[Page de titre de Sur les générations actuelles de 1792]
- Publication type: Book chapter
- Book: Œuvres complètes. Tome I. Les Premiers Âges, Sur les générations actuelles, Énoncé rapide et simple…
- Pages: 132 to 132
- Collection: Nineteenth-Century Library, n° 61
[Les PREMIERS ÂGES
Incertitudes humaines]
Ce que l’esprit humain pourrait effectuer de plus vaste, de plus beau, serait l’histoire de l’homme1 ; décrire son état primitif, selon les conjectures que pourraient fournir au génie profond et sublime l’analogie, les rapports par lesquels il est ordonné avec les autres êtres, les traces encore subsistantes de son caractère originel, et des recherches bien philosophiques sur le voile de dehors étrangers, qui le couvre, qui conduiraient à désigner quel serait sans eux l’être susceptible de recevoir, avec les progrès et les modifications connues, ce revêtement bizarre et sans exemple dans les autres objets de la terre.
Voilà un grand point difficile à remplir, s’il n’est impossible.
Passant ensuite à l’homme social en philosophe, et non en historien qui ne fait que compter les batailles, rapporter les conquêtes d’un homme, ou faire connaître des nations entières, par le nom seul de l’individu qu’ils appelèrent leur roi ; il faudrait (et ce serait la première fois que l’on s’en serait avisé) suivre les progrès insensibles de la population, de la réunion en familles, des premières découvertes, des langues, des arts, de la culture, des mœurs, des opinions, du plus ou du moins grand degré d’asservissement aux idées, aux erreurs théocratiques politiques ; découvrir l’origine, la filiation de toutes les idées religieuses, les allégories ou les terreurs qui les ont toutes enfantées : alors l’histoire du monde cesserait d’être les mémoires de quelques tyrans, de quelques conquérants, des annales de carnage, dont les auteurs considèrent les Sésostris, les Tamerlan, les Alexandre2, comme 80les représentants de l’espèce humaine, et les peuples comme quelque chose seulement lors de leurs incursions, nous disent un mot des Scythes ravageant le midi de l’Asie, et rien de ce peuple immense peuplant tant de siècles le vaste continent du nord. Il faudrait ensuite donner une idée de la terre jadis inculte, et de la terre actuelle ; y joindre ce que l’esprit humain supposa de plus beau et de plus vraisemblable sur le système de l’univers : ces objets traités sans diffusion3, sans distinction4, par un homme impartial qui se souviendrait que c’est à l’espèce qu’il parle, et non à quelque Sorbonne, à quelque académie, et dès lors n’altérerait aucun fait, n’excuserait aucun souverain, ou aucune loi despote, ne ménagerait aucune erreur, et n’encenserait que l’immuable vérité.
Heureux l’esprit assez vaste, le génie assez sublime, pour ne pas se croire indigne d’un tel ouvrage ! Je le suppose après avoir donné à l’humanité ces importantes leçons, formant ensuite dans une terre inaccessible une nation de pasteurs, ne leur communiquant de notre civilisation que ce qui ne peut conduire au malheur ; c’est-à-dire, très peu de choses ; donnant à ses institutions la sanction de Lycurgue5 ; puis revenant sur les bûchers européens expier le crime d’avoir attaqué l’infâme fanatisme que peut-être ses écrits abattraient un jour : quel grand homme, et combien s’exercerait contre ce sage la sottise humaine qui anathématise ses bienfaiteurs et déifie ses bourreaux !
Il faudrait à un tel homme tous les avantages réunis. S’il manque de la santé seulement, comment pourra-t-il se livrer aux recherches, aux travaux incalculables qu’un tel dessein exige ? Si le célèbre Raynal6 consacra sa vie à une histoire positive, locale, récente, composée de faits connus, qui tentera l’histoire morale métaphysique de tous les lieux même inconnus et de tous les temps, même de ceux dont il n’est point d’annales ?
81Je crois donc très éloigné le siècle destiné à produire l’instruction des générations à venir ; je hasarderai donc quelques idées sans suite peut-être ; car je ne travaille pas en écrivain, mais je dis ce que je pense. S’il se trouve dans mes rêveries quelques vérités, je suis satisfait ; et peu m’importent les défauts nombreux qu’on trouvera dans mes écrits, si on les considère comme l’ouvrage d’un auteur éveillé ; car j’assure d’avance qu’au milieu de la désespérante incertitude qui nous entoure, je serais tenté de regarder tous les raisonnements humains, comme la suite informe du songe de notre pensée.
Après cet aperçu sur les âges passés, je considérerai l’homme actuel, ses opinions, ses qualités diverses. Si quelque jour je me fais illusion au point de penser que je puisse détromper un seul homme en un seul point, je pourrai intituler mes rêves les absurdités humaines : non que je me croie moins absurde que mes contemporains, dont beaucoup sont assurément bien plus savants que moi ; mais j’ose me croire plus impartial que la multitude. Or, je présume que j’aurai toujours la folie de compter la multitude comme quelque chose.
Je ne promets cependant point ce coup d’œil sur les générations actuelles7, ne commandant pas à ma pensée, et désirant encore moins que personne soit en droit d’en rien attendre. Qu’importent d’ailleurs au public des rêves obscurs ? Tant d’hommes éveillés l’occupent glorieusement.
N’attendez pas un ouvrage travaillé ; je ne suis ni travailleur ni logicien ; mais je rêve souvent, et quelquefois j’écris mes rêves sans m’inquiéter de ce qu’ils peuvent avoir de décousu ou de répété.
J’ai joint à la suite des Premiers Âges un morceau qui y a bien peu de rapports8, principalement à cause d’un passage qui tend à dire que toutes nos sciences et nos contemplations, quelque jaloux que nous en soyons, le cèdent toujours à nos habitudes : à quoi il faut ajouter que celles-ci étant également subordonnées à nos besoins, nos impulsions primitives l’emportent, malgré nos efforts, sur toutes nos institutions9.
82Les Premiers Âges
Incertitudes humaines
Hier j’étais néant, ou du moins je m’ignorais et j’étais impassible10 ; je viens de commencer dans le temps. Je suis, car mes perceptions forment un être autre que ceux qui m’entourent ; ils agissent sur moi, mais je ne fais pas partie d’eux, car je ne sens pas en eux. Mais qui suis-je ? Je l’ignore. Par qui, et pourquoi existai-je ? Quelle sera ma durée ? J’interroge les choses et les temps ; mais les temps et les choses se taisent. Ce silence m’étonne ; le désir de connaître est-il vain ? J’existe, je ne suis pas seul existant, cela seul me paraît certain ; c’est une lueur isolée, unique, dans l’immensité ténébreuse… Dans cet ordre de choses, quels sont mes rapports ? J’ai la puissance d’agir, que dois-je faire ? Je suis passible11, que dois-je attendre ? J’ai commencé, qui m’a précédé ? Je suis un point, qui occupe les autres ? Cesserai-je, et qui me suivra ? Dans quelle immensité de temps fus-je néant ? Dans quelle incalculable multitude d’êtres suis-je jeté ? Dans quel point de l’espace et de la succession des temps se trouve l’imperceptible moi ? Quelle est l’incalculable multitude d’êtres qui seront après mon anéantissement, et l’indicible éternité des temps qui s’écouleront, se succéderont pour d’autres après le temps si court où je commençai, souffris, finis ?
Dans le peu de temps qui n’est pas nul pour moi, et dans l’étroit espace que je perçois, voici, ce me semble, un être semblable à mon être, à moi ; il m’approche, me dit : « je suis homme, tu l’es aussi, homme.
– Est-il beaucoup d’hommes ?
– Beaucoup.
– Vous êtes nombreux, vous vous communiquez, instruisez-moi ; car seul, isolé, j’ai besoin d’apprendre.
– Nous t’instruirons, car nous savons tout.
– D’où vient donc ne sais-je rien12 ?
83– Tu apprendras de nous la raison même de cela ; mais avant tout, tu es notre semblable et tu nous dois.
– Comment un semblable doit-il ?
– Parce que nous avons établi des lois.
– Qui m’obligent ? Mais que vous dois-je ?
– Ton temps, tes travaux, en un mot, tes facultés, ton existence.
– Et que me devez-vous ?
– Moins, car nous sommes plus.
– Je n’entends pas cela.
– Voici ce que tu recevras en échange : tu partageras nos plaisirs, tu vivras comme nous, considère quel avantage. »
Je considérai, et je dis « je n’envie pas ces plaisirs ; je ne consens pas à vivre ainsi ; car la vie, dites-vous, est une et courte : celle que vous m’offrez ne me satisfait point, et je ne veux pas consumer celle qui m’est donnée sans en jouir.
– Tu le dois.
– Pourquoi ?
– Nous en sommes convenus.
– Sans moi ?
– Notre volonté est juste, l’instinct que tu as reçu est erroné.
– Si pour moi-même je n’ai pas droit de suivre ma volonté, comment la vôtre vous autoriserait-elle contre moi ? »
Alors ils me parlèrent longtemps de la justice innée, où je ne vis qu’injustice ; des vertus, et je ne vis point quel bien en résultait ; de l’Être suprême qui les avaient faits, il ne me parut pas clair qu’ils le connussent ; et de ses attributs, et je les jugeai contradictoires ; de ses volontés, et je vis qu’il ne les avait pas manifestées ; je les soupçonnai même d’y avoir substitué les leurs ; je soupçonnai les uns de vouloir m’abuser, les autres de s’abuser eux-mêmes. Alors ils s’irritèrent, m’opposèrent leur nombre et leur force, d’où j’aperçus que c’étaient eux qui me faisaient la loi, et non celui dont ils se disaient les interprètes. J’implorai du moins du temps pour me résoudre à devenir l’esclave de ceux qui d’abord s’étaient dits mes semblables. Le temps, ce plus grand bien de l’homme, que l’homme ne connaît pas, me fut accordé comme chose indifférente.
Cet entretien ayant étendu mes idées et fourni des moyens de comparaison, je me mis à considérer mon espèce, pour vérifier par son histoire, s’ils n’exigeaient que l’équité, ou s’ils annonçaient l’imposture. 84Je continuai néanmoins de consulter l’homme, voulant confronter les opinions avec les faits. Il me dit d’abord : mon espèce ne fut pas toujours telle, mais elle s’est perfectionnée ; de brute qu’elle était sortant des mains de la nature, façonnée par elle-même, elle devint le chef-d’œuvre des êtres. L’auteur de toute chose est un être existant antérieurement et par lui-même, distinct de ses ouvrages, qui les fit en se jouant pour accroître la gloire qu’il posséda de tous temps. Alors je fis trois simples questions ; savoir : qu’est-ce que la gloire de celui qui existe seul ? Comment l’homme imparfait perfectionna-t-il l’homme formé par la perfection même ? Et comment sont imparfaites les œuvres de celui qui a toute perfection et tout pouvoir ? Questions auxquelles il me répondit d’une manière si étendue et si savante, que je n’entendis que des mots sans en discerner le sens, moi si nouveau sur terre et dont l’intelligence peu sociale n’est propre qu’à recevoir des idées claires. Je me figurai que peut-être ce principe universel était peu connu ; que l’homme peut-être abandonné à lui-même avait dégénéré, d’autant moins parfait qu’il s’éloignait davantage des êtres qu’il disait imparfaits. Je communiquai naïvement mes idées ; car un être d’hier est brute et ignore que son jugement dépend d’un autre que de lui. On m’apprit que c’est un mal que d’avoir de certaines idées, un mal de les communiquer ; que l’homme, à l’âge où l’on commence à réfléchir, était tenu de demander à ceux qui l’entouraient ce qu’il penserait par la suite, supposé qu’il demeurât dans le même lieu ; qu’entre autres, s’il ne croyait pas en Europe à un Dieu bon, il souffrirait éternellement ; que s’il ne confessait pas la liberté de l’homme, on l’enfermerait pour l’en convaincre ; que celui qui change de contrées doit observer attentivement les bornes qui divisent cette terre, se gardant bien d’être sur la rive droite d’une rivière ce qu’il fut sur l’autre rivage13. (1) Je vis alors clairement ce que devait être pour moi le témoignage partial d’hommes si opposés entre eux ; je recueillis seulement les points les moins contestés, que ne dicte aucun intérêt, aucun esprit de parti. Ainsi, libre du joug universel de l’opinion des hommes, j’oubliai quel culte fut celui de mon enfance, quels lieux me virent naître, quels hommes me précédèrent, m’entendent, ou me suivront. D’aucun pays ni d’aucun temps en particulier, mais vivant dans toutes les contrées, dans tous les âges, combinant ce que je puis adopter 85des traditions humaines avec ce qu’il m’est donné de connaître de la nature des choses, j’oserai peut-être rappeler les âges qui ne sont plus, supputer les révolutions des siècles éteints, juger ce qui est et sonder l’abîme pour conjecturer ce qui sera dans l’éternité.
Ô vanité humaine ! Ô homme, que tu es petit ! Que tes plans quelquefois sont vastes ! Atome d’un jour, point dans l’espace, oses-tu bien parler des lieux où tu n’es rien ? Oses-tu narrer les temps où tu fus néant, ceux où tu ne seras que poussière ; interroger l’Éternel à venir où ta cendre même ne sera plus ?… Rassure-toi : si ta grandeur t’étonne, reconnais-y ta bassesse ; car ton plan lui-même, si vaste à tes yeux, dont peut-être tu t’enorgueillis en secret, est aussi petit que toi. Que sont dans l’éternité des temps ces myriades de siècles que tu supputes en aveugle ? Quels sont ces empires dont tu racontes dans l’obscurité les révolutions enfantines ? Quand tu connaîtrais la terre et toute sa durée, les espèces innombrables qui la peuplent, et quelle matière forma son noyau : eh ! Qu’est donc la terre et l’instant où elle se meut ? Un point comme toi, et dans le temps et dans l’espace.
Ô Être seul illimité, seul éternel, que l’homme religieux blasphème, que dans son indicible démence il ose presque faire semblable à lui ! Grand tout, être que je ne puis atteindre, dont je désire l’existence, dont la nature m’est inconnue, si tu es, pardonne ! Ô pardonne, si en m’anéantissant devant toi, ma bassesse t’outrage encore en t’invoquant ! Tu es trop grand pour vouloir le mal : je ne redoute point, à peine puis-je adorer. Plus près de toi… j’oserais aimer.
Si j’étais grand, impassible14, mon hommage serait moins intéressé, plus généreux ; mais je suis un atome qui souffre un moment et disparaît : eh bien ! Je souffre, j’adore, demain je ne serai plus… Principe universel, tu fus, tu es, tu seras…
Mais toi, ô homme ! tu te perds dans un océan de vanité, d’illusions. Tu te dis grand, et tu es petit ; tu te crois sage, et toute ta sagesse n’est qu’une folie vaine ; savant, et ta science n’est qu’incertitude ; tes systèmes sont des fantômes ; tes opinions sont des erreurs ; tes arts, des puérilités ; tout ton être, un je ne sais quoi d’illusoire, de suranné. Tu te tourmentes sans but ; tu t’agites et tu n’opères rien ; tu te prosternes devant l’idole que tu t’es forgée ; tu obéis même à ton semblable ; tu te consumes pour des futilités et tu cours au néant ; tu t’immoles toi-même pour consacrer 86l’erreur ; là, tu assujettis pour t’asservir ici toi-même ; pour jouir, tu t’ôtes la faculté de jouir : tu te hâtes de cesser d’être pour n’être pas oublié lorsque tu ne seras plus. Tes yeux fascinés ont vu un soutien dans l’abîme ; avec confiance tu t’y précipites ; il n’a point de fond. Tu as vécu en vain, le temps de vivre n’est plus. Lorsque tu poursuivais cette ombre illusoire, les mondes ne se sont point arrêtés. L’univers s’avançait dans le temps ; chaque pas anéantit des millions d’êtres ; regrette, gémis : la vie est dans le passé, l’avenir c’est le néant.
