurant donné à l’entreprise pour avancer une lecture des mutations du salariat depuis les années 1960. L’ouvrage constitue donc une chronologie de l’institution du salariat tout en posant au fur et à mesure les jalons d’une lecture originale de la relation salariale. Le dernier chapitre pose les enjeux de cette relecture historique, notamment au regard de la dynamique contemporaine du salariat. Dans cette note de lecture, je présenterai ces différentes parties successivement.
Le premier chapitre propose un nouveau regard, tout à fait stimulant, sur le monde ouvrier du xixe siècle. La chronologie s’ouvre sur la volonté révolutionnaire d’abolir toute trace de féodalisme ou de subordination dans les relations de travail. Il en découle la création d’un contrat de louage d’ouvrage dont l’objectif est bien de s’approcher du mythe de la « libre » contractualisation attaché à la figure du contrat de vente. Cette volonté libérale de sortie du modèle corporatiste s’est également traduite par les décrets d’Allarde et la loi Le Chapelier entravant toute forme 158d’organisation collective des ouvriers. L’histoire sociale retient classiquement de ce tournant l’émergence d’une phase de marchandisation du travail (Castel, 1995 ; Boissonnat, 1995). Il s’ensuit l’image d’une révolution industrielle bâtie sur l’exploitation ouvrière à grande échelle. Claude Didry nuance ce propos en démontrant que la période est celle d’une entre-exploitation ouvrière plutôt que d’une exploitation ouvrière par le patronat. Il s’appuie pour cela sur une analyse approfondie du Code civil et des jugements et activités prud’homales. Selon l’auteur, à force de prôner la liberté contractuelle de l’ouvrier, la Révolution aurait favorisé l’émergence d’un monde ouvrier constitué d’associés potentiels liés par des architectures complexes de contrats de louage d’ouvrage. Si le groupe des ouvriers reste soudé, c’est uniquement par son opposition au groupe des commerçants et par la référence à des règles d’usage communes (ancêtres des conventions collectives selon l’auteur) que l’on voit référencées dans les jugements prud’homaux. Claude Didry propose ensuite une analyse approfondie des canuts Lyonnais pour illustrer la construction d’une culture commune tissée sur un maillage de relations de sous-traitance en chaîne.
Le second chapitre poursuit cette grille d’analyse et propose une analyse critique de la multiplication des relations de louage d’ouvrage. Le cas des ouvrières à domicile, qui alimentent les rayons des grands magasins alors en développement, est particulièrement bien décrit. Poussé à l’extrême, le louage d’ouvrage ne laisse plus aucune indépendance ou liberté d’agir au preneur d’ordre. Ces cas extrêmes sont qualifiés de « marchandage » et interdits par décret dès 1848. Mais les principes législatifs mettent parfois longtemps à prendre forme et l’auteur montre que ce décret ne deviendra effectif que par un arrêt de 1901. Entre les deux, la révolution industrielle s’est bâtie sur la multiplication des relations de louage d’ouvrage. Claude Didry souligne alors qu’on est déjà dans le capitalisme sans que le contrat de travail, et par là le salariat, n’ait encore pris forme.
Le troisième chapitre, intitulé « La révolution du contrat de travail », est un des plus originaux de l’ouvrage. Il déconstruit la thèse d’un contrat de travail héritier du contrat de service (Cottereau, 2002), et avance l’idée d’un contrat construit dans la volonté d’une rationalisation juridique, rapportant à une seule forme contractuelle une multiplicité de relations. L’auteur étudie les forces centrifuges ayant contribué à l’émergence d’une forme unique de contrat de travail. Ces forces sont d’ordre intellectuel 159et institutionnel. D’un côté, l’émergence d’une nouvelle génération de députés socialistes (Jaurès, Millerand et Groussier notamment), les travaux de sociétés savantes (surtout la Société d’Études Législatives) ou d’intellectuels (Émile Durkheim notamment) contribuent à renouveler complètement la façon d’envisager les relations de travail. Du point de vue institutionnel, Claude Didry retrace évidemment la mise en place d’un Code du travail en 1910. Mais il souligne également le rôle du décret Millerand de 1899 sur les conditions des marchés publics dont l’impact en même temps que l’effectivité sont démultipliés par l’effort de guerre. L’auteur se focalise ensuite sur la législation sur la durée du travail de 1919 qui, contrairement aux lois précédentes, s’applique très largement (et non seulement aux femmes et aux enfants), y compris à des populations jusque là dominées par le tâcheronnat. À suivre l’auteur, c’est là le grand tournant dans l’institution d’un salariat, et ce pour trois raisons : le travail est défini par sa durée et non plus par son objet ou son fruit ; la rémunération au temps prend le pas sur une rémunération à la tâche et, socialement, le travail devient une activité délimitée, distincte des activités familiales ou de loisir.
