Discontinuity in employment and unemployment insurance Special issue introduction
- Publication type: Journal article
- Journal: Socio-économie du travail
2018 – 1, n° 3. Discontinuités de l’emploi et indemnisation du chômage / Discontinuity in employment and unemployment insurance - Authors: Grégoire (Mathieu), Guergoat-Larivière (Mathilde), Vivés (Claire)
- Pages: 15 to 30
- Journal: Social Economy of Labor
Introduction générale
Discontinuités de l’emploi
et indemnisation du chômage1
Mathieu Grégoire
Mathilde Guergoat-Larivière
Claire Vivés
Si le CDI demeure la norme d’emploi hégémonique en France (Didry, 2016) depuis sa mise en place au début des années 19802, la part des emplois atypiques (CDD, intérim, apprentissage) dans l’emploi salarié a cru jusqu’au début des années 2000. L’objet de ce numéro spécial – comme de cette introduction – n’est pas d’analyser en détail ce mouvement d’expansion de l’emploi discontinu qui est fort bien documenté par ailleurs (Conseil d’Orientation pour l’Emploi, 2014, Picart, 2014). Il s’agit plutôt d’interroger les transformations de l’indemnisation du chômage dans ce contexte de montée en puissance de l’emploi discontinu.
Il convient néanmoins de rappeler, à grands traits, la chronologie de cette expansion de l’emploi discontinu. La hausse de la part des emplois dits atypiques a été surtout importante dans les années 1980 puis dans les années 1990 avec l’essor des CDD et du travail temporaire3. Dans 16un second temps, alors que la part de ces emplois se stabilise dans les années 2000, c’est un double phénomène de raccourcissement des durées des contrats et d’augmentation des taux de rotation de la main-d’œuvre qui est à l’œuvre et qui explique qu’entre 2000 et 2012, la part des contrats temporaires (intérim et CDD) dans les embauches ait fortement augmenté tandis que leur durée moyenne baissait (Picart, 2014). Ces deux mouvements successifs (développement puis raccourcissement des « contrats courts ») s’opèrent dans un contexte économique et juridique commun marqué par un niveau de chômage important, un enracinement du chômage de longue durée et de nombreuses transformations des régulations du marché du travail.
Si du point de vue du marché du travail dans son ensemble, le CDI et plus généralement l’emploi stable demeurent la norme, les « formes atypiques » de chômage et d’indemnisation ont connu une croissance très forte, comme en témoignent les évolutions de l’activité réduite. Depuis 1996, le nombre de demandeurs d’emploi dits « en activité réduite » enregistrés dans les catégories B et C de Pôle Emploi (i.e. ayant exercé une activité réduite de moins ou plus de 78 heures au cours du mois) a été multiplié par trois. Alors que les catégories B et C comptaient environ 595 930 personnes début 1996, elles en comptent 1 956 830 en février 2017. Pour rappel, il y avait 3 255 500 chômeurs en catégorie A en janvier 1995 alors qu’ils étaient 3 617 880 en février 2017. Autrement dit, la part des chômeurs de catégories B et C parmi les chômeurs de catégories A, B et C est passée de 15 % début 1996 à 35 % en février 2017. Cette situation hybride entre emploi et chômage où les personnes sont inscrites comme demandeurs d’emploi et travaillent au cours du mois est devenue au cours des vingt dernières années un phénomène majeur du marché du travail.
De ce fait, la représentation commune d’une assurance chômage versant un revenu de remplacement pendant une période de chômage complet à un salarié ayant perdu son emploi en CDI à temps plein correspond de moins en moins à la réalité. D’après les données de l’Unedic (Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce), en 2017, 47 % des chômeurs indemnisés sont au chômage après la fin d’un CDD (37 %) ou d’une mission d’intérim (10 %). Par ailleurs, près de la moitié des allocataires (indemnisés ou non) travaillent, ne serait-ce que quelques heures dans le mois considéré (Unedic, 2017).
