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Classiques Garnier

[Introduction à la deuxième partie]

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Lévine écoutait tout en lisant son livre, et il se rappelait tout lenchaînement des pensées quavait éveillé en lui cette lecture. Cétait un ouvrage de Tyndall sur la chaleur. Il se souvint davoir critiqué Tyndall, auquel il reprochait dêtre trop satisfait de la réussite de ses expériences et de manquer de sens philosophique1.

Nous avons présenté la naturalisation des phénomènes mentaux à lœuvre dans la philosophie psychophysiologique, ainsi que le rejet de la métaphysique qui lui est corrélatif. Or, ces deux thèses se déploient à partir dune certaine vision du monde qui fait figure de toile de fond pour la plupart des auteurs de notre étude. En effet, elles sappuient en dernière instance sur une conception déterministe de lunivers, qui est assimilé à un vaste mécanisme clos sur lui-même. Lunivers, ou la nature, sont deux termes utilisés de manière équivalente et définis comme lensemble des phénomènes qui agissent et réagissent les uns sur les autres suivant des lois observables, identifiables, et généralisables. Il y a donc un ordre de lunivers auquel tous les phénomènes sont soumis, et dont ils ne peuvent déroger quen apparence, mais pas en réalité. Or, cette identification de lunivers à un mécanisme clos sur lui-même exclut de facto toute intervention déléments dits surnaturels, cest-à-dire des agents transcendants, non observables, et dont lintervention briserait la régularité naturelle observée. Plus précisément, il sagit de nier toute possibilité de lintervention dans la nature dun élément supposé, et défini comme externe à celle-ci, car cela reviendrait à outrepasser les limites de lexpérimentable, à proposer une explication péremptoire. Les naturalistes entendent réexaminer puis nier les preuves ou expériences convoquées dans le cadre dune explication surnaturelle dun événement naturel. Cette conception dun univers clos et imperméable à toute intervention extérieure est 182étroitement liée à la loi de conservation de lénergie, qui fait figure de découverte scientifique majeure de cette période.

De plus, cette conception mécaniste de lunivers ou de la nature sétend aussi aux corps vivants, quils soient animaux ou humains. De ce fait, les comparaisons ou assimilations du corps à des machines très sophistiquées, dans la lignée du traité De lHomme de Descartes, sont foison dans la philosophie psychophysiologique. La mécanisation des corps sappuie alors sur une fascination des hommes du xixe pour le mouvement réflexe, pour son fonctionnement et pour ses possibles conséquences philosophiques. En effet, létude de ces mouvements est au centre de la physiologie du xixe siècle. Les débats sur les mouvements réflexes ont une influence non négligeable sur les discussions concernant les rapports entre lesprit et le corps. Lextension par Laycock et Carpenter des mouvements réflexes au fonctionnement cérébral a permis de penser des flux de conscience intégralement déterminés par le cerveau, aussi bien dans leur existence que dans leur contenu. De plus, lépiphénoménisme de Huxley se comprend en dernière instance comme une extension du modèle explicatif de laction réflexe à lensemble des actions des humains et des animaux. Mais cette mécanisation des corps ne sopère pas de la même manière pour tous les auteurs de notre étude, et nexclut pas systématiquement une possible intervention ou un possible rôle causal de la volonté.

Lobjet de cette partie est donc de présenter et danalyser en profondeur la thèse concernant les rapports entre le corps et lesprit la plus répandue parmi les scientifiques appartenant au courant de la philosophie psychophysiologique, cest-à-dire la thèse épiphénoméniste. Nous proposerons donc un commentaire suivi du texte de Huxley de 1874, tout en replaçant lépiphénoménisme dans lévolution de sa pensée. De plus, nous montrerons les différences quil existe entre les défenseurs de lépiphénoménisme (Huxley, Tyndall, et Clifford notamment) malgré ladhésion commune à la thèse dun automatisme humain. Enfin, nous présenterons les débats dinterprétation auxquels lépiphénoménisme a donné lieu. Cette thèse épiphénoméniste découle logiquement dune conception déterministe de lunivers, dune négation de la spécificité de la vie, et dune réinsertion de lêtre humain au sein de cet univers-système ; trois points que nous nous devons de ce fait danalyser de prime abord avant den venir à lépiphénoménisme lui-même.

1 Tolstoï, Léon, Anna Karénine, Paris : Librairie Générale Française, 2020, p. 131-132.