Selon Claude Didry, la naissance du contrat de travail est la source d’une autre transformation fondamentale : l’inscription du salarié dans un collectif de travail. En même temps que le contrat de travail se diffuse comme forme d’emploi prépondérante, un certain nombre de règles et d’institutions se mettent en place en se calant sur le périmètre de cette forme d’emploi. Suivant l’auteur, on peut citer les prémices d’une protection sociale ou la constitution d’un tribunal de prud’hommes unifié à l’ensemble des salariés. Dans le quatrième chapitre, l’auteur développe plus avant l’analyse de l’émergence et le rôle croissant de collectifs intermédiaires. Il étudie tout d’abord les débuts d’un syndicalisme unifié avec la naissance de la CGT. Il détaille surtout ensuite le rôle pivot que prennent l’établissement et la branche comme lieux de construction de collectifs de travail, notamment lors de la mise en place de conventions collectives. La modification des structures productives en même temps que la dynamique du cadre juridique s’associent alors pour faire émerger une forme nouvelle d’institution du travail.
Le cinquième chapitre propose une relecture novatrice du passage de la période de l’après Seconde Guerre mondiale (les Trente Glorieuses) à la période récente. Claude Didry prend le contrepied des lectures focalisées sur 160le « tournant » constitué par les années 1970 en soulignant l’enracinement des transformations récentes dans la dynamique propre de nos très grandes entreprises, telle qu’engagée dès les années 1960. Deux lignes argumentaires sont développées. Dans un premier temps, l’auteur donne une place cruciale au général de Gaulle et aux prémices de la construction européenne dans l’émergence de « champions nationaux » (à l’appui de mouvements de fusions et acquisitions qui nous paraissent aujourd’hui si représentatifs de la période récente). C’est ainsi sous l’impulsion de l’État et dans un contexte d’ouverture de l’économie nationale, que la compétitivité est érigée comme but ultime des stratégies d’entreprises. Plutôt qu’un collectif de travail à organiser, voire à rationaliser, les salariés commencent à être considérés comme des ressources stratégiques à mobiliser. C’est bien dans cet esprit que l’auteur lit la mise en place des pratiques de participation ou d’information – consultation des salariés. En parallèle de ce tournant de la compétitivité, sur la même période, Claude Didry souligne l’émergence d’une nouvelle forme de chômage comme préfiguration d’une nouvelle forme d’emploi. La multiplication des restructurations comme dynamique normale du tissu productif induit un nouveau regard sur le chômage. Il devient un chômage structurel, d’accompagnement des mutations du tissu productif. Claude Didry lit alors l’institution d’un système d’indemnisation du chômage, des préretraites ou du droit à la formation professionnelle comme des contreparties nécessaires à l’accroissement d’un chômage dont on comprend qu’il sera présent en continu. Ces outils de reconversion des travailleurs ou de collectivisation de la gestion des sureffectifs peuvent alors être considérés comme un moyen indirect et complémentaire de soutenir nos « champions nationaux ».
Dans les dernières sections du chapitre, Claude Didry développe ce qui, selon lui, découle de la crise des années 1970. La cristallisation du CDI (contrat à durée indéterminée) en un contrat « rigide » est la conséquence de la fin de l’« équilibre d’emploi ». Les règles encadrant les ruptures de CDI et l’instauration des CDD (contrat à durée déterminée) et intérim comme contrats « atypiques » datent des années 1970 ; ils ne sont pas l’héritage des Trente Glorieuses mais bien une réaction face à la multiplication des vagues de licenciements. L’auteur s’attache également à souligner ici que les mobilités professionnelles n’ont pas augmenté ces dernières années, du moins pas pour tous, mais se seraient focalisées sur certains profils : les plus jeunes et les plus âgés. Comme le souligne 161Claude Didry, ces différents développements atténuent grandement la portée des thèses sur l’obsolescence de notre Code du travail, qu’elles soient portées par des juristes (Boissonat, 1995 ; Supiot, 1999) ou économistes (Blanchard et Tirole, 2003 ; Cahuc et Kramarz, 2005).
Le dernier chapitre offre un regard complémentaire sur les pratiques de restructurations d’entreprises. Claude Didry y développe une analyse des enjeux et moyens d’action des salariés face aux vagues de suppressions d’emploi. Les années 1960 voient émerger des luttes sociales d’un genre nouveau : les plans patronaux ne sont plus une fatalité à laquelle s’affronter mais une stratégie à critiquer. L’émergence d’un droit du licenciement collectif va dans ce sens en institutionnalisant la gestion collective des restructurations. Claude Didry recompose ici les nombreux apprentissages institutionnels auxquels a donné lieu la loi de 1993 précisant les conditions d’existence d’un « plan social ». Dans un dernier temps, ce chapitre souligne un point crucial des transformations récentes des structures productives face auquel l’apprentissage institutionnel achoppe pour l’instant à trouver des solutions : la perte de sens du niveau « établissement », et même « entreprise », comme espace de dialogue social (Petit et Thèvenot, 2006 ; Lyon-Caen et Urban, 2012). Ce dernier point souligne si nécessaire en quoi le cadre institutionnel du salariat est constamment sous tension, et doit le rester face aux transformations continues du tissu productif.