17Dans ce contexte, l’assurance chômage – dont l’une des logiques essentielles a été historiquement d’assurer un « salaire de remplacement » – est confrontée à des configurations de chômage pour lesquelles elle n’a pas été pensée. Le principe fondateur du régime d’assurance chômage français est en effet d’indemniser le « chômage total », c’est-à-dire que l’indemnisation vient se substituer au salaire lorsque l’emploi prend fin. Initialement, pour un mois donné, il est impossible de percevoir un salaire et d’être indemnisé. Dans ce cadre, comment indemniser des chômeurs qui connaissent une succession intermittente d’emplois entrecoupée de périodes interstitielles de non-emploi à une échelle temporelle très courte et souvent inférieure au mois ? N’y a-t-il pas nécessairement glissement d’une logique de « revenu de remplacement » à une logique de « revenu de complément » ? Ne franchit-on pas ce faisant une ligne jaune pour les tenants d’une logique assurantielle ? Peut-on pourtant concevoir une logique de « remplacement » quand les salariés alternent des périodes très brèves d’emploi et de chômage qui rendent très incertaine la référence au salaire à remplacer ?
Les fondements de l’assurance chômage semblent ainsi se trouver en porte-à-faux avec la montée en puissance de l’emploi discontinu. Pourtant si cet essor de l’intermittence de l’emploi au sein du régime général est un phénomène relativement récent, il n’est pas sans précédent. L’intérim a donné lieu à un ensemble de règles d’indemnisation spécifiques depuis le début des années 1960 (l’annexe 4 de la convention d’assurance chômage). Surtout, dans le secteur du spectacle vivant, de l’audiovisuel et du cinéma, l’intermittence de l’emploi – le recours constant à des contrats courts ou le paiement au cachet – est une réalité très ancienne. Elle l’est d’ailleurs à ce point que le législateur a entériné cette situation de fait en faisant du CDD la norme dans ce secteur au nom de « l’usage ». De même, l’indemnisation des périodes interstitielles de non-emploi pour ces salariés remonte à la convention Unedic de 1979 dans le cadre des annexes 8 et 10 de l’Unedic (dont la mise en place remonte formellement à 1964 et 1967) (Grégoire, 2013).
Parallèlement, des règles d’indemnisation de l’activité réduite ont été introduites et adaptées. Dérogatoires de 1962 à 1983, ces règles sont depuis inscrites dans le droit commun de l’assurance chômage. Entre 1983 et 2014, les représentants syndicaux et patronaux, qui négocient les conventions d’assurance chômage, ont modifié à onze 18reprises4 ces règles encadrant les modalités de cumul entre revenu du travail et allocation afin de renforcer leur dimension incitative. Mais le principe qui régit le cumul est resté le même (Vivés, 2018). Il consiste à verser à l’allocataire un pourcentage de l’allocation qu’il percevrait s’il n’avait pas repris d’emploi. Ce pourcentage est calculé en fonction de trois seuils : un seuil horaire, un seuil en rémunération et un seuil de durée. Le seuil horaire définit la limite au-delà de laquelle l’activité n’est pas considérée comme réduite. Pour renforcer les incitations à reprendre une activité en augmentant les possibilités de cumul, le seuil a été dans l’ensemble rehaussé jusqu’à être supprimé en 2014. Il est couplé avec le seuil en rémunération (qui est un pourcentage du salaire journalier de référence) : lorsque l’allocataire perçoit en paiement de l’activité exercée un revenu trop proche de son ancien salaire, il n’est pas indemnisé. Plus le seuil est haut, plus les situations indemnisées sont nombreuses. Pour renforcer l’incitation à exercer une activité réduite, il a également été relevé pour être fixé à 70 % en 1997. Le troisième seuil est la fixation d’une limite à la période de cumul autorisé. Pour inciter à l’exercice d’une activité réduite, la tendance générale a été de repousser le seuil jusqu’à le faire disparaître en 2014.