Hommes, je suis l’un de vous, faible, incertain, trompé comme vous. Ici, je distingue l’illusion ; là, une chimère m’abuse ; l’erreur est votre partage, elle est aussi le mien. Mais vous êtes intolérants, absolus ; vos rêves vous les donnez pour des vérités sacrées. Mes idées sont aussi des rêves ; mais, puissant, je n’élèverais pas de prisons, je n’allumerais pas de bûchers. Je vous pardonne de vouloir me persuader vos erreurs comme la vérité ; tolérez celles que je vous offre comme des doutes ; soyez indulgents, ayant tant besoin d’indulgence. Fourbes et despotes, excusez ma bonne foi, peut-être indiscrète, mais tranquille. Hommes, aux maux généraux auxquels votre ordre social m’assujettit, ajouterez-vous l’oppression de circonstances ? Je vous aime, je vous désire libres, heureux et bons, comme je vous fuirai infortunés et persécuteurs ; je ne vous demande point de faveurs, point de bienfaits ; oubliez-moi, laissez-moi la sécurité, la paix : ne voulant que du bien, dois-je attendre du mal ? Si vous ne pouvez vous empêcher de me haïr ou de me persécuter, donnez-moi donc vos passions tyranniques et haineuses. Pour me rendre justement victime de l’oppression, attendez que j’en sois le fauteur. Vous avez tous des maîtres et des esclaves ; vous commandez et vous rampez ; parmi vous nul n’est libre : pour moi, qui refuse des esclaves et ne veux point de maîtres, serais-je écrasé sous le joug que je n’impose point ?
L’homme ne fut pas toujours tel que nous le voyons maintenant : l’histoire même, quelque moderne qu’elle soit, l’atteste partout, malgré la pente des idées vers l’opinion contraire, plus flatteuse pour nos préjugés. Pour savoir ce qu’il fut dans les temps dont il ne reste que des annales incertaines, contradictoires ; pour supputer quand il commença et quel il était alors, nous ne pouvons qu’interroger la nature de l’homme, et du point à peine connu où il est parvenu, remonter dans l’obscurité vers celui d’où peut-être il partit. L’homme est aussi ordonné à la surface qu’il habite ; il ne fut pas avant la terre qui le porte, et la terre ne dut 87pas exister, du moins sous ses modifications actuelles, sans contenir et nourrir l’homme. Cette époque où elle devint un globe couvert et peut-être habité jusque dans son centre par des êtres vivants, cette époque, base de toute l’histoire de l’homme, l’homme l’ignore. Quel flambeau le guidera pour ces recherches dans des temps où les lumières humaines étaient si faibles qu’il ne savait que vivre sans souffrir ?
Si ces siècles méprisés du siècle présent eussent eu des historiens, qu’eussent-ils écrit ? Peut-être les révolutions15 des êtres impassibles16. Les rochers en s’écroulant ne souffrent pas (que nous sachions), que nous importe ? La paix des êtres pour qui le repos est la félicité ! Le triste spectacle que l’homme qui n’égorge point, ne brûle point ! La paisible ignorance dut donc être oubliée, mais nos larmes savantes couleront encore pour l’inquiet et curieux avenir ; et cela même est juste, car l’homme heureux a assez vécu ; mais celui qui souffre dans le présent est avide de l’ombre qui lui survivra ; c’est un dédommagement, car elle est invulnérable à ses yeux.
L’homme d’aujourd’hui nie la vétusté de ces temps premiers. Le moyen en effet qu’il existât longtemps avant les arts qu’il regarde comme son attribut distinctif ! D’ailleurs, l’illimité nous répugne : vivant si peu, nous ne donnons que quelques siècles à l’espèce ; il serait triste que la généalogie humaine l’emportât de tant sur celle que désigne l’individu, ou du moins que s’attribuent les nations qui, dans les temps où le permettait l’incertitude du passé, eurent toujours grand soin de faire naître leurs premiers despotes immédiatement après la naissance du monde.
Ceux qui peuplent la contrée où je suis, ne m’ont dit le jour, l’heure avant laquelle à la place de l’univers était le néant : ils m’ont décrit comment tous ces globes, plus innombrables, ajoutèrent-ils, que les sables de l’océan, tous ces soleils, dont l’on voit des milliers, et dont la pensée suppute des billions, furent lancés dans l’espace et commencèrent les révolutions, dont un pas est de mille siècles. Cela se peut, disais-je. Le sage ajouta que son premier père17 fut ensuite créé pour représenter celui qui avait tout fait ; qu’il fut le chef-d’œuvre, la fin de ces innombrables ouvrages, le dominateur de ce globe, où à peine il trouve un refuge, et 88de tous ceux qu’il n’apercevra jamais. Il ajouta que le premier homme n’était plus ; mais qu’il avait laissé ses descendants comme lui souverains de la terre en particulier, et le but de l’univers en général. Mais à ce moment, un de ces vils reptiles faits pour diversifier sa demeure, s’élance, l’attaque, le détruit en un moment. Ce qu’il me disait ne se peut, pensai-je, car cet homme ne gouverne plus ; et hors lui et le serpent sujet18 qui vient de s’en nourrir, je ne vois rien de changé dans l’univers.
Depuis je ne consultai plus la démence de l’homme : le silence même de la nature me parut plus expressif, du moins elle ne met pas l’imposture à la place des vérités qu’elle tait. J’examinai la surface de la terre pour juger de sa vétusté ; j’y vis un cercle d’événements se renouvelant de lui-même, une sorte d’ordre que je ne sus d’abord à quoi attribuer. Tout a d’abord été formé pour le mieux, assure-t-on : dès le commencement la terre fut telle que nous la voyons. S’il en est ainsi, pourquoi la matière morte, qui est immense, (2) est-elle un être nul, (3) privé de la faculté de jouir ; et pourquoi celle de souffrir fut-elle donnée aux êtres vivants, si rares en comparaison, mais seuls agissant et sentant ? (4) Comment nous, intelligence éphémère et bornée, apercevons-nous des défauts dans l’œuvre de l’intelligence suprême, unie à l’absolu pouvoir ?
Mais si la terre, amas informe de matières hétérogènes, fut placée dans l’espace des milliers de siècles avant les modernes annales humaines, ce chaos, un des points d’ailleurs les plus unanimes (5) de la tradition des peuples, se sera insensiblement disposé tel que nous le voyons, par les seules forces et facultés que possède à nos yeux la matière.
Toutes les terres basses étaient plus ou moins ensevelies sous les eaux ; les chaînes des monts, au lieu de dents aiguës et décharnées, étaient composées de cimes plus élevées, arrondies avant leur dégradation, et recouvertes de matière végétale. L’action du soleil dessécha les fonds, en attira les vapeurs et les versa sur ces cimes, dont en s’écoulant, elles entraînèrent les débris : ainsi se comblèrent les vallées qui d’abord furent des abîmes d’eau ; ainsi se dégradèrent les monts, dont le noyau doit seul subsister jusqu’à de nouvelles révolutions ; ainsi les eaux, devenues puissantes par leur pente et leur vitesse, se creusèrent des lits, se ménagèrent des écoulements ; ainsi une surface irrégulière et confuse devint une terre solide, arrosée, aplanie par les eaux qui la couvraient ; ainsi 89parvint à son état actuel la terre que les générations à venir verront encore s’aplanir, se dessécher jusqu’à ce que, par un autre extrême, il n’y ait plus d’écoulement dans des fonds que les eaux comblent sans cesse, et que la mer seule, subsistant par sa capacité, engloutisse tout l’humus que les fleuves y portent, que l’homme dissipe par le feu, jusqu’à ce que les continents actuels ne soient plus que des sables, des rocs arides, inhabiles19 à sustenter des êtres vivants ; et l’océan, un limon, un marais à demi comblé.
Telle est peut-être la marche de la nature : marche lente, mais irrésistible, que tout semble attester, que des révolutions nouvelles pourraient seules interrompre. S’il nous reste à peine des traces de cette tendance depuis que l’homme est civilisé, assignerons-nous encore à la terre, à l’univers, la durée de l’insecte éphémère ? Si telle est la vétusté d’un globe, l’homme osera-t-il marquer le jour où naquit le grand Tout ? Quelques cent générations de l’homme seront-elles la durée de cette immense multitude d’êtres, dont les moindres révolutions sont pour lui l’éternité, qui dans leurs périodes illimités se forment, se meuvent, s’anéantissent, sans avoir l’homme pour témoin ? Être petit et vain, si ta durée est celle des mondes, dis-moi, que fut la terre primitive avant l’altération des siècles et tes récentes innovations ? Si elle te fut donnée, pénètre au centre de tes domaines ; au moins dispose à ton gré sa surface, assujettis-en tous les êtres vivants, avec la seule force que la nature t’a donnée pour dominer sur eux ; au lieu d’effleurer sa couche supérieure après des siècles d’art et d’efforts, tel que le fait en naissant le sanglier dans les forêts ; nu, sans armes, et sans ces machines qui attestent ta faiblesse, affronte les frimas, vis sous la ligne20, car le Sahara est à toi ; et sous le pôle, car il t’appartient ; assieds-toi sur les eaux, car elles te sont destinées ; aplanis les Andes, car elles t’opposent une barrière ; les rois n’en connaissent point ; naturalise21 le dromadaire dans le Groenland, car toutes les espèces te sont soumises ; fends les airs, car cet aigle altier domine l’atmosphère, et il est ton sujet ; bien plus, il fut créé pour toi ; ou si ton empire ne s’exerce que par l’art, construis des machines qui te rendent accessible la lune créée pour te réjouir, et Vénus qui pour te 90distraire, luit dans l’espace. Si, surchargé de tes faibles travaux, tu es oisif pour les grandes choses, ou que l’univers soit assujetti seulement à ta pensée, connais au moins le nombre et l’étendue des mondes créés pour embellir ta demeure ; dis-moi combien de planètes éclairent ces milliers de soleils que tu vois comme un point, et ceux bien plus innombrables, sur lesquels tu exerces ton empire, en supposant leur existence possible. Instruis-moi encore, si les autres globes contiennent pour toi des sujets vivants, ou si tu y domines seul sur la matière inanimée, afin que ton empire soit plus absolu où tu n’es pas ; tandis que les rebelles sont fréquents sur la terre que tu habites. (7)
Antérieurement aux révolutions qu’éprouva le globe, dans ces temps où les recherches ne sont qu’incertitude, où l’assertion n’est qu’un doute, si la terre différemment conformée fut aussi revêtue de végétaux d’une autre nature, les animaux qui l’habitèrent durent changer avec la terre et les aliments ; si la plupart des espèces actuelles ne sont que locales ; si d’un climat à l’autre, la terre presque uniforme nourrit cependant des êtres dissemblables ; si quelques degrés de plus vers le pôle, ou quelques toises d’élévation au-dessus des plaines, influent sur les productions terrestres et sur l’animal qui s’en nourrit ; comment les mêmes êtres peuplèrent-ils deux terres absolument disparates, et comment les périodes des siècles et les bouleversements de la matière impassible ne purent-ils rien sur l’être dépendant et souffrant, qu’un souffle détruit, annihile ?
Mais l’homme concevrait difficilement comment l’univers aurait pu subsister sans lui (8) ; supposons-le donc aussi ancien que la terre qui le porte ; quel fut-il alors ? Voilà de toutes les questions humaines, la plus ou peut-être la seule vraiment importante. (9)
Ce que nous sommes n’est point ce que nous fûmes, et les faits actuels ne concluent rien pour les âges anciens, encore moins pour les âges oubliés, si ce n’est par conjecture et analogie. Se trouvera-t-il un génie capable de pénétrer la vérité par la conjecture ; d’interroger en l’homme cet instinct naturel, dont tout étouffe la voix ; et de la connaissance incertaine, incomplète, que nous avons maintenant des habitudes abusives, surannées, contraires, des opinions versatiles, des goûts factices de l’homme (que chaque année modifie diversement, et que tant de siècles virent le jouet de cette chimérique perfection, de cette incompréhensible civilisation qu’il poursuit, atteint en gémissant et vénère en la déplorant) de cette connaissance illusoire déduire les besoins premiers, l’instinct 91vrai de l’homme primitif ; nombrer ces siècles oubliés, où, avant de devenir souverain infortuné des autres animaux, l’homme encore leur égal, naissait sans douleur, se sustentait sans inquiétude, et finissait en s’ignorant lui-même ?
Pour moi, frappé de l’immutabilité des grands plans de la nature, de la force d’immobilité et du perpétuel silence de l’univers, je ne vois dans la longue série des siècles, qu’annihile une période de ces révolutions indéfinies, et dans l’oubli prochain de ces temps qui s’avancent et ne sont encore que néant ; je ne vois qu’éternité, comparée à la durée éphémère de tout ce qui a vie. Et dès que dans les sublimes déserts des Alpes j’oublie l’homme et les plaines basses où il rampe, et qu’au sein de la nature et ne m’occupant que de ces grands objets si différents de la futile mobilité des choses humaines, je me suppose durable et impassible, jugeant l’espèce humaine comme étrangère à moi, la terre comme mon passage, et l’univers comme mon séjour ; ce silencieux univers m’étonne ; il me semble voir une masse immense, inanimée, immuable22. Je veux parcourir l’espace : mes pieds charnels sont fixés à la terre. J’interroge la nature ; mais qui suis-je ? La nature ne m’entend pas. Je cherche le passé ; il n’est plus. J’attends l’avenir, il s’avance… Non, avant de l’atteindre je serai néant. Je veux me communiquer, m’étendre au dehors ; je ne cherche pas moins que l’auteur, l’âme du grand tout (10). Être inaccessible, je te demande à l’univers ; l’univers se tait ; l’univers est incompréhensible… Dans cette solitude illimitée, une seule voix se fait entendre ; qu’est-elle ? Que m’apprend-elle ? Rien, car elle est en moi ; c’est le besoin impérieux de trouver quelque chose d’actif, de vivant. J’appellerai donc… l’homme. Je l’invite par la pensée à contempler, à jouir ; mais l’homme ne vient point. Qui le retient ? Qui l’occupe ? Il est là-bas dans l’obscurité de ces vallons ; il se rit de mes recherches inutiles selon lui ; il s’agite ; apparemment quelque chose de plus grand, de plus important, l’inquiète : il s’empresse au pied de ces rocs ; va-t-il les transporter dans d’autres régions ? Non : il se consume à les creuser ; il s’y ensevelit pour en retirer quelques parcelles d’une matière aussi inutile à lui qu’à l’insecte qui la dédaigne. Espèce vaine !… Le cours de mes idées m’a ramené à la terre, l’illusion 92est détruite. L’accablante conviction la remplace ; je suis son semblable, aussi dépendant, aussi faible, aussi vain. (11)
Des révolutions nombreuses ont bouleversé la surface que nous habitons (12) ; les unes, opérées peut-être avant la naissance du genre humain, nous sont absolument inconnues : celles qui succédèrent lorsque l’homme était encore sous les lois de la nature furent oubliées avec les générations témoins ou victimes de ces grands désastres. Une seule, arrivée après la découverte des premiers arts, put être transmise à l’avenir, et fit époque dans l’histoire des derniers temps du genre humain. Mais ce grand objet absorba tous les autres, détruisit toutes les traditions passées, pour ne laisser que le souvenir confus d’une existence antérieure. Les difficultés de retrouver les anciens événements, difficultés peut-être insurmontables dans les temps où la tradition n’était que verbale, habituèrent l’homme à dater de cette époque prochaine ; seulement on se rappelle que l’espèce était beaucoup plus ancienne ; et quand le temps vint où l’homme voulut tout savoir, où par toute terre la conjecture fut affirmée comme le fait, on fixa la formation de l’homme à un temps récent ; et l’imagination plus ou moins bornée de ces rêveurs, en diminua le nombre (13). L’énorme disproportion des supputations des divers peuples sur la durée de l’espèce, annonce que tous ces calculs affirmatifs ne sont que des hypothèses, et que, s’il fut une époque aussi prochaine de la dernière que la création l’est, selon nous, du déluge, ce ne fut au plus qu’un bouleversement, tel que le dernier et tel que la terre en éprouvera peut-être encore un grand nombre.