Le chapitre conclusif offre un retour sur le positionnement scientifique de l’auteur. Claude Didry précise les conclusions principales tirées de sa démarche à commencer par le rôle pivot de la naissance du contrat de travail et des débats qui l’ont accompagné comme élément fondateur du salariat. Lorsqu’il se traduit par la reconnaissance d’un lien individuel entre chaque travailleur et un unique employeur, ce contrat est également au cœur de la constitution d’un collectif de travail. L’auteur précise ensuite ce qu’il considère comme le défi central du salariat contemporain : l’identification de l’employeur. Si le contrat de travail permet encore (selon l’auteur) d’instituer le salarié, il n’est plus la réponse adéquate à l’identification de la finalité du travail : pour qui le salarié travaille-t-il ? Le chef d’établissement ? D’entreprise ? De groupe ? De donneur-d’ordre ? La recomposition du tissu productif et la diffusion d’enjeux financiers plutôt qu’industriels ont remodelé la demande de travail sans que les institutions n’en aient encore pris la mesure. Claude Didry propose alors quelques conjectures pour une sécurité sociale industrielle.
162À titre de conclusion, je préciserai ce qui me semble constituer les deux apports fondamentaux de cet ouvrage. Il permet tout d’abord d’établir une filiation entre le contrat de travail et le contrat de louage d’ouvrage quand il est plus classique de souligner la filiation avec le contrat de « louage de domestiques et ouvriers ». Ce nouvel angle de vue est permis par la méthode adoptée par l’auteur : se plonger dans les débats préalables et contemporains à l’instauration du contrat de travail. Ensuite, Claude Didry montre comment l’instauration du contrat de travail et des conventions collectives est le moment de l’instauration du caractère collectif de la relation de travail. Il en découle une focalisation sur le niveau de l’entreprise comme creuset des mutations du salariat. Si l’on remonte à la Révolution, on voit d’ailleurs que c’est bien la focalisation sur l’organisation de la production plutôt que sur la forme contractuelle qui permet à Claude Didry de souligner la filiation entre contrat de travail et contrat de louage. L’auteur sort d’une vision a-historique de l’entreprise pour faire des formes d’organisation du travail le fil rouge de sa lecture du salariat.
Depuis plusieurs décennies, l’histoire sociale du salariat a eu tendance à se figer dans les termes posés par Cottereau (2002), Castel (1995) ou Boissonnat (1995). Mais l’histoire est vivante et c’est ce que nous rappelle le travail de Claude Didry. Elle est et doit être constamment relue au regard des questionnements contemporains. Dans ce contexte, le livre de Claude Didry offre une relecture fort à propos puisqu’il adopte le prisme de l’entreprise et de ses reconfigurations dans un contexte où les configurations récentes du tissu productif mettent à mal le cadre institutionnel du travail. On peut toutefois introduire une distance avec les conclusions de l’auteur sur deux points : tout d’abord, on peut craindre que la référence prégnante au cadre juridique occulte une part des forces économiques et sociales en présence : celles qui ne se traduisent pas en droit. D’autre part, si l’auteur se positionne clairement par rapport à d’autres travaux dessinant des fresques du salariat (et d’abord ceux de Robert Castel et Jean Boissonnat), il aurait été intéressant que les différentes parties de l’ouvrage ouvrent davantage le regard sur les débats propres à chaque période. Au-delà de ces quelques limites, je terminerai en soulignant qu’en économie comme en sociologie, cet ouvrage fait date en ce sens qu’il est aujourd’hui une lecture indispensable pour quiconque s’intéresse à l’histoire du salariat.
163Références bibliographiques
Blanchard O., Tirole J., 2003, Protection de l’emploi et procédures de licenciement., Paris, La Documentation Française.
Boissonnat J., 1995, Le Travail dans vingt ans, Paris, Odile Jacob, La Documentation Française.
Cahuc P., Kramarz F., 2005, De la précarité à la mobilité : vers une sécurité sociale professionnelle, Paris, La Documentation Française.
Cottereau A., 2002, « Droit et bon droit. Un droit des ouvriers instauré puis évincé par le droit du travail (France, xixe siècle) », Annales Histoire, sciences Sociales, 57-6.
Castel R., 1995, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard.
Lyon-Caen A., Urban Q. (éd.), 2012, La crise de l’entreprise et sa représentation, Paris, Dalloz.
Petit H., Thèvenot N. (éd.), 2006, Les nouvelles frontières du travail subordonné, Paris, La Découverte.
Supiot A. (dir.), 1999, Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, Paris, Flammarion.
*
* *
Libérer le travail. Pourquoi la gauche s ’ en moque et pourquoi ça doit changer, Thomas Coutrot, Seuil, 2018.
Dominique Méda
IRISSO – UMR CNRS 7170
Université Paris-Dauphine/PSL
Voici un livre très important, écrit par un des meilleurs spécialistes de la question du travail en France. Il nous offre une réflexion puissante et précise sur les conditions de travail en France, leur importance pour la vie démocratique et sur la possibilité de transformer radicalement l’organisation du travail pour libérer le travail et l’entreprise.