Si les régimes d’indemnisation des intérimaires et des intermittents peuvent apparaître comme des précédents historiques et comme des laboratoires possibles de l’indemnisation de l’emploi discontinu, ils fonctionnent surtout pour les gestionnaires de l’assurance chômage (le CNPF puis le MEDEF d’un côté, la CGT-FO puis la CFDT de l’autre) comme des repoussoirs. Le modèle d’indemnisation qui s’est constitué au fil du temps donne ainsi lieu à des critiques et à des remises en cause profondes et récurrentes. De fait les dispositifs pensés pour adapter le régime général à la discontinuité de l’emploi – comme le dispositif « d’activité réduite » ou celui de « droits rechargeables » – sont fondés sur des logiques profondément différentes du régime des intermittents (Grégoire, 2018). Alors que les annexes 8 et 10 fonctionnent globalement dans une logique de remplacement fondée sur le principe de l’indemnisation de chaque journée non-travaillée quelle que soit sa fréquence, les dispositifs d’activité réduite relèvent eux d’une logique de compte épargne-emploi dans laquelle chaque journée travaillée abonde 19un stock fini de journées d’indemnisation. À l’inverse du régime des intermittents, le dispositif d’activité réduite du régime général relève ainsi d’une logique de revenu de complément et d’activation : il s’agit avant tout d’encourager à la reprise d’emploi en accordant un complément de revenu à ceux qui reprennent un emploi quel qu’il soit et non de couvrir le risque chômage dans ses formes les plus fragmentées. Par ailleurs, la logique d’activation du régime général (celle du bonus à l’emploi) peut aussi être comprise comme une logique très contributive (puisque chaque jour d’emploi et donc de cotisation génère une indemnité journalière). Il en résulte un effet contradictoire avec l’idée de bien couvrir les formes de chômage liées à un emploi discontinu : de « petits » emplois (fragmentés, courts, mal rémunérés…) génèrent de petits droits alors qu’un emploi stable, à temps plein et bien rémunéré génère le maximum de droits possibles tant en montant qu’en durée.
Ces phénomènes de discontinuité de l’emploi ont fait l’objet de nombreux travaux tant en sociologie, en science politique qu’en économie. En revanche, la question des rapports entre emploi discontinu et assurance chômage est fort peu abordée. Les travaux sur la population et le régime spécifique des intermittents du spectacle font exception puisqu’ils ont largement abordé ces questions (Menger, 2005 ; Corsani et Lazzarato, 2008 ; Grégoire, 2013). Le plus souvent, c’est la discontinuité de l’emploi qui constitue l’entrée privilégiée des travaux sociologiques et la question de l’indemnisation est traitée de façon secondaire. Ces travaux analysent les spécificités de ces contrats par rapport au CDI en s’interrogeant sur ce que produisent CDD, intérim (Faure-Guichard, 2000), temps partiel (Bué et al. 2013) etc. sur les organisations productives, sur les salariés et plus largement sur leurs conditions de vie (Cingolani, 2005). Peu de travaux interrogent l’emploi discontinu depuis le chômage.
Sur l’indemnisation du chômage pour les situations d’emplois discontinus, ce sont principalement des travaux d’économistes qui dominent et ce, dans une démarche quasi-exclusivement évaluative. Les travaux existants sont des études économétriques qui cherchent à évaluer le caractère incitatif de ces dispositifs, en France (Granier et Joutard, 1999, Gurgand, 2009, Fremigacci et Terracol, 2013, Gonthier et Lebarbanchon, 2016) ou à l’étranger (Lalive et al., 2008, Kyyra, 2010). D’autres s’interrogent sur la qualité de l’emploi retrouvé après un passage par l’activité réduite 20(Fontaine et Rochut, 2014) ou cherchent à construire des typologies de trajectoires de demandeurs d’emploi passés par l’activité réduite (Issehnane et al., 2016, Gonthier et Vinceneux, 2017). Seuls rompent avec la visée évaluative en France, le travail de Tuchszirer (2000), qui propose une réflexion autour des effets de l’activité réduite sur la norme d’emploi, et celui de Vivés (2018), qui interroge les justifications de l’indemnisation dans le cas de l’activité réduite.
L’ambition de ce numéro spécial, à travers cinq contributions d’économistes et de sociologues, est de commencer à combler ce manque en mettant la question de l’indemnisation du chômage dans un contexte d’emploi discontinu au centre de l’analyse avec une perspective plus large que la simple évaluation de l’efficacité de ces politiques d’activation. Ces articles illustrent les transformations françaises et européennes des systèmes de protection sociale révélées par l’indemnisation de l’emploi discontinu. Ils étudient également les effets de ces dispositifs d’indemnisation sur les trajectoires individuelles pour finalement analyser le débat politique et syndical relatif à la légitimité de ces formes d’indemnisation.
I. Des évolutions au cœur des transformations
des systèmes de protection sociale
en France et en Europe
L’accroissement des discontinuités de l’emploi entraîne une recomposition des systèmes de protection sociale, en France mais également dans les pays voisins. Certaines tendances de réformes récentes ont en effet concerné l’ensemble des pays européens (bien qu’à des degrés divers).