Soit que l’univers soit éternel, soit qu’il ait commencé ; que l’on croie la terre aussi ancienne, ou seulement formée par des moyens inconnus plus récemment que le reste du monde ; soit que l’on pense que l’homme habita toujours cette terre éternelle, ou naquit récemment avec elle, ou qu’elle exista longtemps sans lui ; du moins l’homme était mille siècles peut-être avant le temps nouveau que nous assignons à la formation de l’univers. Même en négligeant les traditions de l’orient (contrée la première civilisée), en omettant l’état de nature qui put être infiniment plus durable que ce qui s’est écoulé de l’âge social, en ne prenant l’homme qu’à l’époque où il commença, si l’on veut, à se perfectionner, à diriger, inventer ; un jugement impartial pourra-t-il se persuader que soixante siècles (interrompus par l’anéantissement presque de l’espèce et de ses arts, au déluge) aient suffi pour amener au point actuel les langues, 93le partage et l’épuisement de la terre, (14) les habitudes de l’homme, ses opinions métaphysiques religieuses, son fier despotisme, sa basse servitude, enfin tout son incompréhensible composé, et faire en cent et quelques (15) générations, du fils nu et ignorant d’Adam, un profond astronome, un mathématicien habile, un voluptueux sophi23.
Toutes les connaissances humaines dans leur origine durent faire nécessairement des progrès incomparablement moins sensibles que de nos jours. Avec très peu d’idées, beaucoup moins d’activité et de perfectionnons, en y appliquant toutes nos facultés, et possédant tant d’instruments déjà trouvés ? Il fallut plus de siècles à nos ancêtres pour inventer la bêche, qu’il ne nous faudra d’années pour livrer des batailles aériennes24. L’histoire mensongère des premiers temps, fait au contraire parvenir rapidement des sauvages à la métallurgie, à l’agriculture. Forcée de se ralentir ensuite dans des siècles plus récents, où elle ne pourrait s’écarter autant du vrai, elle nous montre l’homme policé, uni, industrieux, inquiet, avide, acquérant moins en deux ou trois mille ans que les premiers hommes divisés, insouciants, ignorants, en quelques siècles. Ainsi l’homme ment ; mais il affirme, on le croit. La nature des choses n’indique que la vérité, mais ses leçons sont difficiles à saisir : il est des mystères inutiles, qu’elle nous cache irrévocablement ; l’homme, qui voudrait tout connaître, se rebute du voile qu’elle lui oppose, et néglige ce qu’elle découvre.
Avant l’œuvre (16) humaine, la terre féconde plus encore que nous ne l’avons trouvée dans les contrées où nos arts étaient restés inconnus, entièrement couverte de puissants végétaux, devait nourrir plus d’êtres vivants, peut-être même plus d’espèces diverses (17). Tout retournait à elle ; les forêts vieillies épaississaient la couche végétale, bientôt recouverte de forêts nouvelles ; l’abri et la nourriture maintenant rares, se trouvaient épars en tous lieux ; nul sol n’était aride, nulle terre n’était desséchée sous un ciel d’airain (18). Les forêts attiraient les nuées que les sables ne sauraient fixer ; des vapeurs plus considérables s’élevaient 94de la terre et allaient fertiliser plus de contrées. Le corps humain, que le feu n’avait pas amolli, supportait toutes les températures ; ou s’il n’était pas destiné aux rudes hivers, nulle tyrannie ne le forçait à se réfugier dans les brumes du nord, et assez d’ombrage le protégeait contre les ardeurs de la Torride25. Assez fort, assez léger pour se défendre, destiné à des aliments paisibles, (19) il lui était inutile d’attaquer le même arbre qui lui servait d’ombrage, d’aliment, de préservatif contre une partie de ses ennemis. Ses forces, si supérieures à celles de ses descendants, dégénérés, énervés, suffisaient à sa sécurité et à sa durée, puisque tant d’autres espèces subsistent, bien moins protégées contre la violence.
Sans autre désir que le but de ses vrais besoins, sans autres idées que leur résultat borné ; après sa nourriture qu’il trouvait facilement, et le mouvement (20) qu’en occasionnait la recherche, il jouissait du repos de toutes ses facultés, d’un repos vrai que ne troublaient ni nos nombreuses maladies, ni la nécessité de travailler aujourd’hui pour vivre demain, ou pour obéir à un maître avide, inique. Un autre besoin bien plus rare que ne l’est parmi nous le goût factice, l’approchait de sa femelle. Voilà tous ses besoins satisfaits. Les années s’écoulent, nul souvenir ne l’en fait apercevoir ; la mort s’approche, nulle prévoyance ne l’en avertit, nulle terreur ne la précède. Il a vécu, s’est reproduit, a fini, sans esclavage, sans crainte, sans souffrances. (21) S’il est malheureux, que l’on me dise en quoi consiste un malheur que l’on ne sent point. S’il fut moins heureux que nous, que l’on m’apprenne donc comment celui dont les plaisirs, que l’habitude aiguise, ne s’obtiennent que par les larmes, que l’habitude n’adoucit pas ; celui qui, par la prévoyance et le souvenir, souffre à chaque instant tout le mal vrai et imaginaire de la vie entière, non seulement en soi, mais encore en ses amis, en ce qui l’entoure ; celui qui dépend sans cesse de toutes les passions factices de lui-même et de ceux qu’il ne connaît même pas ; celui que dix mille maladies accablent, que d’innombrables devoirs asservissent, que tant d’autorités oppriment, qui par la réflexion aggrave tous ses maux et empoisonne toutes ses jouissances ; comment un tel être peut, autrement que par la force aveugle de l’habitude, préférer son sort, que souvent il maudit malgré l’illusion, à l’état de ses ancêtres libres, en santé, jouissant du présent à chaque moment de leur durée, sans crainte personnelle, et insouciants (22) pour le reste du monde.
95Ainsi subsista dans les siècles cet état dont la raison atteste, ce semble, l’existence, mais dont nul souvenir ne nous apprendra la durée. Mais voici que l’instant arrive, où doit être altérée l’œuvre de l’immuabilité. La surface d’un globe va subir des lois nouvelles, et celles de la partie s’opposeront à l’ordre du tout.
Le mouvement est aussi vieux que l’univers. Ses parties furent toujours dans un état de tendance26 et de mobilité ; mais ces changements, résultats des forces invariables de la matière ou de l’instinct unanime des animaux, n’ôtaient rien à l’harmonie, à la stabilité de l’ensemble. L’animal expirant s’était déjà substitué son semblable ; des rejetons nouveaux ombrageaient le lieu où le chêne antique venait de périr de vétusté ; une tendance, insensible à l’être vivant qui finit trop tôt, seule précédait lentement les révolutions que devait enfanter l’éternité. Un de ces animaux faibles, dépendants, que les uns fuient, que les autres dévorent, plus puissant que la mouche, insecte près de la baleine, mais ordonné comme eux dans le tout, va chercher dans l’art ce qui n’est pas en lui-même ; par des moyens étrangers, dominera ce qui ne lui fut point soumis, tirera des minéraux la force qui ne lui fut point donnée ; fera de lui-même un je ne sais quoi discordant avec le tout ; et d’un animal, la proie de plusieurs autres, et destiné à ne faire la sienne d’aucun, va devenir le fléau de tous. Il saura par des moyens étrangers usurper sur eux la détention, la servitude, le massacre. Il égorgera les uns pour s’en nourrir, et il dira « ils furent faits pour moi. » Il enchaînera les autres dans ses étables, et il dira « leur vie est à moi ; je les nourris ; je les protège. » La crainte, l’habitude les attellent à son char : « voyez, dira-t-il, comme ils reconnaissent mon empire ! l’ennui, l’inaction les engraissent : comme ils seront délicats sur ma table ! » Il rasera les bois, l’aliment de tant d’espèces ; il desséchera les lieux aquatiques, nécessaires à des millions d’êtres ; il dépouillera les monts, dont les sommets boisés attiraient les nues pour fertiliser les lieux bas ; alors il s’applaudira, en voyant s’éloigner les orages, et il n’ouvrira pas les yeux sur les plaines voisines, d’abondantes qu’elles étaient, devenues stériles par ses soins. (23)
Qui put ainsi dénaturaliser27 l’homme ? Quelles furent de ce changement certain les causes douteuses pour toujours ? Comment en estimerons-nous les effets inintelligibles ? D’où le juge de soi-même pourra-t-il tirer des 96points de comparaison ? Comment donc l’homme d’aujourd’hui jugera-t-il l’homme social qui est lui-même, ou l’homme primitif qu’il ne connut point ? Croirai-je à l’impartialité de celui qui prononce sur soi-même ?
Dans tout ce que nous avons opéré, je vois deux aspects différents : que signifie cette duplicité ? Notre raison, composée, d’un côté, de l’instinct premier, et de l’autre, de nos affections sociales, ayant à juger les opérations de la nature modifiées dans le détail par les efforts humains, serait-elle en partie naturelle et vraie, en partie humaine et factice ? (24) Ce serait la cause de l’incertitude qui nous entoure, la source de toutes les inconséquences humaines. (25)
Si l’on attribue ce changement de l’homme à sa nature et à une tendance continuelle vers la perfectibilité, j’ignore pourquoi avec moins de besoins le midi se fût plus tôt civilisé que le nord ; pourquoi sur une terre dont les parties ne diffèrent point essentiellement, et où les mêmes arts principaux peuvent à peu près s’exercer partout, l’Égyptien, le Chaldéen, le Chinois furent policés dès l’époque que nous assignons à l’enfance du globe ; pourquoi ils firent des progrès si grands, si rapides ; l’Esquimau, le Caraïbe, de si lents, de si bornés.
Si l’Amérique fut peuplée par l’Asie, (26) comment ne reçut-elle de l’Asie immémorialement civilisée et faite pour l’être, que des hommes brutes qui restèrent brutes ? S’ils passèrent le détroit avant que les arts fussent nés, qui en empêcha l’invention chez l’Iroquois, et la précipita chez l’Indien qui se passerait bien plus facilement même de vêtement et de chasse ?
Mais si nous devons la civilisation au hasard, à un événement possible, mais non nécessaire ; si d’une connaissance qui pouvait nous être offerte, ou plus tard, ou jamais, dérivent notre réunion, nos arts : l’homme n’ayant en lui que la faculté possible de la civilisation, il ne sera plus difficile de concevoir comment les découvertes premières n’étant faites que dans un seul lieu et connues seulement dans les autres par la communication (alors on ne commerçait point, on communiquait rarement et seulement de proche en proche28), des contrées nourrirent dans l’Antiquité des nations déjà savantes ; épuisées par des usages abusifs, devinrent désertes, arides, et vieillirent avant le globe ; tandis que d’autres tout récemment, sous des mains moins destructives, sont encore dans leur jeunesse féconde et 97nourrissent, entre autres espèces, des nations sauvages (qui n’eurent que nouvellement, et par des voies inconnues, connaissance de nos premières découvertes, qui les cultivaient dans un accroissement lent, lorsque nous venons de leur communiquer à la fois tous nos progrès), et qui par leur moyen vont, à notre exemple, dessécher, éclaircir, défricher, labourer, commercer, consumer, et assimileront enfin les rives de l’Orénoque aux déserts Arabiques, auxquels seront déjà réduites auparavant et les Indes fertiles et la florissante Europe.
Le moyen terme entre l’état primitif et le dernier période29 de civilisation que verra l’avenir, fut celui où les langues inventées facilitèrent la communication, où les familles réunies goûtèrent le repos sous le même abri, et lasses de chercher une nourriture éparse, l’exigèrent de la bête qu’ils fixèrent à leur suite. Au premier aperçu, cet état pastoral, auquel remontent les traditions (27) de tant de peuples, semblerait plus près du point d’où l’homme partît, que de celui où il tend encore. Un examen plus approfondi en fait juger tout autrement. Qui put réunir ainsi ceux qu’aucune vue générale ne liait, que l’intérêt individuel opposait sans cesse l’un à l’autre ? Une prévoyance d’utilité suppose trop d’idées antérieures. La parole ne pouvait exprimer de même que des rapports encore inconnus : et, d’ailleurs, la société déjà commencée put seule former les langues nécessaires aussi pour l’étendre. La culture la plus simple exige des instruments dont la construction suppose un art, et l’invention un plan, des idées compliquées, qui ne conviennent qu’au second pas de la sociabilité.
Serait-ce le feu ? Rien n’est plus propre à rassembler que ce dont plusieurs peuvent jouir ensemble, sans que l’un prive l’autre, et qui de loin excite la curiosité par sa nature. Beaucoup d’animaux craignent le feu ; d’autres le recherchent ; l’homme put être de ces derniers, le feu le dut même fixer davantage ; car nu, exposé sous plus de latitudes, originaire probable de la Torride30, il put suivre le soleil et le devancer beaucoup au-delà des tropiques. Si, durant que les frimas inconnus l’auront surpris sur cette terre nouvelle, quelque forêt incendiée (28) par les orages ou les laves des volcans vient à répandre la chaleur et la lumière pendant les froides et longues ténèbres de l’automne ; les hommes épars qui l’aperçurent s’en approchèrent avec ce plaisir, cette avidité d’examen 98qu’excite, même dans la bête, un objet utile et absolument nouveau ; ils virent que chaque arbre que le feu atteignait par le pied, tombait et augmentait l’incendie : ne serait-il pas possible que quelqu’un d’eux se soit avisé de pousser quelque matière enflammée vers la matière inflammable, n’inventant rien, mais suivant seulement la marche que leur indiquaient les choses ?
Au-delà de ce premier moyen de réunion, qui lui-même n’est qu’une conjecture, l’on ne pourrait asseoir la succession des progrès de l’homme que sur une hypothèse hasardée, quelque habilement qu’on la pût concevoir. Mais considérons quelle série de siècles il fallut à l’espèce éparse, sans désir ni besoin de changer d’état, pour parvenir à se construire des retraites, à rendre domestique et assujettie la bête farouche et libre qui, ce semble, ne devait tomber sous sa dépendance qu’avec la terre même, et lorsque dépouillée, partagée, elle devint toute entière son domaine. Il paraît néanmoins assuré que tous les peuples furent d’abord chasseurs, ichtyophages ou pasteurs, avant de songer à l’agriculture. Il leur fut plus facile de poursuivre à la nage et dans les bois les animaux pour s’en nourrir, ou de s’attacher à leurs pas, puis de les rassembler, les conduire pour en extraire le lait, choses qui leur étaient enseignées, l’une par les carnivores, l’autre par les petits herbivores et autres, que d’imaginer de substituer aux productions spontanées de la terre des aliments de choix pour les faire végéter31 exclusivement ; plan absolument d’invention humaine, dont rien d’étranger à nous n’a fourni l’idée qui demande plus de réunion et des moyens compliqués.
