[Introduction à la deuxième partie]
- Mention spéciale du jury pour le prix de thèse de l'université Paris Sciences & Lettres
- Publication type: Book chapter
- Book: Science ou métaphysique ?. La philosophie de l'esprit au Royaume-Uni (1850-1900)
- Pages: 181 to 182
- Collection: History and Philosophy of Science, n° 30
Lévine écoutait tout en lisant son livre, et il se rappelait tout l’enchaînement des pensées qu’avait éveillé en lui cette lecture. C’était un ouvrage de Tyndall sur la chaleur. Il se souvint d’avoir critiqué Tyndall, auquel il reprochait d’être trop satisfait de la réussite de ses expériences et de manquer de sens philosophique1.
Nous avons présenté la naturalisation des phénomènes mentaux à l’œuvre dans la philosophie psychophysiologique, ainsi que le rejet de la métaphysique qui lui est corrélatif. Or, ces deux thèses se déploient à partir d’une certaine vision du monde qui fait figure de toile de fond pour la plupart des auteurs de notre étude. En effet, elles s’appuient en dernière instance sur une conception déterministe de l’univers, qui est assimilé à un vaste mécanisme clos sur lui-même. L’univers, ou la nature, sont deux termes utilisés de manière équivalente et définis comme l’ensemble des phénomènes qui agissent et réagissent les uns sur les autres suivant des lois observables, identifiables, et généralisables. Il y a donc un ordre de l’univers auquel tous les phénomènes sont soumis, et dont ils ne peuvent déroger qu’en apparence, mais pas en réalité. Or, cette identification de l’univers à un mécanisme clos sur lui-même exclut de facto toute intervention d’éléments dits surnaturels, c’est-à-dire des agents transcendants, non observables, et dont l’intervention briserait la régularité naturelle observée. Plus précisément, il s’agit de nier toute possibilité de l’intervention dans la nature d’un élément supposé, et défini comme externe à celle-ci, car cela reviendrait à outrepasser les limites de l’expérimentable, à proposer une explication péremptoire. Les naturalistes entendent réexaminer puis nier les preuves ou expériences convoquées dans le cadre d’une explication surnaturelle d’un événement naturel. Cette conception d’un univers clos et imperméable à toute intervention extérieure est 182étroitement liée à la loi de conservation de l’énergie, qui fait figure de découverte scientifique majeure de cette période.
De plus, cette conception mécaniste de l’univers ou de la nature s’étend aussi aux corps vivants, qu’ils soient animaux ou humains. De ce fait, les comparaisons ou assimilations du corps à des machines très sophistiquées, dans la lignée du traité De l’Homme de Descartes, sont foison dans la philosophie psychophysiologique. La mécanisation des corps s’appuie alors sur une fascination des hommes du xixe pour le mouvement réflexe, pour son fonctionnement et pour ses possibles conséquences philosophiques. En effet, l’étude de ces mouvements est au centre de la physiologie du xixe siècle. Les débats sur les mouvements réflexes ont une influence non négligeable sur les discussions concernant les rapports entre l’esprit et le corps. L’extension par Laycock et Carpenter des mouvements réflexes au fonctionnement cérébral a permis de penser des flux de conscience intégralement déterminés par le cerveau, aussi bien dans leur existence que dans leur contenu. De plus, l’épiphénoménisme de Huxley se comprend en dernière instance comme une extension du modèle explicatif de l’action réflexe à l’ensemble des actions des humains et des animaux. Mais cette mécanisation des corps ne s’opère pas de la même manière pour tous les auteurs de notre étude, et n’exclut pas systématiquement une possible intervention ou un possible rôle causal de la volonté.
L’objet de cette partie est donc de présenter et d’analyser en profondeur la thèse concernant les rapports entre le corps et l’esprit la plus répandue parmi les scientifiques appartenant au courant de la philosophie psychophysiologique, c’est-à-dire la thèse épiphénoméniste. Nous proposerons donc un commentaire suivi du texte de Huxley de 1874, tout en replaçant l’épiphénoménisme dans l’évolution de sa pensée. De plus, nous montrerons les différences qu’il existe entre les défenseurs de l’épiphénoménisme (Huxley, Tyndall, et Clifford notamment) malgré l’adhésion commune à la thèse d’un automatisme humain. Enfin, nous présenterons les débats d’interprétation auxquels l’épiphénoménisme a donné lieu. Cette thèse épiphénoméniste découle logiquement d’une conception déterministe de l’univers, d’une négation de la spécificité de la vie, et d’une réinsertion de l’être humain au sein de cet univers-système ; trois points que nous nous devons de ce fait d’analyser de prime abord avant d’en venir à l’épiphénoménisme lui-même.
1 Tolstoï, Léon, Anna Karénine, Paris : Librairie Générale Française, 2020, p. 131-132.
- CLIL theme: 3126 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie
- ISBN: 978-2-406-14623-0
- EAN: 9782406146230
- ISSN: 2260-9873
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14623-0.p.0181
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-03-2023
- Language: French