Les systèmes d’indemnisation du chômage se sont en particulier transformés dans de nombreux pays à travers les réformes dites d’activation. Autrement dit, l’indemnisation du chômage a de plus en plus été conçue comme un outil d’intéressement au retour à l’emploi et non plus seulement comme une assurance contre le risque de chômage. Si ces réformes ont pris des visages différents dans chaque pays, elles demeurent dans l’ensemble fondées sur l’hypothèse d’un homo economicus rationnel 21répondant aux mécanismes d’incitations financières et de sanctions. Cette tendance de réforme, portée par les institutions internationales (OCDE, Commission Européenne, etc.) est antérieure à la crise mais s’est trouvée renforcée par le contexte de restriction budgétaire qui l’a suivie. Face à la montée du chômage et des discontinuités de l’emploi qui sont sources de coûts potentiels importants pour les systèmes d’indemnisation, plusieurs leviers peuvent être actionnés afin d’assurer leur équilibre budgétaire. L’augmentation des cotisations sociales (pour tous ou pour les seuls emplois précaires) ou des impôts en constitue un. La limitation des prestations en termes de montant et/ou de durée et le renforcement des critères d’éligibilité en constitue un autre. C’est plutôt ce dernier levier qui a été mobilisé au cours des dernières réformes en France et en Europe, comme le montrent plusieurs articles de ce numéro. En dépit de cette tendance commune, la mise en œuvre des réformes a pris des formes différentes selon les contextes institutionnels nationaux spécifiques.
Cette diversité dans la mise en œuvre de réformes de même inspiration est illustrée par l’article d’Hadrien Clouet qui propose une comparaison franco-allemande des interactions entre demandeurs d’emploi et conseillers au guichet (de Pôle Emploi et de ses équivalents allemands). L’article s’intéresse à la manière dont les conseillers proposent, et dans quelles circonstances, des emplois à temps réduit aux chômeurs qui se présentent à eux. Si l’analyse montre les divergences dans l’appréciation et dans l’application de ce type de réformes par les services publics de l’emploi français et allemand, il met surtout en avant la limite du raisonnement en termes d’incitation pécuniaire et de sanction qui se trouve pourtant au cœur de la logique des réformes d’activation. La dimension d’incitation pécuniaire de même que la menace de la sanction est finalement très peu mobilisée dans les échanges, montrant à quel point la mise en œuvre et l’appropriation du dispositif d’activité réduite par les acteurs transforment sa logique initiale. En distinguant différents profils d’acteurs du SPE (ceux à vocation sociale, ceux ayant plutôt une logique de rendement et enfin les « survivalistes » ayant davantage le sentiment de ne pas pouvoir faire grand-chose pour les chômeurs qui se présentent à eux), il montre comment ces différents profils s’approprient le dispositif de l’activité réduite, certains en essayant de l’utiliser comme un outil pour protéger les moins aptes, d’autres pour exprimer des normes (par exemple pour défendre le temps partiel féminin), d’autres enfin pour 22sanctionner ceux qu’ils considèrent comme des chômeurs récalcitrants à l’emploi.
L’article de Jean-Pascal Higelé et Claire Vivés éclaire également les changements de logique à l’œuvre dans les systèmes de protection sociale en se focalisant cette fois sur le financement du régime d’indemnisation du chômage français. Il analyse plus particulièrement l’évolution des négociations entre syndicats et patronat autour de la question des taux de cotisations sociales et de leur modulation en fonction du caractère plus ou moins discontinu des emplois. Les deux auteurs défendent l’idée selon laquelle, pour faire face au refus patronal d’une hausse générale du taux de cotisation, les syndicats se sont emparés de la question de la modulation des cotisations (en fonction du recours par les entreprises aux contrats précaires) alors même que cela constitue une rupture avec le principe de taux interprofessionnel unique qui est au cœur du financement de la protection sociale française. Ils montrent comment la construction du problème autour de la différence entre ce que rapportent et ce que coûtent les salariés en contrats courts (qui cotisent moins mais perçoivent plus de prestations) remet fondamentalement en cause le principe de solidarité du régime d’assurance chômage et introduit une nouvelle logique fondée sur un principe proche du « pollueur-payeur ». L’article montre aussi qu’au-delà d’un apparent consensus du côté des organisations syndicales de salariés, chaque confédération est porteuse d’une proposition assez singulière (cf. infra). Si elle a été écartée dans le dernier accord, la modulation des cotisations sociales patronales à l’assurance chômage (les cotisations salariés sont progressivement transformées en Contribution Sociale Généralisée – CSG – en 2018) reste perçue par les organisations de salariés comme la marge de manœuvre la plus vraisemblable pour les futures négociations.