164Une mise au point extrêmement précieuse
sur les conditions de travail
Le livre est clairement engagé et l’auteur défend une thèse nette : la gauche s’est trompée en acceptant de voir les mauvaises conditions de travail et la subordination compensées par des augmentations de salaire ou en pensant que le capitalisme pourrait être domestiqué grâce aux nationalisations et aux opérations de planification ou de redistribution. Car le travail n’est pas seulement un espace et un temps où l’on passe le plus clair de sa vie, c’est aussi une activité qui engage tout l’être humain et le marque profondément. Les conditions d’exercice du travail sont donc déterminantes. Or, elles sont très médiocres, notamment en France.
Thomas Coutrot, responsable depuis de longues années de la remarquable série des enquêtes « Conditions de travail » à la Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et Statistiques (DARES) au Ministère du Travail, est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de ces questions en France. Il rappelle d’abord les principaux résultats des différentes enquêtes (Conditions de travail françaises et européennes, Sumer1, Risques Psychosociaux et Conditions de travail…) : « le travail contribue au bien-être psychologique pour un actif sur trois, mais au mal-être pour plus de la moitié des personnes interrogées ». Thomas Coutrot voit dans ces résultats la conséquence de l’organisation et de la gouvernance néo-libérales du travail, mais aussi de l’oubli par la gauche de la prise en considération de l’activité de travail. Car sa principale thèse est celle-ci : travailler, c’est se confronter à la résistance du réel. Le travail vivant, c’est l’activité réelle de la personne au travail, qui demande une inventivité et une capacité d’innovation permanentes, bien au-delà du travail prescrit. Mais si le travail peut rendre heureux, il reste une souffrance pour beaucoup de salariés et même d’indépendants.
Une Étude inÉdite sur les liens
entre conditions d’exercice du travail et dÉmocratie
Quelles sont les conséquences de ces médiocres conditions de travail, et plus particulièrement de la diminution régulière de l’autonomie au travail ? Thomas Coutrot présente, dans le chapitre 9 de l’ouvrage, 165les résultats de l’étude empirique qu’il a consacrée aux liens entre conditions de travail et comportement électoral : l’autonomie au travail apparaît nettement plus faible là où le vote FN aux élections présidentielles de 2017 est élevé. Ainsi dans les communes où Marine Le Pen a eu les meilleurs scores le 7 mai 2017, 48 % des personnes en emploi disent que « leur travail consiste à répéter une même série de gestes ou d’opérations » mais seulement 31 % dans les communes qui ont le plus voté Emmanuel Macron ou François Fillon. « S’abstenir ou voter à l’extrême droite sont moins des protestations contre des conditions de travail et de vie délétères qu’une contamination de la passivité imposée au travail vers le champ civique » conclut Coutrot. Dès lors, les typologies construites à partir de l’enquête européenne sur les conditions de travail permettant de distinguer différentes formes d’organisation du travail, les unes « apprenantes » qui laissent une large place à l’autonomie et la prise de décision des travailleurs, les autres en « lean management » ou tayloriennes, qui les réduisent, sont particulièrement intéressantes à analyser. Où se sont-elles développées et sous quelles influences ?
Une réflexion passionnante sur la possibilité
de libérer le travail et l’entreprise
Dans certains pays – notamment les pays scandinaves – les organisations du travail « apprenantes » sont plus développées, les salariés ont plus d’autonomie, participent davantage aux décisions qui concernent leur travail, sont plus consultés lors de changements. C’est là que l’approche sociotechnique a laissé des traces durables, et qu’ont notamment été expérimentées les équipes autonomes au cours des années 1970. Si le patronat français est très vite parvenu à freiner l’implantation des organisations apprenantes, le pouvoir et l’implication des syndicats dans les questions d’organisation du travail sont parvenus, dans les pays scandinaves, à modifier en profondeur le processus de décision sur ces questions, même si, là aussi, le tournant néo-libéral a fait son œuvre.
Quel espoir y a-t-il dès lors, aujourd’hui, de transformer durablement l’organisation du travail ? Faut-il céder à la mode de l’entreprise libérée ? Non, répond Thomas Coutrot en rappelant les critiques qui ont accompagné le déploiement de cette mode managériale et ses fortes limites. En 166revanche, les travaux de Frédéric Laloux2 et de Brian J. Robertson3, deux promoteurs de nouvelles formes d’organisation du travail, semblent, à ses yeux, de nature à aider à penser un modèle d’entreprise post-hiérarchique, autogouverné ou holacratique, susceptible d’apporter un début de réponse à la question de savoir comment faire reculer la division entre conception et exécution du travail, division que même les adeptes des coopératives ne sont pas parvenus à formuler. Coutrot dessine alors les linéaments de l’entreprise auto-gouvernée comme « commun productif » permettant de penser la liberté du travail dans des organisations de toutes tailles, qui lui semblent totalement congruents avec les principes de conception permettant la gestion durable d’une ressource, exposés par Elinor Ostrom.