Ils se nourrirent d’abord du lait de la brebis timide, facile à dominer, qu’ils épuisèrent pour s’alimenter, dépouillèrent pour se vêtir. Plus entreprenants, ils y joignirent la vache, faible dès que se tait son instinct peu étendu, (29) et fuyant devant l’enfant que son front lancerait dans l’air. Longtemps borné à ces aliments suffisants et déjà assez injustement obtenus, l’homme vivait errant avec le bétail qu’il conduisait et n’enfermait point ; maître intéressé, mais complaisant, avant de devenir dominateur égoïste et dur, il lui choisissait les pâturages abondants, s’appropriant ainsi l’herbe qu’il dédaignait, et chargeant la bête de lui façonner sa nourriture. Ses passions étaient douces comme son genre de vie ; rien d’irascible, de haineux, n’entrait dans son cœur. Dans ces siècles heureux, l’homme dut s’aimer, chercher le bien commun : aussi bien, 99simple encore et borné, quel profit eût-il trouvé dans le mal d’autrui ? Bien différent de nous, sa joie s’accroissait par celle des siens. La félicité dut être générale, mais moins entière que celle de l’état vrai de l’homme. Quoique prévenus par le plus de similitude avec notre état présent, nous trouvions plus de charmes à considérer cette réunion douce, ces travaux qui occupaient sans lasser, qui attachaient sans astreindre ; ces hommes vivant en société, sans partage d’oppresseurs et d’esclaves ; ces familles éparses librement sur une terre encore abondante, suivant sans contrainte les impulsions des sens, sans préjugés, sans lois réprimantes, sans préceptes atroces, sans terreurs vaines ; unis assez pour les charmes que nous nous promettons dans la société, trop peu pour en dévorer les innombrables douleurs ; sans culte, sans fanatisme, sans vices, sans lois ; connaissant déjà le spécieux avant d’en ressentir l’inévitable abus ; déjà peut-être adorant un Dieu bon, sans craindre de Tartare32, sans égorger de victimes, obéissant déjà aux impulsions prolongées, factices mais douces de l’amour paternel et filial ; mais fils guidés et non contraints, pères aimants et non despotes ; déjà peut-être ressentant l’amour moral ; chérissant autant les qualités intérieures que les charmes demi-nus d’une amante tendre, facile ; jouissant de l’union sans se voir condamnés à gémir un jour dans des liens indissolubles ; se secourant les uns les autres dans les dangers naturels ou les maux physiques, sans avoir à consoler ceux de l’âme, pour lesquels il n’est point de consolation ; généreux, jamais égoïstes, ayant déjà du bien à faire, aucun mal à souhaiter ; sans envie pour des possessions dont nul n’était privé ; sans haine pour des offenses rares, que l’intérêt ne prescrivait pas, que les préjugés n’éternisaient pas ; sans ces vengeances atroces par leur durée, que ne commandait pas l’honneur ; coulant leur vie sans l’ennui que n’avaient pas créé tant de besoins factices ; sans prévoyance et dès lors sans crainte : un jour calme était terminé par l’espoir du paisible lendemain. Le soleil éclairant, abandonnant alternativement les diverses parties de la terre, partout ne distribuait aux hommes que le jour pour jouir de la vie, ou les ténèbres pour savourer l’heureux repos. Nulle larme n’attristait l’humanité, nul crime n’effrayait l’homme bon, nul autel n’était teint du sang humain, nulle enceinte ne retentissait de vœux absurdes un jour, maudits le reste de la vie33. Nul palais altier ne distribuait de chaînes aux campagnes 100éplorées ; nul homme n’était adoré par son infâme adulateur, maudit en secret de son lâche esclave. Le travail était léger, la servitude et le désespoir inconnus, les maladies très rares, la mort indifférente. Ô innocence antique ! ô paix oubliée ! ô bonheur ! ô temps qui ne sont plus ! douce chimère que, dans l’ivresse qu’excuse le désir si légitime du bien, l’imagination embellit et prolonge, mais la raison altère et réduit à peu de générations ! quel sera l’homme assez dépravé pour ne te pas aimer, assez vain pour t’oublier, assez factice pour ne pas gémir d’être né trop tard ? Mais ne nous plaignons pas du temps où fut placée notre vie : plus tôt, notre sort eut été préférable ; plus tard peut-être serait-il plus déplorable (30) encore. Tremblez, hommes à venir ! Mais non. Nous serons à vos yeux des barbares avec nos vestiges épars de paix et de simplicité. L’Américain, surtout, donnera carrière à vos doctes dédains : vous bénirez vos lumières, rougirez d’être les descendants de ces demi-brutes ; et le vulgaire d’alors, comme celui d’aujourd’hui, blâmera le passé, préférera son siècle, n’aimera, n’enviera que l’avenir.
Une fois hors de l’instinct primitif qui met des bornes à l’emploi des facultés, qui empêche le taureau de déchirer tout ce qu’il rencontre, et tient en repos le lion rassasié ; une fois livré aux impulsions factices, l’homme n’eut ni cause ni moyen de s’arrêter ; le but de la perfectibilité est le plus, son caractère est donc l’insatiabilité, et son progrès l’illimité. Habitué à ce qu’il s’était donné, souffrant encore ou peu ou point de ses innovations, il ne put ni ne voulut rétrograder34 ; au contraire, dans son idée chaque invention nouvelle était un pas de plus vers son but, de se préparer des jouissances pour tous les moments de la vie : déjà réfléchissant, il put inventer ; uni, il put exécuter. Une découverte étant la source de mille, le premier qui s’aperçut que les objets diminuant de dimensions apparentes à proportion de leur éloignement, les astres pourraient bien aussi être plus gros qu’ils ne paraissent, trouva la base des systèmes de Fontenelle35, de Lambert36 ; celui qui compara des prés de diverses grandeurs prépara les spéculations étonnantes des Newton 101à venir. Ainsi le premier homme qui s’avisa d’extraire le lait de la biche, ou qui après avoir joui de sa femelle, la retint par prévoyance dans une cabane qu’ils construisirent ensemble, et ceux qui rassemblés dans quelque antre de roches, emmagasinèrent de concert des fruits à l’entrée de la saison des pluies : ceux-là, dis-je, devaient avoir nécessairement pour descendants les Apelle37, les Auguste38, les Zoroastre39, les Colomb40, les Montgolfier41 ; et j’ose dire que rien ne m’étonne dans la graduation42 qui éleva le fastueux palais de Delhi pour celui dont l’ancêtre ne demandait à la terre qu’un palmier.
Mais ce dont je ne trouve pas la raison, c’est de ce premier pas de l’homme. Il fut affranchi de l’instinct qui l’ordonnait avec les autres objets ; seul il suivit une autre voie : qui la lui traça ? Je l’ignore. Mais ce qui prouve qu’il n’est plus dans un rapport naturel avec le tout, c’est que toutes ses opérations sont marquées par la destruction, que son ouvrage est sans cesse en opposition avec celui de la nature, qui subordonnait tous les objets les uns aux autres43, en faisait un ensemble que cet usurpateur a divisé. Il dit la nature aveugle. Je le crois comme lui ; mais du moins je vois un résultat (31) dans ce qu’elle opère par des moyens bons ou mauvais, mais que nous ne pouvons juger. Il se dit raisonnable : qu’il m’apprenne donc quel est son but, car je ne lui crois pas assez de démence pour penser améliorer le sort des espèces qu’il tyrannise. Quant à lui-même, je sais fort bien qu’il se pense bien plus heureux que le sauvage ; mais écoutons celui-ci : il en dit autant, et le prouve en préférant constamment ses bois à nos capitales. D’ailleurs, sans comparer l’Européen raisonnant par prévention et sentant par système, demandez-lui s’il est malheureux. 102« Très malheureux », répondra-t-il. Ensuite, si la brute l’est. « Non », avouera-t-il ; « elle n’a point de chagrin, elle n’a point de raison ». Puis pourquoi dans son état primitif il eût plus souffert qu’elle : que répondra-t-il ?
Plus tard, les connaissances commencèrent à s’acquérir ; il en résulta des faits que les hommes réunis se communiquèrent. La tradition naquit, les annales écrites la suivirent. Où l’histoire commence à parler, la conjecture se tait : je n’ai donc rien à dire pour les temps récents.
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Peut-être on objectera que l’histoire prenant le monde dès le jour de sa création, la conjecture est partout déplacée : ceci me force à dire un mot des fictions et des allégories, productions de siècles déjà civilisés.
Nous sommes partout soumis à l’erreur, elle nous commande de tous côtés de l’admettre ; elle prend le nom auguste de vérité, se confond avec elle ; nous n’osons la récuser, et craignons de nous méprendre. Comment s’est-elle introduite parmi nous, qui avons tout à craindre d’elle, et tant de sujets de lui préférer le vrai ? Si d’abord elle eût exigé la croyance, on l’eût partout repoussée. Dans les temps de simplicité, où la multitude des opinions n’avait pas encore amené leur incertitude, tout fait, donné comme vrai sans preuve, aurait été rejeté. Mais l’on fit des suppositions dont on s’amusa ; l’on inventa d’ingénieuses allégories. Le temps fit oublier ce que les unes avaient d’idéal, ainsi que le sens caché des autres.
L’apologue et l’allégorie, destinés à l’instruction, furent la source de toutes les erreurs, de toute la démence humaine. Le penchant de l’homme à soutenir avec chaleur ce qui lui est contesté, et que rien ne prouve, divisa tous les hommes, et fit partout couler le sang : ainsi d’un badinage ingénieux, vinrent les divisions, les guerres ; d’une cause atroce, l’infâme fanatisme, suite de cette fatalité qui dans toutes les institutions inconsidérées de l’homme, au bien qu’il s’était promis, substitua des maux beaucoup plus grands ; aux plaisirs, la misère ; aux jouissances, la privation ; à l’unité de la volonté générale, le despotisme ; au frein qui devait réprimer les méchants, le joug qui pèse sur les bons ; à l’idée sublime d’un Dieu protecteur, la terreur d’un tyran vengeur ; à l’espoir d’une félicité indicible, le supplice éternel du Tartare ; enfin 103au sort heureux que l’homme s’était promis, les maux irrémédiables et inénarrables qui déchirent nos âmes abusées.
L’ingénieux Pluche44 trouva dans les figures symboliques de l’ancienne Égypte toutes les folies que nous appelons paganisme. Je crois qu’il en est ainsi des folies qui partagent maintenant la terre : leur source commune est l’allégorie. Nos bons ancêtres étaient encore trop bornés pour prévoir que leurs neveux éclairés s’égorgeraient un jour par millions pour attaquer ou défendre les jouets de leur imagination, devenus vrais (32) par antiquité.
Peut-être m’abusai-je aussi, mais je vais comparer la lettre d’une allégorie telle que nous l’avons admise, avec le sens qui45 cacha, je pense, son auteur qui fut apparemment quelque Lockman ou quelque sage Brachmane46 des temps où l’homme déjà changé devint curieux du passé.
Dieu créa le monde en six jours, se reposa le septième. |
L’univers se forma par des causes inconnues en six temps différents ; d’abord tel globe, puis tel autre, etc. Enfin l’homme naquit, et la terre resta dans un état de permanence. |
J ’ observe encore
1 o – Que tout ceci ne put être même alors que conjecture ; comment l ’ homme put-il dire ce qui se fit avant lui ?
2 o – Que les années hébraïques étant de soixante-dix années, les jours chaldéens ou autres purent être de soixante-dix siècles. Tout cela est douteux, puisque le nombre de semaines, d ’ années, est fixé dans les prophéties. Nous disons que ce nombre est accompli, il y a dix-huit siècles : les Juifs soutiennent qu ’ il ne l ’ est pas encore. Les temps ont changé le sens des mots ; on n ’ a fait que traduire littéralement les mots dans les ouvrages très anciens : est-ce le moyen de s ’ entendre ?
104
L’homme était nu dans un lieu de délices ; il n’y souffrait pas des intempéries des saisons, il y trouvait une nourriture abondante que la terre offrait d’elle-même. |
Dans le commencement l’homme était nu sur une terre abondante dans le climat de la Perse ou des Indes : endurci, vigoureux, il était en quelque sorte impassible, comme le sont les animaux, surtout dans ces contrées privilégiées. Il se nourrissait sans culture, des fruits naturels de la terre. |
Il ne connaissait ni le bien ni le mal ; il n’était point sujet aux maladies et ne devait pas mourir. |
Il n’avait aucune idée morale ni crainte de la mort qu’il ne connaissait pas et ne devait pas sentir. La mort n’est pas un temps ; c’est un passage, une cessation ; rien dès lors de sensible. |
Il lui était défendu de goûter le fruit d’un arbre particulier, sous peine de connaître le bien et le mal, et d’être sujet à la mort. |
Dans les diverses modifications d’être, que lui offraient ses facultés, il en était une que lui interdisait l’instinct, la voix intime de la nature ; une qui le rendait accessible à la connaissance du mal moral, et à la prévoyance de la mort, qui seule la rend formidable. |
Adam obéissait, il était heureux. |
L’homme primitif suivait son instinct, il était heureux. |
Le serpent insinua* à Ève de manger de ce fruit ; il y parvint en lui faisant illusion, lui disant qu’elle acquerrait par là autant de science que le Très-Haut et s’égalerait à lui. Elle en goûta, et Adam en reçut d’elle. |
L’illusion gagna les plus faibles d’entre les humains. Le désir de s’élever au-dessus des autres espèces, les porta à se jeter dans un autre ordre de choses. Leurs semblables cédèrent enfin à leur exemple. |
105
Dieu appela Adam, il s’excusa sur Ève, et Ève sur le serpent. |
La nature fut encore une fois entendue de l’homme ; ils s’attribuèrent leurs erreurs les uns aux autres, enfin à l’illusion qui les avait abusés. |
Alors ils eurent honte de leur nudité : connaissant le bien et le mal, ils devinrent sujets aux maladies, à la mort. |
Ensuite furent inventées les chimères morales ; l’on se couvrit, et l’on devint sensible aux injures de l’air, aux maladies, etc. On examina la mort, on apprit à la sentir d’avance, à la redouter dès la jeunesse. |
Ils furent chassés du Paradis terrestre, réduits à cultiver la terre à la sueur de leur front. |
Ils perdirent le bonheur, la simplicité et le repos, et furent forcés au travail pour subvenir à leurs besoins nouveaux : car la terre qu’ils dépouillaient devint de plus en plus aride ; et d’ailleurs à ses fruits grossiers, furent préférés les aliments dus à l’art. |
Le Paradis fut fermé à jamais pour Adam et pour ses descendants. |
Et une fois hors des voies naturelles, il ne fut plus de retour pour l’homme. |
*Ce verbe signifie ici « faire pénétrer adroitement dans l’esprit » (Dictionnaire historique de la langue française, Robert, 1995).
Ainsi doit être, ce me semble, expliquée cette fameuse allégorie orientale. Quant à certains détails que j’ai supprimés (ou pour n’être pas trop diffus sur une chose aussi claire, ou pour éviter de faire Dieu tailleur47, ou d’autres dont l’explication eût été forcée, parce que je n’en veux que d’évidentes), je les crois ou ajoutés avec le temps ou dus48 à 106quelques vues particulières de l’inventeur, puisque le corps de la tradition reste entier sans eux. J’observe que l’on ne pouvait pas, pour représenter l’illusion, choisir un emblème plus facile à reconnaître que le serpent, et que la voix intime de l’instinct naturel, donné à tout être actif pour motif de ses actions, par l’Auteur du grand tout, vaut bien le vieillard à cheveux blancs, grande robe de chambre, porté sur quelques vapeurs par de jolis petits enfants ailés49. J’aime à croire que ces images basses d’un Dieu, que ces blasphèmes n’ont du moins pas été de tous les temps ; et j’atteste le grand Être que je m’efforce d’adorer, que je crois toutes nos idées anthropomorphites50 (ou païennes) bien plus injurieuses, si toutefois un homme peut offenser un Dieu, que la liberté avec laquelle je rejette toutes les petitesses humaines que l’on lui attribue.
Si ce que nous prenons pour l’histoire des faits n’est que la lettre des allégories qui les voilent ou des hypothèses qui les supposent, alors disparaîtra ce que peut avoir de surprenant, l’étonnante disproportion entre nos traditions qui nous font si nouveaux51, et les histoires orientales qui reculent si loin l’origine des peuples. Alors il m’aura été permis de conjecturer dans une antiquité prouvée, je crois, par l’évidence, et attestée de tant de nations, mais dont les événements nous sont inconnus. Dans ces ténèbres que nous voyons border l’espace, mais dans lesquelles nous ne discernons plus les objets, il n’est pour nous d’autre lumière que des hypothèses probables, et l’impartialité pour les estimer.
107[Notes de l’auteur]
(1) Ici, il faut reconnaître un mauvais principe, si l’on ne veut avoir le cœur arraché, puis suspendu, pour l’apaiser ; là, assurer que l’homme est esclave du destin, ou être empalé ; et dans l’ancienne Hybernie52, ne conserver aucun souvenir de ces idées monstrueuses, si l’on ne désire être brûlé.
(2) Qui est tout, surtout dans le système erroné qui ne met d’êtres vivants que sur la terre.
(3) Qui n’existe pas pour lui-même : si toutefois notre jugement tant de fois en défaut ne nous en impose point sur le grand point de la non activité spontanée, et de l’impassibilité de la matière dite inanimée.
(4) Mais qui nous a prouvé que la matière qui se meut régulièrement comme un globe, fût essentiellement différente de celle qui se meut irrégulièrement comme une huître ?