Si les réformes des systèmes d’indemnisation du chômage ont été promues par les institutions internationales et défendues par les gouvernements, ces questions émergent également dans le débat public, comme on l’a vu lors de la dernière campagne présidentielle en France. Baptiste Françon et Michaël Zemmour analysent dans le cas de la France (à partir du baromètre Drees) le soutien politique dont a pu disposer ce type de réformes. Ils montrent ainsi que le statut dans l’emploi, et notamment le fait de connaître une trajectoire d’emploi 23discontinue, n’est pas le seul déterminant, ni le plus structurant du soutien ou du rejet des réformes du système d’assurance chômage. Cette contribution fait également écho à la question du financement de la protection sociale dans un contexte français marqué par la récente suppression des cotisations sociales chômage des salariés, remplacée par une augmentation de la CSG.
Les chômeurs se caractérisent par le fait d’être très défavorables à la baisse des montants et des durées d’indemnisation et les personnes en emploi discontinu se démarquent essentiellement à travers leur opposition à la réduction de la durée de perception des indemnités. Les chômeurs et les personnes à temps partiel soutiennent également davantage un modèle universaliste par rapport aux personnes en emploi stable, plus favorables à un modèle corporatiste. Les personnes en emploi discontinu ne présentent pas de préférences significativement distinctes de ce point de vue. Les caractéristiques en termes de revenu et de catégorie socio-professionnelle jouent en revanche assez nettement sur les préférences pour les réformes ou les différents modèles de protection sociale.
Les ouvriers sont relativement attachés au modèle contributif en comparaison d’un modèle universaliste et légèrement plus susceptibles de soutenir une limitation de la durée d’indemnisation tandis que les cadres sont plus susceptibles de se prononcer en faveur d’une baisse du montant des prestations. L’expérience du chômage et de l’emploi discontinu ne semble donc pas marquer de manière structurante les préférences.
II. Des effets hétérogènes des dispositifs
sur les trajectoires des individus
L’article de Sabina Issehnane, Fabrice Gilles, Léonard Moulin et Leïla Oumeddour s’intéresse à l’activité réduite des demandeurs d’emploi en s’appuyant sur un double matériau quantitatif et qualitatif. L’article montre la très grande diversité des trajectoires des demandeurs d’emploi en activité réduite. Parmi tous ceux passés au moins un mois par l’activité réduite, les situations demeurent fortement polarisées et 24on retrouve des inégalités de trajectoires fondées sur des critères tels que le sexe, l’âge, le niveau de diplôme, la catégorie socio-professionnelle, l’état de santé, etc.
Ainsi, les plus diplômés et les cadres passés par l’activité réduite connaissent davantage de transitions vers un CDI, les ouvriers et techniciens sont plus représentés dans les transitions vers un CDD tandis que les moins diplômés (inférieur au bac) et les employés non-qualifiés sont surreprésentés dans les trajectoires durables d’activité réduite courte ou de stagnation en catégorie A. Les femmes sont davantage concernées par les trajectoires durables d’activité réduite courte (inférieure à 78 heures par mois), en lien avec la présence d’enfants à charge mais aussi avec les secteurs d’activité (emplois à temps partiel court dans certains emplois très féminisés) et moins souvent par les trajectoires vers le CDI tandis que les hommes se retrouvent davantage dans les trajectoires durables d’« activité réduite longue » (supérieure à 110 heures par mois), en lien avec davantage de missions d’intérim. Les seniors et les personnes ayant des problèmes de santé connaissent quant à eux davantage de trajectoires durables d’activité réduite (courte ou longue).
Si ce dispositif constitue une forme d’adaptation du système d’indemnisation du chômage aux discontinuités de l’emploi, il ne semble donc pas rebattre les cartes des inégalités habituellement constatées entre groupes sociaux en termes de trajectoires, de chômage et de temps de travail. En ce sens, il peine à se poser comme un outil de sécurisation des parcours professionnels.
S’intéressant au portage salarial, l’article d’Alexis Louvion montre en quoi ce dispositif est une réponse à l’indemnisation de l’emploi discontinu. Au-delà des dispositifs spécifiques existants pour les pigistes (Pilmis, 2010) ou les intermittents du spectacle (Grégoire, 2013), le portage salarial, en ne s’adressant pas à un groupe professionnel particulier, pose la question de la généralisation de la couverture de l’intermittence de l’emploi et des formes d’appropriation du système d’indemnisation du chômage.