Il ne reste plus qu’à introduire ces principes dans le monde d’aujourd’hui, où domine notamment la théorie de la valeur pour l’actionnaire et la subordination du travail. Comment faire ? C’est là que Thomas Coutrot fait intervenir Moishe Postone4 et sa thèse (inspirée bien sûr de Marx) de la double face du travail, valeur d’usage et valeur d’échange, qui permet de comprendre le phénomène de l’aliénation des travailleurs mais qui occulte, selon Coutrot, la question de la subordination. Il ne faut pas seulement s’abstraire de la loi de la valeur mais plus généralement du travail abstrait. Thomas Coutrot voit dans le déploiement du travail collaboratif et l’éthique du care, mais aussi dans la gouvernance démocratique de l’entreprise et le recul de la subordination, les moyens de sortir du piège de la domination du travail mort sur le travail vivant. Plus généralement, le « délibéralisme » proposé par l’auteur suppose l’instauration d’une coopération commerciale internationale au lieu du libre-échange, la fermeture des marchés internationaux de capitaux et la relocalisation sélective des productions. Le salaire à vie proposé par Bernard Friot constitue une des conditions permettant de rendre cette organisation viable.
Quand, comment, pourquoi ?
Le projet proposé par Thomas Coutrot est séduisant, cohérent et fait écho à plusieurs autres travaux proposés par plusieurs chercheurs ces 167dernières années. Comme ceux-ci, il échoue néanmoins à dessiner les étapes et les conditions précises de sa mise en réalisation, tant il est éloigné du contexte contemporain (que l’on pense aux décisions commerciales prises par Trump) et des mesures récentes prises par le gouvernement français, qui vont à l’encontre de toutes ces propositions. Le point central me paraît être, de ce point de vue, la révolution que représenterait pour les syndicats français la décision de s’emparer des questions d’organisation du travail, d’une part, et d’en faire, avec d’autres syndicats (et aussi pourquoi pas la Confédération Européenne des Syndicats et la Confédération Syndicale Internationale) un point central de revendication et d’action. Plus précisément encore, il me semble que l’idée développée en Suède en 1976 dans la loi sur la codétermination, imposant à l’employeur de négocier avec les syndicats les changements organisationnels qui affectent les conditions de travail ou les termes de l’emploi, et réitérée dans le projet du syndicat de la presse, Utopia, décrivant en détail ce que les syndicats doivent exiger lors de l’introduction de nouvelles technologies ou de changements organisationnels dans les journaux, dessine une voie praticable et riche. Au moment où l’on écrit cet article, la loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) est en discussion à l’Assemblée nationale et propose des modifications tout à fait minimes de ce point de vue. Une autre voie que n’ouvre pas Thomas Coutrot est celle qui consisterait à proposer une nouvelle comptabilité d’entreprise, à l’instar de celle proposée par Jacques Richard par exemple (Comptabilité Adaptée au renouvellement de l’Environnement) et qui s’accompagnerait nécessairement d’une remise en cause de la théorie de la valeur pour l’actionnaire.
Enfin, si le salaire à vie paraît diablement compliqué à mettre en œuvre, une dernière interrogation porte sur l’idée générale du travail que défend Thomas Coutrot : dans certains cas source de souffrance, mais en soi, pleinement épanouissant. C’est là qu’à mon avis s’ouvre une série de questions que j’avais contribué à poser en 1995 en rappelant que l’idée du travail pleinement épanouissant n’est peut-être, après tout, qu’un mythe. Un mythe certes utile, un mythe en partie conforté par Marx (« Supposons que nous produisions comme des êtres humains… nos productions seraient autant de miroirs tendus l’un vers l’autre… »), mais un mythe peut-être finalement trop embarrassant. Autrement dit, et contrairement à ce que suggère Thomas Coutrot, ce n’est pas parce 168que le chômage constitue une insupportable souffrance que le travail est, en soi, un bonheur. Encore faut-il que ce travail soit de qualité – ce que Coutrot ne nie pas –, qu’il n’occupe pas toute la place mais laisse à d’autres activités la possibilité de se développer, bref qu’il n’épuise pas la gamme diversifiée des activités humaines. C’est d’ailleurs bien ce que suggérait Postone lorsqu’il défendait l’idée d’un Marx pour lequel, dans la société post-capitaliste, le travail ne serait plus central.
*
* *
L ’ impact de la financiarisation sur les entreprises, et plus particulièrement, sur les relations de travail, Olivier Favereau, Rapport pour le Bureau International du Travail, Genève, 2016.
Thomas Dallery
CLERSE – UMR CNRS 8019
Université du Littoral Côte d’Opale
Au sein des grandes institutions internationales, le Bureau International du Travail (BIT) détonne. Les analyses économiques qu’il produit sont souvent à contre-courant de ce que produisent la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International (FMI) ou l’Organisation pour la Coopération et le Développement Économique (OCDE). Au lieu de reprendre à son compte les traditionnelles rengaines de l’orthodoxie économique, le BIT donne régulièrement la parole à des thèses hétérodoxes qui ne se satisfont pas du monde tel qu’il va.