(5) Si la voix générale, qui si souvent autorise l’erreur, peut quelquefois annoncer le vrai, c’est assurément dans ces objets indifférents à l’homme, où l’esprit de parti n’a pu la dicter. Le chaos était reconnu avant que la création fût article de foi.
(6) Et pour éprouver ta clémence, ou exercer tes vertus guerrières, réduisent assez souvent en excrément le potentat de l’univers, l’image de l’Éternel.
(7) Dans le fait, à quoi aurait servi le soleil avant de jaunir nos moissons et de mûrir l’ananas dans les serres de l’Europe ? Et de bonne foi, quel eût été le but de ces astres incalculables avant l’observatoire de Paris53 ? Tout serait inutile sans l’homme ; tout doit se dissoudre au moment où l’homme cessera. De quelle gloire nous sommes convenus entre nous !
108(8) Je me trompe : un savant m’a fait connaître dernièrement l’universel a parte rei54 ; d’autres m’ont engagé à me rétracter en faveur de la dispute apostolique des capuchons55, du plus ou moins grand degré de bien que fait aux vrais croyants l’osculum auris de la pantoufle du pape56, et le préservatif universel de la chaise percée du grand Lama57.
(9) Mais où est-il ? Hors de tout, cela ne se peut ; dans le tout, il en ferait partie. Qu’est-il ? Je l’ignore. Qui l’atteste ? L’homme. Comment ? En adorant. Quoi ! La lune, le feu, des lézards ? Homme inconséquent, homme abusé, que m’importe ce que tu penses, ce que tu ne penses pas ?
(10) L’on m’a assujetti aux mêmes besoins factices ; et la vie me serait insupportable, si je ne partageais leurs délassements que je méprise ; du moins je ne mets d’importance à ces jouets que celle qu’y attache l’actuelle nécessité ; et mon jugement n’est pas esclave, comme le reste de mon être. Les besoins naturels et un seul besoin social, un ami. Terre ! Si tu en contiens un, dussé-je te parcourir entière, je ne croirais pas trop faire d’y consumer une moitié de ma vie pour remplir le vide de l’autre.
Qu’est-ce donc qu’un ami ? Ce n’est pas une connaissance, un voisin ; c’est un être humain, né Samoyède58 ou Zélandais59, pensant, sentant comme nous, que l’on aime, dont on est aimé, qui se consacre à nous, qui ne saurait jouir sans nous, qui ne souffrira pas seul ; qui unit ses facultés aux nôtres pour éloigner de tous deux le plus de maux possible ; 109qui nous rend la vie supportable, aimable même ; qui nous met au-dessus du vulgaire, nous conduit, nous réforme, nous estime, nous dédommage de l’atroce calomnie, de l’inique persécution, de l’opinion erronée des hommes. Il est pour nous plus que nous-mêmes : en ce sens, que par nous seulement nous vivions ; par lui, nous vivons heureux. Or, changer une existence ordinaire pour le bonheur de l’union des cœurs, est un plus grand bien que d’obtenir les sollicitudes de la vie, à la place du paisible néant.
La terre contient par générations à peine un couple ou deux peut-être, dont les sentiments, les pensées unanimes puissent faire de vrais amis ; et ces deux parties d’un tout le moins imparfait de l’humanité sont séparées par de vastes continents, des mers. Il ne suffit pas que le hasard les rapproche, il faut qu’il les fasse rencontrer, distinguer. Si les hommes, qui si souvent songent à nuire, voulaient s’occuper de leur utilité, l’imprimerie qui fit du bien et tant de mal, serait peut-être le moyen de faire connaître ce qui manque auprès de soi, et que d’autres contrées possèdent ; moyen qui, n’étant pas d’usage, ne manquerait pas d’être flétri par le ridicule ; car quel est le bien qu’il n’attaque pas ? Mais qu’aurait à redouter des caprices vulgaires, l’homme qui ne veut point un ami vulgaire ?
(11) Le globe put subsister sans que les modifications de sa surface eussent le moindre rapport avec celles que nous apercevons ; autre, elle fut propre à d’autres habitants, et il est possible qu’elle n’ait nourri les espèces actuelles que depuis que, soit par choc, soit par les efforts du feu, soit par la lente gradation des opérations muettes de la matière, morte en apparence, mais toujours active, elle devint inégale, solide, végétant. Elle peut aussi avoir existé de toute éternité avec l’univers, et l’homme néanmoins n’être pas antérieur à ce que nous appelons création, qui seulement est alors beaucoup plus ancienne, je crois, que nous ne la supposons. J’ignore en quoi il y a plus de difficulté à supposer éternel ce que nous voyons, que ce que nous ne voyons pas, à moins que l’on ne prétende dans l’autre système pallier l’incompréhensibilité qui se trouve dans tous deux pour la raison bornée, en y ajoutant la difficulté de la création, elle-même si incompréhensible. C’est un plaisant moyen de nous expliquer la raison des choses dont nous ignorons seulement la cause, mais dont l’existence du moins est palpable, que d’y substituer 110l’action d’un autre être, dont nous ignorons également et la raison d’être, et l’existence de fait : d’autant plus que, substituant ainsi deux difficultés à une, nous laissons encore subsister la première, la création de la matière étant aussi étonnante que son éternité ; de sorte qu’au lieu de l’existence du monde, qui est un fait dont seulement nous avions à chercher la raison, il nous faut à présent concevoir et l’existence de Dieu, et quel il est, et la raison de son existence, la création de la matière, et pourquoi ayant été inutile dans l’éternité, elle devint nécessaire un moment, puis cessera de l’être. Ajoutez à cela que pour dire ce que nos sens voient, il n’est pas besoin que la raison conçoive ; au lieu que pour affirmer ce que nos sens ne perçoivent pas, il faut de nécessité que le raisonnement prouve ; car quel droit d’exiger la croyance de ce que n’avouent ni les sens ni la raison ? Quelle ineptie ! Et combien d’autres inconséquences je tais !
(12) Ajoutant à la durée de l’individu ce qu’elle ôtait à celle de l’espèce, et faisant vivre ses ancêtres neuf siècles60, afin d’arriver plus facilement au premier.
(13) Dans la Lydie, l’Arabie pétrée61, la terre est dépouillée de son humus, dont il n’est pas probable qu’elle été originairement privée. Ce qui d’ailleurs éloigne absolument cette idée, c’est que, dans ces contrées maintenant stériles, on trouve partout des sels fixes qui attestent l’ancienne végétation de ces déserts, apparemment les premiers habités, et que l’homme a fuis après les avoir épuisés par la culture, qui supplée aux forêts épaisses, des graminées, des légumes et autres plantes chétives, qui rendent peu à la terre, et que d’ailleurs il consume ; et surtout par le feu, qui détruit le peu de forêts qu’il ne défriche pas, et enlève sans retour à la terre ces sucs végétaux qu’elle a fournis, que la corruption de ces productions vieillies devaient lui rendre, qui, brûlés et exhalés en vapeurs, sont ou dénaturalisés, dissous, ou portés dans les climats pluvieux. L’animal ne fait qu’user des productions de la terre, et lui rend ce qu’elle lui a donné ; ainsi l’avait institué la nature ; mais le feu détruit sans retour et vieillira la terre avant le temps.
111(14) En quatre mille ans, voyez combien peu dans les évangiles jusqu’à Jésus-Christ.
(16) Hors des premières voies notre jugement devint arbitraire ; l’habitude, qui ne le fixe pas toujours, le décide du moins ; elle enseigne au sauvage que ce n’est qu’une action bonne, ou du moins indifférente, de se nourrir de son ennemi vaincu, comme elle nous dit que le manger est infâme, mais le tuer est légitime ; qu’à la vérité, nous pouvons légalement enfreindre le droit qu’a l’homme à la vie ; mais que ce serait le comble de la dépravation de priver les vautours et les vers de leurs prétentions, bien plus sacrées, sur son cadavre. Cette habitude, source palpable de toute erreur, qui les consacre toutes, qui modèle les hommes suivant les climats, qui rend en Amérique anthropophage, infidèle et persécuté le même homme qui, né en Espagne, aurait été savant, persécuteur et béatifié ; cette habitude souveraine persuade à chaque peuple, que sa croyance est la seule vraie, ses usages les seuls justes, et lui fait prendre en pitié ceux qui, différant essentiellement de lui, méprisent, par la même raison, ce que celui-ci trouve admirable. Ainsi l’érudit Européen n’arrête que des regards de dédain sur ces hordes obscures qui ne parlent qu’une langue, mangent avec leurs doigts, et se soucient plus de leur chasse que de l’instrument dont Orphée jouait aux enfers, et du nombre des empereurs de la première dynastie du royaume de Tien-Hia. (*) Quant à l’homme primitif, il est oublié depuis tant de siècles que le savant le nie à la lueur de sa lampe et prouve en latin à toute la terre qu’il n’a jamais existé. De même, le sauvage rejette nos habillements, voit nos arts comme chose indifférente ; préfère une boutique de rôtisseur au faste de Versailles et ses simples et antiques usages au moderne dédale de nos bienséances. Ces barbares féroces oublieraient peut-être jusqu’aux triomphes humains de l’Européen policé, si leurs généreux instituteurs, accourus de l’extrémité des mers pour leur porter l’éternelle félicité, ne les ensevelissaient perpétuellement au fond des mines pour les aider à prévenir les flammes éternelles, dont l’utile terreur est leur plus signalé bienfait.
(*) Tien-Hia, contenant tout ce qui est sous le ciel, nom (chinois s ’ entend) de l ’ empire de la Chine.
(17) Depuis les derniers siècles seulement il paraît s’en être détruit plusieurs : les anciens parlent d’espèces que nous ne connaissons plus. 112Ces ossements trouvés en divers lieux en Tartarie, etc., appartiennent à des animaux maintenant oubliés, etc.62
(18) La terre n’était pas fertile alors, à la manière que le veut maintenant l’homme ; mais les goûts d’alors n’étaient pas les goûts actuels, et nul ne contestera qu’un bois épais, comme ceux des premiers temps, ne dût fournir incomparablement plus de subsistance animale que nos champs, nos prés, qui rendent nos campagnes semblables à ces cimes auxquelles l’élévation ne permet d’autres productions que des herbes.
L’air, dira-t-on, ne pouvait qu’être très nuisible sur une terre demi-couverte d’eau stagnante, dont la surface était inaccessible à l’impulsion des vents, sous ces ombrages antiques que la cognée n’ouvrait jamais, et qu’épaississaient les temps. Cela serait vrai pour nous ; mais si l’on veut juger l’homme de la nature par l’homme de l’art, que l’on me dise comment l’Américain trouvait la vigueur et la santé là où l’Européen devient énervé, maladif.
Les espèces féroces, auxquelles avant les armes humaines peu d’autres résistaient, devaient, dira-t-on encore, répandre partout le carnage, la dévastation. Il est vrai que la nature, comme la politique, se joue de l’être souffrant. Deux seules différences : la nature sacrifie cent à mille, l’individu à l’espèce ; et nos institutions, des millions à un seul, l’espèce à l’individu. Ensuite celui que tue la griffe du tigre souffre un moment ; celui qu’atteignent nos institutions despotes, le temps de son tourment c’est la durée de sa vie.
(19) Il est presque prouvé que l’homme est frugivore : c’est reconnu de celui qui cherche dans les moyens naturels les faits qui en dérivent. La conformation du corps humain, la privation d’armes offensives, ses dents, etc., etc., le goût positif du pongo63… sont autant de motifs pour se confirmer dans cette idée que rien ne dément, hors un fait mal jugé, qui est la sorte de préférence de l’homme actuel pour la chair. Les moins déraisonnables sentent qu’il ne faut pas citer des habitudes Européennes ; mais ils se croient bien plus fondés, en concluant du cannibale anthropophage, l’homme carnivore : comme si les goûts, les 113usages des sauvages étaient dans la nature. Pour moi, je crois ces peuples presque civilisés, beaucoup plus près de nous que des premiers hommes ; puisqu’ils sont réunis en corps, qu’ils ont commencé les arts, et que déjà chez eux l’usage général est devenu la loi de chacun. Il leur fut plus facile d’imiter les bêtes féroces, dont l’exemple était sans cesse sous leurs yeux, que d’inventer le feu, dont nul animal ne leur indiqua l’usage. Comment donc ceux qui le découvrirent n’eussent-ils pas préféré, à des fruits épars, une proie qui seule en pouvait rassasier un nombre ? Si de ce que les viandes couvrent nos tables, nous nous concluons carnivores, assurons aussi que le chien naquit herbivore, puisque dans nos cuisines cette autre espèce abâtardie mange jusqu’à des laitues assaisonnées de cette liqueur aigre qui généralement convient si peu aux animaux.
(20) De grands auteurs n’ont supposé à l’animal que trois besoins ; cependant celui de se mouvoir me paraît aussi essentiel que les autres. Si l’on dit qu’il n’agit que pour chercher sa nourriture, je réponds qu’il n’en est du moins pas ainsi pendant que le corps croît et se forme ; et que, même à tout âge, l’animal enchaîné, immobile, quoique sans privation du côté de la nourriture, souffre et dépérit ; que placé dans un antre avec des aliments abondants, quelque vieux qu’il fût, on l’en verrait sortir s’il lui restait la faculté de se mouvoir ; que si d’ailleurs on ne regardait le mouvement que comme une faculté donnée pour procurer la subsistance, il en serait de même de la nourriture, qu’il ne poursuit que pour vivre ; que ce qui ferait dépérir l’animal, s’il en était privé, est un besoin ; qu’ainsi j’en admets quatre, la nourriture, une femelle, le mouvement et le repos.
(21) Si une chute que l’homme naturel ferait bien rarement ; si la dent des bêtes voraces qui peu volontiers attaqueraient l’homme, si surtout nous n’avions pas rendu si rares les autres espèces, leur pâture ordinaire (on sait que les lions fuient les enfants dans le nord de l’Afrique, etc.) ; si, dis-je, quelque accident blesse l’homme sauvage ; on sait que tous les maux des brutes que nous n’avons pas enfermées dans nos étables, se terminent très promptement par la guérison, rarement par la mort, qui du moins alors n’est pas lente, et que la nature remet les membres presque aussi bien qu’un chirurgien.
(22) Tout alors était donc bien ? Non, assurément : c’était l’ordre des choses, qui valait bien l’ordre des hommes ; mais ce n’était pas celui 114du bien général. Ou la raison humaine nous trompe absolument, et il faut rejeter sans distinction tout ce qu’elle admet ; ou la première chose certaine que j’aperçois, c’est que, pour que le monde fût bon, pour qu’un être intelligent à notre manière vît en lui l’œuvre d’une Intelligence suprême et pouvant tout ; il faudrait une perfection bien plus grande dans la disposition de la matière insensible, et surtout dans l’être sentant, la faculté et l’occasion de jouir constamment, et jamais celle de souffrir. De plaisants sophistes déclarent le mal nécessaire. Après avoir fait Dieu maître de tout, ils se soumettent à je ne sais quelle nécessité qu’ils n’expliquent pas. D’autres non moins absurdes, et de plus mauvaise foi encore, nient l’existence du mal. D’autres aussi inconséquents, pour disculper Dieu, attribuent tout au libre arbitre. Il est vrai que l’homme étendit beaucoup dans son espèce les moyens de nuire, et pour les autres, l’occasion de souffrir. Mais il ne fut l’auteur ni du bien ni du mal. Le serpent lançait le venin avant que l’homme ait appris à le darder dans l’air ; les rochers d’Afrique retentirent des rugissements des lions, avant de répéter les détonations de la poudre ; et quelque courtes que soient les douleurs qui précèdent la destruction de tant de millions d’êtres engloutis toutes les heures par tant d’autres plus forts et plus voraces, ils souffrent : voilà un mal. Le tout est, je crois, formé de ses parties : s’il y a du mal particulier, tout n’est donc pas bien. Si notre faible vue aperçoit du mal dans l’univers, comment oserons-nous dire que notre Dieu ne pouvait rien faire de plus parfait ? L’optimisme est erroné.
(23) Ce qui s’expérimente en bien des endroits.