Le portage salarial est un dispositif qui permet à des « travailleurs autonomes » (réalisant des missions auprès de différents clients) de relever du statut de salarié et donc de cotiser à l’assurance chômage en se faisant embaucher par une entreprise de portage qui prélève une commission et joue ainsi un rôle ambigu de « vendeur de protection sociale ». Les 25« portés » combinent donc les conditions d’emploi du travail indépendant (en n’ayant pas l’expérience du lien de subordination dans l’activité) et le statut juridique et les droits associés au salariat. Ils constituent ainsi une population intéressante pour éclairer le flou grandissant entre certaines catégories statistiques. Ils permettent également de mettre en lumière la manière dont certains dispositifs viennent se glisser dans ces interstices et dont les dispositifs d’indemnisation du chômage sont mobilisés selon une logique différente de la logique qui sous-tend à l’origine le système d’indemnisation.
L’article, qui distingue plusieurs profils de portés, montre comment le dispositif de portage salarial accentue finalement la dimension individuelle de l’assurance chômage, à travers au moins deux aspects. D’une part, les « portés », s’ils sont en partie aidés par l’entreprise de portage, ne disposent pas des mêmes ressources pour faire les choix nécessaires à une utilisation optimale de ce système qui suppose des calculs permanents sur le chiffre d’affaires, les commissions prélevées, les frais professionnels déductibles et les cotisations accumulées en vue d’indemnisations futures. D’autre part, ils constituent une population hétérogène, chacun disposant de missions plus ou moins régulières et facturées à des prix plus ou moins élevés. Pour certains, qui maîtrisent les rouages du dispositif et cumulent des missions bien rémunérées, le portage salarial devient un instrument individualisé et original d’assurance face à la discontinuité de l’emploi et du revenu. Pour d’autres, qui ne trouvent que des missions ponctuelles et cotisent donc peu, le dispositif ne freine pas leur glissement vers le système d’assistance.
Ces dispositifs visent avant tout à agir au niveau individuel, dans une perspective de maximisation des gains monétaires pour freiner les discontinuités de l’emploi, mais ils peinent finalement à contrecarrer des mécanismes plus macroéconomiques de transformation des dynamiques du marché du travail.
26III. La légitimité de l’indemnisation
des salariés en emploi discontinu
au cœur d’un débat politique et syndical
L’ensemble des contributions du numéro éclaire enfin la manière dont les différents acteurs (syndicats, patronat, acteurs du service public de l’emploi, citoyens, travailleurs, chômeurs, etc.) s’emparent de la question de l’emploi discontinu et des dispositifs publics existants, les jugent, les défendent et envisagent leurs évolutions.
Des revendications d’évolutions de l’indemnisation de l’emploi discontinu sont formulées par les syndicats qui portent sur de nouvelles modalités de financement (article de Jean-Pascal Higelé et Claire Vivés). Ils ont construit une revendication de modulation des cotisations sociales comme réponse à l’accroissement de l’emploi discontinu. Toutefois, même au sein des syndicats, les fondements, les caractéristiques et la finalité de cette revendication ne sont pas identiques. Les organisations syndicales ne défendent pas le même modèle d’emploi et ont été amenées à défendre les modulations de cotisations sociales avec des contenus différents et pour des raisons différentes, certaines comme une forme de pis-aller, d’autres comme une brique d’une stratégie plus globale de sécurisation des parcours. Sans grandes attentes sur ses effets en termes de caractéristiques des emplois, elle a constitué pour certains syndicats une revendication « réaliste » et non-défensive, présente dans les possibles de la négociation. Elle est en revanche vue par d’autres comme susceptible d’avoir de réels effets sur les pratiques des employeurs (en les désincitant à l’usage de contrats courts) bien que considérée comme un élément parmi d’autres d’une logique de sécurisation des parcours professionnels. Ces revendications de modulation de cotisations, dont le principe est d’apparence consensuel, illustre en fait leurs différences de conception de la « sécurisation des parcours professionnels ».