Le rapport d’Olivier Favereau se situe bien dans cette veine. Dans une démarche ambitieuse, il se propose d’articuler trois temps de réflexion, tous aussi intéressants les uns que les autres. Dans un premier temps, il dresse un bilan rétrospectif de l’évolution de nos économies depuis les années 1970. Il s’agit notamment de montrer quels sont les faits stylisés de ce qu’on appellera la financiarisation, mais aussi de voir comment ont évolué les entreprises et les relations de travail. Reconnaissons d’emblée qu’il y aurait là matière à constituer un ouvrage entier avec 169ce seul premier travail ! Dans un deuxième temps, le rapport d’Olivier Favereau s’engage dans une démarche analytique consistant à mettre en évidence les relations entre le phénomène de financiarisation d’une part, et les transformations de l’entreprise et du travail d’autre part. Avec cette analyse, Olivier Favereau s’efforce de réunir des recherches qui sont traditionnellement séparées : s’il existe des analyses de la financiarisation d’un côté et des analyses de l’évolution des relations de travail d’un autre côté, il est rare que ces deux littératures dialoguent. L’un des apports essentiels du rapport du BIT est de montrer, à l’aide des outils de l’économie des conventions, comment la financiarisation a structuré une nouvelle norme de gestion des entreprises et, plus globalement, une nouvelle norme de la relation de travail. Olivier Favereau ne se contente pas de nous dire d’où nous venons et pourquoi nous en sommes là, mais il s’essaie même, dans un troisième temps, à envisager l’avenir. La démarche prospective s’appuie cette fois sur plusieurs scenarii proposant chacun son lot de solutions pour enrayer les dynamiques les plus néfastes de la financiarisation.
D’ailleurs, la financiarisation, qu’est-ce que c’est au juste ? Il est de coutume parmi les économistes de poser simplement l’idée que la financiarisation désigne la place croissante prise par la finance dans le fonctionnement de nos économies. La financiarisation peut donc avoir des effets à la fois au niveau macroéconomique, mais aussi au niveau microéconomique : sous son emprise, la dynamique de la croissance et de l’emploi est modifiée, mais la gouvernance des entreprises et l’exercice concret du travail dans l’entreprise le sont aussi. Dans la première moitié du rapport, Olivier Favereau recense les conséquences de la financiarisation sur ces deux niveaux. Mais si les conséquences macroéconomiques de la financiarisation sont évoquées, elles sont plus listées que décortiquées en profondeur. Les faits stylisés relatifs à la financiarisation déroulent un scénario bien connu : la finance a été dérégulée dans les différents pays entre les années 1970 et 1980 ; les activités financières ont profité de la variabilité nouvelle des taux d’intérêt et des taux de change pour prendre leur essor ; les pouvoirs publics se sont mis dans les mains de la finance en généralisant le financement de marché de la dette publique ; l’unification des marchés s’organise pour permettre d’acheter et de vendre à tout moment tout type d’actif, ce qui induit un raccourcissement de l’horizon de placement ; la finance 170en vient à tourner sur elle-même, sans ne plus s’intéresser à l’économie réelle que lorsqu’il s’agit d’y prélever le maximum de ressources, par exemple sous la forme des rachats d’actions… Dans la liste des différents faits stylisés, il est dommage que certains révèlent les effets de la financiarisation, là où d’autres mettent davantage en lumière les causes du phénomène. C’est peut-être là le regret principal que l’on peut avoir vis-à-vis de cette première partie du rapport : qu’il ne s’étende pas suffisamment sur ces causes institutionnelles, ces réformes politiques qui ont provoqué le mouvement de financiarisation. Le point de départ, c’est que la finance a été dérégulée par des acteurs politiques (Reagan aux États-Unis, Thatcher au Royaume-Uni, Bérégovoy en France). La place manquait sûrement pour une telle analyse dans le rapport, mais il aurait été intéressant d’avoir une discussion des arguments avancés par les partisans de la dérégulation financière. Qu’en attendaient-ils réellement comme avantages ? Avaient-ils conscience qu’ils mettaient le politique dans la main des marchés financiers ? Certaines des réponses peuvent se trouver, dans le cas français, dans l’ouvrage de Benjamin Lemoine5 qui étudie justement la mise en marché de la dette publique, l’une des modalités de la financiarisation.
Si le rapport d’Olivier Favereau se veut une analyse globale de la financiarisation et de ses effets, le cœur de l’étude porte sur l’entreprise. Il s’agit notamment de voir comment elle a subi ce que l’auteur appelle une « grande déformation » dans ses deux piliers juridiques que sont le contrat de société d’une part, et le contrat de travail d’autre part. Pour étayer son affirmation, Olivier Favereau procède à nouveau à l’identification de faits stylisés recouvrant les évolutions des entreprises et des relations de travail. L’autonomie des managers vis-à-vis de la finance a été réduite par la mise en place de dispositifs incitatifs alignant l’intérêt des managers sur celui des actionnaires. Dans le même temps, les salariés se sont vus davantage flexibilisés et précarisés par le développement de nouvelles normes de gestion de l’emploi (développement des contrats atypiques, individualisation des rémunérations, facilitation des licenciements…), au point que ce sont finalement eux qui portent le risque inhérent à l’entreprise. La souffrance au travail, la montée des inégalités, l’éclatement des chaînes de valeur au niveau international ou la moindre capacité des 171États-nations à contrôler leur conjoncture économique sont aussi évoquées par Olivier Favereau comme des faits stylisés décrivant l’évolution des entreprises et des relations de travail.