(24) Serait-il alors surprenant que le vulgaire ne voyant que par la partie humaine de sa raison, adoptât tout ce qui est humain, et rejetât comme des sophismes, les idées que quelques hommes puisent plus près de la nature, et qui les autorisent à se rire des opinions serviles de la multitude ?
(25) Alors nous ne nous étonnerons plus, si ce que l’un affirme est une absurdité pour l’autre ; si des Fakirs, qui se croient sages, s’immolent à ce que les plus fous d’entre nous appellent des folies. Les Bêths64 font des 115rêveries à la Mecque, et le Coran est méprisé chez les Bramines65 ; mais ce qui est inique, absurde par toute la terre, c’est l’homme commandant au nom du ciel l’opinion des hommes.
(26) Ce qui me surprend, c’est que, depuis la découverte de l’Amérique, de tant de moines qui se font imprimer, pas un n’ait encore dit que l’Amérique sortit une belle nuit du fond de la mer ; que le lendemain matin, un naufrage y jeta des Européens, à qui Dieu avait résolu de transmettre la grâce (par les missionnaires Espagnols) comme il fit jadis des Juifs aux Gentils66. Car, quelque difficile qu’il fût d’en expliquer la population, il est clair que c’est la seule opinion orthodoxe, puisqu’il n’y avait d’antipodes lors de67 Galilée68. Rome l’a dit.
(27) La diversité des climats, les différents objets vers lesquels l’homme dirigea ses premières découvertes, s’ouvrant par là des routes différentes pour celles à venir, fit les peuples pasteurs dans un lieu, anthropophages dans d’autres ; et rien ne prouve plus combien la civilisation est éloignée de notre vraie destination, que la différence totale qui se trouva entre les peuples policés.
(28) Le feu suffit seul pour distinguer l’homme de la brute : soit. Mais voulez-vous bien me dire quelle distance plus caractéristique il y a entre l’abeille construisant, gouvernant sa ruche, et le sauvage poussant du bois au feu, qu’entre cette abeille et l’huître stupide, dont l’existence active consiste à entrouvrir puis fermer son cachot ? Pourquoi tout ce qui ne fait pas de feu est-il confondu dans une même classe, sans distinction de faculté, d’instinct ou de puissance, parce qu’il n’entretient pas ce dont il n’a pas besoin ? Et pourquoi l’homme, non pas celui qui joue aux cartes (le ciel me préserve d’un tel blasphème !), mais ce méprisable sauvage 116qui ne fait que le feu, est-il seul une classe absolument à part ? J’avoue que cette division ingénieuse me surprendrait ; mais c’est l’homme qui joue aux cartes, qui classa tout cela : elle ne me surprend plus. Il y a plus de différence entre l’Américain qui se chauffe et l’éléphant qui ne se chauffe pas, qu’entre un marron (idiots connus sous ce nom au Val-d’Ouste69) et Clarke ou saint Thomas70. En effet, l’Américain peut devenir saint avec un peu d’eau sur le front et cent mille écus à Rome ; mais le marron ne deviendra pas un Clarke.
Je suppose un être étranger à nous, considérant nues, une Hottentote avec sa membrane vraie ou fausse71, ses mamelles vraiment pendantes et ses traits vraiment un peu grossiers ; de plus, une Pongo72 sans mollets aux jambes, et une belle Circassienne73 à la peau douce, aux contours parfaits. Que l’on lui demande laquelle des femelles Pongo ou Hottentote ressemble le plus à la Circassienne : assurément il nommera… la Hottentote, je n’en doute nullement. Aussi n’est-ce pas de cela dont il s’agit. Mais certains animaux hommes regardent les animaux Pongos comme leurs semblables, réfugiés dans les bois pour fuir le travail. Les vilaines gens ! qu’ils soient anathèmes74 : ils n’ont ni raison ni orgueil. Aussi sont-ils sauvages.
(29) L’homme domine facilement les bêtes par l’art, parce que celles-ci n’ont reçu de règles que de la nature : où donc trouveraient-elles à opposer aux entreprises de l’homme qui ne sont point parties du tout auquel elles sont ordonnées ? Si la nature eût fourni à l’homme ses moyens d’opprimer, elle eût donné à la brute75 ceux de résister.
(30) Il vaut peut-être mieux pour certains hommes être actuellement que dix siècles plus tôt, selon les contrées. Du moins la force ouverte 117étant plus balancée76, l’individu peut mieux se soustraire aux malheurs des événements. Quant aux goûts encore plus altérés, et aux besoins qui tous les jours se multiplient, la différence entre deux individus contemporains est souvent aussi grande qu’entre d’autres distants de quelques siècles. Un Français du dix-huitième siècle ne regrettera pas le temps des Vandales, je le crois ; mais peut-être celui de Zoroastre77.
(31) Ce résultat s’appelle parmi nous un but général : quel est ce but ? L’homme. Le tigre, le vautour, le bocciningua78, le napel79, sont faits pour lui. Je me tais et cède à l’évidence.
Mais j’avais cru autrefois que ce but général n’était qu’un composé de rapports fort inégalement répartis, qui du moins faisaient un ensemble subsistant par lui-même, comme n’étant pas de l’homme (dont, pour le dire malgré moi, les œuvres ont pour caractère distinctif et supérieur de se détruire par elles-mêmes) ; un ensemble néanmoins imparfait, même pour notre conception très peu parfaite : car s’il est bon, comme j’en doute, que le tigre dédaigne un animal insensible pour savourer le buffle paisible, il ne paraît pas du moins indispensable que l’éléphant écrase à chaque pas mille insectes. Il est évident que nul être n’est protégé, que tous souffrent dans la nature. Le but de cela ? Le monde serait-il moins parfait, si le mal y était inconnu ? L’homme le prouve, car il le dit ; or il est raisonnable, sincère partout, infaillible dans certains lieux.
(32) Si Lafontaine80 eût écrit quarante ou cinquante siècles avant nous, pourquoi ne croirait-on pas aussi bien au soliloque de son livre qu’au dialogue de Balaam81 avec sa chère ânesse ?
118Rêverie
Le jour fuit, la lueur faible du crépuscule va s’éteindre ; déjà à l’horizon opposé, des nuages désastreux, dont l’aspect prédit les tempêtes, portent dans leurs flancs ténébreux les funèbres ombres de la nuit… Le point où le soleil lança ses derniers feux est déjà obscurci par les nues… À cette vive clarté, qui contraste durement avec le sombre des vapeurs amoncelées qui l’environnent, je reconnais le disque nocturne qui préside aux soucis rongeurs des cœurs ulcérés, et à la noire et trop juste mélancolie de l’être sensible, qui dans des lieux silencieux, va cacher les gémissements étouffés de l’opprimé.
Le moment favorable va s’écouler ; la nature va seconder ma douleur : elle se revêt sombrement, et tout ce que j’aperçois me semble consterné comme moi : mais quelque triste que soit l’aspect qui m’environne, il le cède à la tristesse qui pèse sur mon âme ; et quelque affreuse que puisse être la tempête qui menace les campagnes, son horreur ne saurait égaler l’horreur qui bouleverse tout mon être.
Étincelez, éclairs, l’effroi des humains ; et toi foudre vengeresse, signal de désastres, tes grondements entrecoupés de profonds silences, tes affreuses détonations plaisent à mon âme affamée d’effroi et d’horreur ! Je me dis, et j’en frémis, ces feux multipliés, lancés dans l’espace, président chacun à quelque forfait nouveau : ces roulements continus, ces mugissements prolongés aident à faire triompher l’audacieuse scélératesse de la timide innocence. En ce moment, un tourbillon précédé par le fracas de la chute des plus énormes et des plus puissants végétaux, me souleva moi-même ; et depuis cet instant, tout ce qui m’arriva, tout ce que je vis, tout ce que je ressentis porta l’empreinte de l’illusion et du néant : cet état de suspension et de doute était sans doute pour m’avertir de l’incertitude des objets qu’il m’était donné de considérer.
À l’instant toutes mes idées et toutes les impressions de mes sens se confondent ; tout ce qui m’environnait est dissipé ; au-dessus de moi est un ciel différent du ciel que je connaissais ; sous mes pieds est une terre qui ne ressemble en rien à la terre qui m’était connue ; l’air était rare, mais d’une pureté qui me remplissait de je ne sais quel charme. Nature, je te sentis pour la première fois, et qu’il fut doux de te sentir ! 119Les glaces qui me portaient (1) représentaient dans leur immobilité les ondulations des flots de l’Océan ; la profondeur incalculable de leurs immenses crevasses attestait, par le nombre des couches, la vétusté de ces monuments que les siècles élevèrent à l’immutabilité des plans généraux de la nature. Un ciel (2) sombre, une mer de glace d’un blanc éblouissant, les ombres des pitons de neiges qui la dominent, rien de semblable à la nature des plaines ; nul mouvement ; pas un insecte errant dans ces plaines inanimées ; pas un volatile dont les aimables couleurs tranchent sur l’atmosphère d’ébène ; pas une plante, pas une herbe qu’agite le moindre souffle. Deux objets uniques, des neiges et le vide. Plus de mouvement, de changement, de succession de temps ; c’est l’immobile éternité, c’est le calme du néant, c’est le silence et la mort de la nature, l’oubli de l’univers.
Tout m’étonnait, m’anéantissait ; il me fallut du temps pour me rappeler qu’il existait des hommes. Leurs petitesses et leurs vanités, leurs erreurs, leurs superstitions, toutes ces chimères qu’ils croient importantes, la prétendue puissance des empires, l’histoire des nations : quelles inutilités, quel néant ! Ô générations à venir, avant de vous sacrifier comme tous les millions d’hommes qui vous précédèrent, avant de sacrifier votre être, votre existence entière à ces futilités qui n’ont pour but que des maux, venez dans ces lieux augustes que l’homme n’a pu encore défigurer ! Ici vous vous interrogerez vous-mêmes ; vous fonderez les conditions humaines ; vous pèserez dignités, renommée, bassesses, vertus, cet alliage qui fait ces hommes grands, que l’on encense et que l’on déchire. Vous vous efforcerez de découvrir les bases de l’opinion des hommes, et vous rirez de pitié, lorsque vous apercevrez son appui. Vous verrez ces hommes s’affliger mutuellement, et se jouant les uns les autres dans tous les âges et dans toutes les contrées ; vous sentirez que votre vie est votre seul bien, et que votre devoir c’est d’être heureux. Ici vous connaîtrez une vérité que voile partout ailleurs, peut-être, mais que ne saurait atteindre ici l’illusion ; une vérité qu’ont ensevelie les siècles passés, qu’ignorent les nations actuelles, le néant de l’ordre social.
Le défaut de végétation qui fait la solitude de ces contrées, où nul animal ne trouve sa pâture, me força de descendre vers les lieux bas. J’apercevais dans l’éloignement une espèce d’abîme, et je ne sais quoi me disait que là était ma subsistance. Pour y parvenir, je ne voyais aucune issue : les pentes de neiges étaient partout si escarpées. En 120parcourant d’une extrémité à l’autre le plateau sur lequel j’étais, je fus arrêté par une ouverture bleuâtre, une crevasse qui me laissa apercevoir les diverses couches de glaces que les ans avaient successivement accumulées. Là, surpris, j’entendis le premier bruit qui eût rompu pour moi le silence de ces déserts, une eau bruire au fond de ces abîmes de glaces. Je remontai le cours de cet invisible ruisseau ; insensiblement j’aperçus le fond du précipice ; pressé par le besoin, je m’y glissai ; ma témérité eut un heureux succès ; longtemps enfermé entre ces deux immenses remparts de glaces au pied desquels la lumière tant de fois reflétée parvenait à peine, je commençais à me croire enseveli pour toujours dans ce tombeau glacial, lorsqu’une lueur vint éclairer ces ténèbres. Le cours du ruisseau me conduisit à une chute qui m’annonçait de nouveaux périls ; mais au pied était un pré couvert de chèvres et de vaches. Je franchis tous les obstacles ; je joignis une de ces paisibles nourrices de nos premiers pères ; et oubliant combien les temps étaient changés, je commis le premier acte tyrannique de l’homme : je dérobai à son veau couché près d’elle, la nourriture que la nature préparait pour lui seul dans les flancs de sa mère. J’avais apaisé mon besoin : ni la mère ni le petit n’avaient paru s’y opposer, lorsqu’un être fait comme moi, et qui assurément ne me paraissait avoir rien de commun avec l’animal outragé, s’approcha vivement, et d’un air courroucé, il me demanda de quel droit j’avais commis cette injustice. Je réfléchis alors, qu’effectivement j’avais usé d’un aliment qui ne m’était pas destiné ; et je restais tout pensif, les yeux fixés sur lui : je vis qu’il posait à terre un morceau d’arbre creux et artistement82 arrangé, et qu’il l’emplissait équitablement de ce même lait dont j’avais pris avec injustice une bien moins grande quantité. Je cherchais quel droit il pouvait avoir que je n’eusse pas, et je vis que c’était parce que sur ce bois creux il y avait une marque qui était aussi sur cette nourrice si prodigue ou si opprimée, à qui il fallait nourrir d’autres animaux que ceux qu’elle avait portés. Puis cet homme me fit entendre que c’était par bonté d’âme qu’il ne m’en disait pas davantage, et par générosité, qu’il ne me forçait pas de lui donner de petites pierres singulièrement faites, qu’il assurait que je devais avoir avec moi, en échange de ce que je lui avais pris, disait-il. Il assurait encore, que dans d’autres pays, si j’avais bu pour la valeur 121de cinq de ces cailloux, du lait de vaches qui eussent d’autres marques que la mienne, on m’attacherait par le cou à un arbre jusqu’à ce que mon sang fût arrêté, et que je n’eusse plus la faculté de sentir et de me mouvoir. Fort surpris, je demandai à cet homme juste si du moins je pouvais m’en aller : il me dit qu’il me le permettait, à condition que je n’aurais pas la noirceur de passer sur son terrain, mais que je prendrais une ligne tortueuse, où il n’y avait pas de plante, et qui me conduisait sur la verdure d’un autre, sur laquelle je pourrais marcher à mon aise, puisque le maître n’était pas là.
Tandis que je m’efforçais d’acquérir des idées de ces principes de justice innés, dit-on, dans les hommes, tout changea autour de moi ; je me trouvai dans une cabane pauvre et couverte de chaume, entourée de terres rapportant beaucoup et de nature à rapporter beaucoup plus. Ces terres étaient couvertes de froment, et dans cette cabane je ne vis que des pains de son et d’avoine ; des troupeaux nombreux bêlaient auprès, et les possesseurs de cette chaumière dans ce climat rigoureux étaient couverts de lambeaux. L’un d’eux disait d’un air consterné : « l’année est mauvaise : j’ai des enfants en nourrice ; le médecin pour ma femme me coûte beaucoup ; et voilà que le roi met un nouvel impôt. Je travaille depuis plus de cinquante ans, à peine ai-je pu avoir le nécessaire pour ma famille, quoique peu nombreuse. Quel malheur pour moi, s’il m’était venuplus d’enfants ! »
Alors un homme bien vêtu et paraissant bien nourri, lui prouva que le roi ayant envie, pour les besoins de l’État, et particulièrement pour la dignité de sa personne, d’une partie de la subsistance du cultivateur, elle lui appartenait de droit ; que d’ailleurs, tout bien examiné, la classe des pauvres était la plus fortunée ; qu’à la vérité, ils ne pouvaient souvent pas satisfaire les vrais besoins, mais qu’aussi ils ne connaissaient pas les jouissances superflues ; qu’un journalier et un prieur, devant tous deux mourir, l’un n’était pas plus heureux que l’autre pendant la vie.