L’article de Baptiste Françon et Michaël Zemmour, qui soulève la question du positionnement des citoyens par rapport au système d’indemnisation du chômage, montre également que les travailleurs en emploi discontinu ne se déclarent pas nécessairement en faveur des configurations qui leur seraient les plus favorables. Ils se montrent plus 27opposés aux réductions de durée de couverture mais ne présentent pas d’opinions spécifiques concernant l’éligibilité aux prestations ou leurs montants. Leurs prises de positions quant au fait de savoir qui est inclus ou exclu du périmètre de l’indemnisation ne sont ainsi pas déterminées principalement par les intérêts propres de leur catégorie. Un ensemble d’éléments joue pour déterminer ce que chacun considère comme un système légitime à un moment donné.
Hadrien Clouet met en évidence le fait que les conseillers ne peuvent exclure de leurs pratiques la proposition d’offres d’emplois discontinus alors qu’ils ne correspondent pas aux attentes des demandeurs d’emploi. En mettant en avant les formes d’indemnisation supposées avantageuses de ces emplois, ils se font les relais des politiques d’activation, faute d’autres emplois à proposer. Face à la faible rémunération de ces emplois, les chômeurs expriment leur recherche « d’emplois standards » mais ces demandes sont invisibilisées voire interprétées comme l’expression d’un refus de travailler par les conseillers.
L’article d’Alexis Louvion met en lumière la tension voire les contradictions entre les usages que font les portés de l’indemnisation et la manière dont ils se situent vis-à-vis des chômeurs, catégorie vis-à-vis de laquelle ils cherchent à se distancier. Alors qu’ils sont inscrits comme demandeurs d’emploi et utilisent l’indemnisation comme un revenu de complément, ils assimilent les chômeurs à des assistés. Alors même que ce dispositif pourrait être pensé comme une manière de généraliser l’indemnisation de l’emploi discontinu et par là de socialiser les revenus, les portés le mobilisent comme une assurance individuelle.
L’article de Issehnane et al. montre l’inscription durable dans l’emploi discontinu de demandeurs d’emploi pour qui l’emploi « continu » est inaccessible. Alors que les trajectoires d’emploi conduisant au CDI après un passage par l’activité réduite sont minoritaires, les institutions du service public de l’emploi présentent l’activité réduite comme une transition vers le CDI. Pour un grand nombre de cas, l’indemnisation est, de manière prolongée, un complément de revenu.
En s’intéressant à la question des transformations de l’indemnisation du chômage en rapport avec la montée en puissance de l’emploi discontinu, l’ensemble des articles de ce numéro spécial vient interroger sinon un angle mort du moins une zone dans laquelle des principes 28fondamentaux de l’indemnisation du chômage et, a fortiori, de la protection sociale, se réinventent. La définition d’un modèle de protection sociale est fondée sur des principes de justice : elle touche à la question de savoir ce qui est juste ou non, ce qu’il est légitime de mutualiser ou non et selon quels critères. Les transformations de l’emploi en cours sont ainsi l’occasion de réfléchir à des options nouvelles concernant l’ampleur et les contours des solidarités à l’œuvre, le niveau d’indemnisation et le mode de financement du système d’indemnisation du chômage. En éclairant les atouts et les limites des dispositifs existants et la manière dont les différents acteurs s’emparent de ces questions, les contributions de ce numéro apportent des premières pistes de réponses.
29Références
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1 Ce numéro spécial a été initié à la suite d’une journée d’études organisée par Mathieu Grégoire, Sabina Issehnane et Claire Vivés en décembre 2016, certains des articles de ce numéro ayant été présentés dans leur première version lors de cette journée.
2 Une ordonnance de 1982 « affirme le principe selon lequel le contrat de travail de droit commun est le contrat à durée indéterminée, le recours aux contrats à durée déterminée étant limité à des cas où l’emploi pourvu ne présente manifestement pas un caractère permanent » (Ordonnance no 82-130 du 5 février 1982 modifiant les dispositions du code du travail relatives au CDD ainsi que certaines dispositions du code civil).
3 La part des CDD dans l’emploi salarié est passée de 4 à un peu plus de 8 % entre 1982 et 2015. Quant au travail temporaire, sur la même période, il est passé d’un peu moins de 1 % à un peu plus de 2 %.
4 Ces modifications sont intervenues en 1985, 1986, 1988, 1990, 1994, 1997, 2001, 2004, 2006, 2009 et 2014.
- CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN: 978-2-406-08264-4
- EAN: 9782406082644
- ISSN: 2555-039X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08264-4.p.0015
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-10-2018
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Unemployment, non-standard employment, unemployment benefits, wage labour, employment trajectories, social protection, industrial relations, workfare, activation policies