Si, à ce stade du rapport, la causalité n’est pas encore avancée par l’auteur, la juxtaposition des faits stylisés de la financiarisation d’un côté, et des faits stylisés de l’évolution des entreprises et des relations de travail d’un autre côté produit déjà un certain effet. La deuxième partie du rapport développe l’argument selon lequel cette « grande déformation » des entreprises et cette perte de sens du travail peuvent être ajoutées directement au passif de la financiarisation. Pour ce faire, Olivier Favereau mobilise ce qui était resté trop largement dans l’ombre dans la première partie du rapport : les justifications théoriques d’une part, et les dispositifs pratiques d’autre part, qui ont permis d’opérer l’ensemble de ces changements. La financiarisation de l’entreprise s’est en effet imposée parce qu’elle disposait d’une légitimité inspirée par les théoriciens de l’agence : l’entreprise appartiendrait à ses actionnaires, et les managers seraient donc les mandataires d’une relation contractuelle dans laquelle les actionnaires seraient les mandants. Ou, pour le dire sans le jargon de cette théorie : les managers doivent obéir aux actionnaires car ce sont eux les propriétaires de l’entreprise. Cette thèse, incarnée par Milton Friedman, s’est imposée dans les années 1970. Il convient ensuite de mettre en place des institutions qui permettront aux actionnaires de faire en sorte que les managers ne profitent pas de leur position à la direction des entreprises pour détourner à leur profit une richesse qui devrait normalement revenir aux actionnaires : on crée ainsi les principes de la gouvernance actionnariale pour établir, sur une base morale, que l’entreprise doit être dirigée dans l’intérêt des actionnaires, car ce sont eux les propriétaires de l’entreprise. Pour que son pouvoir de justification soit complet, il faut aussi être en mesure de légitimer cette gouvernance sur la base de l’efficacité. C’est ce à quoi s’attèle la thèse de l’efficience des marchés : plus les marchés financiers auront de place dans l’économie, meilleure sera l’allocation des ressources. La boucle est donc bouclée dans l’ordre des idées : les principes de bonne gouvernance s’allient à la thèse de l’efficience des marchés financiers pour justifier une ouverture toujours plus grande des marchés et une soumission toujours plus poussée des entreprises aux intérêts actionnariaux. Sauf que, comme le rappelle justement Olivier Favereau, le droit de propriété des actionnaires 172sur l’entreprise n’existe pas, tout simplement parce que l’entreprise n’a pas d’existence en droit (au contraire de la société). Les théoriciens de l’agence ont donc créé une idée puissante, mais non-pertinente. C’est ce qu’Olivier Favereau appelle « la déformation du contrat de société ».
Mais, au-delà de la force des idées, le rapport d’Olivier Favereau souligne aussi que la financiarisation a été rendue possible par l’utilisation de dispositifs pratiques. La financiarisation s’est accompagnée d’une frénésie de pratiques d’évaluation, ce qui permet de gouverner par les nombres. Le collectif de travail s’en retrouve fractionné à la fois dans le temps et dans l’espace : dans le temps, car la performance permet de justifier d’interrompre les relations de travail ; dans l’espace car les mesures sont individualisées, ce qui fragilise les collectifs. Parmi les dispositifs concrets d’évaluation systématique, la comptabilité à la « juste valeur » se range en bonne place. Mais d’autres outils sont au service de l’obsession de l’évaluation, avec des effets qui se font sentir dans l’exercice du travail lui-même : « Le principal chaînon entre la financiarisation et les relations de travail est donc une nouvelle modalité de gestion du travail salarié en entreprise, centrée sur le couple reporting[…] / gestion par objectifs […] » (p. 51). Concrètement, les salariés se voient assignés des objectifs quantitatifs ex ante (objectifs quantitatifs qui peuvent conduire à une déshumanisation du contenu du travail), et la direction des organisations s’assure de la réalisation de ces objectifs par la mise en place d’un reporting pour suivre l’évolution des performances quantitatives des salariés. Le chiffre se pose sur les relations humaines dans l’entreprise, que ce soit au niveau de la conception des tâches à réaliser ou des évaluations a posteriori. Surfant sur l’air du temps des années 1980-1990, les salariés se voient en outre incités à faire preuve d’autonomie, d’esprit d’innovation et de créativité pour atteindre ces objectifs chiffrés. Les cadres intermédiaires sont alors piégés dans cette situation inconfortable où ils reçoivent les exigences de rentabilité de leur direction qui ne fait que relayer les desiderata des actionnaires, tout en étant confrontés à la nécessité d’imposer à leurs subordonnés ces objectifs reçus d’en haut. Pour les plus lucides d’entre eux, les cadres intermédiaires sont donc aux premières loges de l’absurdité du système imposé par la financiarisation dans l’entreprise : des objectifs sans cesse revus à la hausse, un contenu du travail de plus en plus dénaturé. Pour les plus loyaux d’entre eux, c’est l’épuisement professionnel qui guette. 173Alors qu’on leur vendait les idéaux d’autonomie et d’inventivité, il n’est pas étonnant dès lors qu’il s’agisse de l’une des fonctions les plus touchées par le désenchantement au travail… En résumé, Olivier Favereau propose ce qu’il appelle une fractale du néo-libéralisme : « de même que l’économie réelle est gouvernée par la finance et que l’organisation économique complexe qu’est l’entreprise est gouvernée par la “société de capitaux”, de même la personne humaine est gouvernée par l’homo oeconomicus » (p. 62). La financiarisation a bouleversé et le fonctionnement macroéconomique, et le fonctionnement des entreprises, mais aussi le fonctionnement des individus dans leur rapport au travail : si on résume le schéma, on pourrait dire simplement que le salarié est gouverné par les impératifs des marchés financiers, et que la financiarisation contribue à modifier l’individu lui-même, en cherchant à le modeler selon les besoins du système financier. C’est ici une prise de conscience vertigineuse que nous offre le rapport du BIT : et si la promotion du salarié adaptable et innovant n’était que la projection sur l’individu de l’univers des marchés financiers qui valorisent toujours la liquidité et la nouveauté ?
