[Introduction à la troisième partie] Le roman existentialiste, une forme historique et engagée
- Publication type: Book chapter
- Book: Simone de Beauvoir, l’existence comme un roman
- Pages: 337 to 339
- Collection: Studies in Twentieth and Twenty-First-Century Literature, n° 62
De L’Invitée aux Mandarins, près de quinze ans séparent la rédaction des deux romans. Fait remarquable, la question fondamentale du sens et de la valeur de l’existence se déplace. C’est l’histoire d’une conversion que cette Deuxième partie tentera de reconstruire : de l’affirmation de l’absurdité d’être – à travers l’expérience de la « nausée » – Beauvoir passe à la conscience du sens comme enjeu de l’existence. Dès 1945, avec la fin de la guerre et l’écriture du Sang des autres, la question de la contingence change de statut : elle s’applique désormais à l’être vivant en société, faisant l’expérience sociale de sa relation avec les autres, engageant sa liberté et sa faculté d’agir. En 1946, un nouvel élément est intervenu dans la réflexion beauvoirienne : la découverte de son historicité, c’est-à-dire la prise de conscience de l’inscription de l’individu dans une histoire collective qui le dépasse, et dans laquelle il possède sa part de responsabilité, thèse explicitement formulée dans l’essai de 1947, Pour une morale de l’ambiguïté. Entre 1938 et 1945, à une époque où s’éveille véritablement son désir de romanesque, Beauvoir prend conscience de la nécessité de son engagement au monde, un engagement qui n’est pas, d’abord, politique, mais traversé d’un projet de nature éthique portant la trace d’une certaine vision de l’homme et du monde. D’une certaine manière, Le Sang des autres et Tous les hommes sont mortels manifestent littérairement les transformations idéologiques que Beauvoir a connues. Mais comment en est-elle arrivée là ? Au fil de quelles péripéties psychiques, intellectuelles et conceptuelles Beauvoir a-t-elle modifié son rapport au monde ? Par-delà ou en-deçà des positions collectives d’écrivain engagé, qui définissent un horizon à la fois historique et littéraire sur lequel appuyer l’analyse, il faudra distinguer ou plutôt identifier les valeurs singulières qui définissent l’éthique de l’écrivaine et qui travaillent ses œuvres selon une logique qui leur est propre.
La recherche des origines de cette nouvelle quête va nous conduire au cœur des années existentialistes de l’écrivaine, une période de son œuvre et de sa vie littéraire rapidement cataloguée sous l’étiquette d’« existentialiste », avec ce qu’une telle appellation comporte de simplifications et d’images légendaires.
338On ne voit d’ordinaire rien de bien personnel ou d’essentiel dans les œuvres publiées dans l’immédiat après-guerre. Le Sang des autres, considéré comme le premier roman sur la Résistance française fut aussi le premier désigné comme « existentialiste ». Publié à quelques mois d’intervalle de L’Invitée et de Pyrrhus et Cinéas, il se permet, pour certains critiques, « trop de jeux de mots à la mode sur la conjugaison du verbe être » et illustre « trop docilement des vues théoriques posées antérieurement à [lui]1 ». Quant à Tous les hommes sont mortels, il n’a pas connu de réel succès d’estime. La philosophe l’emporterait largement sur la romancière. Celle-ci ne reprendrait tout son sérieux qu’avec Les Mandarins, prix Goncourt en 1954, qui marquent sa consécration en tant qu’écrivaine.
Pourtant, les années 1939-1946 sont riches de réflexions et de transitions décisives, que le Journal de guerre et les Lettres à Sartre reflètent en partie. La complicité de Beauvoir avec Sartre, si elle paraît plus intense que jamais pendant la guerre – malgré une période de séparation –, puis dans les années existentialistes, cache, en réalité, l’élaboration d’une critique radicale du système sartrien. L’écho à l’imaginaire sinon à la terminologie sartriens ne doit pas masquer la constitution d’un univers purement beauvoirien qui éclot véritablement après la guerre.
L’année 1945 sonne pour Beauvoir l’heure des comptes : le bilan moral et politique du conflit et de l’Occupation donne lieu à un retour sur soi, un bilan personnel de sa propre conduite et de sa propre implication au cœur des événements.
L’engagement, en tant que « notion historiquement située », assigne à la littérature « un devoir d’intervention directe dans les affaires du monde » et enjoint l’écrivain à « quitter la posture d’isolement superbe qui était, par excellence, celle du purisme esthétique2 ». De cette manière, Beauvoir et Sartre satisfont tous deux « aux plus importants des impératifs, structurels et conjoncturels, imposés par l’évolution du champ3 ». L’écrivaine semble avoir su jouer d’un sens spontané de l’opportunité, passant, comme le note Anna Boschetti à propos de Sartre, « de l’accent 339mis sur la contingence et la solitude à l’accent mis sur la liberté et l’histoire collective4 », et plongeant désormais son écriture dans les préoccupations morales et politiques de l’engagement. La notion est pourtant à prendre avec précaution. Si engagement il y a, de quel type d’engagement faut-il parler dans le cas de Beauvoir ? La notion d’engagement littéraire ramène inévitablement vers l’acception sartrienne du terme. Beauvoir offre-t-elle, au regard de la philosophie sartrienne, de nouveaux modes d’interprétation de la notion ?
Comme le note Emmanuel Bouju dans son avant-propos à L’Engagement littéraire, « si l’engagement désigne, dans une première approximation, le geste par lequel un sujet promet et se risque dans cette promesse, entreprend et met en gage quelque chose de lui-même dans l’entreprise, ce geste, entre caution et pari, semble devoir déterminer des choix d’écriture, contraindre des modes de lecture […]5 ». C’est au cœur du fait littéraire que l’éthique de l’écrivaine trouve sa place, la fiction apparaissant comme la voie royale d’une telle littérature incarnant des valeurs singulières, et le roman comme le lieu textuel privilégié de l’engagement.
Selon Benoît Denis, l’engagement possède une dimension réflexive essentielle, qui interroge la littérature elle-même et qui « aboutit toujours plus ou moins à un questionnement sur l’être de la littérature, à une tentative de fixer ses pouvoirs et ses limites6 ». À cet égard, il faudra d’abord envisager la manière dont Beauvoir conçoit la littérature engagée dans son aspect théorique avant de voir ce qui rattache l’engagement de l’écrivaine à une poétique et à une esthétique de l’œuvre engagée.
1 Voir Georges Blin, « Simone de Beauvoir et le problème de l’action », Fontaine, no 45, octobre 1945, p. 716-730.
2 Benoît Denis, « Engagement littéraire et morale de la littérature », L’Engagement littéraire, sous la dir. d’Emmanuel Bouju, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2005, p. 31.
3 A. Boschetti, Sartre et « Les Temps modernes », op. cit., p. 39.
4 Ibid.
5 Emmanuel Bouju, « Avant-propos », L’Engagement littéraire, op. cit., p. 11. Je souligne.
6 Benoît Denis, Littérature et engagement de Pascal à Sartre, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2000, p. 297.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-05907-3
- EAN: 9782406059073
- ISSN: 2260-7498
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-05907-3.p.0337
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-27-2016
- Language: French