Il était nuit, et j’aperçus à l’horizon une lueur faible, étendue. De ce côté, l’atmosphère était vaporeuse ; de ce côté venait aussi un bruit sourd. Cette multitude de sons qui se succédaient, se pressaient, se multipliaient, faisait un murmure continu qui avait quelque chose de sinistre, et qui ressemblait au roulement continu des vagues. Un bruit différent, lointain et répété, imitait les éclats de la foudre ; on entendait ensuite une multitude de voix. Je ne sais si leurs cris étaient de terreur 122ou d’acclamation ; je m’avançais toujours, résolu de m’introduire dans cette enceinte si bruyante et si tumultueuse au milieu du calme et du silence qui l’environnait. À l’entrée du cintre de rocher qui la circonscrivait, des hommes s’avancèrent, et examinèrent avec une sorte d’avidité si je n’avais pas sur moi de certaines productions de la terre ou de l’art. Je pensai que ces choses étaient nuisibles dans ce séjour ; ils me dirent au contraire, que ces objets étaient utiles et indispensables, et que leur nécessité était précisément cause que l’on ne pouvait les introduire sans donner une partie de leur valeur. Je parcourus une longue avenue bordée d’habitations de tout genre, et j’y vis d’abord une foule innombrable de malheureux des deux sexes, des enfants et des vieillards occupés encore, dans le temps où la nature prescrit le repos, à gagner péniblement une nourriture si mauvaise et si peu abondante, qu’elle suffisait à peine pour leur prolonger la faculté de souffrir.
Un char traîné par six chevaux vint à passer au milieu d’eux : ils quittèrent leur travail, se découvrirent humblement la tête. Je regardai dans ce char pour découvrir l’objet de leur vénération ; mais inutilement, car je n’y vis qu’un homme. Un son lugubre et régulier, qui retentissait dans les airs, me fit détourner les yeux et je vis un grand bâtiment rempli d’une foule de peuple. Je conçus que tout ce peuple était rassemblé pour obtenir des grâces du Maître de la nature ; déjà je croyais entendre une voix céleste attester la présence de la Divinité. Je me retirais, crainte de profaner le temple auguste de l’Éternel, n’étant pas initié au culte de cette contrée ; ceux qui étaient près de moi me dirent : « attendez un moment ». Un instant après, un homme plus élevé que les autres, fit quelques signes, tenant en main un talisman. Trop éloigné, je ne sus si c’était une queue de vache, un fétiche, ou quelque chose de très semblable. Je feignis d’adorer ; mais je m’aperçus que je prenais une précaution inutile : car ceux qui étaient autour de moi ne paraissaient eux-mêmes guère convaincus qu’il y eût là quelque chose de supérieur à eux. Quoique tous plus ou moins prosternés, ils conversaient, riaient et s’occupaient beaucoup plus de leurs voisins ; et un homme d’une taille ordinaire, et que l’on disait un grand, étant entré, précédé et suivi d’un nombre d’esclaves qu’il paraissait croire être nés pour lui, alors tout le peuple se tourna vers lui, et je vis qu’il vénérait plus cette divinité singulière, mais visible, que celle à qui le temple était élevé, et qui était représentée au fond, d’une forme si bizarre qu’apparemment elle était allégorique. C’est du moins ce que disaient les 123sages ; mais tous ces hommes, à qui le besoin plus pressant de se sustenter interdisait la science, n’aimant pas les idées symboliques et occultes, prenaient souvent le symbole lui-même pour son Dieu. Une multitude d’hommes bizarres les retenaient dans ces idées fausses, dont ils tiraient toute sorte d’avantages, quoiqu’ils en fussent eux-mêmes la victime83. On me dit que cette enceinte contenait plus de six mille de ces hommes, les derniers et les plus pervers des hommes trompant et asservissant les autres et eux-mêmes à un intérêt bien sordide et bien aveugle, puisque par une réaction nécessaire le peuple qu’ils tyrannisaient les rendait à son tour esclaves de son opinion, seul soutien de leur despotisme. Au sortir de ce lieu, je vis une foule d’êtres que je ne pus définir ; car ils avaient, disaient-ils, besoin des autres pour subsister. J’avais pensé qu’il suffisait d’être né pour avoir droit de vivre, et d’être du nombre de ces hommes unis pour leur bien commun, pour avoir celui de vivre heureux ; mais ces infortunés, prêts d’expirer84 de misère, étaient menacés du bâton ou de l’hôpital, si l’accent peu riant d’une voix mourante allait fatiguer l’organe voluptueux des riches. J’en vis que l’on menait dans de grands bâtiments remplis d’infortunés comme eux, dont le crime était d’avoir demandé de ne pas mourir. Je m’y insérai avec eux ; et lorsque j’eus vu comment des hommes traitaient des hommes, j’allais pour sortir ; mais on m’arrêta jusqu’à ce que j’eusse prouvé que j’avais de quoi vivre85.
Je rencontrai ensuite, le long des endroits les plus sombres, des femmes à demi-nues se promenant d’un air libre, et qui n’évitaient pas d’être vues même par des hommes. Je les estimais déjà d’être plus fortes que leurs siècles, lorsqu’une d’elles s’approchant et ouvrant, comme par mégarde son vêtement, me dit : « que veux-tu me donner ? Je serai à toi. » Détrompé par ce peu de mots, je quittai ce chemin et j’entrai dans une avenue sombre et qui n’était pas vivante comme les autres quartiers. Un homme s’approcha et me présenta un tube de fer dirigé vers moi, en me disant deux mots que je ne compris pas. J’allais pour prendre ce qu’il semblait m’offrir, lorsque ce fer vomit un feu subit, et quelque chose qui alla frapper un poteau près de moi. Je m’éloignai rapidement : cet homme en faisait de même, et paraissait tout surpris de voir que je 124pouvais encore marcher. Des fenêtres s’ouvrirent, et j’entendis plusieurs cris ; des esclaves armés parurent, ils cherchaient de toutes parts. Je fus arrêté par un d’eux, qui m’interrogea, que j’interrogeai moi-même, et dont j’appris que cet homme avait apparemment voulu m’ôter la vie pour avoir ce qui était sur moi. Plus loin je vis un palais immense, entouré de ces mêmes esclaves habillés et armés uniformément. Il avait été construit à grands frais, et par une quantité innombrable d’individus qui tous avaient travaillé pour un seul.
Au-dessus, une lueur éthérée environnait une inscription formée par des caractères d’or sur l’ébène azurée de l’atmosphère. J’y lus :
aux hommes pensants et vrais :
« Ici règne et souffre le despote, l’esclave de douze millions de ses égaux, victimes de l’erreur qui le fit leur maître. Ils sont indigents, parce qu’il est trop fastueux ; opprimés, parce qu’il est trop puissant ; petits, parce qu’il est trop grand. Qu’ils conservent les fruits que leurs travaux ont extraits de la terre, la liberté, l’énergie qu’ils ont reçues de la nature : alors cet homme, devenu l’égal de l’un d’eux, sera plus heureux lui-même. »
Une foule de dervis86, s’apercevant que je lisais cette inscription, vinrent charitablement à moi, et m’assurèrent que si je me pervertissais ainsi par la philosophie nouvelle, au jour de ma mort l’ange noir me précipiterait dans les abîmes de la terre ; mais sans m’émouvoir, je continuai de lire :
« Que les humains cessent d’écouter ces lâches adulateurs qui, soutenant les tyrans de la terre, n’encensent que leur propre pouvoir. Le plus terrible des mensonges est celui qui est fait au nom du Dieu de vérité ; ne craignez, n’espérez rien d’eux ; l’éternel rémunérateur des vertus n’a pas créé d’Élysée pour l’imbécile fanatique, ni pour celui, plus criminel encore, qui, reconnaissant l’erreur qu’il prêche, se joue de l’humaine crédulité ; mais pour l’homme vertueux qui ne connaît d’autre culte que l’adoration d’un Dieu, d’autre maître que le bien de ses semblables, d’autre joug que les lois qui l’opèrent. Il n’a pas non plus creusé d’abîme vengeur pour celui qui accuse, qui renverse même les autorités iniques qui affligent la terre ; non plus pour celui qui n’adore pas les dieux de l’ignorance, ne croit pas aux neuf et une incarnations de Wisinou87, ne brûle pas des hommes qui ont rêvé d’autres chimères ; mais pour l’être atroce qu’abreuvent les larmes de l’infortuné. »
125Cette lumière était offerte aux yeux de tous les hommes, elle dominait toutes les pagodes et tous les palais ; et ces pagodes, ces palais subsistaient toujours. C’est que bien peu d’hommes élevaient leurs regards jusqu’à elle : ils préféraient lire sans cesse des caractères noirs et sinistres, inscrits sur un sceptre double, immense, couronné de deux diadèmes bigarrés tous deux de mille couleurs, mais dont l’un avait quelque chose de plus terrible et semblait beaucoup plus pesant que l’autre ; à chaque extrémité de ce sceptre double, qui posait sur une seule base, étaient attachées des chaînes dont j’aperçus une longue suite de chaînons, mais qui étaient invisibles pour la multitude. Je lus, indigné : « Ô atome dégénéré, et fait pour expier les crimes de tes pères, obéis, sur cette terre, aux puissances émanées du ciel et à celles que celles-ci protègent. S’ils t’oppriment, garde toi de te révolter ; souffre ; tu ne fus pas ici placé pour jouir. Réprime tes désirs et l’instinct naturel : il ne te fut pas donné pour te conduire. Macère et tyrannise ton corps : plus tu seras petit et malheureux pendant ta vie, plus tu seras heureux après ta mort, et plus tu seras grand aux yeux des hommes que tu auras quittés pour jamais. Crois tout ce que ta raison rejettera, s’il t’est annoncé comme divin dans le pays où tu es né ; car la raison de l’homme est fragile ; il n’en est qu’un d’infaillible, c’est le pontife de ton pays. Efforce-toi de parvenir aux austérités, au dévouement des fakirs88. Si ton souverain demande ton sang, offre-le lui pour l’amour de l’Éternel ; et si des infidèles te contestent ta croyance, meurs pour sa plus grande gloire : si tu vis et meurs ainsi, tu passeras sur le poul-serrho89 ;l’ange t’enlèvera par le toupet ; tu habiteras un palais de cristal ; tu seras un peu plus élevé que ceux qui auront moins jeûné et auront moins baisé la terre devant le grand Lama ; tu caresseras les houris90 ; tu savoureras un bonheur qu’alors tu concevras. »
Au milieu des pensées tristes qui m’accablaient, il se fit en moi un mouvement de joie dont je sus la cause, lorsque ayant considéré de nouveau 126ces deux couronnes, je vis qu’un des fleurons (*) venait d’en être ôté, et que cette fracture en avait ébranlé quelques autres, qui cependant y restèrent fixés pour un temps. Pour l’autre diadème, plus obscur, plus pesant, le même fleuron y subsistait toujours, seulement la couleur en était singulièrement ternie. Il y en avait beaucoup d’autres, dont les teintes étaient aussi très pâles ; mais il n’y manquait aucune partie.
Toutes les puissances de la terre avaient fait dans tous les temps de grands efforts pour détruire l’inscription céleste, et y suppléer celle qui était de main d’hommes ; mais chaque fois il se fit des éclairs suivis d’une flamme qui formait dans les airs les mots d’éternelle vérité, écrits en toute langue et intelligibles pour tous les peuples ; de sorte que de leurs efforts il n’était résulté qu’une nouvelle lumière momentanée, il est vrai, mais dont il restait chaque fois quelque chose qui ajoutait à l’évidence des caractères célestes ; de sorte que ces puissances se bornèrent à publier que ces caractères avaient été gravés par les esprits de l’enfer, à qui l’Éternel l’avait permis pour éprouver les élus.
(*) France91.
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Toujours invisible92, je pénétrai dans l’intérieur des demeures de l’homme ; j’approchai de ce sultan, de cet homme si fortuné, puisque douze millions d’hommes travaillaient à sa gloire et à ses plaisirs ; je le vis ne trouvant que perfidie dans ceux qui l’environnaient, qu’objets de crainte dans tous les événements qu’il apprenait, que satiété dans les plaisirs, et qu’ennui dans la vie ; je vis qu’il n’était plus sensible qu’à l’abaissement de ses rivaux et à la gloire de son nom, et je le plaignis : car chercher des jouissances aussi fausses, aussi factices, c’est prouver que l’on est bien loin du bonheur. En m’éloignant pour jamais de la demeure des grands et des forfaits qui s’y commettent de sang froid, je me disais : « voilà le grand œuvre de l’ordre social ; ces hommes réunis pour accroître leurs vertus et leur félicité des vertus et de la félicité des autres, n’ont trouvé qu’une effroyable misère, digne salaire de vices et de forfaits jusqu’alors inconnus, 127mais qui pèse bien injustement sur l’homme bon, forcé de souffrir des maux qu’il n’a pas faits, et qui vient bien tristement désabuser trop tard l’espoir illusoire des législateurs ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Je me disais encore : « comment se fait-il que tant d’êtres s’abusent au point d’aimer les cités ?… » Un homme sur une terrasse fixait les yeux avec l’expression du regret sur un point de l’atmosphère qu’il pouvait seul apercevoir entre la multitude des toits et des cheminées qui faisaient de sa demeure un bien triste tombeau ; la lune, seul objet aimable, éclairait cette triste perspective ; il disait :
« Ô azur sublime de l’éther, je ne puis me rassasier de ton immensité ! Globes incalculables, vous êtes voilés pour moi par des monceaux de misérables cailloux entassés par la démence des hommes. Bientôt, ô nature ! je contemplerai tes charmes indicibles ; pourquoi… bientôt ? Ces nuages fuient rapidement. Lune, tu t’éloignes. Astres, vous allez vous éteindre ; tout se meut, les révolutions s’opèrent, tendent à leur fin ; et moi… Mon corps, parvenu à sa perfection, va décliner… Je finirai ; puis je ne serai plus… Qu’attends-je ? le temps s’éloigne : que fais-je ici, ô temps ? Quand jouirai-je donc ? Usages que je hais, préjugés funestes, affreux empire de l’habitude ! Hommes, brisez mes fers. Qui m’a fait l’esclave de la dépravation de vos opinions ? Nature, peux-tu m’avoir expulsé de ton sein ? Quand seras-tu mon seul guide ? En vain j’espère. Bizarre inquiétude : je le sens… je le sens, la contemplation libre de tes charmes ineffables, ô totalité, ô immensité des êtres ! me laisserait encore un vide. Tout est vain, même les vœux dont l’homme charme ses peines. Insatiable de bonheur, je ne saurais me promettre que chimères : ce que la démence appelle les plaisirs de la vie, ô nature ! qu’il leur trouve d’insipidité, celui qui entendit ta céleste voix… Suivrai-je donc ces sciences difficiles, l’admiration de leurs inventeurs, et ces arts pénibles qui font que l’homme s’étonne de sa grandeur ? Ce ne sera pas trop de la vie et des facultés d’un homme pour apprendre ce que bien d’autres savaient avant moi. À mon dernier jour, quelle sera ma récompense ? La leur : un vain nom que me contesteront encore les hommes envieux de ces futilités. Si je recherche la sagesse, de spécieux dehors s’offrent à moi ; mais au bout d’une carrière consumée dans le travail, la gêne et les persécutions, que trouverai-je ? Néant. Eh bien, contempteur de l’opinion versatile du siècle, je n’aurai d’autre guide que l’instinct que je sens en moi ; mon occupation sera de jouir de plaisirs non illusoires ; mon but de conserver la santé, sans laquelle il n’en est aucun, est93 de fuir les hommes qui les empoisonnent tous. Projet 128digne d’un être que ne bercent pas les illusions sociales… impossibilité, que de liens iniques ! Néant dans les plaisirs, néant dans les sciences et les arts, néant dans la sagesse, dans l’opinion des humains ; néant vide au milieu de la nature même. Maintenant que mon imagination exaltée m’offre une nature libre, dont les charmes enchantent mon cœur… une inquiétude affreuse me prouve qu’il n’est pas de voie de bonheur, etc. »
En effet, ces idées enchanteresses de liberté et de bonheur primordial ne présentaient pas à son cœur un objet qui pût le satisfaire pleinement. Appelé pour une de ces futilités sociales, il me parut quitter sans regret ces spéculations. Ô funeste puissance d’une habitude perverse ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Je parvins au milieu d’un espace vaste et rempli d’aliments de tous genres, magasin immense ; mais ces nourritures étaient falsifiées, corrompues. Quelques individus se les étaient partagées, et n’en cédaient qu’à ceux qui pouvaient leur donner en échange un représentatif94. Les autres demandaient en vain de vivre, ils n’en avaient point droit ; et d’habiles jurisconsultes avaient décidé qu’il fallait que la canaille mourût, ou socialement par le besoin, ou juridiquement par la corde.