Au sortir de ce deuxième temps du rapport, Olivier Favereau esquisse un troisième mouvement, nécessairement moins abouti que les précédents puisqu’il s’agit de dessiner des perspectives sur le futur du capitalisme. Pour qui voudrait changer la course du système, la tâche s’annonce ardue, étant donné que « nous avons affaire désormais, avec la financiarisation, à un régime on ne peut plus solidement installé aux niveaux simultanément macro-économique, managérial, et anthropologique » (p. 65). Mais Olivier Favereau s’attaque à ce qu’il identifie comme le point faible du système : sa conception de l’entreprise. En particulier, il pense que le droit peut permettre de modifier le statut de la société, donc de l’entreprise, donc la dynamique de l’ensemble du système. Concrètement, la voie proposée est celle de la généralisation d’une codétermination qui redonnerait une place au travail dans la direction des entreprises. C’est ensuite de cette première conquête que découleraient les autres (reprise en main par la politique des marchés financiers notamment). On peut regretter que ce scenario de sortie de la financiarisation par une forme de socialisation de l’entreprise ne soit pas plus étoffé. Mais, comme le reconnaît l’auteur, il ne cherche qu’à fixer « une procédure » et laisse le soin aux acteurs de déterminer le contenu de ce scenario. Parmi les 174récentes préconisations du rapport Notat-Sénard6, certaines vont dans le sens désiré par Olivier Favereau. Ce mouvement ne nous mène sûrement pas assez loin, mais il va au moins dans la bonne direction, ce qui n’est pas fréquent ces temps-ci… En effet, comme le notait Polanyi en son temps, des sociétés ne peuvent tolérer longtemps de confier au Marché le soin de régir les trois marchandises fictives que sont le travail, la terre et la monnaie. Le risque, c’est de produire des réactions violentes des sociétés. Les expériences totalitaires des années 1930 étaient des reprises en mains brutales par un politique investissant l’ensemble des sphères de la société pour inverser cette tendance à la marchandisation des débuts du XXème siècle. Passées les Trente Glorieuses qui ont été une période de démarchandisation, nous sommes entrés depuis les années 1970 dans un nouveau mouvement de marchandisation. Si, plutôt que de céder au pessimisme ambiant, Olivier Favereau préfère laisser entrevoir dans ses scenarii prospectifs des sorties par le haut de la financiarisation, n’oublions pas que le scenario du pire n’est pas écarté, comme le montre le retour de certaines tentations totalitaires.
Pour conclure, il nous faut remercier Olivier Favereau d’avoir produit un tel rapport. Non seulement il donne à voir une analyse complète du processus de financiarisation, mais il s’efforce toujours de conserver l’approche la plus pédagogique possible, réservant aux spécialistes le soin d’approfondir ses analyses en consultant les nombreuses références distillées au fil du texte, sans pour autant sacrifier à la finesse des raisonnements. La synthèse qui conclut le rapport (p. 69-72) vaut à elle seule le détour pour quiconque souhaiterait comprendre les enjeux de la financiarisation. On ressort de la lecture de ce rapport du BIT avec un sentiment mélangé : attristé d’avoir vu défiler le récit implacable de quarante années de « grande déformation » du système économique ; enrichi par les analyses pleines d’érudition d’Olivier Favereau ; combattif à l’idée des luttes qui attendent ceux qui souhaitent sortir de la financiarisation.
1 Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels.
2 Frédéric Laloux, 2015, Reinventing Organizations. Vers des communautés de travail inspirées, Diateino.
3 Brian J. Robertson, 2016, La révolution Holacracy. Le système de management des entreprises performantes, Alisio.
4 Moishe Postone, 2009, Temps, travail et domination sociale, Éditions Mille et une nuits.
5 Lemoine, B. 2016, L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris, La Découverte.
6 Notat, N. et Sénard, J. D., 2018, L’entreprise, objet d’intérêt collectif, Rapport aux Ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Économie et des Finances, du Travail.
- CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN: 978-2-406-08857-8
- EAN: 9782406088578
- ISSN: 2555-039X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08857-8.p.0157
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-11-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French