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Telles furent les sensations que j’éprouvai pendant l’anéantissement de mes sens. Un dernier éclat de la foudre, reste de l’orage dissipé, me rendit à moi ; ces caractères tracés au-dessus des voûtes des temples par les mains de la vérité, et ceux de l’imposture, subsistaient seuls pour moi, tels que je les avais déjà lus ; les uns étaient immuables ; et les autres, déjà vieillis par les temps, pouvaient encore soutenir les impuissants efforts de bien des siècles. Les abîmes anéantis dans la nuit du passé n’étaient pas donnés aux faibles générations actuelles. Tous les autres objets avaient changé de face ; je ne sais quoi d’illusoire voilait, palliait95 tout ce qui m’avait si fort révolté : ce ne fut qu’à l’aide de ces caractères sacrés, que je discernai quelques erreurs et quelques vérités.
FIN
129[Notes de l’auteur]
(1) Les environs du Mont-Blanc en Savoie, près la gorge du grand Saint-Bernard, si connu depuis les relations de M. de Saussure96.
(2) Ce que nous appelons ciel nous paraît ici une voûte ; mais à la hauteur de 13 ou 14 000 pieds, ce n’est plus qu’un vague97, qu’un vide que les vapeurs ne bornent plus, et dans lequel scintille le soleil, dépouillé presque de rayons, plus petit et plus éblouissant.
1 On reconnaîtra là quelques échos de Rousseau. Voir notamment la préface de L’inégalité parmi les hommes (« La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de l’homme ») et l’adresse liminaire au lecteur des Confessions (« l’étude des hommes qui est encore à commencer »).
2 Sésostris III (~1878-~1843) : pharaon qui étendit le royaume d’Égypte de la Crète à la mer Rouge. Tamerlan ou Timur-Lang (1336-1405) : chef d’un clan turco-mongol, il conquit d’immenses territoires, englobant la Turquie, la Perse, l’Asie centrale et l’Inde, et mourut avant d’avoir pu y ajouter la Chine. Alexandre III, dit le Grand (356-323) : roi de Macédoine, ses extraordinaires qualités de stratège le firent à trente-trois ans maître d’un empire couvrant la Grèce, la Perse, l’Inde et l’Égypte. Il incarne depuis le modèle du conquérant.
3 C’est-à-dire avec clarté, en évitant les écueils d’une pensée ou d’une expression « diffuses », versant donc dans la confusion.
4 Donc sans rien exclure des matières à examiner et en les traitant toutes en « homme impartial ».
5 Lycurgue : législateur mythique à qui on attribue les institutions de Sparte. Ayant fait jurer aux Spartiates d’observer ses lois durant toute son absence, il part interroger Apollon à Delphes. Le dieu est formel : la nouvelle législation est parfaite. Lycurgue juge donc son œuvre achevée. Au lieu de revenir à Sparte, il préfère alors mourir en laissant ses concitoyens liés par le serment qu’il leur a imposé.
6 Voir introduction, p. 61, note 8.
7 En italique dans le texte. Nous avons respecté ce choix de police, chaque fois qu’il se présentait, dans l’ensemble de l’ouvrage.
8 Il s’agit de la Rêverie finale, dont l’ensemble, et non « un passage » comme voudrait le suggérer l’auteur, fait apparaître l’inertie des préjugés et des « habitudes » toujours plus forte que l’élan des connaissances et de la pensée novatrice, réservant sans doute pour des « générations » plus tardives la fin des « incertitudes humaines ».
9 Tout ce qui est établi par les hommes et non par la nature.
10 Qui n’est pas susceptible de souffrance. Buffon qualifie ainsi ce qui ne peut subir d’altération.
11 Je peux donc sentir et souffrir.
12 Sic. La phrase précédente semble exiger de rétablir le texte ainsi : «– D’où vient donc que je ne sais rien ? »
13 On reconnaît les Pensées de Pascal : « Il demeure au-delà de l’eau. » (fragment no 292, éd. Brunschvicg).
14 Voir note 10, p. 82.
15 Le mot apparaît souvent sous la plume de Senancour dans le sens vieilli d’évolution (cf. Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, 1995).
16 Voir note 10, p. 82.
17 C’est-à-dire Adam, premier homme selon la Genèse.
18 En dévorant le sage qui prétendait l’homme sujet dominant de l’univers et de toutes les autres créatures, simples objets à ses yeux, le serpent renverse toute sa doctrine.
19 Adjectif courant, mais vieilli, encore préféré à malhabile par Chénier.
20 C’est-à-dire sous l’équateur.
21 Ce verbe est d’usage courant, à l’époque de Senancour, dans ce sens particulier : acclimater des espèces animales ou végétales dans un milieu qui ne leur est pas naturel. On le trouve dans un emploi identique sous la plume de Chateaubriand (Génie du christianisme).
22 On pourrait voir dans ce passage une préfiguration de la lettre VII d’Oberman, dans laquelle le héros relate son ascension de la dent du Midi : « Sur les terres basses, c’est une nécessité que l’homme naturel soit sans cesse altéré. »
23 Ou soufi : adepte de l’Islam pratiquant le soufisme, doctrine visant à l’élévation mystique par l’ascétisme et l’exercice spirituel. L’adjectif « voluptueux » peut renvoyer ici aux raffinements de la vie intérieure, ou traduire une vision très occidentale du monde musulman. La forme sofi semble archaïque, remplacée dès le milieu du xviiie siècle par soufi.
24 En 1783, les frères Montgolfier marquèrent profondément les esprits en faisant s’envoler un passager à bord d’un ballon gonflé d’air chaud. Senancour imagine les applications possibles, militaires notamment, de l’invention nouvelle.
25 Zone comprise entre les tropiques.
26 État dans lequel un corps est poussé à se mouvoir.
27 Ici, synonyme de dénaturer. Encore employé dans ce sens par Balzac ou Péguy.
28 Voir Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, Première partie.
29 Au masculin (vieilli), le plus haut point que puisse atteindre une chose.
30 Voir n. 25, ci-dessus.
31 C’est-à-dire pour les faire pousser, pour les cultiver.
32 Le Tartare était une des régions de l’enfer.
33 On reconnaît là quelques échos des déceptions conjugales de Senancour (cf. introduction).
34 Un verbe fréquemment employé par Senancour dans un sens positif. Non comme synonyme de « régresser », mais pour désigner ce retour en arrière, que l’écrivain semble espérer, par lequel l’homme pourrait s’arracher aux chimères perfectibilistes et éviter de se dénaturer.
35 Fontenelle (Bernard le Bovier de,1657-1757), célèbre auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes. Précurseur des Lumières.
36 Jean-Henri Lambert (1728-1777) : mathématicien et astronome, ce savant alsacien bouleversa la science cartographique en imaginant de nouveaux systèmes de projection.
37 Peintre grec du ive siècle avant J.-C. On prétend qu’il aurait été le seul artiste contemporain d’Alexandre le Grand autorisé à faire le portrait du grand homme.
38 Premier empereur romain (63 avant J.-C.– 14 de notre ère).
39 Ou Zarathoustra (viie siècle avant J.-C.) : prophète fondateur du zoroastrisme, religion monothéiste de l’ancienne Perse.
40 Il s’agit, bien sûr, du célèbre navigateur, découvreur supposé de l’Amérique.
41 Voir p. 93, note 24.
42 Parfois employé comme synonyme de « gradation ». Senancour, dans le contexte d’une réflexion un peu amère et ironique, préfère à dessein ce terme, de connotation purement quantitative, à d’autres qui se rapprocheraient de la notion plus qualitative de « progrès ».
43 Voir Rousseau, Émile, « Profession de foi du vicaire savoyard » : « Il n’y a pas un être dans l’univers qu’on ne puisse, à quelque égard, regarder comme le centre commun de tous les autres, autour duquel ils sont tous ordonnés, en sorte qu’ils sont tous réciproquement fins et moyens les uns relativement aux autres. »
44 L’abbé Noël-Antoine Pluche (1688-1761). Son Spectacle de la nature (1732) connut un immense et durable succès dans toute l’Europe, davantage lié au talent de vulgarisateur de son auteur qu’à la valeur de son contenu scientifique.
45 Sic. Le sens invite à lire « qu’y ». Dans ce qui suit, Senancour met face à face l’« allégorie » biblique (à gauche) et le sens « caché » qu’il veut y lire (à droite).
46 Ou Bramines : ces formes vieillies de « Brahmanes », prêtres du dieu Brahma, sont courantes au xviiie siècle. Lockman est sans doute un sage pré-islamique nommé tantôt Luqman, tantôt Loqman.
47 Il s’agissait précédemment, en effet, de comprendre comment l’homme primitif avait pu renoncer à la nudité et préféré se vêtir.
48 Le texte indique ici « ajoutées » et « dues ». L’accord est pourtant rétabli en fin de phrase avec « détails ».
49 Dans ce passage, Senancour raille tous les stéréotypes de la peinture religieuse et de l’art sacré.
50 Cette forme vieillie fut longtemps employée en théologie pour anthropomorphistes.
51 Des exégètes de la Bible évaluent l’ancienneté du monde à 4000 ans. En augmentant ce chiffre, dans Les Époques de la nature (1779), jusqu’à 75000 ans, Buffon fait scandale. Le sujet nourrira des débats passionnés pendant tout le siècle des Lumières.
52 Du latin Hibernia, vieux nom de l’Irlande.
53 L’édification de l’Observatoire de Paris fut achevée en 1672.
54 Expression de la philosophie scolastique. Littéralement : l’universel envisagé du côté de la chose, par opposition à l’universel a parte personae, du côté de la personne.
55 Cette dispute est notamment exposée dans un ouvrage de l’évêque et théologien Jean-Pierre Camus (1584-1652) : L’Homme apostolique en la vie de saint Norbert archevêque de Magdebourg (chez Pierre Poisson, Caen, 1640). Il s’agissait de savoir dans quelle mesure le port de la capuche réalisait l’essence de la vie monacale. La philosophie voltairienne et ses héritiers n’ont cessé de se moquer de tels débats.
56 On rit ici de ceux qui pensaient obtenir des bénédictions quand ils s’humiliaient pieusement en baisant l’oreille de la pantoufle du pape.
57 Dans ses Épîtres (CI, « Au roi de Chine », 1771), Voltaire, après avoir raillé d’autres usages et croyances ridicules à ses yeux, écrit : « Plus loin du grand Lama les reliques musquées / Passent de son derrière au cou des plus grands rois ». On prétendait en effet que le grand Lama avait coutume de distribuer ses excréments, considérés par ses adorateurs comme un remède précieux et souverain.
58 Habitant de la Sibérie.
59 Habitant des rivages de la Mer du Nord ou des Pays-Bas.
60 Tel Mathusalem, patriarche qui, selon la Bible, aurait vécu 969 ans (Genèse, V, 25).
61 Province romaine, au nord de l’Arabie, dont la capitale était Pétra.
62 On remarquera que les notes de l’auteur semblent parfois appeler une réécriture plus explicite ou des développements ultérieurs, justifiant presque l’idée d’une œuvre qui serait matrice d’une autre plus ambitieuse, en projet.
63 L’orang-outan.
64 « Beth ou Bed : livre ou section du livre nommé Anbertkend dans lequel toute la doctrine des Brachmanes Indiens est comprise. » (in Bibliothèque Orientale, ou Dictionnaire universel contenant tout ce qui fait connaître les peuples de l’Orient, par Barthélemy d’Herbelot, La Haye, 1777-1779). Comme chez l’abbé Pierre Joseph André Roubaud (Histoire générale de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, Paris, chez Des Ventes de La Doué, 1770) autre source probable du jeune Senancour, le mot est employé ici comme synonyme d’adepte de la doctrine hindouiste.
65 Ou Brachmanes : voir précédemment, Les Premiers Âges, p. 103, note 46.
66 À ceux qui n’étaient pas Hébreux : n’appartenant pas au peuple élu, ils n’avaient pas reçu la révélation divine.
67 « À l’époque de ».
68 Senancour semble reprendre ici une erreur assez commune, selon laquelle Galilée aurait été condamné par l’Église pour avoir prétendu que la terre était ronde. Une terre plate ne pourrait avoir, en effet, d’antipodes. En réalité, on lui reprochait de soutenir l’héliocentrisme copernicien contre la doctrine officielle du géocentrisme.
69 L’« Américain qui se chauffe » est un Indien. Impossible, en revanche, de savoir si l’auteur altère le nom du Val-d’Aoste en « Val-d’Ouste », ou s’il renvoie à une autre région du monde.
70 Rousseau, dans la Profession de foi du vicaire savoyard, fait l’éloge de « l’illustre » Samuel Clarke (1675-1729), philosophe anglais. Saint Thomas : sans doute Thomas d’Aquin (1227-1274), célèbre théologien.
71 Allusion au « tablier hottentot », déformation artificielle des lèvres du sexe féminin pratiquée chez ce peuple d’Afrique du Sud.
72 Voir ci-dessus, p. 112, note 63.
73 Habitante de la Circassie, région du Caucase. Originaire des plaines bordant le flanc nord du Caucase.
74 Faisant l’objet d’un anathème, maudits.
75 C’est-à-dire à l’animal.
76 Soit « pesée sur la balance », mesurée, modérée.
77 Voir précédemment, Les Premiers Âges,p. 101, note 39.
78 Altération de l’italien « bozzininga » ou « bocininga » : reptile d’Amérique, crotale ou serpent à sonnette.
79 Variété d’aconit, poison violent.
80 Sic.
81 Balaam est envoyé par le roi Balak maudire les Israélites. Un ange l’arrête. En vain, il frappe son ânesse qui, soudain, parle et lui reproche sa cruauté (Livre des Nombres, 22-24).
82 C’est-à-dire par artifice et industrie. Il s’agit, en fait, d’un récipient de bois. Un seau, sans doute.
83 Sic.
84 Sic.
85 On se souvient pourtant que le narrateur a été précédemment incapable de payer le paysan pour le lait de sa vache.
86 Forme vieillie de derviche, religieux musulman.
87 Vishnou connut en effet dix (« neuf et une ») principales incarnations, ou « avatars ».
88 Les fakirs sont célèbres pour leur ascétisme et les mortifications qu’ils s’infligent publiquement. Le mot dévouement est à comprendre ici au sens étymologique de dévotion.
89 Dans la note qui suit la Profession de foi du vicaire savoyard, Rousseau évoque le Poul-Serrho : dans la tradition islamique, il s’agit d’un pont jeté par-dessus le feu éternel, où devront passer tous les morts pour être jugés. Seuls les bons pourront le traverser. Les méchants seront précipités dans les flammes.
90 Femmes d’une merveilleuse beauté, promises à celui qui aurait mérité d’entrer au paradis d’Allah.
91 L’allégorie renvoie bien entendu à la Révolution française.
92 Dans tout ce qui précède le blanc, il n’a jamais été question d’un narrateur devenu invisible. La « Rêverie » est donc un texte composite, mêlant des états et des fragments de textes inégalement aboutis.
93 Sic. La cohérence syntaxique suppose que ce verbe ait toujours pour sujet « mon but ».
94 Depuis Descartes au moins, la philosophie désigne par ce terme tout ce qui offre une image d’une chose, de son sens ou de sa valeur. Le texte renvoie ici aux signes monétaires.
95 Couvrait comme d’un déguisement.
96 Horace Benedict de Saussure (1740-1799) : géologue et voyageur suisse, auteur d’une relation célèbre (Voyages dans les Alpes) inspirée de ses explorations du massif du Mont-Blanc, dont il effectua les premières ascensions.
97 Cet adjectif substantivé est employé surtout au xviie siècle pour désigner l’espace vide (Dictionnaire historique de la langue française, Robert, 1995).
- CLIL theme: 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN: 978-2-406-06497-8
- EAN: 9782406064978
- ISSN: 2258-8825
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06497-8.p.0132
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-07-2019
- Language: French